Petit florilège du cauchemar et du déni.

Quelques perles récentes qui seraient burlesques si elles n’étaient pas tragiques.

Concernant la Russie tout d’abord :

Après la victoire de Vladimir Poutine aux « élections » du mois de mars, le patriarche Kirill a convoqué le 27 mars, un congrès extraordinaire du Concile mondial du peuple russe pour édicter à l’intention du pouvoir des « recommandations » sur « le présent et le futur du monde russe ».

On peut y lire cette introduction qui fleure bon le Moyen Âge :

« L’opération militaire spéciale est une nouvelle étape dans la lutte de libération nationale du peuple russe, menée depuis 2014 sur les terres du sud-ouest de la Russie contre le régime criminel de Kiev et l’Occident collectif derrière lui. Le peuple russe, les armes à la main, défend sa vie, sa liberté, son système étatique, son identité civilisationnelle, religieuse, nationale et culturelle, de même que le droit de vivre sur sa propre terre dans les frontières de l’Etat unique de la Russie. Du point de vue spirituel et moral, c’est une guerre sainte où la Russie et son peuple, en défendant l’unité de l’espace spirituel de la sainte Russie, remplissent une mission de frein, retenant le monde de la poussée du globalisme et le protégeant de la victoire de l’Occident, tombé dans le satanisme. »

Occidentaux, voici donc votre maître ! Curieusement, je lui trouve plutôt un petit air de Poutine. Et derrière lui, à l’affut, ne serait-ce pas Kirill lui-même ?

Et que dire de la fourberie des suppôts de Satan qui ne craignent pas de s’attaquer à son propre clergé !

Un prêtre ayant prononcé une oraison funèbre pour l’opposant Alexeï Navalny le mois dernier ne pourra plus conduire d’office religieux pendant trois ans, aux termes d’un décret signé par le primat de l’Église orthodoxe russe, publié récemment sur le site du Patriarcat de Moscou.

Outre cette interdiction, le prêtre, Dmitri Safronov, ne peut plus « porter la soutane et la croix », peut-on lire dans ce décret signé par le patriarche Kirill le 15 avril.

Mais le virus tragico-burlesque ne contamine pas que le clergé. L’armée aussi en subit les assauts :

On peut deviner la surprise d’Oleg Orlov lorsque l’administration pénitentiaire lui a mis entre les mains le marché suivant, mi-mars, quelques jours après sa condamnation pour « discréditation de l’armée » : plutôt que de purger sa peine de deux ans et demi de prison, s’engager dans l’armée pour combattre sur le front ukrainien.

Ni l’âge (70 ans) du défenseur des droits humains et cofondateur de la célèbre ONG Memorial, dissoute en décembre 2021, ni son statut de farouche opposant à la guerre n’ont découragé les recruteurs. La presse officielle russe, en évoquant l’anecdote, a confirmé que la procédure était parfaitement régulière, et que le contrat était proposé à chaque détenu.

Hélas, Oleg Orlov risque fort de devenir le prochain Navalny :

L’organisation russe de défense des droits humains Memorial s’inquiète de la détérioration de l’état de santé du dissident Oleg Orlov. M. Orlov, âgé de 70 ans, est en train de « perdre l’audition », rapporte l’ONG, colauréate du prix Nobel de la Paix 2022 et dissoute par la justice russe, pour laquelle travaillait le dissident.

Bien qu’il ait demandé à l’administration carcérale une aide médicale, M. Orlov « ne peut toujours pas voir un médecin de la prison à force de devoir quitter sa cellule avant le déjeuner et de n’y rentrer que tard la nuit » en raison des procédures judiciaires en cours pour l’appel de sa condamnation. Selon Memorial, le dissident est tombé malade à cause de ces déplacements au tribunal, mais la justice « exige » qu’il continue à s’y rendre de sa prison. « Ce traitement inhumain infligé à Orlov, âgé de 70 ans, a entraîné une détérioration de son état de santé. Sa santé est menacée de séquelles irréversibles », a averti l’ONG.

Selon cette organisation, M. Orlov est aussi privé de son droit à la défense, ne pouvant avoir de conversations confidentielles avec son avocat ou échanger avec lui des documents qui ne seront pas lus par les employés du tribunal.

Figure de proue de la défense des droits humains, M. Orlov a été condamné fin février à deux ans et demi de prison pour avoir dénoncé publiquement l’offensive en Ukraine. Contrairement à de nombreux autres détracteurs du Kremlin, M. Orlov avait décidé de rester en Russie pour « continuer le combat ».

D’autres ont déjà payé de leur vie leur courageux engagement :

https://www.lemonde.fr/international/article/2024/04/10/la-mort-en-prison-du-russe-alexandre-demidenko-qui-aidait-les-ukrainiens-a-rentrer-chez-eux_6226988_3210.html

Pour celles et ceux qui voudraient aller plus loin :

https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/04/21/comment-soutenir-l-opposition-ordinaire-en-russie_6229020_3232.html

*

Je ne veux pas m’appesantir sur le conflit israélo- palestinien. Les actuelles récupérations idéologiques à des fins d’intérêts politiques ambigus me paraissent envenimer dangereusement la situation.  J’ai déjà souligné dans des posts précédents combien il était essentiel d’en reconnaître lucidement les composantes essentielles si on l’on veut sortir d’un stérile déni : déni de l’évidente réalité coloniale d’un côté ; déni de l’impossibilité d’une solution par la remise en cause de l’existence d’Israël et par un terrorisme aveugle de l’autre (1).

Avec entre autres Martin Buber, Judah Leon Magnes, Zeev Sternhell, Dominique Eddé ou même Moshé Dayan, la solution pour sortir de l’impasse réside essentiellement dans une large prise de conscience populaire en Israël.

Or le fait est que nous sommes encore bien loin d’une telle prise de conscience qui serait seule à même de rétablir un dialogue capable de dépasser la violence.

En témoigne ces remarques saisissantes tirées d’un récent article du Courrier International :

Dans un sondage réalisé en janvier, une majorité écrasante (88 %) de Juifs israéliens estimait que le nombre stupéfiant de victimes palestiniennes (le bilan avait déjà dépassé les 25 000 morts, il est désormais à plus de 33 000 morts) était justifié.

Une grande majorité de l’opinion publique juive pense également que l’armée israélienne fait un usage de la force approprié, voire insuffisant, à Gaza. L’idée que le Hamas a imposé cette “guerre de non-choix” à Israël et à la population de Gaza et que la survie même de l’État hébreu passe nécessairement par la destruction du Hamas est si bien ancrée que le spectre d’une famine imminente dans la bande de Gaza n’a même pas suffi à soulever la moindre opposition à la campagne militaire.

De plus, près de deux tiers des Juifs (63 %) interrogés en février par l’Institut israélien de la démocratie déclaraient être opposés à la proposition qui pousserait Israël à accepter le principe de la création d’un État palestinien indépendant et démilitarisé.

(…)

Il n’y avait pas besoin de sondage pour savoir que le soutien des Juifs israéliens à une solution à deux États, et a fortiori aux droits fondamentaux des Palestiniens, à la liberté et à l’autodétermination, n’a cessé de s’éroder ces dernières années, et qu’il n’a probablement jamais été plus faible qu’aujourd’hui.

Déni proprement cauchemardesque par lequel Israël s’abreuve « à la coupe de la duperie ».

(Martin Buber, Esprit d’Israël et monde d’aujourd’hui, conférence de 1947, dans Judaïsme, Verdier 1983, p. 148-149).

Notre souhait national de reprendre la vie du peuple d’Israël dans son territoire ancestral n’est toutefois pas dirigé contre un autre peuple. Au moment où nous réintégrons l’histoire mondiale, et où nous redevenons les porte-drapeaux de notre propre destin, le peuple juif, qui fut lui-même une minorité persécutée dans tous les pays du monde pendant deux mille ans, rejette avec horreur les méthodes de domination nationaliste dont il a lui-même si longtemps pâti. Nous n’aspirons pas à regagner la terre d’Israël avec laquelle nous avons d’indissolubles liens, historiques et spirituels à la fois, avec l’intention d’éliminer ou dominer un autre peuple (Martin Buber au XIIe Congrès sioniste, Karlsbad 1921).

*

(1) Ajout du 02/05 :

À l’intention de ceux qui en Occident croient servir la Palestine en identifiant sa cause à la « stratégie » du Hamas :

“Les gens [à Gaza] traitent Sinwar [chef du Hamas à Gaza] de tous les noms, mais ça, les articles de presse ne le disent pas.”

Nous l’avons eu plusieurs fois au téléphone, et ce jour-là, [Basel (jeune palestinien dont le nom a été changé)] raconte cette anecdote : “Il y a quelques jours, un vieil homme, au beau milieu du marché, a maudit tout haut Ahmed Yassine de nous avoir donné le Hamas.” Le fondateur de l’organisation faisait partie des dirigeants du Hamas assassinés par Israël en 2004. “J’ai salué le courage de ce vieil homme en lui envoyant un baiser. Je ne suis pas pour qu’on injurie les morts, mais ça fait du bien quand les gens se rebellent.”

Je ne connaissais pas Basel avant le début de ces échanges téléphoniques. C’est lui qui a pris contact, soucieux de pouvoir dire sa colère devant “la confiscation de notre histoire par le Hamas”. Il est furieux que les Palestiniens hors de Gaza, et leurs soutiens, attendent des Gazaouis qu’ils se taisent et ne critiquent pas le Hamas sous prétexte que la critique ferait le lit de l’adversaire. Pour lui, douter des décisions et des actions du groupe armé, et le faire publiquement, n’est pas un acte de trahison.

“J’ai le droit de leur faire savoir ce que je pense et ce que je ressens, quand bien même je serais minoritaire – et je sais que je ne suis pas minoritaire, je sais que je parle au nom de beaucoup de gens”, me dit Basel. “J’ai le droit de m’exprimer, ne serait-ce que parce que comme des millions de personnes, le Hamas joue avec ma vie au nom de slogans absurdes sans aucun fondement réel, des slogans qui ont rabaissé la cause palestinienne et transformé une lutte digne et noble en un combat quotidien pour un morceau de pain et quelques boîtes de conserve.”

https://www.courrierinternational.com/article/temoignages-a-gaza-les-gens-traitent-le-chef-du-hamas-yahya-sinwar-de-tous-les-noms

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