Après les grandes manifestations d’unité, indispensables mais présentant les limites classiques de toute réaction essentiellement émotive et affective, il convient de remettre l’ouvrage sur le métier, afin d’essayer de mieux décrypter les événements vécus et d’en tirer quelques enseignements pour le long terme.
Le principal est sans doute la démonstration de l’attachement massif du peuple de France à la liberté d’expression, et il est réjouissant de voir que l’accord sur ce point paraît rassembler, au-delà des légitimes différences idéologiques et confessionnelles. C’est bien cela qui, semble-t-il, constitue l’aspect le plus important de ce qu’on a pu nommer, et qui restera peut-être, « l’esprit du 11 janvier ».
Il n’est pas de mon propos d’ajouter à tout ce qui s’est dit et se dit encore quotidiennement avec plus ou moins de bonheur.
Je voudrais simplement souligner trois points, dont les deux derniers me semblent un peu trop négligés.
Tout d’abord, je suis, pour l’essentiel, en plein accord avec ce qui a été dit de la liberté d’expression et que résume par exemple l’excellente « chronique judiciaire » de Pascale Robert-Diard.
http://prdchroniques.blog.lemonde.fr/2015/01/17/satire-et-droit-a-lhumour-un-si-long-combat-judiciaire/
Et c’est bien la raison pour laquelle « je suis Charlie » et je resterai Charlie.
Y compris lorsqu’il est dit :
« on doit tolérer l’inconvenance grossière et provocatrice, l’irrévérence sarcastique sur le bon goût desquelles l’appréciation de chacun reste libre, qui ne peuvent être perçues sans tenir compte de leur vocation ouvertement satirique et humoristique, qui permet des exagérations, des déformations et des présentations ironiques ».
C’est en effet l’un des fondements de la liberté d’expression.
Stultitia, qui en sait quelque chose, va même jusqu’à dire que l’une des caractéristiques les plus essentielles de la démocratie est la liberté qu’on a d’y exprimer éventuellement des conneries.
On connaît l’anecdote attribuée au général de Gaulle : si on devait sanctionner toutes les conneries éparses dans la presse ou ailleurs, ce serait en effet un « vaste programme », et l’ambition comme les moyens dépasseraient ceux d’une démocratie. Seul un gouvernement de type dictatorial, dépositaire d’une pensée unique infaillible doublée d’un système policier hyper perfectionné, pourrait être en mesure de distinguer avec assurance ce qui est une connerie de ce qui ne l’est pas et de le réprimer.
Le droit à l’expression, jusqu’à la connerie éventuelle donc, est ainsi une composante essentielle de la liberté et de la démocratie. Gare aux régimes qui ne tolèrent pas la connerie ! On peut être sûr d’y voir pointer l’ombre du totalitarisme. La caricature est ainsi l’un des signes de la santé d’une démocratie.
« C’est surtout à la Cour européenne des droits de l’homme que l’on doit la consécration du principe de la liberté d’expression. Dans un arrêt fondateur de 1976, elle souligne que « la liberté d’expression vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec ferveur ou considérées comme inoffensives, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’Etat ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance ou l’esprit d’ouverture, sans lesquels il n’y a pas de société démocratique ». C’est à cette aune que la 17e chambre juge chaque jour les plaintes qui lui sont soumises ». (art. cité)
Pour ma part, cette considération préalable ne peut être sujette à négociation.
Mais c’est bien maintenant que commencent les problèmes.
En effet nul régime, fut-il le plus démocratique qui soit, ne peut accepter certains excès, comme ne peut pas manquer de nous le confirmer l’article cité :
« Pour les personnalités publiques, qui doivent admettre que la caricature est la contrepartie de la notoriété, les limites à ne pas franchir sont la diffamation, l’injure, l’outrage, le dénigrement ou l’atteinte à la vie privée. Les journaux satiriques disposent, à ce titre, d’une « présomption humoristique », qui les protège davantage que les publications dites sérieuses.
L’humour ne saurait non plus servir à masquer ce que le droit appelle des « buts illégitimes », tels que la provocation à la haine raciale, l’injure faite à un groupe en raison de son appartenance religieuse, l’atteinte à la dignité humaine ou l’animosité personnelle ».
Ces remarques de Pascale Robert-Diard se fondent sur les articles 24, 29 et 32 du chapitre IV de la Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse (Version consolidée au 09 janvier 2015) :
Article 24
Seront punis de cinq ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende ceux qui, par l’un des moyens énoncés à l’article précédent, auront directement provoqué, dans le cas où cette provocation n’aurait pas été suivie d’effet, à commettre l’une des infractions suivantes :
(…)
Ceux qui, par l’un des moyens énoncés à l’article 23, auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, seront punis d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende ou de l’une de ces deux peines seulement.
Seront punis des peines prévues à l’alinéa précédent ceux qui, par ces mêmes moyens, auront provoqué à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation ou identité sexuelle ou de leur handicap ou auront provoqué, à l’égard des mêmes personnes, aux discriminations prévues par les articles 225-2 et 432-7 du code pénal.
(…)
Article 32
La diffamation commise envers les particuliers par l’un des moyens énoncés en l’article 23 sera punie d’une amende de 12 000 euros.
La diffamation commise par les mêmes moyens envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée sera punie d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende ou de l’une de ces deux peines seulement.
Sera punie des peines prévues à l’alinéa précédent la diffamation commise par les mêmes moyens envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation ou identité sexuelle ou de leur handicap.
http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do;jsessionid=01309840075A922A61404F4871BAD1FF.tpdjo04v_1?cidTexte=LEGITEXT000006070722&dateTexte=20150109
Le délicat travail du juge sera alors de qualifier ce qui peut ou non relever de la discrimination, de l’injure, de la diffamation ou autres « buts illégitimes ».
Et c’est bien là que les difficultés se précisent, et que prend place le deuxième aspect auquel je voudrais m’attacher.
Comme toute activité humaine, le travail du juriste se produit « en situation », c’est-à-dire qu’il est sujet à un certain nombre de conditionnements culturels, idéologiques, émotionnels qu’il convient d’essayer de porter à la conscience afin d’éviter au mieux des défauts de jugement.
Alors voilà :
Je me suis livré à un rapide petit jeu à l’aide du moteur de recherche le plus utilisé sur internet. Ce n’est certes pas une étude scientifique. Les résultats demanderaient à être étayés et confirmés au moyen de protocoles méthodiques plus rigoureux (je préciserai un peu plus loin quelques-unes des limites d’une telle approche).
Mais en l’état, ils sont tout de même frappants.
Ils révèlent que les français sont très loin d’être égaux devant la caricature, et que celle-ci constitue un instrument non négligeable de discrimination. Rappelons que la discrimination devrait tomber sous le coup de l’article 24 de la Loi du 29 juillet 1881 précédemment citée.
[ajout du 21/01: « discrimination: sens courant: le fait de séparer un groupe social des autres en le traitant plus mal ». Le Robert]
Encore une fois (cf. mon premier point) cela ne veut pour moi absolument pas dire qu’il faille interdire la caricature en quoi que ce soit. Je crois d’ailleurs que Stultitia a déjà largement fait la preuve de sa proximité avec les caricaturistes !
L’école constitue aussi un instrument important de discrimination. Il n’est en aucun cas question de la supprimer, mais avant tout de prendre conscience de ses limites, ce qui permet d’envisager d’éventuelles mesures pour y remédier.
Commençons donc notre petit exercice. J’avoue que les résultats m’ont surpris moi-même.
Je tape : « caricatures des athées » (phrase entre guillemets, bien sûr. Par souci d’unification des critères de recherche j’utiliserai toujours le mot « caricatures » au pluriel), et je clique sur « images » dans le bandeau.
Le moteur de recherche me donne à ce jour [car cela peut en effet dépendre des moments]…. six images ! (dont aucune ne correspond d’ailleurs à ce qui est demandé).
[Mise à jour du 15/02. Avertissement: il apparaît en effet que le nombre des images peut être très variable selon les dates de consultation du moteur de recherche. Mais cela ne remet pas en cause généralement le nombre des images pertinentes].
https://www.google.fr/search?q=%22caricatures+des+ath%C3%A9es%22&hl=fr&biw=1280&bih=864&source=lnms&tbm=isch&sa=X&ei=5Mq8VJqMMI3-aJHcgrgL&ved=0CAYQ_AUoAQ
Comment ? L’athéisme et ses penseurs ne feraient donc l’objet d’aucune caricature (recensée du moins par le moteur de recherche le plus utilisé en France ?).
Confirmation avec la recherche, à titre d’exemple, d’un de ses champions les plus médiatiques :
(« caricatures de Michel Onfray »)
https://www.google.fr/search?q=caricatures+de+michel+onfray&hl=fr&biw=1280&bih=864&source=lnms&tbm=isch&sa=X&ei=YMy8VK75EsfsUrCNgOgM&ved=0CAYQ_AUoAQ
La page est apparemment plus fournie (surtout en photos), mais seule une dizaine d’images relèvent de la caricature, la plupart plutôt bienveillantes voire flatteuses. Trois ou quatre manifestant une – très timide – irrévérence ne dépassant cependant pas le très BCBG.
« Comment ? » me dit Stultitia. « Un personnage qui passe son temps à caricaturer les religions (voir mes posts de décembre 2013 et suivants), qui a encore sévi dans la presse et à la télévision (cf. « On n’est pas couché » du 17/01) en opérant une lecture parfaitement fondamentaliste du Coran, lecture qui sélectionne et juxtapose des citations à la manière des islamistes radicaux, sans aucun souci d’herméneutique (cf. post de novembre 2014) et sans que soit jamais mentionné le moindre exégète ou le moindre penseur de l’Islam, comme si Al Kindî, Al Fârâbî, Avicenne ou autres Averroès étaient quantités négligeables, tout comme les interprètes modernes que sont M. Chebel, R. Benzine, Y. Seddik et tant d’autres ?
Il serait tout de même temps de sortir de ces rabâchages ethnocentristes qui fleurent bon l’ignorance du bon vieux colonialisme de grand papa. Caricaturer Onfray en imam intégriste rabâchant des sourates sans les comprendre, ou en impérialiste suffisant, coiffé d’un casque et donnant des leçon d’islam aux musulmans du haut de ses vieilles croyances et mythologies nietzschéennes serait tout de même la moindre des choses ! Dommage que je ne sois pas dessinatrice… Et je ne me priverais pas d’assaisonner par la même occasion quelques autres vaches sacrées de l’intelligentsia, maoïstes ou pol potiens à peine repentis, et qui ne font pourtant l’objet d’aucune caricature. N’oublions pas que l’athéisme a tout de même été, de toutes les croyances, celle qui a causé le plus de crimes au siècle passé ».
Dont acte.
(à ce propos, entre autres mises au point qui feront peut-être l’objet de nouveaux posts, Stultitia, irréductiblement féministe, me signale encore que « le » traducteur du Coran dans la Pléiade, dont parle M. Onfray est « une » traductrice. J’admets que l’érudition « colossale » (cf. L. Ruquier) de Mr. Onfray passe sur ces détails, mais j’en profite pour rendre un hommage reconnaissant à Denise Masson, la « Dame de Marrakech » qui a tellement œuvré pour que les français ne propagent plus n’importe quelle imbécillité sur l’islam).
Mais continuons notre petite enquête.
Si donc l’athéisme et les athées sont loin de nourrir les caricatures, il n’en va pas de même des croyances et des croyants de toute confession, tout spécialement de l’islam et des musulmans, ainsi que du christianisme et des chrétiens.
Sur le sujet, notre moteur de recherche, intarissable, nous procure des pages et des images innombrables et qui ne reflètent certes pas la bienséance très BCBG avec laquelle sont traitées les trois ou quatre caricatures d’athées mentionnées plus haut.
https://www.google.fr/search?q=%22caricatures+de+l%27islam%22&hl=fr&biw=1280&bih=864&source=lnms&tbm=isch&sa=X&ei=B968VI3RJsn2UN2ngNAM&ved=0CAYQ_AUoAQ
https://www.google.fr/search?q=caricatures+musulmans&hl=fr&biw=1280&bih=864&source=lnms&tbm=isch&sa=X&ei=zRi-VJ2cHoGzU4C2g8gE&ved=0CAYQ_AUoAQ
https://www.google.fr/search?q=caricatures+de+mahomet&hl=fr&biw=1280&bih=864&source=lnms&tbm=isch&sa=X&ei=Bd-8VNSaGcizUZHjg4AJ&ved=0CAYQ_AUoAQ
etc. etc. etc.
https://www.google.fr/search?q=%22caricatures+du+christianisme%22&hl=fr&biw=1280&bih=864&source=lnms&tbm=isch&sa=X&ei=–C8VOOGN4KvUZzqgagG&ved=0CAYQ_AUoAQ
https://www.google.fr/search?q=caricatures+chr%C3%A9tiens&hl=fr&biw=1280&bih=864&source=lnms&tbm=isch&sa=X&ei=Uom-VKXzFc2WarLigoAO&ved=0CAYQ_AUoAQ
https://www.google.fr/search?q=caricatures+du+pape&hl=fr&biw=1280&bih=864&source=lnms&tbm=isch&sa=X&ei=iuG8VIOHJ8eBU6acgcAF&ved=0CAYQ_AUoAQ
etc. etc. etc.
Fort de ces résultats, j’ai donc poursuivi mon enquête : y-a-t-il en France d’autres entités que l’athéisme qui échappent à un tel processus de « désacralisation » ?
On peut en signaler au moins deux autres :
La phrase « caricatures des homosexuels » ne fournit que six images, aucune ne concernant d’ailleurs vraiment le sujet.
https://www.google.fr/search?q=%22caricatures+des+homosexuels%22&hl=fr&biw=1280&bih=864&source=lnms&tbm=isch&sa=X&ei=-eO8VPLkKouqUa_qgLgM&ved=0CAYQ_AUoAQ
(sans article et sans guillemets, les termes de la recherche renvoient uniquement à des caricatures des homophobes).
Il apparaît donc que la bien-pensance française semble avoir établi un tabou en ce qui concerne le sujet, à la différence bien sûr de la caricature des homophobes, laquelle fournit une multitude de références.
https://www.google.fr/search?q=caricatures+des+homophobes&hl=fr&biw=1280&bih=864&source=lnms&tbm=isch&sa=X&ei=suS8VLEdxsto0LyCgAs&ved=0CAYQ_AUoAQ
Stultitia me rappelle à point nommé les remarques d’un humoriste, qui disait s’être moqué du mariage toute sa vie (sur ce point, Stultitia est plutôt disciple de Brassens…) et qui désormais faisait l’objet de menaces lorsqu’il se moquait du mariage homosexuel.
Pour finir, signalons encore le tabou de la caricature du féminisme :
La phrase « caricatures du féminisme » ne donne …. qu’une image ! D’ailleurs hors de propos :
https://www.google.fr/search?q=%22caricatures+du+f%C3%A9minisme%22&hl=fr&biw=1280&bih=864&source=lnms&tbm=isch&sa=X&ei=k-a8VOyvJsevU4r5gKgG&ved=0CAYQ_AUoAQ
Celle « caricatures des féministes » n’en fournit que six, dont une seule se rapporte, d’assez loin, au sujet :
https://www.google.fr/search?q=%22caricatures+des+f%C3%A9ministes%22&hl=fr&biw=1280&bih=864&source=lnms&tbm=isch&sa=X&ei=Vea8VOL-IIPtUvqWgPAL&ved=0CAYQ_AUoAQ
Tout comme l’athéisme et l’homosexualité, le féminisme ne paraît donc pas susciter la caricature.
« C’est qu’il n’y a pas matière », me rappelle Stultitia, mi-figue mi-raisin. « Nous autres, féministes, ne disons jamais de bêtises ».
Dont acte (bis).
Cette rapide « enquête », encore une fois sans aucune prétention scientifique (le moteur de recherche utilisé recense les pages les plus consultées, et non, bien sûr, la production exhaustive en ce qui concerne les caricatures) me semble toutefois significative.
Elle fait apparaître une forte inégalité en ce qui concerne, si ce n’est donc forcément la production des caricatures, du moins leur « fréquentation » (il faudrait encore préciser qui les regarde : il peut en effet y avoir les « pour » et les « contre », etc.). La méthode serait donc bien sûr à peaufiner.
Il me semble cependant vraisemblable d’avancer qu’elle reflète une certaine évolution des mentalités, et ce qu’on pourrait nommer, avec Chantal Delsol (lors de l’émission « Ce soir ou jamais » du 16/01), un « déplacement du sacré » ou du moins des tabous.
Face à l’éclipse d’un certain « sacré », il y a incontestablement en France un « nouveau sacré » qui paraît quasi intouchable, et qui implique donc une discrimination factuelle dans la pratique de la caricature.
Comme pour bien des choses en France, la caricature y est à deux vitesses, à géométrie variable, comme le remarque Nabil Ennasri (Arte, « 28 Minutes » du 19/01).
On semble se permettre d’y caricaturer de façon massive certaines croyances, parmi lesquelles, en premier lieu l’islam et le catholicisme, alors que certains courants de pensée paraissent devoir échapper à toute caricature. Raison pour laquelle je les ai qualifiés de « bien-pensance ».
Il y a là un phénomène étrange qui demanderait à être approfondi et réfléchi.
Mais s’il ne l’est pas encore, c’est peut-être justement à cause de ce qui le provoque : le fait qu’il soit devenu une sorte de nouvel habitus intellectuel, journalistique, médiatique etc. d’une société « branchée » qui n’est déjà plus en mesure de le concevoir tant elle se l’est intégré.
Il est donc un peu superficiel et rapide de soutenir, comme le fait par exemple Henri Leclerc dans l’émission citée plus haut, une égalité de tout et de tous devant la caricature. Ce serait certes l’idéal. Mais, factuellement, tout semble montrer que ce n’est pas le cas.
Comme toujours, il y a les riches, les instruits, les branchés et les « bobos », qui échappent à la caricature, et les pauvres et tous ceux qui, à tort ou à raison, sont considérés comme des demeurés ou des « has been » qui la subissent de plein fouet.
Et si, comme je l’ai dit plus haut, il est illusoire de penser que l’ordre du droit est exempt des conventions et conditionnements d’un milieu et d’une époque, peut-on raisonnablement prétendre qu’il échappe entièrement à un tel habitus ?
Autre petit jeu :
Si je dis : « La pratique la plus con, c’est quand même l’homosexualité. Quand on lit Têtu, on est effondré, effondré », suis-je bien assuré de bénéficier d’un non-lieu si je me vois (à juste raison à mon sens) poursuivi en justice ?
Et peut-on vraiment garantir que l’argument – théoriquement justifié en droit – invoqué par le procureur Béatrice Angeli : « Considérer que, par une dérive sémantique, parler de [l’homosexualité], c’est parler de la communauté [homosexuelle] est un pas que nous ne pouvons pas franchir. », serait utilisé dans ce cas ?
Alors même que c’est cet argument qui a motivé le non-lieu disculpant celui qui a soutenu que :
« La religion la plus con, c’est quand même l’islam. Quand on lit le Coran, on est effondré, effondré » ?
Il me semble permis d’en douter. Tant il est vrai que, pour le commun des mortels, dont j’avoue faire partie, la distance entre une « pratique con » et une « pratique de cons » comme entre une « religion con » et une « religion de cons » n’est pas franchement perceptible à l’œil nu.
Il faut être con, non, pour adhérer à une connerie ?
De même, il me semble permis de douter que, si je maintiens mon affirmation concernant l’homosexualité, je puisse avoir l’honneur de bénéficier, lors du procès, du soutien d’éminents membres de l’intelligentsia, ceux-là mêmes qui se font forts de débusquer quand bon leur semble les « dérives sémantiques » susdites. Accepteraient-ils de se mouiller publiquement pour défendre un tel trublion ?
http://abonnes.lemonde.fr/societe/article/2010/09/09/au-proces-de-michel-houellebecq-pour-injure-a-l-islam-les-ecrivains-defendent-le-droit-a-l-humour_1409172_3224.html
Et si je fais paraître une caricature ordurière du genre :
http://www.bfmtv.com/societe/charlie-hebdo-une-caricature-leglise-une-375290.html
en opérant quelques « adaptations » et en remplaçant le nom du malheureux évêque par celui d’une féministe bien en cour dans les médias ou d’un homosexuel bien intégré dans le monde de la presse, échapperais-je à la poursuite et à la condamnation – justifiée – qui devraient s’ensuivre ?
(Une telle caricature aurait dû en effet tomber sous le coup de la loi puisqu’il n’y a là aucune « dérive sémantique » à invoquer, et qu’il s’agit d’une attaque contre une personne concrète, nommée, et non contre une religion « dans l’abstrait », auquel cas, en effet, la non validité du délit de blasphème – dont on sait qu’il n’a pas cours en France- pourrait être alléguée).
Mais cette caricature n’a fait l’objet d’aucune poursuite et d’aucune condamnation, qui auraient pourtant été aussi légitimes que légales. Sans doute l’intéressé a-t-il préféré renoncer à ses droits plutôt que d’accroître les sarcasmes que n’auraient pas manqué de déchaîner le « terrorisme soft » de la nouvelle bien-pensance.
Il faut donc bien le reconnaître, en ce qui concerne la pratique de la caricature, il y a à l’évidence « deux poids, deux mesures ».
En disant cela, je ne cherche aucunement, encore une fois, à en nier le caractère indispensable en démocratie.
Je voudrais simplement faire percevoir que ce manque d’équité peut être légitimement perçu par certains comme une discrimination. Et que la lutte contre la discrimination est elle-même inscrite dans la loi sur la liberté d’expression.
« Il serait peut-être donc bienvenu de faire enfin des caricatures sur la discrimination dans la caricature », me dit Stultitia.…
Comme il serait temps de comprendre qu’une telle discrimination, tellement inscrite dans l’habitus dominant qu’elle semble passer inaperçue aux yeux de ceux qui la pratiquent (comme c’est d’ailleurs le cas de la plupart des discriminations ; cf. dans un de mes posts précédents le cas évoqué par Youssef Seddik de manuels d’Histoire bien-pensants qui se permettent de parler des Croisades sans mentionner une seule fois le nom de Saladin…) constitue une grave humiliation aux yeux de ceux qui la perçoivent quotidiennement.
Et partant, un grave sujet de tensions et de dangereuses dérives possibles au cœur même de la nation française.
http://www.lemonde.fr/societe/article/2015/01/17/a-la-grande-mosquee-de-paris-les-futurs-imams-vident-leur-sac_4558443_3224.html
Face à cette situation, on ne peut qu’exprimer de la réserve face à l’argument – certes en partie légitime – qui consiste à dire qu’un athée (et donc aussi un caricaturiste athée) n’est pas tenu de respecter la sensibilité ni les codes de ce qui ne fait pas partie de son univers de pensée. Cela vaudrait aussi pour chaque croyant par rapport aux croyances qui ne sont pas la sienne.
Soit.
Il me semble cependant difficile de concevoir ce qu’on appelle laïcité sans faire place à ce qu’Orwell nommait la « common decency », qui est peut-être tout simplement la reconnaissance d’un commun dénominateur éthique qui seul rend possible la vie en société.
Un tel « respect de l’autre », qui pourrait en être l’une des traductions, n’est certes pas en opposition avec l’indispensable liberté d’expression. C’est même lui qui est à l’origine des paragraphes de la loi de 1881 que j’ai mentionnés plus haut.
Le thème rencontre aussi sur bien des points la question de l’autocensure.
Bien sûr, en tant qu’athée, rien ne m’empêche de rentrer dans une synagogue sans me couvrir la tête, de garder mes chaussures dans une mosquée, ou de visiter une église ou un temple bouddhiste torse nu, avec mon chien et mes accessoires de plage.
Mais cela porte un nom, qui est au moins la goujaterie, sans doute aussi l’incivilité, peut-être tout simplement l’imbécillité.
Or, il est tout de même permis de penser qu’on peut être athée sans être forcément goujat, incivil ou imbécile. C’est du moins ce que j’ai toujours essayé de faire comprendre à mes élèves.
L’autocensure, lorsqu’elle n’est pas simple flagornerie conventionnelle ou lâche « respect » non critique de la pensée dominante, comme dans les cas mentionnés plus haut (qui montrent qu’il y a actuellement plus d’autocensure en ce qui concerne les propos sur l’homosexualité ou le féminisme qu’en ce qui concerne les propos sur les religions) constitue l’une des conditions d’existence de toute société.
De façon plus concrète, je constate que bien des dessinateurs (étrangers en particulier) dénoncent les terroristes islamistes, et critiquent de façon très pertinente de nombreuses pratiques de l’islam, du christianisme ou du judaïsme sans représenter le visage du Prophète ou ses fesses (cela ajoute-il vraiment quelque chose ?) ou sans céder à la démagogie de la facilité ordurière.
N’y a-t-il pas là l’expression de cette « common decency » qui n’a rien à voir avec un renoncement à la critique, mais tout bêtement avec le respect d’autrui, ou encore « la plus simple des politesses » ?
(J’espère pouvoir revenir sur le sujet à propos d’un film qui m’a interrogé [L’Iranien, de Mehran Tamadon] et qui aurait gagné, me semble-t-il, à défendre de façon plus engagée, contre les mollahs mis en scène, l’espace de « common decency » qui seul peut insérer l’altérité au cœur d’un système politique, contre la tentation de la totalité et la réduction à la pensée dominante. Encore faudrait-il ne pas assimiler le « laïque » au « laïcard », distinction que Mehran Tamadon aurait dû préciser, et qui lui aurait permis de réagir de façon moins timide à l’assimilation systématique opérée par ses interlocuteurs entre la laïcité et la dictature athée).
Il importe donc de faire en sorte que, par le moyen de la « common decency » et d’une autocensure bien comprise, l’idéal de laïcité ne soit pas perverti, aux yeux du monde, par sa réduction à la goujaterie.
De même, il y a certes toujours un risque que les appels à la responsabilité et à l’autocensure des caricaturistes aboutissent à une « liberté galvaudée » à la manière stalinienne, comme le dit Catherine Kintzler dans l’émission 28 Minutes citée plus haut, en faisant peser le spectre du « mauvais usage de la liberté » sur toute pensée ou dessin qui s’éloigneraient du droit chemin et risqueraient de mettre en péril l’ordre établi.
Mais un tel argument est difficile à faire valoir pour ce qui est de l’actualité française.
Car les appels staliniens à la défiance contre un « mauvais usage » ou un « usage immoral » de la liberté risquant de dévoyer l’orthodoxie de l’idéologie soviétique manifestaient la réaction d’une pensée dominante contre la dissidence qui la remettait en question.
Or, la situation française n’est pas comparable : comme le montrent les remarques ci-dessus, la position dominante est actuellement largement au bénéfice d’une bien-pensance plutôt athée ou indifférentiste, voire hostile au religieux, et les caricaturistes sont très largement de son côté. Et c’est justement cet abus factuel de position dominante auquel ils participent dans leur majorité qui rend difficile, en ridiculisant les pensées dissidentes, un exercice équitable de la laïcité.
S’il y a donc un « risque stalinien » à dénoncer, où la responsabilité ou l’autocensure seraient instrumentalisées pour inciter les réfractaires à rentrer dans le rang, on ne peut certes pas dire qu’il soit le fait de l’islam ou des chrétiens.
Ce serait certes bien différent dans des pays étrangers (y compris aux États-Unis où le « lobby » des croyants exerce une influence réelle). Mais en France, la Chrétienté a fait son temps (en dépit bien sûr de la nostalgie de quelques ultra-minoritaires qui s’agitent de façon ponctuelle quoique spectaculaire) et, malgré les prophéties de quelques inspirés médiatiques soigneusement instrumentalisés, la charia ne semble pas près de s’imposer. Dans leur grande majorité, les croyants de France ne remettent pas en cause la laïcité, y compris du côté musulman, même si le travail et l’engagement herméneutique doit bien sûr encore se poursuivre. Cf. :
http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2014/11/21/conversion-contre-lislam-versus-conversion-a-lislam-et-de-la-conversion-a-lhermeneutique-comme-condition-prealable-reflechir-avec-youssef-seddik/
Ce n’est donc pas de ces côtés là qu’il faut chercher le « stalinisme soft » qui est distillé sur les ondes, dans la presse ou dans l’édition (il suffirait pour s’en convaincre de comparer le taux d’occupation des programmes télévisuels de certains « philosophes » cités ici et le poids de leurs ouvrages dans les bibliothèques et librairies avec la place accordée aux penseurs juifs, chrétiens ou musulmans…).
Nous ne sommes plus au XIXème siècle. Et ceux qui « galvaudent » la liberté d’expression ne sont sans doute plus, en France, à chercher dans les vieux cartons.
Le troisième thème que je voudrais esquisser est celui du « Kairos ».
Ce terme, essentiel dans la pensée grecque exprime une dimension du temps :
« Le kairos est le temps de l’occasion opportune », celui du « bon moment pour agir », nous dit Wikipedia. …
Pour Aristote, ce terme revêt une importance capitale dans la réflexion sur l’éthique et le politique. Car ce qui fait qu’une action est bonne ou mauvaise, juste ou injuste, utile ou nuisible aux individus comme à la Cité ne peut être décrété une fois pour toutes dans l’absolu, mais dépend aussi du moment où elle est accomplie.
Machiavel s’en inspire lorsqu’il définit le travail du politique comme « riscontro coi tempi » (« rencontre avec les temps », utilisation du temps de façon opportune, et non application automatique de principes dogmatiques).
Or il serait urgent me semble-t-il que les caricaturistes réfléchissent un peu sur la pensée d’Aristote et de Machiavel, et pas seulement pour ce qui est de la prise en compte du contexte international.
Il est certes nécessaire d’affirmer des principes dans l’abstrait et dans l’absolu.
Et ceux de la liberté d’expression et de la laïcité en font partie.
Mais, là encore, il est permis d’être intelligent.
Il y a des moments de l’histoire comme il y a des âges de la vie. L’enseignant aussi connaît cette expérience : souvent, certains élèves ne parviennent pas à comprendre, non pas parce qu’ils manquent d’intelligence, mais parce que les problèmes qui les assaillent quotidiennement (familiaux, sociaux, etc.) ne laissent pas à cette intelligence la disponibilité nécessaire pour s’occuper d’autre chose. Cela est en particulier le cas avec les enfants qui ne se sentent pas aimés.
Or « les musulmans ne se sentent pas aimés en Occident. Le fait de ne pas être aimé est presque devenu le septième pilier de la foi musulmane. La crispation est moins religieuse que culturelle et identitaire », nous dit Tareq Oubrou, le remarquable imam de la mosquée de Bordeaux (Sud-Ouest Dimanche du 18/01).
Il conviendrait peut être de l’écouter plutôt que de subir les vaticinations ignorantes et satisfaites de notre pseudo intelligentsia médiatique.
Quelqu’un qui est « bien dans sa peau » peut supporter sans problème des plaisanteries, même du plus mauvais goût, voire « répondre à la satire par la satire. Ou par l’indifférence », comme le dit encore Tareq Oubrou.
Mais à quelqu’un qui est mal dans sa peau, il sera bien difficile de faire comprendre qu’un propos ressenti comme humiliant ou méprisant peut ne pas outrepasser la liberté d’expression.
Un temps viendra peut-être, je l’espère, où cela sera possible. Et où cette personne atteindra la sérénité qui lui permettra de répondre, sur un pied d’égalité, par l’indifférence, l’ironie ou la caricature. Et le cas échéant par un recours informé au droit.
Comme cette élève musulmane qui me disait un jour, avec des larmes de rage dans la voix, qu’un de ses professeurs appelait toutes ses élèves musulmanes « Fatima ». Malgré les dénonciations répétées à l’administration. Car sans doute le proviseur estimait-il que considérer « Fatima » comme une insulte relevait d’une « dérive sémantique »…
Je lui ai dit : « Tu n’as qu’à l’appeler Mr. Dupont-Lajoie », mais j’ai bien senti que ce n’était pas le moment, et que l’inégalité des situations ne rendait pas possible ce genre de réponse.
Un jour viendra, je l’espère, où les français musulmans – comme les musulmans du monde entier – seront assez bien dans leur peau pour répondre à l’humour, même de mauvais goût, par l’humour, même de mauvais goût, et sauront utiliser avec patience et sérénité, en dépit des faiblesses, dérives et autres lâchetés liées aux habitus et aux conditionnements par la pensée dominante, toutes les possibilités offertes par le droit dans les régimes démocratiques.
Ce jour-là, peut-être donneront ils à bien des ayatollahs qui règnent en prescripteurs de la « pensée » médiatique des leçons de liberté d’expression.
Mais il ne faut pas se le cacher : le kairos n’est pas encore là. Pour le moment, les conditions de l’équité qui le rendraient possible ne sont pas remplies.
En attendant, un peu plus de respect et de connaissance de la culture d’autrui, une lutte déterminée contre l’inégalité, un effort de solidarité et de pédagogie arrangeraient sans doute bien des choses.
Se rendre compte des situations et chercher à y remédier plutôt qu’enfoncer le clou de façon trop souvent indigente et peu responsable est un défi qui concerne l’intelligence du cœur autant que l’intelligence politique.
Et le caricaturiste, qui fait profession de finesse, doit aussi montrer qu’il est capable de le relever.