Le mauvais temps qui m’empêche de reprendre le chemin des montagnes me fait me pencher sur un petit livre qui a bien sûr déjà fait l’objet de nombreux commentaires.
Mais les sujets inépuisables qu’il aborde laissent la place à bien des réflexions.
Il s’agit de l’entretien d’Alain Badiou et de Marcel Gauchet, intitulé « Que faire ? Dialogue sur le communisme le capitalisme et l’avenir de la démocratie», Philosophie éditions, Paris 2014.
Les thèmes développés par l’ouvrage me paraissent au cœur de l’alternative politique à laquelle nous sommes confrontés, mais aussi de problématiques philosophiques plus larges.
Je ne ferai qu’évoquer pour commencer la polémique suscitée une nouvelle fois par l’attachement apparemment incurable de Badiou au maoïsme et à la « révolution culturelle », tellement celui-ci paraît surréaliste :
http://www.liberation.fr/chroniques/2014/10/10/badiou-hibernatus-philosophe_1119115
http://www.liberation.fr/culture/2014/10/26/l-antique-badiou-repond-au-fringant-joffrin_1129969
Et je me rangerai sur ce point à l’opinion de Lucien Bianco, pour lequel :
« Un Alain Badiou n’est possible qu’en France »
https://www.marianne.net/agora/un-alain-badiou-nest-possible-quen-france
Je m’étonne simplement de l’audience d’un « intellectuel » capable d’un « coup de pied de l’âne » tel que celui qui met en cause, après son décès, la compétence et la rigueur enfin reconnues des travaux de Simon Leys :
« Les études sérieuses de la Révolution culturelle, c’est-à-dire celles qui ne sont pas des libelles propagandistes (libelles dont le prototype presque définitif a été le fameux « les Habits Neufs du président Mao », brillante improvisation idéologique de Simon Leys dépourvue de tout rapport au réel politique)… (A. Badiou, art. cité, Libération du 26/10/2014).
Cela doit être en effet une constante de cet « esprit français » déjà remarquable chez un Sartre qui, 25 ans après la publication de « Vers l’autre flamme » de Panaït Istrati était capable de prétendre que « La liberté de critique est totale en Urss ». « Passer de l’errare au perseverare semble être une tradition bien française », me dit Stultitia… »
Près de 50 ans après le début de la « révolution culturelle », il est bien dommage que l’immense Simon Leys ne soit plus là pour remettre à sa juste place Mr. Badiou, comme il l’avait fait en son temps avec la pitoyable Maria Antonietta Macciocchi :
http://www.lepoint.fr/video/video-pierre-ryckmans-dit-simon-leys-est-mort-11-08-2014-1852974_738.php
http://www.franceculture.fr/emission-grande-traversee-l-ombre-de-mao-archives-hommage-a-simon-leys-2013-08-30
Je me limiterai donc à la seule mention de Badiou que je connaisse dans les écrits de Simon Leys :
« Coïncidence : comme j’achevais la lecture du livre de Deron [Francis Deron, Le Procès des Khmers rouges. Trente ans d’enquête sur le génocide cambodgien, Gallimard, Paris 2009], je reçus une lettre d’un vieil ami parisien – fidèle correspondant qui me tient de temps à autre au courant de l’actualité intellectuelle et littéraire de la capitale. Commentant la remise à la mode d’un certain maoïsme mondain (voir par exemple la réédi¬tion posthume des Carnets de Barthes), il écrivait : « Je ne parviens pas à me départir d’un certain effroi en constatant comment le mensonge criminel sur le maoïsme perdure en toute impunité et surtout se régénère sans cesse […]. Voyez par exemple l’engouement actuel dont bénéficie en France le philosophe « radical » Alain Badiou, qui se flatte d’être un défenseur émérite de la « Révolution culturelle » ». Badiou écrit notamment : « S’agissant de figures comme Robespierre, Saint-Just, Babeuf, Blanqui, Bakounine, Marx, Engels, Lénine, Trotski, Rosa Luxemburg, Staline, Mao Tsé-toung, Chou En-lai, Tito, Enver Hoxha, Guevara et quelques autres, il est capital de ne rien céder au contexte de criminalisation et d’anecdotes ébouriffantes dans lesquelles depuis toujours la réaction tente de les enclore et de les annuler. »
J’ai sans doute tort de reproduire ici une citation de ce Badiou – que je ne connais d’ailleurs pas (et je n’oublie pas le vieux proverbe chinois : « Ne prenez jamais la bêtise trop au sérieux »). Mais, n’empêche, je suis choqué : quelle injustice ! Le nom de Pol Pot a été omis du petit panthéon badiolien – et il aurait pourtant tellement mérité d’y figurer, surtout en ce moment. Les « anecdotes ébouriffantes » rapportées par le livre de Deron et « le contexte de criminalisation » créé par le procès de Phnom Penh risqueraient justement d’« annuler » sa glorieuse mémoire. ». Simon Leys, Le génocide cambodgien, article paru dans Commentaire, n° 127, Automne 2009, repris dans Le studio de l’inutilité, Champs Flammarion, Paris 2014, p. 233-234.
Stultitia me rappelle encore l’exergue des « Habits neufs du président Mao » (Champ libre, Paris, 1971), tiré du conte d’Andersen, et qui pourrait tout aussi bien s’appliquer à notre professeur :
« — Mais papa, l’Empereur est tout nu ! s’écria l’enfant ».
Auquel elle rajoute le début de l’intervention du sinologue lors de la fameuse émission « Apostrophes » mentionnée plus haut :
« Que les idiots disent des idioties, c’est comme les pommiers produisent des pommes, c’est dans la nature, c’est normal. Le problème c’est qu’il y ait des lecteurs pour les prendre au sérieux. Et là évidemment se trouve le problème qui mériterait d’être analysé ».
Question à laquelle nous n’avons certes pas fini d’être confrontés, semble-t-il…
Mais j’ajouterai que c’est dommage.
Car de telles « idioties » tendent à jeter le discrédit sur des positions pertinentes développées par ailleurs par Alain Badiou, mais qui souffrent d’un tel voisinage idéologique.
En particulier dans le chapitre 7 (« Déconstruction du capitalisme »), où la critique porte sur « le capital qui régit idéologiquement et politiquement la démocratie parlementaire » (p. 116), ou sur les formes étatisées de la propriété collective, plaie des systèmes communistes du siècle passé, qui pourraient, dans le cadre de nouveaux modèles, laisser place à des « tentatives » qui « doivent rester multiformes », « un peu à la manière de ce qu’on fait les ouvriers des usines Lip dans les années 1970, qui ont frayé des voies originales d’autogestion » (p. 128-129).
Car en soi, revivifier « l’hypothèse » communiste (ou l’utopie, au sens positif et exploratoire du terme) ne manque pas en effet de légitimité, et n’a aucune raison d’être exclu a priori, au moins en tant qu’hypothèse de travail et objet de réflexion ou d’expérimentation. Marcel Gauchet lui-même reconnaît que les droits ouverts par la propriété privée doivent faire l’objet de limites, et que celle-ci, en ce qui concerne du moins les moyens de production, n’a aucune raison d’être considérée comme un dogme incontestable :
« La véritable question est celle des droits qu’ouvre la propriété privée d’un bien ou d’un capital. Aujourd’hui, je vous rejoins tout à fait sur ce point, on hypostasie ce principe, on lui accorde un blanc-seing. En conséquence de quoi, en détenant seulement quinze pour cent du capital d’une entreprise, on peut imposer un plan social et laisser des centaines, voire des milliers d’employés sur le carreau. Comment souscrire à cette forme de barbarie sociale qui s’autorise de l’idéologie néolibérale la plus perverse ? Je ne le peux pour ma part. Rien n’oblige à ce que les droits ouverts par la propriété privée permettent de telles pratiques. Nous pouvons envisager une réforme structurelle du cadre juridique qui l’enserre, dans un sens beaucoup plus respectueux des individus et de l’intérêt collectif » (p. 129).
Il est donc d’autant plus dommage de la part d’Alain Badiou, alors même qu’il prétend à une approche renouvelée, de discréditer cette voie par une allégeance maintenue aux pires modèles archaïques et criminels (maoïsme, « révolution culturelle », etc.).
Quelle crédibilité conférer alors à un tel désir de « renouvellement », et comment ne pas se méfier d’une analyse qui n’éprouve aucunement le besoin de se distancier des modèles en question, les laissant ainsi demeurer dans l’horizon des futurs possibles du communisme pour lequel elle milite ?
En dépit de certaines propositions pertinentes, monsieur Badiou est donc loin de nous rassurer sur ce point…
D’une façon plus fondamentale, l’opposition entre les deux interlocuteurs se concentre essentiellement, on le sait, sur le statut de la démocratie.
Pour Marcel Gauchet,
« la démocratie ne saurait se définir par l’autorité du capital. (…) La démocratie peut certes se rapprocher d’une telle physionomie d’ensemble (où elle semble être l’esclave du capitalisme), et actuellement, il est indéniable que nos dirigeants se mettent à genoux devant le système néolibéral et entérinent les dérives qu’il suscite (…) il existe une indépendance de principe de la démocratie, du mode d’organisation de la vie politique qu’elle représente, qui la rend à même de reprendre le dessus sur le capital » (p.80).
Après les échecs et les crises, il reste donc possible pour lui d’envisager « un troisième âge du réformisme démocratique » (p. 80).
Cet « optimisme démocratique » est combattu à la racine par Alain Badiou, pour lequel la démocratie est irrémédiablement aliénée par ce qu’il nomme « le grand Autre » que constitue le Capital, allusion au modèle de Marcel Gauchet du « désenchantement du monde » et de la « sortie de la religion », pour lequel le « Grand Autre » désigne une transcendance divine aliénante dont l’avènement de la démocratie signerait la fin en instaurant une logique de l’autonomie.
Alain Badiou : « Il faut se demander s’il n’y a pas également un grand Autre – autre que le grand Autre divin – qui se dissimule dans la démocratie représentative. Je soutiens que ce grand Autre, c’est le capital. Le capital est le grand Autre de la démocratie, soumise à sa domination et la perpétuant. Il est donc impossible d’arracher de manière définitive la société démocratique telle que nous la connaissons de la matrice capitaliste. Mais j’ajoute immédiatement que cela vaut de tout temps et en tout lieu. La démocratie est toujours liée et inféodée au capital » (p.79).
Position somme toute conforme à l’orthodoxie marxiste.
Sans être dupe des faiblesses de la démocratie, je dois reconnaître que, pour ma part, je me sens plus proche de la position de Marcel Gauchet, celle d’un réformisme radical qui conserve le cadre démocratique tout en essayant de le corriger, que de l’anti-démocratisme d’Alain Badiou.
Est-ce d’ailleurs vraiment un hasard s’il se conjugue, chez lui, avec les nostalgies maoïstes évoquées plus haut ?
« Democracy is the worst form of Government except all those other forms that have been tried from time to time », disait Churchill.
« La démocratie est le pire système de gouvernement, à l’exception de tous les autres qui ont pu être expérimentés ».
En dépit de critiques pertinentes et de propositions sensées, les références auxquelles Mr. Badiou demeure attaché ne parviennent pas à me convaincre d’abandonner ce « pire système de gouvernement », qui, conformément à la « stratégie du maximin » affectionnée par Machiavel, se révèle donc être, en tant que « moins pire », le plus rationnel en situation d’incertitude.
Mais il est un autre point de la philosophie d’Alain Badiou qu’il est dommage de voir discréditer par ses jugements indéfendables concernant le maoïsme et la « révolution culturelle ».
C’est son approche de la question du sujet, dans sa dimension individuelle et collective, approche qui manifeste d’ailleurs, en dépit de nuances, un accord d’ensemble avec celle de Marcel Gauchet :
« Je suis absolument d’accord avec vous », déclare Alain Badiou (p. 147) lorsque Marcel Gauchet énonce sa thèse de la « double subjectivisation » :
« Il faut à mon sens parler d’une double subjectivation. La politique est le domaine de l’expérience humaine où s’articulent une subjectivation individuelle et une subjectivation collective. Devenir sujet pour un individu passe par la déprise de soi-même, qui permet de prendre en charge les règles constitutives du contrat social ou de la forma¬tion d’une volonté générale. Le sujet politique advient à lui-même en se faisant partie prenante de ce processus. Mais il y a aussi un sujet collectif qui émerge de l’intégration des volontés individuelles. Ce sujet collectif n’est pas une hypostase distincte de ses composantes, il peut être contesté, dissipé par les personnes mêmes qui l’ont formé, selon des mécanismes sur lesquels on s’est entendu au préalable. Mais sa figure est ce qui donne sens, en ultime ressort, à la perspective du gouvernement de soi-même. La subjectivation politique, la politique tout court, dans le cadre démocratique, n’est rien d’autre que cette dyna¬mique qui fait communiquer l’individuel et le collectif, où les deux sphères s’articulent et se compénètrent » (p. 146-147).
Nous sommes là bien loin des thèses de la « disparition du sujet » et de leurs implications graves en ce qui concerne la possibilité même de l’éthique et du politique, que ces thèses soient d’origine nietzschéenne, foucaldienne ou heideggérienne.
Je les avais évoquées il y a quelques temps en m’étonnant de leur « nouvelle jeunesse » :
http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2014/03/07/a-propos-de-nietzsche-michel-onfray-judith-butler-et-dune-certaine-ringardise-anti-humaniste-qui-soffre-une-nouvelle-jeunesse-2/
Sur ce point, Alain Badiou se montre particulièrement clair :
« C’est avec cette vision des choses que je m’inscris en porte-à-faux. C’est contre elle que je me débats depuis le début. Aussi bien sur le plan purement philosophique que dans la dimension de la pratique, j’efforce de maintenir ces deux catégories de politique et de sujet. Plus encore, il existe à mon sens une connexion intime entre les deux. Je constate que des intellectuels qui ont longtemps été pour moi des camarades et des amis – je pense notamment à Sylvain Lazarus – étaient depuis toujours très réticents en ce qui concerne la notion de sujet, sans que je voie là autre chose qu’une distance purement philosophique. Mais, finalement, ils en sont venus à rejeter le concept même de « politique », et à tenir des propos à la mode sur « la fin de la politique », propos que tenaient, dès les années 1980, des philosophes de filiation heideggérienne, comme d’autres amis, Philippe Lacoue-Labarthe ou Jean-Luc Nancy. Or cette filiation tenait depuis toujours la notion de « sujet » pour métaphysique et obsolète. Oui, au niveau proprement philosophique, les concepts de sujet et de politique sont étroitement liés. Si vous niez la pertinence de l’un, vous finissez par nier la pertinence de l’autre. Je devais donc reconstruire la valeur des deux simultanément [Badiou fait ici bien sûr allusion en particulier à son ouvrage « Théorie du sujet », Seuil, Paris, 1982]. Avant d’y venir, peut-être serait-il utile, en guise de préalable, de définir brièvement ce que j’entends par « sujet ». Je distingue fermement cette notion de celle d’individu. Dans ma pensée est sujet celui qui décide de se montrer fidèle à un événement qui déchire la trame de son existence purement individuelle et atone. L’événement est toujours imprévisible, il fend et bouleverse l’ordre stagnant du monde en ouvrant de nouvelles possibilités de vie, de pensée et d’action. Une révolution en politique, une rencontre amoureuse, une innovation artistique, une découverte scientifique d’ampleur: ce sont là des événements. Ils font surgir quelque chose de profondément inédit, ils donnent lieu à une vérité jusqu’alors insoupçonnée – toute vérité est nécessairement liée, et postérieure, à la survenance événementielle. Le sujet est celui qui ne demeure pas passif devant l’événement; il se l’approprie, il s’engage résolument dans l’aventure qui se voit frayée. Le sujet désigne cette capacité d’intervention à l’égard d’un événement et cette volonté de s’incorporer à une vérité, dans un procès durable qui donne à la vie son orientation véritable. Il existe selon moi quatre grands domaines où des vérités se manifestent : la politique, l’amour, l’art et la science. La politique est donc l’un de ces lieux où un sujet peut advenir (…).
La politique est la dimension de la vie où un sujet peut produire un rapport universalisable aux autres et naître à lui-même dans ce rapport. C’est l’instance où un sujet s’engage dans un procès qui l’ouvre à lui-même, mais qui ouvre aussi le collectif auquel il appartient à un universel. On quitte le domaine du repliement solipsiste, de la méditation de soi-même sur soi-même. On ne se cantonne plus à l’abstraction, dont les sciences naturelles offrent le modèle. La politique fait de nous, d’abord individus épars, des sujets qui s’embarquent dans un projet collectif capable de régler la vision commune de volontés fédérées.
Aussi bien sur la politique que sur le sujet, ma conception est en totale rupture avec celle qui prévaut aujourd’hui. Que nous dit-on à propos du sujet? Qu’il se confond avec ses intérêts immédiats, économiques ou personnels. Suivre cette pente, c’est dissoudre la notion de sujet dans la fausse évidence de l’individu, en même temps qu’on dissout la politique authentique dans « les eaux glacées » du capitalisme. Certains penseurs américains actuels poussent très loin cette logique. Ils se prêtent à une radicalisation quasiment ontologique du libéralisme lui-même : pour expliquer toute chose, et pas seulement le fonctionnement des économies, il faudrait selon eux partir de l’idée d’atomes individuels régis par leurs intérêts exclusifs. Pour s’opposer à cette doctrine à tous égards intolérable, il s’agit de réorienter la théorie même du sujet : celui-ci nomme alors la disposition, la capacité à envisager le destin du collectif sous l’angle de son intérêt propre, mais pas exclusivement. C’est ce « pas exclusivement » qui constitue selon moi le foyer, le point nodal de la politique. C’est ce « pas exclusivement » qui fait signe vers cette dimension de l’universalisable, vers cette exception d’une vérité qui arrache et dépose le régime du pur individualisme » (p. 141-143).
Ce plaidoyer pour le sujet rencontre encore, me semble-t-il, au-delà de divergences ici de détail, la distinction opérée par Marcel Gauchet entre « individu, personne et sujet » :
« Le concept de sujet, également central dans ma propre entreprise, est d’une difficulté redoutable. On ne saurait en gommer la complexité. Il faut pourtant essayer d’en parler simplement. Pour en saisir les enjeux, il faut commencer par le dégager de son acception triviale, acception qui s’est imposée dans le langage philosophique courant. Le sujet, c’est la subjectivité, c’est-à-dire l’intériorité. Bref, le sujet, c’est moi. Sous cet angle, la notion n’a aucun intérêt. Et puis il y a une seconde acception, qui est historique, celle-là, dans la ligne de ce que la philosophie a essayé de cerner, depuis l’idéalisme allemand, comme spécificité de l’âge moderne. Le sujet, c’est le nom de certaines expériences ou de certains états de l’humanité rendus possibles par la modernité.
Pour y voir plus clair, il convient de distinguer l’individu, la personne et le sujet. L’humanité, comme les autres espèces animales, est composée d’individus au sens biologique du terme. Ces individualités biologiques ont la particularité d’être dotées de présence à soi et de réflexivité ; elles ont le sens de leur identité dans le cadre de collectifs également identifiés. C’est ce qui en fait des personnes qui se reconnaissent les unes les autres en tant que telles. Mais, en outre, au cours de la modernité et à la faveur de ce que j’ai appelé la sortie de la religion, ces personnes se sont transformées de l’intérieur pour devenir des sujets. Dès lors que l’humanité ne se conçoit plus en fonction d’un Autre qui lui confère la clé de son identité, mais qu’elle se rapporte à elle-même sous le principe de l’autonomie, elle entre dans l’âge de la subjectivité. La sortie de la religion revient à écarter l’altérité de la définition de soi, à trouver en soi ses propres raisons. L’humanité était assujettie a plus haut que soi, elle est devenue sujet d’elle-même. Encore faut-il bien préciser les voies de cette transformation de l’idée et de la pratique de soi » (p. 144-145).
Ces thèses de Marcel Gauchet, bien connues depuis « Le désenchantement du Monde » (Gallimard, Paris, 1985), quoi qu’éclairantes et devenues classiques, me paraissent souffrir toutefois d’une approche en partie réductrice.
Certes, Marcel Gauchet a toujours insisté sur le fait que la « sortie de la religion » ne signifie en rien la fin du religieux en tant que tel, qui n’a aucune raison de « cesser de parler aux individus » (cf. en particulier « Le religieux après la religion », dans : « Le Désenchantement…., op. cit. p. 393ss dans l’édition Folio).
On sait même que, pour l’auteur, le « religieux » judéo-chrétien, en tant que « religion de la sortie de la religion », a contribué de façon décisive au « désenchantement » (cf. dans: op. cit. Deuxième partie, « Apogée et mort de Dieu », « Le christianisme et le développement occidental », « La religion de la sortie de la religion » p. 195ss).
En cela, l’auteur retrouve des thèmes évoqués depuis bien longtemps par des auteurs juifs, chrétiens ou musulmans, en particulier celui de la lutte contre l’idolâtrie et la sacralité desreligions païennes :
« Pour le judaïsme, le but de l’éducation consiste à instituer un rapport entre l’homme et la sainteté de Dieu et à maintenir l’homme dans ce rapport. Mais tout son effort — de la Bible à la clôture du Talmud au vie siècle, et à travers la plupart de ses commentateurs de la grande époque de la science rabbinique — consiste à comprendre cette sainteté de Dieu dans un sens qui tranche sur la signification numineuse* de ce terme, telle qu’elle apparaît dans les religions primitives où les modernes ont souvent voulu voir la source de toute religion. Pour ces penseurs, la possession de l’homme par Dieu, l’enthousiasme, serait la conséquence de la sainteté ou du caractère sacré de Dieu, l’alpha et l’oméga de la vie spirituelle. Le judaïsme a désensorcelé le monde, a tranché sur cette prétendue évolution des religions à partir de l’enthousiasme et du sacré. Le judaïsme demeure étranger à tout retour offensif de ces formes d’élévation humaine. Il les dénonce comme l’essence de l’idolâtrie.
Le numineux* ou le sacré enveloppe et transporte l’homme au-delà de ses pouvoirs et de ses vouloirs. Mais une vraie liberté s’offense de ces surplus incontrôlables. Le numineux* annule les rapports entre les personnes en faisant participer les êtres, fût-ce dans l’extase, à un drame dont ces êtres n’ont pas voulu, à un ordre où ils s’abîment. Cette puissance, en quelque façon, sacramentelle du divin apparaît (…) comme blessant la liberté humaine, et comme contraire à l’éducation de l’homme, laquelle demeure action sur un être libre. Non pas que la liberté soit un but en soi. Mais elle demeure la condition de toute valeur que l’homme puisse atteindre. Le sacré qui m’enveloppe et me transporte est violence. […]
Le monothéisme marque une rupture avec une certaine conception du sacré. Il n’unifie ni ne hiérarchise ces dieux numineux et nombreux ; il les nie. À l’égard du divin qu’ils incarnent, il n’est qu’athéisme ».
E. Lévinas, Difficile Liberté, Paris, Albin-Michel, 19762, Une religion d’adultes, pp. 29-30.
*[ Le numineux est, selon Rudolf Otto et Carl Gustav Jung, ce qui saisit l’individu, ce qui venant « d’ailleurs », lui donne le sentiment d’être dépendant à l’égard d’un « tout autre ». C’est « un sentiment de présence absolue, une présence divine. Il est à la fois mystère et terreur, c’est ce qu’Otto appelle le mysterium tremendum. » (Wikipedia)].
Ainsi, pour une tradition judéo-chrétienne extrêmement documentée, il n’y a pas lieu d’opposer « hétéronomie » [le fait de recevoir la loi d’un autre] et « autonomie » [le fait de se donner à soi-même sa propre loi]. Comme le répète toute la tradition biblique, le don de la Loi qui vient de l’Autre est don de la liberté. La liberté n’existe que par le don d’un être libre qui communique à l’être qu’il crée sa propre capacité de liberté.
Pour le judéo-christianisme, il n’y a donc aucune raison, pour devenir autonome, d’« écarter l’altérité de la définition de soi » comme le dit Marcel Gauchet, puisque dans cette perspective c’est l’Autre qui, lui-même, pose l’être humain dans sa capacité d’autonomie, capacité qui ne pourrait exister sans un tel acte créateur.
À condition bien sûr de concevoir cet Autre non plus sur le modèle d’un Autre aliénant ou « obsédant », comme le font Feuerbach ou Sartre, mais bien comme celui qui crée en laissant à la créature cet « intervalle de discrétion », dont parle encore Emmanuel Lévinas dans Totalité et Infini, (ed. Biblio Essais, p. 51), expression qui elle-même s’enracine dans la belle thématique kabbaliste du צמצום (Tsimtsum), terme par lequel le judaïsme exprime ce mouvement de « contraction », de « retrait » du Créateur qui désire laisser à sa créature l’espace de la liberté dont il l’a rendu capable.
Certes, une telle perspective dépasse le champ d’un discours purement philosophique. Nous entrons là dans un modèle métaphysique, voire théologique qui ne peut relever que du choix d’une croyance ou d’une foi.
Mais, comme je l’ai montré à de multiples reprises, il importe que tout discours philosophique soit conscient des hypothèses qu’il met en œuvre, afin de ne pas courir le risque de prendre pour des « axiomes », « des vérités d’évidence » ce qui relève en fait de « postulats », prémisses dont la raison ne peut se passer pour construire ses modèles d’interprétation, mais qui reposent toutes, quelles qu’elles soient, sur la croyance, sur le choix d’un « engagement ontologique », qu’il soit agnostique, athée ou « religieux ».
Or, sur ce point, il semble que Marcel Gauchet s’arrête, malgré bien sûr des nuances qui seraient à préciser, à une vision proche de celle que nous donne Feuerbach de « L’essence du christianisme », celle d’un homme qui « s’aliène », qui se déprend de sa propre essence pour la projeter en un Dieu qui n’est jamais que sa propre création, l’image, l’hypostase de lui-même. Aliénation qui doit cesser avec l’âge adulte de l’individu et de l’humanité, lorsque l’homme est capable de ramener enfin en lui-même cet être qui n’appartient qu’à lui, accédant ainsi à l’autonomie.
« Ce qui est Dieu pour l’homme, c’est son esprit et son âme, et ce qu’est l’esprit de l’homme, son âme et son cœur, c’est son Dieu : Dieu est l’intérieur de l’homme révélé, le soi de l’homme exprimé ; la religion est le dévoilement solennel des trésors cachés de l’homme (…) L’homme projette d’abord son essence hors de lui, avant de la retrouver en lui-même ». L Feuerbach, L’essence du Christianisme [1841], Manifestes philosophiques [1839-1845], textes choisis et traduits par Louis Althusser, PUF, Paris, 1973, p. 71.
Ce schéma de Feuerbach, fort classique voire scolaire, semble être à la base de la dynamique du « désenchantement » telle que nous la présente Gauchet : après la phase immature de « l’hétéronomie », correspondant à l’aliénation de l’homme à un « grand Autre », advient la phase de « l’autonomie » que suscite le processus historique de « désaliénation », de « désenchantement ».
Et même si le judéo-christianisme participe donc pour lui à ce processus, Marcel Gauchet ne semble parvenir à sortir de la perspective de Feuerbach (reprise pour l’essentiel par Marx, Sartre et l’essentiel de l’athéisme contemporain) : celle d’une opposition de termes, dont l’un ne peut être que par l’exclusion de l’autre. L’essence de Dieu ne pouvant qu’exclure l’existence de l’homme, l’existence de l’homme ne pouvant qu’exclure l’existence de Dieu, même si, donc, une certaine évolution du « religieux » a pu contribuer à la prise de conscience de cette vérité fondamentale, et que rien n’empêche de le conserver sous la forme d’un accessoire privatisé, dont la fonction est désormais achevée en ce qui concerne l’interprétation de l’être de l’homme.
Mais – peut-on demander à Marcel Gauchet – de quel droit faudrait-il donc que la thèse de Feuerbach, ou du moins une perspective proche, demeure l’horizon ultime et incontestable de compréhension du phénomène religieux ? N’est-ce pas transformer ce qui n’est qu’hypothèse métaphysique, postulat, en vérité consacrée ?
Or, cette transformation abusive ferme l’espace à d’autres modèles ni plus ni moins légitimes.
Parmi ceux-ci, ne serait-il pas possible d’envisager l’hypothèse judéo-chrétienne de la façon dont elle-même se comprend, c’est-à-dire en privilégiant la notion d’Alliance libératrice (ברית , berith), plutôt qu’en la dissolvant a priori dans celle d’une « opposition dialectique » entre aliénation et désaliénation, qui ne correspond à son « essence » que dans la vision qu’on peut estimer très réductrice de Feuerbach et de ceux qui s’en inspirent ?
(On peut lire à ce sujet le livre fort suggestif de Shmuel Trigano, Philosophie de la Loi, Cerf, Paris 1991, en particulier le Livre I, qui traite de « L’alliance-monde » et du « Milieu de la liberté »).
Cette remise à leur juste place des poncifs feuerbachiens permettrait alors de s’interroger sur la pertinence éventuelle de ce qui, pour E. Lévinas, constitue le b. a. ba de la tradition biblique :
« Comme les juifs, les chrétiens et les musulmans savent que si les êtres de ce monde ont la condition de résultats, l’homme cesse son existence de simple résultat et reçoit, selon le mot de Thomas d’Aquin, « une dignité de cause », dans la mesure où il subit l’action de la cause, extérieure par excellence, de la cause divine. Nous soutenons tous en effet que l’autonomie humaine repose sur une suprême hétéronomie et que la force qui produit de si merveilleux effets, la force qui institue la force, la force civilisatrice, s’appelle Dieu ». E. Lévinas, Difficile Liberté, op. cit. p. 25.
B.a. ba qui a été décliné de diverses façons au cours de la tradition juive, chrétienne et musulmane, et dont je ne citerai que quelques moments, tellement ils sont nombreux, que j’emprunte à la remarquable postface qu’Olivier Boulnois a consacrée aux œuvres de Pic de la Mirandole, et à leur arrière fond chez les Pères de l’Église (« Humanisme et dignité de l’homme », dans : Jean Pic de la Mirandole, Œuvres Philosophiques, PUF, Paris 1993).
« Le lien entre (…) dignité et liberté peut lui aussi se prévaloir d’une longue tradition dans la théologie patristique grecque : l’homme est l’image de Dieu parce que l’un et l’autre sont une liberté » (…) Dès Théophile d’Antioche, la liberté apparaît comme la clé de la destinée humaine (…). Pour Irénée de Lyon, et contrairement à ce qu’affirme la gnose, la perfection de l’homme n’est pas celle de sa nature spirituelle, mais celle à laquelle il parviendra librement (…) ‘’Le froment et la paille sont des êtres sans âme ni raison ; ce qu’ils sont, ils le sont de par leur nature même. L’homme, au contraire, est raisonnable, et par là semblable à Dieu ; créé libre et maître de ses actes, il est pour lui-même cause qu’il devient tantôt froment et tantôt paille’’ [Contre les Hérésies IV, 4,3](…) ‘L’homme est libre dans sa décision (liberae sententiae) depuis le commencement – car Dieu aussi est libre dans sa décision, lui à la ressemblance de qui l’homme a précisément été fait’’[Contre les Hérésies IV,37,4] » (O. Boulnois, op.cit. p. 319).
On pourrait bien sûr évoquer encore le célèbre : « La gloire de Dieu c’est l’homme vivant » (« Gloria enim Dei vivens homo », Contre les Hérésies, IV, 20:7, qu’on peut traduire aussi : « La gloire de Dieu, c’est l’homme debout »). Et bien sûr, entre bien d’autres sources, Grégoire de Nysse et Cyrille d’Alexandrie :
« Grégoire de Nysse est sans doute l’auteur qui développe le plus souvent cet aspect de l’anthropologie. L’âme a été créée pour dominer le monde, elle a reçu un honneur divin qui l’égale à Dieu, le plus beau et le plus précieux des dons qui constituent l’homme à l’image de Dieu et lui font transcender le monde : la faveur d’être indépendante et libre. Sa dignité royale, qui l’élève au-dessus de toutes les conditions particulières, l’âme la manifeste par son autonomie, son indépendance, par le fait qu’elle est maîtresse de son propre vouloir. Le premier bien est la liberté, qui consiste ‘’à être libre de tout déterminisme, à n’être soumis à aucun pouvoir physique, mais à avoir, dans ses décisions, une volonté indépendante, libre de ses choix’’ [De la création de l’homme, PG,44, 134BD]» (O. Boulnois, op. cit. p. 321)
« Cyrille d’Alexandrie souligne également : ‘’L’homme créé dans les débuts s’était vu confier les rênes de ses propres vouloirs et disposait de l’inclination vers ce qu’il pouvait choisir. Libre en effet est la divinité d’après laquelle il avait reçu sa forme.’’ [Glaphyres sur la Genèse, 4 (PG, 69, 24)] (O. Boulnois, op.cit. p.322).
C’est cette tradition solidement ancrée dans le judéo-christianisme, et que je n’ai fait qu’esquisser ici, qui constitue donc le terreau dans lequel va s’enraciner l’affirmation de l’autonomie de l’homme, chez les humanistes de la Renaissance et Pic de la Mirandole en particulier :
« On voit ainsi dans quelle immense lignée Pic s’insère. L’homme est libre parce qu’il est l’image de Dieu, et que Dieu n’est contraint à rien lorsqu’il crée. Autrement dit, c’est parce que Dieu est libre que l’homme, son image, est libre, et non l’inverse. La liberté n’est pas quelque chose qui se surajouterait à l’image de Dieu et qui risquerait de la troubler (ce qui serait le cas si on plaçait la source de la ressemblance entre Dieu et l’homme dans l’intellectualité). Elle est l’image de Dieu elle-même, ce par quoi l’homme autonome se rapproche le plus du Dieu créateur » (O. Boulnois, op.cit. p.323).
C’est bien tout cela qui prépare en effet les magnifiques textes du « De dignitate hominis » « Sur la dignité de l’homme », dont on connaît la postérité dans l’histoire de la pensée et des institutions :
« Je ne t’ai donné ni place déterminée, ni visage propre, ni don parti¬culier, ô Adam, afin que ta place, ton visage et tes dons, tu les veuilles, les conquières et les possèdes par toi-même. La nature enferme d’autres espèces en des lois par moi établies. Mais toi, que ne limite aucune borne, par ton propre arbitre, entre les mains duquel je t’ai placé, tu te définis toi-même. Je t’ai mis au milieu du monde, afin que tu puisses mieux contempler autour de toi ce que le monde contient. Je ne t’ai fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, afin que, souverain de toi-même, tu achèves ta propre forme librement, à la façon d’un peintre ou d’un sculpteur. Tu pourras dégénérer en formes inférieures, comme celles des bêtes, ou, régénéré, atteindre les formes supérieures qui sont divines ». J. Pic de la Mirandole, De dignitate hominis, dans: Oeuvres philosophiques, PUF 2001, p. 67.
Citons encore le commentaire qu’en donne O. Boulnois, qui le replace dans une problématique de philosophe contemporaine :
« Selon Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Nagel, 1970, « il n’y a pas de nature humaine, puisqu’il n’y a pas de Dieu pour la concevoir » et par conséquent « l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait » (p. 22). Pic pose déjà cette conclusion (cf. Discours sur la dignité de l’homme, p. 11) sans en admettre la prémisse : la liberté n’exclut pas que l’on ait une essence ou une nature; non seulement elle n’est pas contradictoire avec l’existence de Dieu, mais elle en est l’image » (O. Boulnois, op.cit. p.294. note 4).
A la lumière de cette articulation originale opérée par la tradition judéo-chrétienne, il deviendrait alors possible de penser une autonomie qui n’est pas abolie, mais au contraire instituée par une hétéronomie créatrice qui la précède en la posant dans son être propre.
Il serait évidemment nécessaire de montrer combien une telle articulation féconde entre hétéronomie et autonomie, tout en cheminant tout au long de l’histoire, a pu être aussi oubliée et pervertie, en particulier par la tentation permanente de ce « grand Autre » aliénant dont elle est pourtant l’antithèse, et dont la fascination reste si forte dans le domaine du politique comme au cœur des religions.
En cela, l’approche de Marcel Gauchet demeure précieuse. En dépit de son caractère abusivement réducteur, car, encore une fois, rien n’empêche de penser de façon plus fine le rapport de l’hétéronomie et de l’autonomie.
Cornélius Castoriadis par exemple nous rappelle avec pertinence que :
« Le sujet (…) n’est donc pas le moment abstrait de la subjectivité philosophique, il est le sujet effectif pénétré de part en part par le monde et par les autres. Le Je de l’autonomie n’est pas Soi absolu, monade qui nettoie et polit sa surface extéro-interne pour en éliminer les impuretés apportées par le contact d’autrui; il est l’instance active et lucide qui réorganise constamment les contenus en s’aidant de ces mêmes contenus, qui produit avec un matériel et en fonction de besoins et d’idées eux-mêmes mixtes de ce qu’elle a trouvé déjà là et de ce qu’elle a produit elle-même.
Il ne peut donc s’agir, sous ce rapport non plus, d’élimination totale du discours de l’autre – non seulement parce que c’est une tâche interminable, mais parce que l’autre est chaque fois présent dans l’activité qui I’« élimine ». Et c’est pourquoi il ne peut non plus exister de « vérité propre » du sujet en un sens absolu. La vérité propre du sujet est toujours participation à une vérité qui le dépasse, qui s’enracine et l’enracine finalement dans la société et dans l’histoire, lors même que le sujet réalise son autonomie » (L’institution imaginaire de la société, Seuil, 1975, Points Essais, p. 158).
Cette importance de ce que Castoriadis nomme le « social-historique », dans lequel sont dès-toujours insérés aussi bien les individus que les communautés empêchant de concevoir l’autonomie autrement que comme processus permanent de création de significations et d’un imaginaire renouvelés, sur fond d’une hétéronomie tout aussi irréductible qu’insondable.
Mais, et ici la question s’adresse aussi bien à Castoriadis qu’à Gauchet comme à toute autre théorie revendiquant une telle institution de significations dans laquelle l’autonomie occupe une place centrale, qu’en est-il dans ce processus du statut de la norme ?
En d’autres termes, comment comprendre tout simplement qu’il y ait un désir d’autonomie, ou du moins d’autonomisation, plutôt que rien, et comment comprendre que ce désir ne « parte pas dans tous les sens » de façon purement chaotique ou arbitraire mais s’oriente en fonction de « valeurs » qui, pour nos deux philosophes, ont à voir, on le sait, avec la solidarité, la justice, l’équité ?
Pour Pic de la Mirandole et la tradition dont nous l’avons vu redevable, cette exigence d’autonomie n’a rien d’arbitraire, car elle exprime « la clé de la destinée de l’homme » par le don d’un Créateur libre et juste, qui instaure en sa créature ce désir de liberté et de justice qui la constitue, l’anime et la norme.
Mais peut-on concevoir sans absurdité un tel désir, une telle norme, sur un fond de néant ou d’informe, tels que nous le proposent ceux qui, ayant « désenchanté le monde », laissent désormais l’homme dans une solitude « ontologique », sans cette altérité qui, seule, pourrait lui conférer la « dignité de cause » dont nous parle Lévinas à la suite de Thomas d’Aquin ?
« Ex nihilo, nihil fit », « Du rien, rien ne peut sortir » pourrait-on traduire cette maxime. Ni désir d’autonomie, ni désir de justice.
Les question posées par les grandes religions ne relèvent donc pas de consolations puériles pour arriérés mentaux, mais s’inscrivent dans l’exigence de cette cohérence fondamentale qui caractérise tout « récit des origines ».
Jacques Berque nous le rappelle en réfléchissant au statut de la norme dans le Coran :
« Qu’est-ce qu’une norme ? Une règle, un principe, un critère, auxquels se réfère implicitement ou expressément la conduite de la personne ou du groupe, ou la décision du juge. Avant d’entrer dans des aspects plutôt techniques (…), je vais me référer aux horizons philosophiques du débat. Selon David Hume (1711-1776), il n’y a pas de devoir-être qui puisse se fonder sur un il est. Tous les ouvrages de philosophie morale ou juridique discutent cette formule agressive. Que voulait-elle dire au juste ? Que l’obligation ne peut jamais se fonder sur le seul constat objectif d’une réalité. C’était là ruiner à l’avance toutes les morales positivistes, toutes les morales sociologiques sur lesquelles pourtant, au siècle suivant celui de Hume, on fonderait tant d’espoirs. Lui-même, d’une certaine façon, frayait le chemin à l’impératif catégorique de Kant, non sans lancer un pont inattendu, lorsqu’on songe à sa pensée vigoureusement sceptique, en direction des religions révélées. Pour ces dernières, en effet, la normativité se fonde avant tout sur les commandements de Dieu, sur un principe édicté. Autant dire sur une norme centrale, dont découleraient toutes les autres. « Centralité » et « déductivité » : c’est aussi ce à quoi pense, dans un contexte diamétralement opposé, ce grand philosophe du droit, tout proche de nous, Hans Kelsen (1880-1973) pour qui, dans un système juridique quelconque, tout se ramène par niveaux et par degrés à ce qu’il appelle lui aussi une norme centrale, une norme fondamentale : grund norm, disait-il dans ses travaux de jeunesse, qu’il écrivait en allemand avant d’émigrer aux États-Unis. Mais d’où tirer cette première assise ? Le débat reste ouvert de savoir quelle peut être l’origine de l’obligation dans les systèmes qui entendent se passer de révélation. Je dois dire que la recherche à ce sujet se montre assez pauvre dans l’école française » (Relire le Coran, Albin Michel, Paris 1993, p. 80-81).
À cette interrogation, le judéo-christianisme, tout comme l’islam, répondent, on le sait, en plaçant en Dieu la liberté et la justice, dont il communique le désir aux être créés « à son image ».
Car d’où viendrait donc que l’univers du « fait », privé par nature d’éthique et de droit se mette dans l’homme à produire une exigence d’éthique et de droit ?
À cette question soulevée par l’islamologue, le théologien du judaïsme donne une réponse similaire :
« L’affirmation de la liberté dans l’histoire et dans la nature, est celle d’un dépassement de ce qui est, par ce qui doit être. Les lois naturelles sont celles de la force, nous le savons à présent de manière certaine. Les lois de l’histoire sont également celles de la force et de l’intérêt. C’est parce que Pharaon est fort qu’il peut asservir les Hébreux. C’est parce qu’il a besoin de main d’œuvre exploitée et opprimée, pour l’équilibre de son économie, qu’il ne « connaît pas YHWH et qu’il ne veut pas laisser partir Israël ». Le principe de liberté n’est pas naturel, n’est pas de nature historique. Il n’est donc pas une loi, mais un ordre, un commandement, un devoir, une obéissance qui accomplit l’homme, la société et l’humanité tout entière. Nous dirons qu’il est transcendant, qu’il est révélé, qu’il est divin, qu’il est une Mitsvah (ordre divin). La liberté n’advient pas de l’histoire; elle ne surgit pas de la nature ni n’émerge de ce qui est. Elle survient de ce qui doit être, de l’extérieur de l’histoire et de la nature. Nous sommes donc fondés à dire, avec le discours biblique, que Pessah est non seulement le temps de la libération, mais aussi et surtout le signe de l’intervention divine dans l’histoire, l’affirmation de la Transcendance et la victoire sur la nature de l’être ».
A. Abécassis, Présentation de la Haggadah de Pâque, Berg International, Paris, 1982, p. 7-8.
« Dans une ‘’autonomie sans altérité’’, sans autre norme que la sienne, l’homme risque fort de ressembler à ce « self made man » que nous dessine Chaval », me dit Stultitia.

Il semble bien, hélas, que ce soit déjà le cas…
À moins qu’il n’en revienne à quelque « loi de la Nature » à la mode, comme à celles de ce fameux « Cosmos », qui, entre autres réussites, faisaient des esclaves et des femmes des êtres inférieurs « par essence ».
Ou encore à cet « amor fati » [acceptation du destin] qui, avec Nietzsche, prône le modèle de la « bête blonde germanique » comme expression d’une « Volonté de Puissance » inscrite dans l’ordre chaotique de la Vie.
http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2014/01/03/eternite-de-lessence-du-corps-chez-spinoza-et-resurrection-et-derechef-de-nietzsche-et-de-ses-mythes-et-de-m-onfray-qui-gagnerait-a-lire-un-peu-mieux-ses-maitres-2/
Toutes expressions de ce « grand Autre » aliénant auquel l’avènement de l’idée d’autonomie nous avait permis d’échapper.
Encore faudrait-il que cette idée ne devienne pas à son tour aliénante, en nous enfermant dans une solitude inaccessible à l’espoir vivifiant de l’altérité.