Quelques souvenirs de jeunesse, à propos de Madame X., d’inceste et de pédophilie. Et au passage, quelques remarques sur Claude Lévi-Strauss et Paul Ricœur.

Une fois n’est pas coutume, un petit souvenir en rapport avec quelques affaires qui font le buzz en ce moment.

Jeune étudiant au début des années 1970, j’eus en hypokhâgne une professeure de philosophie quelque peu surprenante pour un blanc bec frais émoulu de son lycée de sous-préfecture, mais cependant représentative d’une certaine faune intellectuelle de l’époque.

Appelons-la Mme X.

J’avoue à ma grande honte que je n’ai aucun souvenir du contenu proprement philosophique de ses cours, et que les notes prises sont depuis longtemps perdues.

Mais je garde en revanche une mémoire précise du personnage.

Entre autres nouveautés pour nos jeunes cervelles, Madame X. ne tarda pas à nous exposer sous toutes les coutures sa dévotion maoïste. Elle s’était évidemment mise à l’étude du chinois pour pénétrer plus profondément la pensée du Grand Timonier et devant les pauvres pequenauds que nous étions pour la plupart et qui ne connaissaient que Mao Tsé Toungue, elle prononçait Máo Zédōng (毛澤東 si vous préférez) avec l’auto-admiration caractéristique du petit enfant qui vient de réaliser pour la première fois tout seul l’opération requise sur son petit pot.

J’espère, hélas contre toute espérance, que cette étude, si tant est qu’elle ait été poursuivie, aura fini par la rapprocher de Simon Leys plus que de Maria Antonietta Macciocchi ou Alain Badiou.

Pour mieux préciser le profil de la dame, je me souviens encore qu’étant chargée de nous lire un avis ministériel mettant en garde contre les dangers de la drogue, elle s’était empressée de le compléter par un texte d’Antonin Artaud faisant une apologie effrénée de l’usage des stupéfiants.

Mais venons-en à ce qui nous occupe.

Car Mme X., qui évidemment n’en ratait pas une dès qu’il s’agissait de critiquer une forme de répression, se montrait bien entendu partisane de la dépénalisation de la pédophilie et même de l’inceste.

La légitimation de la pédophilie découlait bien sûr d’une interprétation extrémiste de la « révolution sexuelle » alors en vogue et largement partagée – en dépit de nombre de dénégations désormais aussi scandalisées que tartuffesques – par une certaine intelligentsia branchée.

Les coups de boutoir assénés contre une morale sexuelle à l’évidence contraignante et répressive par des théoriciens comme W Reich, des présumées expériences comme celle de Summerhill, les analyses généalogiques par Michel Foucault d’une normativité sexuelle expression d’un « pouvoir » imposant en particulier surveillance sans faille et punition de la sexualité de l’enfant ainsi qu’une psychiatrisation de toute « déviation », à commencer par l’homosexualité, etc., tout ceci constituait un bouillon de culture à la fois vivifiant et ambigu dans la mouvance de « l’après 68 ».

Sans nier la « libération » apportée par de tels courants, en particulier en ce qui concerne l’émancipation de la femme et les droits des homosexuels, il faut cependant reconnaître que quelques vers étaient dans le fruit, notamment en ce qui concerne les soi-disant bénéfices de l’extension d’une telle « libération » non seulement à la sexualité des enfants, mais aussi aux rapports entre ceux-ci et les adultes.

Et nombreux sont celles et ceux qui, dans l’enthousiasme pour le moins trouble de l’époque, ont avalé de tels vers sans le moindre discernement ni la moindre hésitation.

Mme X. était de ceux-là.

Contre les raisons quelque peu hypocrites de celles et ceux qui prétendent aujourd’hui qu’ils ou elles ont été « piégés », qu’ils ont signé telle ou telle pétition en toute bonne foi parce que, par exemple, elle exigeait la reconnaissance du droit des homosexuels, un même âge légal du consentement pour une relation hétérosexuelle que pour une relation homosexuelle, etc. mais sans se rendre compte qu’elles justifiaient aussi la pédophilie, il importe de revenir aux faits :

Quand on présente entre autres un procès de pédophiles comme

une simple affaire de  » mœurs « , où les enfants n’ont pas été victimes de la moindre violence, mais, au contraire, ont précisé aux juges d’instruction qu’ils étaient consentants (quoique la justice leur dénie actuellement tout droit au consentement) (…)

et qu’on critique le décalage entre

le caractère désuet de la loi et la réalité quotidienne d’une société qui tend à reconnaître chez les enfants et les adolescents l’existence d’une vie sexuelle (si une fille de treize ans a droit à la pilule, c’est pour quoi faire ?).

qu’on se nomme en particulier Louis Aragon, Francis Ponge, Roland Barthes, Simone de Beauvoir, Gilles Deleuze, André Glucksmann, Félix Guattari, Guy Hocquenghem, Bernard Kouchner, Jack Lang, Michel Leyris, Jean-François Lyotard, Gabriel Matzneff, Catherine Millet, Jean-Paul Sartre, Philippe Sollers, Danielle Sallenave et bien d’autres,

il est tout de même difficile d’invoquer l’ignorance et la méprise, à moins de ne savoir ni lire ni écrire.

Et la seule attitude honnête et honorable est bien celle de M. Lang, qui ose enfin nommer un chat un chat et une connerie une connerie :

« C’est une connerie, je l’ai dit. On était très nombreux à l’époque à signer ça… C’était Daniel Cohn-Bendit, Michel Foucault… C’était une série d’intellectuels, c’était l’après-68 », a recontextualisé l’ancien ministre. « Et nous étions portés par une sorte de vision libertaire fautive […], et c’était une connerie inacceptable »

Mme X. faisait donc partie de celles et ceux qui, devant une classe d’hypokhâgne ou ailleurs, professaient sans sourciller ce genre de « conneries inacceptables ».

Dont acte.

Normalienne, agrégée, docteure, cela ne l’a en rien empêchée par ailleurs de poursuivre une carrière universitaire fort respectable, tout comme d’autres ont suivi sans encombre une carrière politique ou jouissent d’une postérité littéraire ou philosophique prestigieuse.

Il est à espérer que le temps ait apporté quelques nuances à ses convictions.

Mais on le sait, la complaisance courtisane vis-à-vis de la doxa du jour est l’une des meilleures assurances d’obtenir quelque promotion plutôt que de risquer de recevoir, comme Paul Ricœur, une poubelle sur la tête, ou de se voir ostensiblement ignoré durant quelques décennies par les chantres de la pensée unique…

Loin de moi l’idée d’une quelconque « chasse aux sorcières ». Mais un certain attachement à la « vieille école », ou peut-être le gâtisme inhérent à l’âge, me font penser qu’un minimum de rectitude éthique fait partie de la stature d’un auteur, surtout en philosophie.

Si on peut considérer à juste titre qu’un scientifique, un philosophe, un écrivain ou un artiste a du talent, voire du génie, il est plus rare et difficile de reconnaître en lui un « grand homme ».

Certes, nul n’est exempt de faiblesses, de moments d’égarement et d’erreurs de jeunesse. Et dans ces épisodes hélas si fréquents d’altération du jugement, tous ne portent pas le même degré de responsabilité. Il y a les maîtres et il y a les disciples. Il y a ceux qui mènent et il y a ceux qui suivent.

Mais dans tous les cas, la grandeur de l’humain me semble résider dans une capacité de maîtrise et de discernement.

Ainsi, tel monument de la philosophie aveugle devant un discours pédophile ou le totalitarisme évident de certains régimes, tel autre durablement encensé par des cohortes d’enseignants et de thésards en dépit de son engagement nazi et de son antisémitisme, peuvent bien être au dire de Kant d’habiles « artistes de la parole », mais ne seront jamais me semble-t-il de « grands hommes ». Il en va de même de tel photographe, amateur de jeunes nymphettes dénudées, longtemps adulé des foules comme artiste talentueux, de tel écrivain pédophile un temps à la mode, de telle gloire de notre littérature ayant pourtant produit d’immondes pamphlets antisémites, etc., etc.

Fort heureusement, la littérature et la philosophie ne se limitaient pas, à l’époque pas plus qu’aujourd’hui, au conformisme ou à la complicité avec le modèle dominant, et nombre d’auteurs et enseignants se révélaient capables de nourrir les exigences critiques de la pensée de leurs étudiants.

Toutefois, si l’omniprésence intellectuelle de la « révolution sexuelle » rendait facilement compte de la complaisance d’une certaine intelligentsia envers la pédophilie, il m’a été plus difficile de comprendre le pourquoi de la légitimation de l’inceste par Mme X. et ses semblables.

Car, si j’avais bien compris, structuralisme oblige, elle se présentait aussi comme disciple enthousiaste de Claude Lévi-Strauss.

Et dans ma petite tête d’étudiant, Lévi-Strauss était le théoricien de la centralité anthropologique de l’interdit de l’inceste, en tant « qu’Intervention » permettant la naissance de l’ordre spécifique de l’humain – l’ordre de la culture – et sa capacité de surmonter l’arbitraire des seules lois de la nature.

Le fait de la règle, envisagé de façon entièrement indépendante de ses modalités, constitue en effet, l’essence même de la prohibition de l’inceste. Car si la nature abandonne l’alliance au hasard et à l’arbitraire, il est impossible à la culture de ne pas introduire un ordre, de quelque nature qu’il soit, là où il n’en existe pas. Le rôle primordial de la culture est d’assurer l’existence du groupe comme groupe; et donc de substituer, dans ce domaine comme dans tous les autres, l’organisation au hasard. La prohibition de l’inceste constitue une certaine forme – et même des formes très diverses – d’intervention. Mais avant toute autre chose elle est intervention; plus exactement encore, elle est: l’Intervention.

Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, Mouton, pp. 36-37.

Comment donc pouvait-on accepter qu’on remette en question cet interdit anthropologique aussi fondamental que fondateur ?

C’est sans doute plus tard que j’ai découvert la logique subtile qui permettait d’effectuer ce passage audacieux tout en se réclamant du Maître.

Car en effet, il reste permis de penser que, pour Lévi-Strauss, c’est l’interdit en tant que Règle qui est premier. Le fait que cet interdit touche l’inceste étant second.

C’est effectivement « le fait de la règle, envisagé de façon entièrement indépendante de ses modalités » qui est en tant que tel fondateur de la culture, et donc de l’humanité. Que cette règle concerne la structuration grammaticale du langage articulé ou l’inceste, cela est finalement secondaire.

L’un de mes buts essentiels a toujours été de placer la ligne de démarcation entre culture et nature, non dans l’outillage, mais dans le langage articulé. C’est là vraiment que le saut se fait ; supposez que nous rencontrions, sur une planète inconnue, des être vivants qui fabriquent des outils, nous ne serions pas sûrs pour autant qu’ils relèvent de l’humanité. En vérité, nous en rencontrons sur notre globe, puisque certains animaux sont capables, jusqu’à un certain point, de fabriquer des outils ou des ébauches d’outils. Pourtant nous ne croyons pas qu’ils ont accompli le passage de la nature à la culture. Mais imaginez que nous tombions sur des êtres vivants qui possèdent un langage, aussi différent du nôtre qu’on voudra, mais qui serait traduisible dans notre langage, donc des êtres avec lesquels nous pourrions communiquer…

G. Charbonnier, Entretiens avec C. Levi-Strauss, 10-18, 1969, p. 183-184.

Sur de telles bases anthropologiques, Mme X. s’estimait donc en droit de célébrer les noces monstrueuses de la libération sexuelle avec la levée de l’interdit de l’inceste.

« Vous voyez que le contenu de la règle est extraordinairement variable. Mais ce qui n’est pas variable, c’est qu’il existe une règle » (…).

« On pourrait très bien concevoir que nos sociétés évoluent progressivement vers un état où les anciens modes de régulation auront perdu toute espèce de valeur ou d’importance, et, où, par conséquent, ce ne sera plus que par l’effet d’un vestige de l’histoire, que nous continuons à appliquer, à pratiquer certaines interdictions ?D’ailleurs c’est une hypothèse que Durkheim lui-même avait faite : il s’était laissé aller à chercher ce qui se passerait dans une société où il n’y aurait pas de prohibition de l’inceste. Probablement que ça pourrait tout de même arriver à être une société, à condition de remplacer ces règles d’échange matrimonial, par d’autres formes de règles d’échange qui se situent sur d’autres plans et à d’autres niveaux, et disons, la plus grande liberté, la plus grande indépendance que nous prenons, au moins dans nos spectacles vis-à-vis de certaines règles sociales, traduit peut-être cette évolution manifeste qui est en train de se produire ».

C. Lévi-Strauss, Grands entretiens. Ina. 1969-1974. Partie 6 : Regards actuels. Chap. 51 : L’inceste contemporain.

« Évolution manifeste » qu’il n’est que trop facile de constater dans le monde du spectacle, mais qu’à la différence de Mme X. et d’autres, Claude Lévi-Strauss n’a jamais prônée dans le monde réel.

*

Ce rapide rappel des déviations et récupérations possibles, telles qu’elles sont illustrées par Mme X., d’une réflexion sur l’inceste uniquement fondée sur l’anthropologie, fût-elle structurale, et sur la sociologie m’incite à terminer en proposant de revenir à une approche finalement plus classique des fondements de l’interdit, qui d’ailleurs ne s’oppose aucunement aux abords anthropologique et sociologique, mais les complète.

Car en-deçà de la fonction essentiellement sociologique de l’interdit de l’inceste que nous décrit l’anthropologie de Lévi-Strauss, il me semble impossible d’évacuer le fondement essentiel de cette prohibition, dont l’approche relève de la psychanalyse, de la psychologie, de l’éthique et donc de la philosophie morale.

Dans une approche psychanalytique et psychologique, l’interdit est fondateur en même temps que libérateur, avant tout parce qu’il signifie la rupture d’un état de confusion (de l’enfant avec la mère, de la mère avec l’enfant, de l’enfant avec le père, du père avec l’enfant, de la sœur avec le frère ou du frère avec la sœur) pour instaurer un ordre qui sera celui de l’échange dans la reconnaissance de l’altérité, des altérités.

C’est ce décentrement, cet « acte d’arrachement » qui rend possible la naissance de l’éthique. « On entre véritablement en éthique, quand, à l’affirmation par soi de la liberté, s’ajoute la volonté que la liberté de l’autre soit » comme le dit P. Ricœur (Avant la loi morale : l’éthique, dans Encyclopédia Universalis, « Les enjeux », 1985).

À ce que Ricœur nomme « le pôle tu » succède, dans ce processus de naissance de notre être éthique, le « pôle il », qui se caractérise par la médiation de la Règle, de l’Interdit.

Ce « tournant de l’interdiction » est ce qui inscrit dans l’objectivité, dans un langage qui « interdit », qui dit entre, un « dit » neutre entre des subjectivités en vue de limiter le fantasme de toute puissance d’un besoin-désir par lequel nous resterions aliénés à notre être pulsionnel. Une telle limitation par l’interdit va désormais permettre l’institution, à travers la morale et le droit, d’une vie sociale fondée sur une reconnaissance respectueuse de l’autre, des autruis.

Les interdits fondamentaux (du meurtre, de l’anthropophagie, de l’inceste) accomplissent ainsi des exigences enracinées à la naissance même de notre conscience éthique, en les formulant de manière diverse dans le langage en fonction des cultures, au niveau de la morale ou des morales (qu’elles soient religieuses, athées, laïques, etc.) et en les instituant parallèlement dans le droit et le politique.

Ainsi, l’interdit qui se comprend pour Lévi-Strauss comme le moment instaurateur de la société est avant tout à concevoir comme instaurateur de notre humanité en tant qu’êtres capables d’éthique.

En d’autres termes, ce n’est pas sur la seule « anthropologie structurale » ou quelques « structures élémentaires de la parenté » que le législateur peut fonder le respect inconditionnel de l’interdit de l’inceste, mais sur le fait que cet interdit est indissociable de la naissance même de notre spécificité humaine, en tant que l’éthique en est constitutive.

Cela rend compte aussi, bien évidemment, de son universalité, qui précède sa fonction proprement sociale.

Limiter ce cheminement complexe par lequel nous devenons des êtres humains capables de société aux seules constituantes anthropologique ou sociologique, même si celles-ci constituent des éléments essentiels, en ignorant le caractère premier de la dimension éthique, risquerait d’aboutir au genre d’interprétations dangereusement simplistes et réductrices que nous proposait en son temps Mme X.

Interprétations ouvertes à tous les vents du relativisme et du laxisme, comme nous l’avons vu, du fait de cette évacuation du fondement irréductiblement éthique de l’interdit de l’inceste.

Les scandales actuels ne font hélas que témoigner des déviations pernicieuses de la philosophie lorsqu’on l’instrumentalise – consciemment ou inconsciemment – pour légitimer une bien pitoyable désinhibition des pulsions.

Souhaitons que les coupables parviennent enfin à une conscience plus claire de tels errements.

*

Pour ma part, je n’ai pas de rancune envers Mme X.

Même si cela ne m’a pas vacciné contre quelques engagements politiques discutables, je lui suis même reconnaissant de m’avoir tellement dégoûté du maoïsme que j’ai évité de perdre un temps précieux à ce genre de culte.

Sans doute une grâce mystérieuse (ou peut-être déjà l’influence de Stultitia…) m’a-t-elle aussi permis d’échapper au charme de la drogue tel que le chante Artaud aussi bien qu’aux genres de déviations sexuelles que s’empressait de justifier, voire de promouvoir, son enseignement.

D’autres à l’évidence n’ont pas eu cette chance.

Je ne cherche surtout pas à les disculper en les faisant passer pour des victimes. Car les pervers sexuels n’ont pas attendu le genre d’enseignement dispensé par Mme X. et ses semblables pour se manifester, comme on le sait.

Mais, pour l’honneur de la philosophie, je regrette toutefois que tant d’enseignants, souvent au plus haut niveau, se soient prêtés à de telles complicités avec si peu de discernement et parfois tant de morgue.

De la distinction entre légalité et légitimité. Et du bien que ferait à M. Rajoy un petit devoir de philo de terminale.

Retour de Catalogne, où nous avons passé une bonne semaine.

Et voilà que nous apprenons qu’un État qui n’a jamais été capable de faire la lumière sur les centaines de milliers de crimes du franquisme

http://information.tv5monde.com/info/espagne-franquisme-impunite-140570

s’acharne à menacer de détention des personnes qui ont toujours affirmé leur attachement aux procédure non-violentes.

Tout comme il a d’ailleurs toléré qu’on poursuive en justice ceux qui dénoncent courageusement les abjections du passé.

http://www.lemonde.fr/europe/article/2012/01/31/le-juge-garzon-denonce-les-crimes-contre-l-humanite-du-franquisme_1636944_3214.html

Hélas, rien de nouveau sous le soleil…

Certes, le surréalisme a des racines dans la patrie de Buñuel, mais il faut reconnaître que ses représentants illustres avaient un tout autre talent que les dirigeants pitoyables capables de telles prouesses.

Franquito ferait-il donc tout pour devenir le petit Erdogan de l’Europe ?

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[ajout pour les non hispanisants: la devise parodie le titre de Franco, qui s’était auto-proclamé: « Caudillo de España por la gracia de Dios »: Chef de l’Espagne par la grâce de Dieu. Franquito est, lui: « Chef de rien par la grâce de personne ». (Dessin de Antonio Helguera)].

On connaissait bien sûr depuis longtemps ses capacités.

Plus étonnante – mais encore une fois peu surprenante hélas… – est la complicité – active, passive, intellectuelle – des instances européennes, et de tant de citoyens de l’Europe, avec de tels agissements.

Mais notre monde est bien celui qui n’hésite pas, on le sait, à élire des Trump et à faire l’apologie des Poutine…

 

Pour notre part, au cours d’une semaine en Catalogne, entre autres découvertes ou redécouvertes de ce domaine naturel et culturel inépuisable, nous avons assisté le 27 octobre, aux réactions suivant la proclamation de la République dans la belle ville de Vic où nous nous trouvions.

Car aussitôt après l’annonce du Parlement, jeunes et vieux, personnes en apparence aisées et moins aisées ont convergé spontanément vers la Plaça Major de la ville, donnant lieu à des scènes émouvantes dans une ambiance bon enfant où les rires et applaudissements le disputaient aux bruit des bouteilles de Cava (vin mousseux hispanique) qu’on débouche, et dont la foule se voyait copieusement arrosée.

Moment de joie, mais aussi de réalisme devant les difficultés à venir, la répression attendue de la part de Madrid, habituelle chaque fois qu’un peuple de la péninsule a cherché à affirmer son indépendance d’une manière qui dépasse ce qui est permis par le bon plaisir du gouvernement central.

« Il va falloir maintenant défendre notre République », nous expliquait un homme très digne, en commentant le remplacement sur la façade de la mairie de l’Estelada (drapeau catalan étoilé, signe de revendication) par la Senyera, le drapeau « officiel » symbolisant l’indépendance réalisée.

Et nous y voilà donc : la dite répression, comme à l’accoutumé, ne s’est pas fait attendre.

C’est cette expérience vécue ainsi que les multiples rencontres de gens très divers témoignant de la profondeur et de la légitimité tranquille d’une revendication séculaire qui m’inspire ce développement sur un thème de philosophie – encore une fois élémentaire –  en l’occurrence la distinction entre légalité et légitimité.

Car on peut penser que l’un des nœuds de ce qu’on nomme le « problème catalan » (même si, une fois de plus, il s’agit avant tout d’un problème propre au nationalisme castillan) se situe au niveau de l’incapacité de comprendre une distinction qui fait partie du b. a. ba de la réflexion philosophique.

Voici en effet ce que nous dit un ouvrage on ne peut plus scolaire sur le sujet :

(La philosophie de A à Z, sous la direction de Laurence Hansen-Løve, Hatier Paris 2011, article « Légalité », p. 260) :

On oppose souvent la légalité – simple conformité aux lois, sans préjuger de leur bien-fondé ou de leur caractère juste ou injuste – et la légitimité qui renvoie, elle, à l’idée d’équité, de bien-fondé, de bon droit, de justice, etc., et fait appel à des valeurs jugées supérieures à celles des lois du droit positif. Par là, on entend souligner le danger du légalisme, c’est-à-dire le danger d’une attitude qui consiste à s’en tenir à la lettre de la loi. Or la loi peut être injuste dans son application, parce qu’elle ne tient pas compte, par son abstraction et son caractère général, des situations particulières. La loi peut être injuste aussi dans son principe même, notamment si elle trahit son caractère général et devient discriminatoire.

 

Et il serait peut-être bon que certains chefs d’État en reviennent à leurs chères études, en l’occurrence quelques concepts élémentaires de philosophie.

Car, bien sûr, il est possible d’aborder la question que la Catalogne pose au nationalisme castillan par le biais de la légalité.

Et on rappellera alors :

  • que les catalans ont accepté en 1978 le Constitution espagnole par référendum ;
  • Que celle-ci décrète dans son article 2 « l’unité indissoluble de la nation espagnole, patrie commune et indivisible de tous les Espagnols ».
  • Que le droit à un référendum d’autodétermination est inconstitutionnel, et contrevient donc à la légalité :

http://www.lemonde.fr/europe/article/2017/09/08/independance-de-la-catalogne-madrid-montre-les-muscles_5182540_3214.html

  • Que les personnes qui ont promu et/ou organisé un tel référendum se trouvent donc dans l’illégalité et, outre l’application de l’article 155 de la Constitution, doivent être destituées et subir les sanctions contre la rébellion et la sédition telles qu’elles sont prévues par la loi, en l’occurrence l’article 472 du code pénal qui prévoit à leur encontre de 15 à 25 ans de prison,

Etc., etc., etc.

Choses orchestrées sur tous les tons par les médias depuis des jours, et en particulier depuis la fameuse « déclaration de la République ».

Une approche purement et formellement « légaliste » de la question aboutira donc de façon nécessaire aux blocages et affrontements auxquels nous assistons en ce moment, que seule la (jusqu’à présent) patience et l’esprit pacifique des catalans a gardés de dégénérer en violence.

 

Mais, reprenant nos définitions élémentaires à l’usage des philosophes débutants, on peut aussi considérer que cette approche purement légaliste constitue un grave danger, « le danger d’une attitude qui consiste à s’en tenir à la lettre de la loi. Or la loi peut être injuste dans son application, parce qu’elle ne tient pas compte, par son abstraction et son caractère général, des situations particulières. La loi peut être injuste aussi dans son principe même, notamment si elle trahit son caractère général et devient discriminatoire ».

Face à ce danger qui tend à oublier que la loi est faite pour des hommes et non les hommes pour la loi, que la Constitution est faite pour des hommes et des circonstances, et non les hommes pour une Constitution transformée en référence sacrée et intangible, élevée dans le ciel d’une abstraction inaccessible aux circonstances, il s’avère primordial en effet de retrouver l’essence même de la loi, celle qui en fait la servante de « l’équité, du bien-fondé, du bon droit, de la justice ».

Distinctions elles aussi élémentaires en éthique et en philosophie politique, sur lesquelles ont planché nos élèves de terminale (les miens, tout au moins…) en décortiquant l’Éthique à Nicomaque, les Politiques d’Aristote, le « kairos », mais aussi « Le juste entre le légal et le bon » de P. Ricœur (n’est-ce pas, M. Macron…), ou autres textes aptes à alimenter la réflexion philosophique de quelques dirigeants auxquels on aurait bien du mal à accorder leur baccalauréat.

Cette seconde approche, axée donc sur la légitimité, serait celle qui pourrait dépasser le dangereux légalisme en privilégiant les éléments d’interprétation dynamique que l’on trouve déjà dans les textes mêmes de la loi et de la Constitution, afin de les rendre à leur vocation. Car loin de rigidifier stérilement les positions, celle-ci vise au contraire à l’établissement d’institutions justes en cohérence du mieux possible avec les aspirations des hommes de 2017, qui ne sont plus nécessairement celles des hommes de 1978.

Car, répétons-le, la Constitution est faite pour les hommes, et non les hommes pour la Constitution.

On pourrait alors observer, entre autres choses :

  • que le même article 2 de la Constitution espagnole reconnaît l’existence « des nationalités » qui composent l’Espagne, reconnaissance qui fut entérinée par « l’Estatut » accordé à la Catalogne en 2006 par le gouvernement Zapatero et rejeté en 2010 de façon unilatérale par un gouvernement Rajoy [imprécision de ma part: voir le correctif apporté par EAT dans un des commentaires ci-dessous].
  • Que la notion de « pueblos », « peuples », y est présente pour désigner ces différentes « nations » (par ex.Titulo primero, cap. III, art. 46, “Los poderes públicos garantizarán la conservación y promoverán el enriquecimiento del patrimonio histórico, cultural y artístico de los pueblos de España”, ce qui peut légitimement faire reconnaître au “peuple catalan” le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, tel qu’il est garanti par la charte des Nations unies et le Pacte sur les droits civils et politiques de 1966.

https://www.rts.ch/info/monde/8937106-en-catalogne-le-gouvernement-espagnol-joue-a-un-jeu-dangereux-.html

  • Que le « droit de décider », des citoyens de Catalogne peut être considéré comme légitime par une interprétation de la Constitution qui privilégie une « approche pondérée et évolutive des principes constitutionnels », et qu’il est même expressément reconnu par l’arrêt 42/2014 du Tribunal Constitutionnel :

https://ccec.revues.org/6230#tocto2n1

cf. aussi d’autres références déjà mentionnées, comme :

https://www.unige.ch/gsi/files/9315/0461/7440/CATALONIAS_LEGITIMATE_RIGHT_DECIDE.pdf

  • Que le droit international, même s’il ne la promeut pas expressément dans le cas des peuples dits « non colonisés », n’interdit nullement de leur part une déclaration d’indépendance :

« les déclarations d’indépendance ne sont pas contraires au droit international. En réalité, elles sont relativement indifférentes. Ce qui compte, c’est le fait, c’est-à-dire la création ou non d’un État ».

déclare le juriste Pierre Bodeau-Livinec, professeur de droit international public.

https://www.franceculture.fr/emissions/la-question-du-jour/une-catalogne-independante-serait-elle-contraire-au-droit-international

  • Que l’incompatibilité entre droit national et droit international pourrait être levée si le gouvernement espagnol prenait l’initiative d’unifier ces différents « langages juridiques », ce que permettrait donc d’ores et déjà une lecture « pondérée » de la Constitution.

« L’hypothèse d’une déclaration unilatérale d’indépendance de la Catalogne soulève la question de la création d’État en dehors des situations où sont identifiés des peuples coloniaux, sous occupation étrangère ou soumis à des régimes racistes. Dans ces cas de figure, le droit international public observe, en principe, une posture de neutralité juridique à l’égard des déclarations d’indépendance. Il ne les autorise pas, non plus qu’il les interdit. La question de leur licéité est alors renvoyée à l’appréciation d’un autre ordre juridique, interne à l’État concerné. Chaque État est libre d’autoriser, de réglementer ou d’interdire la sécession en son sein ».

http://cdi.ulb.ac.be/situation-catalogne-regard-droit-international-public-contribution-de-nabil-hajjami-maitre-de-conferences-a-luniversite-paris-nanterre-cedin/

https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9publique_catalane_(2017)

« L’État concerné » étant en l’occurrence l’État espagnol, la « question catalane » est donc bien, une fois de plus, celle de l’interprétation que se donne de lui-même l’État-nation espagnol. La balle est depuis toujours dans son camp.

etc., etc., etc.

 

On le voit, il y a donc bien, à la base de la question qui nous occupe, la confrontation de deux interprétations : l’une « légaliste », qui est actuellement le fait de l’État espagnol, l’autre « légitimiste », dont se réclament les indépendantistes catalans.

On pourrait dire alors à juste titre que la question de la définition de l’État comme celle de la Nation relève bien, elle aussi, de l’herméneutique.

Mais, dans tous les cas, ce doit être à la démocratie de trancher : le fait que la Catalogne soit, ou ne soit pas, dépend de la décision libre et informée d’un peuple qui s’exprime à travers un vote démocratique.

L’exemple du référendum en Nouvelle Calédonie, dont l’échéance approche,

http://www.lemonde.fr/politique/article/2017/11/03/referendum-d-autodetermination-en-nouvelle-caledonie-un-accord-politique-trouve_5209433_823448.html

montre qu’une approche légaliste d’essence nationaliste et instigatrice de violence, qui fut longtemps celle du gouvernement français, peut laisser place à une reconnaissance de la légitimité des aspirations d’un peuple.

Sans doute manque-t-il au gouvernement de M. Rajoy et de ceux qui le soutiennent (dont hélas les principales dirigeantes et les principaux dirigeants européens) la lucidité et la raison d’un Rocard et d’un Pisani.

Ou plutôt est-ce l’atavisme du nationalisme espagnol qui, en ce moment, ne laisse pas à une telle lucidité et une telle raison l’espace pour exister…

Cet espace devant donc être avant tout celui d’une démocratie qui ne cède en rien au déni.

Le référendum de 2014, les élections de 2015, même si l’on peut regretter le faible taux de participation (mais ce sont ceux qui votent qui font une légitimité, et non ceux qui s’abstiennent ou se détournent) ont manifesté, qu’on le veuille ou non, un soutien de la majorité des votants à l’idée républicaine et indépendantiste en Catalogne.

Il est dommage que le référendum du 1er octobre ait été rendu impossible par les circonstances que l’on sait, dont le gouvernement de Madrid est le principal responsable.

Son autorisation par le gouvernement central aurait donné, à l’image du référendum écossais de 2014, une idée de la situation politique de la Catalogne.

Pas plus qu’en Nouvelle Calédonie, le résultat des élections du 21 décembre n’est acquis.

On le sait, leurs dirigeants l’ont maintes fois répété, un échec des indépendantistes ne signifierait en aucun cas la violence. Car la patience des catalans à faire tomber « l’estaca » de façon pacifique est depuis longtemps avérée. Sans doute peut-on penser à juste titre qu’ils ont l’Histoire avec eux.

Souhaitons alors que le légalisme des nationalistes espagnols sache de son côté, en cas de victoire des indépendantistes, reconnaître enfin la voie d’une légitimité qui seule peut encore rendre à l’Espagne la dignité et l’honneur que l’incompétence de son gouvernement s’évertue à bafouer.

 

Ajout du 07/11: Je signale le blocage de l’accès au site diplocat.cat, émanation diplomatique de la Généralité de Catalogne, suite à la fermeture des représentations diplomatiques catalanes à l’étranger. Ce site diffusait, entre autres informations utiles, des conférences de spécialistes du droit international que j’avais signalées dans mes posts précédents.

Franquito met donc bien tout en œuvre pour assumer son rôle de petit Erdogan de l’Europe.

 

Ajout du 11/11:

Ce texte indispensable: tout y est !

http://www.liberation.fr/planete/2017/11/10/carles-puigdemont-des-manifestants-font-le-salut-fasciste-et-demandent-mon-emprisonnement-et-mon-exe_1609336

 

Catalogne : Sauver l’honneur de l’Espagne. Et de l’Europe.

[Je me permets de dédier ces modestes réflexions à Battitta, récemment disparu, « Siset » (cf. vidéo finale) qui, parmi d’autres, m’a aidé à approfondir ce sujet et à mieux  en percevoir les enjeux. Milesker Battitta. Laster arte!]

Puisque nous sommes dans le Wiederholungzwang – la pulsion névrotique de répétition (cf. post précédent) – en voilà encore un exemple :

Le Roi de Castille et sa cour, tels qu’ils ont été restaurés par le Régent Franco, font désormais donner leurs troupes – la Guardia Civil en l’occurrence – pour faire rentrer dans le rang les Segadors factieux de Catalogne. Bien triste répétition d’autres répétitions…

(Suite à la révolte de 1640 contre le centralisme castillan, Pau Claris proclame, dès 1641, la première République Catalane. En souvenir de cet épisode, l’hymne national catalan porte le nom des révoltés : Els Segadors, « les faucheurs »).
https://www.youtube.com/watch?v=ntjDJmFp04M

Point n’est besoin d’évoquer la longue histoire par laquelle la Catalogne fut par étapes assujettie au pouvoir castillan, et les innombrables humiliations et persécutions subies jusqu’à nos jours (pour se limiter au siècle passé : interdiction de la langue catalane par Franco, exécution du président Lluís Companys par les fascistes, etc., etc.) auxquelles a donné lieu cet assujettissement, en dépit d’une permanente résistance. Une documentation considérable existe sur le sujet.

Mais convenons-en une fois pour toutes : qu’on le veuille ou non, l’identité catalane demeure un fait, une indéniable réalité que les vicissitudes historiques n’ont pu réduire. La vidéo ci-dessus en est un témoignage particulièrement éloquent. Et pas plus que jadis, ceux qui s’y essaieront n’y parviendront. Et ils seront loin d’avoir le beau rôle !

Et convenons-en aussi : à l’évidence, depuis l’union dynastique de l’Aragon et de la Castille en 1479, étape clef de la naissance de « l’Espagne » qui vit l’unification du royaume du fait de l’alliance d’Isabelle et de Ferdinand, le mariage entre la Castille et la Catalogne n’a jamais été vraiment consommé.

« Ratum sed non consummatum » : me rappelle à point nommé Stultitia, qui connaît le droit canonique sur le bout des doigts. « Il s’agit là d’une clause de nullité, et donc d’annulation de mariage ».

[correctif 22/09: voilà que je prends Stultitia en faute. C’est rare! Car la « non consommation » d’un mariage « ratifié » constitue en fait en droit canonique une clause de « dispense », et non de nullité. Mais cette nuance byzantine ne modifie rien en ce qui concerne la séparation du couple, possible dans les deux cas].

Ce blog n’est certes pas le lieu adéquat pour proposer une procédure de divorce. Mais il faut bien admettre que, lorsque 70% d’une population, sans présumer du résultat, estime légitime la tenue d’un référendum sur le sujet, il faut pour le moins reconnaître que la question se pose…
http://www.la-croix.com/Monde/Europe/arrestations-embrasent-Catalogne-2017-09-20-1200878367?from_univers=lacroix

Sans doute, dira-t-on, il faut aussi accorder, tout à l’honneur des gouvernements du post-franquisme, que des avancées considérables ont eu lieu en ce qui concerne la reconnaissance de la diversité « des Espagnes » et la mise en place de statuts d’autonomie, dont la Catalogne fut largement bénéficiaire.

Hélas, on le sait, ces avancées réelles poursuivies en particulier par le gouvernement Zapatero, se sont vues contrebalancées dans l’actualité récente par leur annulation partielle en 2010 et des régressions étonnantes, en particulier en ce qui concerne l’autonomie fiscale promise (alors que l’article 157.3 de la Constitution prévoit que certaines communautés autonomes puissent lever elles-mêmes leurs propres impôts, ceux de la Catalogne continuent de relever de l’Administration centrale espagnole).
http://www.lemonde.fr/europe/article/2017/09/18/catalogne-on-est-dans-une-logique-de-fuite-en-avant-des-deux-cotes_5187385_3214.html

Pour ne pas parler de déclarations ô combien subtiles de ministres de gouvernements Rajoy (José Ignacio Wert, etc.) promettant entre autres d’ “espagnoliser les catalans”, initiative s’inscrivant dans la plus pure tradition discriminatoire d’un franquisme qui a souvent bien du mal à disparaître des esprits.

Sans doute l’une des importantes avancées sociétales occidentales a été la dédramatisation du divorce. Lorsque des conjoints ne s’entendent plus, on peut envisager des séparations à l’amiable qui ne sont pas nécessairement des ruptures violentes.

Mais il semble que la Castille, qui reste en cela très catholique à l’image de ses souverains fondateurs, préfère s’arc-bouter sur l’indissolubilité du mariage…

« Et pourtant, le « ratum sed non consummatum » relève du droit canon catholique. Cela ne devrait donc pas faire difficulté », ajoute Stultitia la savante. En effet.

Car, malgré le « désastre » durement ressenti de la perte de l’Empire colonial, scellée en 1898 par la guerre hispano-américaine et le traité de Paris, l’Espagne a montré qu’elle est capable de reconstruire son «identité narrative » en l’absence de cet élément constitutif qui fut pourtant central pour elle pendant des siècles.

Un divorce, une séparation, aussi pénibles soient-ils, ne signifient donc pas nécessairement la fin d’une histoire (ou d’une Histoire). Ils peuvent (et doivent) s’inscrire dans la perspective d’une « reconfiguration » du récit – selon des expressions empruntées à Paul Ricoeur – propre à impulser une nouvelle dynamique.

Pas plus l’ethnogenèse que le processus de constitution des nations ne se fixent en des figures statiques et intangibles : la perte d’un empire colonial peut-être une libération, pour les ex-colonies bien sûr, mais aussi pour les nations colonisatrices elles-mêmes, qui peuvent désormais nouer avec des peuples jadis humiliés des relations plus saines et franches, plus respectueuses, des relations d’égal à égal. Et cela se vérifie y compris au niveau économique.

Il n’est pas interdit de réussir un divorce. Mais la violence exercée par l’une des parties risque à l’évidence de rendre les choses plus difficiles.

Pourquoi ne pas concevoir cependant, dans le cas des rapports de la Castille et de la Catalogne, qu’une situation quasi-coloniale, marquée par une permanence de la violence sous des formes variables au cours de l’Histoire – violence militaire, policière, institutionnelle – de la part d’un État nationaliste, puisse évoluer vers une pacification par une résolution à l’amiable ?

[Précision importante : quand je parle de « nationalisme », je comprends bien sûr le terme dans le sens que lui donne de façon relativement consensuelle la philosophie politique, en le distinguant du patriotisme : en ce sens le nationalisme consiste à vouloir édifier sa propre nation et sa propre culture au-dessus des autres, et à les développer au détriment des autres. Les États nationalistes auxquels je fais allusion ici sont ceux qui, comme « l’Espagne » castillane, ont prétendu ou prétendent encore « espagnoliser » les catalans, basques ou galiciens, tout comme ceux qui prétendent « franciser » les bretons ou siniser les tibétains, etc. C’est donc aussi la résistance à ce type de normalisation linguistique, culturelle, politique, etc. qui prend légitimement le nom de patriotisme.
Hélas, ces États nationalistes, prisonniers d’un « habitus » multiséculaire de déni de leur comportement réel, pratiquent généralement une omerta politique, médiatique, philosophique, etc. et qualifient de « nationalistes » les peuples qui manifestent, eux, une revendication authentiquement patriotique. Classique renversement des responsabilités. Pour la majorité des médias « espagnols » – mais aussi français, qui partagent le même « habitus » – c’est bien entendu les catalans, les basques etc. qui sont qualifiés de « nationalistes », avec une évidente connotation négative, voire criminelle. Alors que l’Histoire montre sans équivoque que c’est la Castille qui a toujours cherché à imposer sa langue et ses institutions, y compris par la violence et la persécution, et jamais l’inverse. Qui soutiendra en effet qu’il a un jour entendu un catalan affirmer qu’il fallait « catalaniser » Madrid ?)].

Mais ce ne sont certes pas les dernières opérations policières qui permettront ce genre de résolution.

Pourtant, une nation comme l’Angleterre, confrontée à une situation proche, a fait montre d’un courage qui l’honore en acceptant en 2014 d’autoriser un référendum d’indépendance par lequel les écossais devaient se prononcer sur l’avenir de ce qu’ils perçoivent légitimement comme étant leur nation.

Le refus de ce genre d’autorisation de la part du gouvernement Rajoy n’est donc absolument pas une fatalité, même s’il risque hélas de constituer désormais un exemple pour l’actuelle première ministre Thérésa May, qui semble plutôt portée sur la manière dure.

Il faut hélas craindre que, du côté espagnol comme du côté anglais, le fait de dénier, par l’utilisation de la violence institutionnelle et policière, à des peuples fortement mobilisés toute possibilité d’auto-détermination, constitue une grave provocation qui risque de ne pas rester sans conséquences. Car on ne peut sans risque s’opposer à la volonté exprimée par des millions de personnes.

Il en va de la dignité de l’Espagne et de l’Angleterre, comme le comprennent d’ailleurs fort bien des partis à l’audience non négligeable (Podemos, Izquierda unida, etc. pour l’Espagne, qui refusent de cautionner les agissements nationalistes de Rajoy). Ces nations, et bien d’autres, s’honoreraient en reconnaissant les droits légitimes de peuples qu’ils ont minorisés, plutôt que de continuer à leur manifester leur mépris en utilisant la seule répression judiciaire et policière.

Ajoutons qu’il en va aussi sans doute de l’honneur de l’Europe.

Le spectre d’un « éclatement » de celle-ci, si souvent agité, est en effet totalement disproportionné : hormis une minorité infime à l’extrême gauche (d’ailleurs proche des opinions développées par des partis qui se présentent en France comme « la seule opposition ferme »…), l’immense majorité des catalans est résolument pro-européenne. Tout comme la majorité des écossais, dont la sécession pourrait d’ailleurs constituer, après le « brexit », une aubaine pour l’Europe.

Certes, comme l’a déclaré la Commission européenne, le référendum catalan « est d’ordre constitutionnel interne à l’Espagne ». Il n’appartient pas aux instances européennes de décider à la place des États ; mais Jean Claude Juncker, tout en rappelant le droit européen, n’en convient pas moins qu’ « il est évident que si un oui à l’indépendance de la Catalogne voyait le jour, nous respecterions ce choix ».
https://www.youtube.com/watch?time_continue=3&v=JcylrPxCXGM
https://www.euractiv.fr/section/politique/news/catalonian-independence-juncker-ventures-into-unchartered-waters/

Dans un contexte où l’euroscepticisme constitue une réelle menace, serait-il en effet cohérent de multiplier les difficultés à des entités (l’Écosse, la Catalogne) qui, outre leur puissance économique non négligeable, revendiquent résolument leur appartenance à l’Europe ?

On peut raisonnablement prévoir que leur réintégration serait facilitée, moyennant le recours à quelques dispositions juridiques adéquates (cf. dans l’article mentionné ci-dessus, le principe d’intégration des « États successeurs », qui permettrait « d’hériter » d’une adhésion précédente).

La situation ne relèverait donc pas du tragique que se plaisent à dépeindre ceux qui instrumentalisent la terreur de « l’éclatement », dans le but manifeste de sauvegarder un statu quo qui fait l’affaire des États centralisateurs.

Rappelons que le changement de statut de l’Écosse ou de la Catalogne exige la majorité à un référendum, ce qui limite tout de même largement le nombre des candidats potentiels. Il y aura bien sûr des candidats plausibles et légitimes, mais il est peu probable que la Savoie ou la Picardie empruntent cette voie dans l’immédiat…

Ajoutons que la question est avant tout celle de la cohérence éthique et du respect de la démocratie : l’Europe, qui se plait à faire la leçon à des États faisant peu de cas du droit de leurs « minorités » (cf. la Turquie, par exemple), s’honorerait aussi en montrant la voie d’une résolution non-violente et courageuse de la question posée par ses propres peuples minorisés.

La capacité à reconnaître la légitimité de leurs aspirations tout en leur conférant un statut en son sein pourrait constituer en outre un séduisant défi à relever, largement à sa portée, et revêtir une valeur d’exemplarité à même de redorer un blason terni par l’absence de projets autres que trivialement économiques.

Car si l’Europe ne s’engage pas dans cette voie, qui donc le fera ?

La reconnaissance des droits du peuple tibétain risque en effet de faire long feu si les autorités chinoises, à l’exemple de M. Rajoy, considèrent que seul le peuple chinois dans son ensemble est apte à décider « démocratiquement » du sort des populations que la Chine a rendues minoritaires…

Espérons donc que l’actuel gouvernement espagnol ne réveille pas, une fois de plus, par son recours à la « violence première » institutionnelle et policière, cette « violence seconde », réactive, dont l’Espagne a trop souvent fait les frais.

Pas plus que d’autres, les catalans ne le souhaitent.

Depuis longtemps, en dépit des provocations et des humiliations des « gens orgueilleux et superbes », ils ont fait le choix de n’aiguiser la faux que dans leur hymne.

Mais, on le sait, on peut s’attendre en revanche à ce qu’ils tirent sans faiblir sur le pieu qui les attache, comme ils l’ont toujours fait. Et il est certain qu’ils ne s’arrêteront pas avant de l’avoir fait tomber.
https://www.youtube.com/watch?v=2wRqbwHS4Hs
https://www.lacoccinelle.net/261857.html

Il en va donc des intérêts aussi bien que de l’honneur du peuple « espagnol » et de ses gouvernants de reconnaître enfin sans équivoque, dans la justice et la paix, la force de ce droit.

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Ajout du 22/09:

Pour les abonnés, un entretien important, qui fait le point sur l’état de la question :

http://abonnes.lemonde.fr/europe/article/2017/09/22/carles-puigdemont-president-de-la-catalogne-nous-n-allons-pas-renoncer_5189331_3214.html

Et puisque « Le Monde » semble avoir du mal à valider mes commentaires sur le sujet, je reporte ici le second (le premier n’ayant pas eu l’heur de passer):

Bien étrange – mais peu surprenant – de constater comment l’ignorance ainsi qu’un « habitus » nationaliste bien ancré font que la majorité des commentaires ci-dessous [ceux qui suivent l’entretien avec M. Puigdemont] accusent en fait … les victimes, et exonèrent des opérations policières qui bafouent un état de droit démocratique.

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Et une « somme » qui devrait désormais faire référence, rédigée par quatre spécialistes reconnus du droit international (elle est hélas réservée pour le moment aux anglicistes):

https://www.unige.ch/gsi/files/9315/0461/7440/CATALONIAS_LEGITIMATE_RIGHT_DECIDE.pdf

Nicolas Levrat, directeur du Département de droit international public de l’Université de Genève, y affirme notamment que « les citoyens de pays démocratiques ont le droit de choisir le cadre politique dans lequel ils veulent vivre » .

  « La volonté des citoyens catalans de pouvoir décider eux-mêmes de leur futur politique et de la nature de leurs relations avec Madrid est légitime », résume-t-il. Le panel d’experts se base notamment sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, garanti par la charte des Nations unies et le Pacte sur les droits civils et politiques de 1966. Problème, il faut définir ce qu’est un « peuple » et là les interprétations juridiques divergent.

https://www.rts.ch/info/monde/8937106-en-catalogne-le-gouvernement-espagnol-joue-a-un-jeu-dangereux-.html

Rappelons toutefois qu’en 2006, le nouveau statut d’autonomie approuvé par le Parlement espagnol (« l’Estatut » en catalan) et validé par référendum en Catalogne reconnaissait la légitimité du terme « Nation » pour qualifier le peuple catalan.

C’est ce statut qui a été partiellement annulé de façon unilatérale en 2010 par le gouvernement Rajoy. [correctif du 05/11: en fait  l’Estatut a été rogné par le Tribunal Constitutionnel sur l’initiative du PP, alors dans l’opposition; Zapatero étant toujours président du gouvernement en 2010. Voir commentaire de EAT à mon post du 03/11].

 

Ajout du 24/09:

Une petite mise au point suite à une bonne vidéo du monde

http://abonnes.lemonde.fr/europe/video/2017/09/22/pourquoi-les-catalans-souhaitent-ils-etre-independants_5189999_3214.html

et à des accusation « d’égoïsme », de caprices de riches ou « d’enfant gâtés » (sic) qui « méprisent le reste des espagnols » récurrentes dans les commentaires (cf. ci dessus sur ce dernier point le rapport entre l’inexistante politique de « catalonisation des espagnols » versus les permanentes tentatives « d’espagnolisation des catalans ». « Y ‘a pas photo« , tout de même …  ):

L’argument récurrent de « l’égoïsme catalan » est ridicule et significatif du mépris dont souffrent les peuples minorisés. Ce  qu’ils refusent, c’est la confiscation par Madrid de leur souveraineté fiscale, tout comme la France refuserait que ses impôts soient gérés par Berlin. Leur revendication d’appartenance à l’Europe implique bien d’accepter pleinement de contribuer au budget de l’Union. Bruxelles plutôt que Madrid. « L’égoïsme » n’a donc rien à voir dans l’affaire, qui est avant tout politique.

Pour approfondir les questions de droit, une série de vidéos sur :

http://www.diplocat.cat/fr/index.php?option=com_content&view=article&id=139&catid=104&lang=fr&Itemid=242

Et encore:

https://vimeo.com/100200291

[ajout du 05/11: à ce jour, ces vidéos, qui contenaient diverses conférences relatives à la légitimité de l’indépendance de la Catalogne au regard du droit international, dont une journée d’étude organisée à l’IEP de Paris, ne sont plus disponibles.

C’est en fait l’ensemble du site diplocat.cat, site diplomatique de la Généralité de Catalogne, qui est désormais inaccessible sur le Web. Pour quelles raisons ? Censure de la part du gouvernement de Madrid ?]

 

Du ridicule (ter). Quand Eiríkr Zemmour donne des leçons de français à Mohamed ; et que les plaisanteries gauloises ne conviennent pas à M. Sarkozy, qui devrait plutôt approfondir la question démographique. Brèves.

(Éric est un prénom masculin scandinave, dérivé du vieux norrois Eiríkr (ou Eríkr). Wikipedia..

À la suite d’Antonio Damasio, j’avais il y a quelque temps souligné le rôle fondateur des émotions pour le développement de notre psychisme, tout en insistant sur la nécessité « de protéger la raison contre les vicissitudes que la perception anormale des émotions (ou les influences indésirables sur la perception normale) peut introduire dans le processus de prise de décision » A. Damasio, L’Erreur de Descartes, Poches Odile Jacob, Paris 2001, p. 331-332).

http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2014/06/26/passion-raison-demagogie-et-droit-a-propos-de-lacquittement-du-docteur-bonnemaison/

Et voilà qu’un article du Spiegel, traduit dans le Courrier International (1349 du 8 au 14 septembre 2016, p. 10), précise justement, à propos des dernières élections en Allemagne, les perspectives inquiétantes qui nous attendent si on ne met pas tout en œuvre pour combattre une dynamique désormais évidente : celle qui privilégie l’émotion jusqu’à rendre les comportements inaccessibles aux faits comme à la raison.

« Il ressort néanmoins clairement du scrutin de dimanche [4 septembre dans le Land du Mecklembourg, tendance confirmée par le dernier scrutin de Berlin] que, tout au moins à l’Est, un nombre croissant d’électeurs se détournent du système politique démocratique en place ; que la bonne santé de l’économie, la création de nouvelles zones piétonnes ou l’afflux de touristes (trois critères qui sont remplis dans le nord-est du pays) ne jouent aucun rôle ; et qu’un parti est parvenu à attiser la peur des réfugiés, pourtant très peu nombreux dans le Land concerné. En bref : que l’émotion l’a emporté sur la raison. Les faits ? Ils ne comptent pas ». (c’est moi qui souligne).

 

On le sait, tout comme la montée de l’AfD en Allemagne, les controverses ahurissantes sur le voile ou le burkini (cf. posts précédents) ont récemment montré combien le rempart de la raison est fragile devant la montée de l’émotion, surtout lorsque celle-ci est savamment instrumentalisée dans des buts démagogiques ou mercantiles.

Et, bien qu’ils soient un ramassis de grossiers appels du pied à l’irrationnel et au mensonge, des livres comme ceux d’Eiríkr Zemmour n’en caracolent pas moins en tête des classements des ventes du moment.

http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2016/09/16/les-erreurs-chroniques-d-eric-zemmour_4998986_4355770.html

Le phénomène est en soi pour le moins inquiétant.

Et si l’enquête de l’Institut Montaigne met avant tout en lumière la forte intégration des français musulmans,

http://www.lemonde.fr/religions/article/2016/09/18/une-enquete-de-l-ifop-offre-un-portrait-nouveau-des-musulmans-de-france_4999468_1653130.html

la proportion de « rigoristes » dont le système de valeur serait, aux dires de l’enquête, « opposé aux valeurs de la République » (28% dont une moitié de jeunes), pose problème, bien qu’il ne faille en aucun cas identifier sommairement ce phénomène à celui de la « radicalisation ».

(cf. par exemple C. Dargent dans :

http://www.la-croix.com/Religion/France/Etude-musulmans-France-attention-terme-rigoriste-2016-09-19-1200790133 )

En outre, « ceux qui se replient [les « 28% » en question] connaissent très peu l’islam », comme le déclare sur BFMTV Laurent Bigorgne, maître d’œuvre de l’enquête.

http://www.bfmtv.com/mediaplayer/video/musulmans-de-france-ceux-qui-se-replient-connaissent-tres-peu-l-islam-861167.html

L’enquête montre encore que  dans cette frange des 28%. « les difficultés de l’intégration jouent un rôle majeur », et que, particulièrement chez les jeunes, la religion (même lorsqu’elle est mal connue) constitue un élément structurant de l’identité, qui permet de répondre en particulier au classique « désir d’individualisation des adolescents », comme le note Raphaël Liogier.

http://www.20minutes.fr/societe/1927143-20160919-enquete-institut-montaigne-cache-derriere-28-musulmans-ultras

 

Une question s’impose alors, déjà maintes fois évoquée dans les posts précédents :

Une partie de notre population, et en particulier de notre jeunesse, est déjà largement marginalisée et discriminée :

http://abonnes.lemonde.fr/emploi/article/2016/09/19/discrimination-a-l-embauche-situation-inquietante_4999970_1698637.html

(malgré le titre, l’enquête concerne à 80% des français).

Le fait qu’un certain Eiríkr lui assène de surcroît « qu’en France, il ne faut pas appeler son fils Mohamed »

http://www.gqmagazine.fr/pop-culture/news/videos/zemmour-reitere-ses-propos-nauseabonds-chez-ardisson/26351

tout comme on a pu affirmer impunément que « l’islam est la religion la plus con » ou « qu’il ne faut pas avoir peur de se faire traiter d’islamophobe » n’est-il pas l’un des moyens les plus efficaces de mépriser les identités et, ce faisant, de fabriquer des terroristes ?

« Le risque, c’est d’alimenter ce repli identitaire par l’islamophobie. ‘’L’islamophobie peut provoquer des vocations chez les plus fragiles, insiste Raphaël Liogier. Les politiques jouent aux pompiers pyromanes à force de parler de burkini et de nourrir les stéréotypes.’’ Et les chercheurs de l’enquête de l’IFOP mettent en garde. ’’ Le pire serait que l’on réponde à la pulsion de révolte d’une partie des jeunes, fondée sur l’idée qu’il y a « eux » – les « impurs » – et « nous » – les musulmans fiers de l’être, mais victimes de l’islamophobie ambiante – par un discours politique fondé lui aussi sur cette dichotomie. Dans le contexte sécuritaire actuel, cette tentation sera difficile à éviter. Mais, il faut savoir résister aux provocations et à la haine. (…). La France peut faire la guerre à Daesh, elle ne peut pas entrer en guerre avec une partie de sa jeunesse’’. ». (Article de « 20Minutes » cité plus haut).

Il serait grand temps que les politiques et les médias, plutôt que d’entrer dans leur jeu, fassent comprendre à certains irresponsables que la manipulation de l’émotionnel et de l’irrationnel, si elle peut booster l’audimat, faire vendre des livres et apporter des bulletins dans les urnes, ne fait jamais que le jeu de ceux qui veulent nous détruire.

 

**********

 

En achevant cette première brève, voilà que je prends connaissance de quelques gauloiseries de M. Sarkozy :

« Dès que vous devenez français, vos ancêtres sont gaulois », déclare à Franconville notre trublion national, qui, tel « Doc » Emmett Brown dans « Retour vers le futur », invente maintenant la machine à changer d’ancêtres.

Mais, comme le disait si bien Brassens, tout comme « on a les Dames du temps jadis qu’on peut », on a les ancêtres qu’on peut. N’est-ce pas, M. Sarkozy ?

Et on ne voit pas bien l’intérêt de repeindre – ceux que nous pourrions du moins connaître -, tunisiens, espagnols, sénégalais, vietnamiens ou même hongrois, en gaulois pur sucre, aux tresses blondes et aux longues moustaches.

« D’ailleurs moi, mes ancêtres étaient romains, comme mon nom l’indique, s’indigne Stultitia. Gauloise, moi, jamais ! Ils sont fous ces gaulois ! ».

Dans la même veine, d’autres nous avaient récemment fait croire que nos ancêtres – gaulois aussi, sans doute… – avaient dû se confronter aux terribles invasions barbares qui ont amené dans notre si douce France les infâmes envahisseurs francs !

http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2015/09/16/avec-marine-boutons-les-francs-hors-de-france/

Fort heureusement, contre les fables puériles et mensongères d’une « identité nationale » statique, qu’elle soit gauloise, franque, ou cro-magnonne, les historiens sérieux (cf. par ex. les « réponses » à ce dernier post, ainsi que les nombreuses réactions d’historiens qui fleurissent dans les médias

http://abonnes.lemonde.fr/big-browser/article/2016/09/20/les-profs-d-histoire-qui-detricotent-les-raccourcis-politiques-en-ligne_5000891_4832693.html

http://www.la-croix.com/France/Politique/Nos-ancetres-gaulois-une-invention-du-XIXe-siecle-2016-09-20-1200790415 ) etc…

nous apprennent que les entités nationales ne peuvent se concevoir que sous l’angle de l’ethnogenèse, c’est-à-dire d’un processus d’agglomération et d’intégration de strates diverses de populations, de cultures, de religions, etc. qu’unifie petit à petit un « récit » qui devient une « Histoire ».

Tranquillisons nous donc ! Aucun besoin d’avoir des ancêtres gaulois pour être français.

J’ai évoqué dans le post précédent la belle notion « d’identité narrative » que développe Paul Ricœur*, et qui me paraît autrement riche pour penser la constitution dynamique d’une nation que les délires d’assimilation « identitaire » hélas à la mode en ces temps de surenchères démagogiques.

Mais puisque M. Sarkozy fait référence à nos « ancêtres », Stultitia se permet de lui poser encore quelques petites questions :

  • Soit, admettons que les gaulois font partie du patrimoine de ces ancêtres si nombreux qui ont fait ce que nous nommons aujourd’hui la France. Mais pourquoi ne pas en évoquer d’autres ?
  • N’oubliez-vous pas un peu vite que, parmi cette riche collection d’ancêtres qui ont participé à la constitution de cette France dont vous défendez « l’identité », il y a aussi les révolutionnaires de 1789, ceux de 1848 et de la Commune, Victor Schoelcher, Frantz Fanon, et tant d’autres qui un jour se sont soulevés contre les aristocrates, puis les riches bourgeois suffisants et les bien- pensants qui prétendent décider de ce que doivent être la couleur, le vêtement, le prénom ou la religion du « bon français » ?
  • Et ces ancêtres-là ne sont-ils pas tout aussi vivants dans le patrimoine de notre nation que les gaulois ou les francs ?

Espérons donc que les prochaines échéances politiques montreront que nous restons proches de tels « ancêtres ».

 

*Note : de grâce, ce n’est pas parce qu’Emmanuel Macron a été un temps secrétaire de Paul Ricœur (dont il ne semble pas au demeurant avoir gardé grand-chose…), que mes références à Ricoeur constitueraient une profession de foi macronienne !

 

**********

 

Pourtant, me direz-vous, Sarkozy n’est-il pas  l’un des rares politiques à prendre en compte la question démographique, que j’estime essentielle ?

http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2014/03/27/politique-demagogie-demographie-une-petite-recension-dalan-weisman-compte-a-rebours-jusquou-pourrons-nous-etre-trop-nombreux-sur-terre/

http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2016/01/07/apprendre-le-chemin-de-lenfer-pour-leviter-ou-revenir-enfin-au-politique-reflexion-sur-leffondrement-avec-philippe-bihouix-pablo-servigne-et-raphael-stevens/  etc.

Cela devrait donc me réconcilier avec lui.

 

En effet, il faut lui reconnaître ce mérite. Le classique tabou sur la question a d’ailleurs fait que les médias se sont peu attardés à ces déclarations, préférant relever la remise en cause tellement incongrue du caractère anthropique du réchauffement climatique.

Certes, proposer des conférences mondiales régulières,  à l’image de la COP21, pour traiter de la question démographique, ne peut qu’aller dans le bon sens, et on ne peut qu’approuver une telle proposition.

http://www.lejdd.fr/Politique/Sarkozy-preconise-une-conference-mondiale-sur-la-demographie-783501

Mais il faudrait tout de même que son promoteur précise un peu mieux ses intentions.

Car de curieuses conceptions de la régulation démographique circulent depuis bien longtemps à l’extrême droite, et peuvent à l’occasion gagner la droite.

Celles qui tendraient à faire croire que la régulation démographique, c’est bon pour les « autres » : ces sauvages que sont les africains, les indiens, les chinois, etc.

Et que nous autres, occidentaux civilisés, nous pourrions continuer à privilégier des politiques natalistes à même de combler ce qui est présenté comme un déficit démographique mettant en péril, à terme, avec la sacro-sainte croissance, l’équilibre de nos systèmes de retraite.

Et M. Sarkozy, période électorale oblige, semble bien céder à de telles sirènes.

En juillet 2015, sur TF1, il s’inquiétait : « L’Afrique, 1 milliard d’habitants aujourd’hui, 2,3 milliards dans trente ans […] », avant d’évoquer le risque de voir « 600 millions de jeunes Africains sans travail, qui voudront venir vivre en Europe ».

http://www.20minutes.fr/politique/1925955-20160916-pourquoi-sarkozy-interesse-tant-crise-demographique

Et il y a quelques jours, dans Le Point, le chef des Républicains enfonce le clou: « Vous additionnez l’Europe et les Etats-Unis, on est moins de 800 millions dans un monde de 7 milliards de personnes. La civilisation européenne est devenue minoritaire. La démographie fait l’Histoire et non le contraire. »

(…)

Avec Nicolas Sarkozy, la démographie pourrait donc s’inviter dans le débat électoral de 2017, ce qui est en soi plutôt une bonne nouvelle, à l’heure où la planète vit de plus en plus « à crédit » sur ses ressources naturelles. À moins que cette noble cause ne soit que le nouveau paravent d’énièmes controverses sur les migrants et l’identité nationale…

http://www.lexpress.fr/actualite/politique/lr/pourquoi-nicolas-sarkozy-se-passionne-t-il-pour-la-demographie_1821703.html

Le voile est ainsi  levé : on perçoit désormais ce qui est en question : régulation démographique imposée d’un côté aux sauvages, aux pauvres et aux déshérités, renforcement ou maintien nataliste de l’autre, afin de sauvegarder le caractère majoritaire de la « civilisation européenne » et sa suprématie.

Et voilà que la bonne intention démographique prend des relents élitistes et racistes, bien en accord avec certaines tendances qui ont, partout en Occident, le vent en poupe, et contribueront probablement à remplir les urnes en 2017.

Or, on le sait, si l’on veut traiter le problème avec sérieux dans une perspective écologique et environnementale qui a pour but une réflexion rigoureuse sur l’avenir de l’humanité et non quelque effet de manche électoraliste, il faut prendre en compte des paramètres essentiels, au premier rang desquels celui de l’empreinte écologique.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Empreinte_%C3%A9cologique

« Une métaphore souvent utilisée pour l’exprimer est le nombre de planètes nécessaires à une population donnée si son mode de vie et de consommation était appliqué à l’ensemble de la population mondiale. » (article cité).

Cette empreinte écologique se mesure en « hectares globaux » (hag ; cf. encore article ci-dessus).

Or, cette notion nous enseigne que le poids en hag d’un américain du nord sur l’environnement et ses ressources est près de 10 fois supérieur à celui d’un africain ou d’un indien, celui d’un européen étant lui près de 5 fois supérieur.

Si le mode de vie américain était généralisé à l’ensemble de la population mondiale, nous aurions besoin de 5 planètes pour subvenir à nos besoins, 2,5 si c’était le mode de vie français. Alors que le mode de vie (actuel, bien sûr…) d’un indien ou d’un habitant du Burundi se contente largement de cette seule planète dont nous disposons.

De façon plus générale, « Considérons seulement les ressources: le cinquième le plus riche de la population mondiale en consomme 66 fois plus que le cinquième le plus pauvre. » (article cité par A. Weisman, Compte à rebours, jusqu’où pourrons-nous être trop nombreux sur terre ?, ouvrage mentionné plus haut, p. 52).

Il est certes essentiel et urgent de promouvoir une régulation démographique au niveau mondial, ainsi qu’une décroissance de la consommation dans le cas des plus riches, et une limitation de celle-ci dans le cas des plus pauvres, comme le préconisent les spécialistes sérieux sensibilisés à la question.

Cf. par ex. Mathis Wackernagel, Robert Walker, etc. mentionnés dans mon post :

http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2015/08/15/rien-de-nouveau-sous-frere-soleil-a-propos-des-langues-regionales-et-de-la-demographie-pontificale/

Mais laisser croire que l’effort devrait être porté unilatéralement par les populations pauvres de la planète alors que les riches (qui eux continueraient tranquillement à se multiplier et à consommer – « croissance » oblige…) sont depuis plusieurs générations la cause essentielle des catastrophes climatiques, écologiques, énergétiques, économiques, etc. que nous avons provoquées est une odieuse supercherie qui constitue une forme nouvelle et inacceptable de racisme et de colonialisme.

Pour être à la hauteur d’une ambition présidentielle, M. Sarkozy n’a donc pas que ses connaissances historiques à corriger radicalement.

Du ridicule (bis). Et de la bouffonnerie en politique, et sur ceux qui perdent de bonnes occasions de se taire. Ou encore, qu’il devient de plus en plus urgent de renouveler le paysage.

Le philosophe Paul Ricœur, dont la culture et la lucidité sont désormais reconnues dans le monde entier, eut un jour cette phrase :

« Je ne peux m’empêcher de penser qu’il y a quelque chose de bouffon dans le fait qu’une fille chrétienne puisse à l’école montrer ses fesses tandis qu’une fille musulmane n’a pas le droit de cacher sa tête » (La critique et la conviction. Entretien avec François Azouvi et Marc de Launay, Calmann-Lévy, Paris 1995, p. 204).

Nous le savions déjà, nous voilà entrés dans l’ère de la bouffonnerie en politique.

Qui se redouble d’ailleurs de l’ignorance et du mépris de la loi.

Mais peut-être faut il penser, à décharge (ou plutôt à charge ?) que cette ignorance et ce mépris sont conditionnés par la posture politique qu’on a choisie de cultiver en période électorale ?

Car que signifie, devant la loi, qu’on « soutient » les maires ayant interdit le « burkini » ?

http://www.lemonde.fr/religions/article/2016/08/17/manuel-valls-soutient-les-maires-ayant-interdit-le-burkini_4983667_1653130.html

http://abonnes.lemonde.fr/religions/article/2016/08/17/valls-s-empare-de-la-polemique-du-burkini_4983860_1653130.html

Si, comme le confirment les juristes, « la seule chose (…) interdite en France, depuis la loi de 2011, est la dissimulation intégrale du visage dans l’espace public« ,

http://www.la-croix.com/France/Justice/Interdire-le-Burkini-est-ce-legal-2016-08-12-1200781924

alors, le fait de « soutenir » les maires qui interdisent le « burkini » équivaut à soutenir des personnes qui contreviennent à la loi.

Il faut avouer que la prouesse est un peu forte de la part d’un premier ministre !

Ou bien alors, disons-le clairement : « Il faut changer la loi », règlementer la façon de s’habiller, et, contre la loi laïque de 1905, « imposer » en France des pratiques vestimentaires, « imposition » qui rapprochera enfin notre nation des magnifiques exemples offerts par l’Iran, l’Arabie Saoudite et autres chefs d’œuvres des « valeurs universalistes » « imposées » au nom du bien commun.

http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2016/04/03/cachez-ce-voile-que-je-ne-saurais-voir-ou-encore-sur-quelques-incoherences-de-mme-badinter-et-sur-la-necessite-de-penser-de-facon-moins-sommaire-le-rapport-relativismeuniversalisme/

 

Allons, un peu de courage, M. Valls ! Allez sans faiblir jusqu’au bout de votre pensée !

Car « soutenir » les partisans de l’interdiction tout en « se refusant à légiférer », cela s’appelle la schizophrénie, me rappelle Stultitia.

« Déjà que certains accusent nos ministres de tendances paranoïaques » ajoute-t-elle…

Je lui laisse la responsabilité de ses allégations.

Mais on peut toutefois comprendre qu’une fois de plus, notre « exception française » fasse l’objet de réactions plutôt malicieuses à l’étranger.

http://www.lemonde.fr/religions/article/2016/08/16/espagne-italie-etats-unis-l-interdiction-du-burkini-en-france-vivement-critiquee-dans-les-medias-etrangers_4983527_1653130.html

http://www.liberation.fr/planete/2016/08/17/inutile-ridicule-la-presse-internationale-reagit-au-debat-sur-le-burkini_1472970

Mais peut-être va-t-on alors évoquer, avec une rouerie qui frise le cynisme, le fait que certains vêtements (dont le port est donc parfaitement conforme à la loi française), peuvent être cause de « troubles à l’ordre public », le dit trouble étant alors effectivement répréhensible.

L’argument est tout de même extraordinaire, et bien à la mesure de la manipulation des esprits qu’affectionnent de plus en plus certains qui se targuent de « politique ».

Car, si « trouble à l’ordre public » il y a effectivement, n’oublions tout de même pas que les responsables en sont ceux qui, ignorant ou méprisant la loi, estiment qu’une personne n’a pas le droit, en France, de porter un vêtement qui est autorisé par la loi française, et qui, contre toute prescription de cette même loi donc, causent du trouble en exigeant que ces personnes se plient à une « loi » qui n’existe pas ou à des pratiques qui n’ont rien à faire avec la définition de notre laïcité.

J’évoquais dans mon post d’avant-hier le cas particulièrement pervers de personnes qui, photographiées contre leur assentiment (ce qui est en France hors la loi) alors qu’elles ne font rien qui contrevient à la loi, se voient sanctionnées illégalement par une interdiction de plage, alors que des « photographes » qui affectent de considérer leurs concitoyennes et concitoyens comme des bêtes curieuses ne sont, eux, aucunement réprimés ni sanctionnés.

C’est, en rigueur de terme, le monde à l’envers.

Comme le dit M. Chevènement, qui, en tant que bon politique, tombe toutefois dans la même incohérence :

« Chacun doit faire un effort pour que, dans le cadre de la république laïque, ce soit la paix civile qui l’emporte ».

http://abonnes.lemonde.fr/religions/article/2016/08/16/chevenement-partage-entre-liberte-de-porter-le-burkini-et-necessite-d-ordre-public_4983340_1653130.html

Certes, mon cher Monsieur ! Entièrement d’accord.

Mais si on commençait par dire cela à ceux qui, par leurs exigences hystériques et leur phobie à fleur de peau, contreviennent à la loi française, plutôt qu’à ceux qui ne font que la respecter et qui ne souhaitent que vivre en paix et profiter de la mer et des vacances, vous ne pensez pas que cela simplifierait bien des choses ?

 

PS : je ne reviens pas sur les habituelles allégations concernant la théologie de l’islam, l’assimilation intégrisme-djihadisme, etc., allégations dont l’indigence et l’ignorance – ou le caractère purement démagogique – ont été déjà soulignées dans bien des posts précédents.

Si, à juste titre, on ne demande pas à un premier ministre d’être théologien, on est tout de même en droit d’attendre qu’il ne prenne pas exclusivement ses informations sur le sujet chez des Mmes Fourest ou Badinter, dont les assertions sont loin de relever le niveau de l’islamologie française.

(cf. encore là dessus bien des posts précédents).

Ajout: l’opinion de l’un des plus grands spécialistes français de la laïcité:

http://www.liberation.fr/france/2016/08/16/burkini-on-peut-etre-choque-sans-pour-autant-interdire_1472826

Et un éditorial intéressant à propos de ceux qui recommandent une « discrétion » à plusieurs vitesses:

http://www.la-croix.com/Debats/Editos/Discretion-2016-08-17-1200782871

Un article intéressant, mais bien contestable:

http://abonnes.lemonde.fr/idees/article/2016/08/18/philippe-d-iribarne-pourquoi-le-burkini-est-inacceptable_4984393_3232.html

et la « réaction » qu’il m’a inspirée:

Article intéressant, mais qui n’a pas la franchise de  formaliser ouvertement la question qu’il soulève: doit-on, au prétexte de risques essentiellement fantasmés, renoncer à l’équilibre des lois de 1905 pour s’engager dans l’aventure bien ambigüe d’un autoritarisme jusqu’alors inédit en Occident? Pensons au profil de ceux qui l’exigent. Burkini et voile en valent-ils la chandelle ?

 

Note du 18/08: Ubu à la plage.

Aux dernières nouvelles, la « rixe de Sisco », en Corse, serait liée à une banale affaire de « logique de caïdat » de la part de certains qui se prétendent maîtres des lieux.

Soit.

Une nouvelle question est alors à poser à l’intelligence tourmentée de nos chers Pères Ubu:

Quand certains « petits caïds » prétendent faire la loi dans les cages d’immeubles, la réponse adéquate est-elle d’interdire aussitôt le port du hijab ?

Vous ne voyez pas le rapport ? Tranquillisez-vous! Moi non plus…

 

 

http://www.courrierinternational.com/article/vu-de-letranger-burkini-la-france-se-trompe-de-combat

 

Ajout du 31/08:

Après l’invalidation logique des arrêtés « anti-burkini » par le  Conseil d’État (il y a tout de même encore en France un état de droit…) et leur retrait penaud par les communes, laissons le dernier mot à l’ONU en ce qui concerne la dangereuse « stupidité » de telles réactions hystériques:

http://www.lemonde.fr/port-du-voile/video/2016/08/30/burkini-l-onu-critique-une-interdiction-discriminatoire-et-stupide_4990021_4987696.html

 

L’éthique : souci de l’autre ou satisfaction de soi ? Qui donc est le « sujet » de la GPA ?

Encore un retour sur la question de la GPA, que m’inspire la profusion actuelle des articles et émissions sur le thème.

Essentiellement pour partager un étonnement somme toute assez naïf.

Car on a souvent du mal à identifier le « sujet », la ou les personnes concernée(s) en premier lieu par la pratique des « mères porteuses ».

Dans la plupart des cas, y compris dans des argumentaires de nombreux « anti GPA », tout semble se passer comme si la gestation pour autrui et les graves problèmes éthiques et juridiques qu’elle suppose posait au centre du débat le « couple d’intention », homosexuel ou pas : par exemple, on s’interroge sur les droits ou l’absence de droits de ce dernier, on compare la situation dans les diverses régions d’Europe et du monde, etc.

Puis vient en général la question du statut éthique et juridique de la mère « porteuse » ou  » gestatrice » : question de « l’instrumentalisation », de la « marchandisation » ; ou encore qu’en serait-il d’une « GPA éthique », altruiste, opérée selon le modèle du « don », avec le plein consentement de la « mère gestatrice », etc.

Ainsi, des articles tels que celui du docteur Olivennes
http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/06/16/gestation-pour-autrui-une-pratique-legitime-si-elle-repose-sur-le-don-consenti_4654740_3232.html?xtmc=gpa&xtcr=2

ou des émissions telles que « La Grande Table » du 22/06
http://www.franceculture.fr/emission-la-grande-table-2eme-partie-la-gpa-entre-regulation-et-abolition-2015-06-22

sont essentiellement concentrés sur ces questions.

Malgré certains aspects pertinents de leurs approches (en ce qui concerne en particulier pour la seconde la situation des enfants nés de GPA à l’étranger), il me semble qu’on est tout de même en droit de se demander si elles ne souffrent pas d’une fondamentale erreur de perspective.

Car le premier concerné ne serait-il tout de même pas, avant le couple demandeur et son désir de parentalité, avant la « mère porteuse », l’enfant à naître ?

N’est-ce pas lui d’abord qui devrait être le véritable « sujet » de la GPA ?

Or, il est pour le moins troublant de constater que, parmi bien d’autres, le docteur Olivennes, dans son article au demeurant riche, traite ce premier intéressé avec ce qu’il faut bien appeler une étonnante désinvolture.

Sur les 98 lignes de l’article (sur le site du Monde.fr), seules 4 sont consacrées à la situation de l’enfant.
Les 94 autres traitant donc des différentes sortes de « couples demandeurs », de la GPA « commerciale » ou altruiste, etc.

De même, sur les 35 minutes que dure l’émission de France Culture citée, seule une (de 26mn23 à 27mn23) est concédée par Serge Hefez, d’ailleurs à la demande exprès d’une journaliste, aux éventuelles répercussions sur l’enfant d’une naissance par GPA. Irène Théry, principale intervenante, n’ayant, elle, pas un mot sur le sujet. La presque totalité du discours restant centré sur le droit des parents et le statut de la mère gestatrice.

Dans les deux cas, la situation de l’enfant apparaît donc accessoire, et d’ailleurs résolue a priori de façon quelque peu péremptoire :

« Il n’y a pas de preuve scientifique démontrant une augmentation des risques d’être atteint de troubles psychoaffectifs pour un enfant élevé par une femme autre que celle qui l’a porté », déclare F. Olivennes dans l’article cité.

Tandis que Serge Hefez de son côté critique donc en quelques dizaines de secondes la « vision très très exclusive de la dyade mère-enfant » qui empêche ce dernier de s’ouvrir à la « pluralité des personnes autour de lui » et la « vision très restrictive du ou-ou », vision dans laquelle « une seule personne est représentative » du lien maternel, et à laquelle devrait se substituer celle du « et-et », capable de « hiérarchiser » différents types de liens et d’attachements.

Avant même toute évaluation de ce genre de remarques, une question essentielle se pose donc.

Elle concerne la définition même de l’éthique.

Dans plusieurs posts précédents, concernant différents sujets, en me fondant sur des philosophes tels qu’Emmanuel Lévinas ou Paul Ricœur, il m’a semblé important de rappeler que l’éthique a à voir avec la question de « l’autre » :

« Si l’on suit Emmanuel Lévinas, c’est d’autrui plutôt que du for intérieur, que l’injonction morale est dite procéder. En devenant source de moralité, l’autrui est promu au rang de l’objet du souci, à la mesure de la fragilité et de la vulnérabilité de la source même de l’injonction. Le déplacement devient alors renversement : on devient responsable du dommage parce que, d’abord, on est responsable d’autrui » (P. Ricoeur, Le Juste, Éditions Esprit, Paris 1995, p. 63).

Dès lors, que penser du contenu « éthique » de réflexions qui, bien loin du « Visage d’autrui » dont Lévinas fait l’initiateur de la relation éthique, ou même de la simple « maxime » de Kant, ne placent, « à la source de l’injonction », que la satisfaction du besoin individuel, voire du fantasme, de parentalité ?

Même si l’interrogation peut s’étendre éventuellement, dans un second temps et sous la pression des événements, à quelques conditions par lesquelles ce besoin ou ce fantasme peut s’accomplir sans un trop grand mépris ou une trop grande chosification de l’instrument qui nous permet de le réaliser (la mère porteuse en l’occurrence).

Mais qu’en est-il de cette nécessaire précédence du souci d’autrui qui définit l’agir éthique, et en premier lieu de cet autrui « fragile et vulnérable », l’enfant qui, ici, devrait constituer justement « la source de l’injonction » ?

Une telle confusion en ce qui concerne le « sujet » de la GPA – confusion, puisque c’est l’individu et son besoin de réalisation du fantasme qui occupe désormais presque systématiquement la première place dans la réflexion au détriment du bien de l’enfant à naître – apparaît dès lors comme une négation pure et simple de l’éthique elle-même.

Et une fois niée toute composante éthique du fait de ce  privilège délibéré accordé à la satisfaction du besoin du couple par rapport à la considération du bien de l’enfant à naître, on ne voit pas en quoi le fait de se préoccuper de la mère porteuse de façon souvent quelque peu paternaliste et condescendante pourrait rajouter une quelconque dimension éthique, dès lors que la règle du jeu adoptée en suppose d’emblée l’exclusion.

La pseudo réflexion sur la « GPA éthique » (cf. I. Théry), ou autre « don consenti » ou « désintéressé » (cf. F. Olivennes) de la part de la gestatrice n’est ainsi qu’un alibi qui ne fait qu’entériner l’exclusion a priori de la préoccupation qui devrait être essentielle, celle qui concerne le bien réel de l’enfant.

Il ne peut simplement pas y avoir de « GPA éthique », pour la bonne raison que celle-ci repose sur la prééminence accordée au besoin égoïste et au « droit à l’enfant » sur la considération de l’altérité de l’enfant à naître et de la responsabilité à son égard que cette altérité devrait susciter.

Et cette exclusion de l’éthique se situe à la racine même de la GPA, puisque celle-ci suppose l’abolition du souci de l’autre devant le diktat du « même » et de son fantasme de toute puissance, en l’occurrence celui d’une procréation sans limites.

Ne nous y trompons donc pas : si je pose en postulat que l’esclavage est légitime, en quoi le fait de délibérer pour savoir s’il faut faire travailler un esclave huit heures ou douze heures par jour constituera—t-il une « réflexion éthique » ?

De même, si je pose en postulat, dans une réflexion sur la GPA, que « l’autrui » de l’enfant est quantité négligeable, comme nous le montrent expressément les textes et émissions mentionnés, en quoi les débats sur le statut de la mère porteuse pourraient-ils comporter la moindre composante « éthique », puisque une GPA prétendument « altruiste » se fait, consciemment ou inconsciemment, complice d’un « projet parental »  se définissant lui-même par la banalisation de l’abandon de l’autrui « fragile et vulnérable » qu’il requiert ?

Dans l’un et l’autre cas, c’est le positionnement même de la réflexion qui, en adoptant des postulats faussés d’emblée, interdit toute dimension éthique.

On souhaiterait donc que certains « intellectuels » et les médias à leur suite cessent de nous faire croire qu’il y a, dans de tels débats sur la GPA, quelque chose qui relèverait de « l’éthique ».

Il s’agit en fait d’une supercherie.

Pour qu’une dimension authentiquement éthique soit prise en compte, il serait urgent de revenir à un positionnement adéquat.

Celui-ci pourrait être formulé par exemple d’une façon qui se rapprocherait de la suivante :

« Quelles doivent être les conditions nécessaires pour que tout enfant puisse jouir à sa naissance d’un maximum d’avantages et échapper au maximum aux traumatismes évitables ? Et en quoi la science, l’éthique et le droit peuvent-ils contribuer à assurer de telles conditions ? ».

N’est-ce pas là les seules questions qui concernent le bien de l’enfant ?

Or, n’en déplaise à Mme Irène Théry, Mrs. Serge Hefez ou François Olivennes parmi bien d’autres, rien de fondé ne permet de penser que le fait de séparer à la naissance un enfant de la personne qui l’a porté pendant neuf mois puisse constituer l’une de ces conditions nécessaires.

Malgré les affirmations bien rapides de nos auteurs (est-ce le fait de l’ignorance, d’une approche idéologique… ?), le simple bon sens ainsi que de nombreuses études semblent montrer au contraire qu’une telle séparation violente constitue un traumatisme non négligeable, dans tous les cas une épreuve que rien ne justifie d’imposer à quiconque au seuil de son existence.

J’ai déjà, à plusieurs reprises, évoqué cette question :

Par exemple :
http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2013/12/13/prostitution-alienation-consentement-meres-porteuses-quelques-meditations-terminologiques-autant-que-peripateticiennes-avec-elisabeth-badinter-sylviane-agacinsky-rene-frydman-et-bien-d/

Je me permets de reproduire quelques éléments de réflexion :

Autrui et la limite au « principe de libre disposition de son corps ».
Une extension de cette réflexion m’a été suggérée par un bel article de René Frydman, « La maternité de substitution est une aliénation, une forme de prostitution » (La Recherche 477, juillet août 2013, p. 100-101).
http://www.larecherche.fr/idees/grand-debat/maternite-substitution-est-alienation-forme-prostitution-01-07-2013-109541
Car si l’on pose en « principe », comme je l’ai fait ici, la « libre disposition de son corps », une telle règle peut-elle valoir pour aborder d’autres questions d’éthique, et particulièrement de bioéthique ?
(…) Qu’en est-il donc de la question de la « gestation pour autrui », de la« maternité de substitution » (à noter que R. Frydman fait de ces termes un rapide historique qui ne manque pas de saveur) ?
Je me souviens d’une émission télévisée sur ce sujet, dans laquelle intervenait une « mère porteuse » qui justifiait sa position par cet argument : « Je suis libre de disposer de mon corps comme je le veux ».
De plus, cette même personne reconnaissait que la grossesse était pour elle une façon « de se sentir bien », et qu’elle ne voyait donc pas la raison de s’en priver, qui plus est dans une perspective évidemment altruiste.
Il semble cependant que la réalité soit plus complexe.
Outre les arguments (qui recoupent ceux de la lutte contre la prostitution) de contraintes financières (on imagine mal la femme d’un patron du Cac 40 être « mère porteuse » au profit d’un indienne ou d’une ukrainienne déshéritée, ni même pour la caissière de son supermarché…) et de manipulation du consentement par la contrainte (sans doute existe-t-il déjà dans certains pays un « proxénétisme » de la gestation pour autrui, voire des réseaux maffieux à l’œuvre sur ce « créneau porteur »), il semble difficile de n’invoquer ici que la « libre disposition de son corps », puisque le « corps d’autrui » est par essence impliqué.
Les arguments liés à la contrainte (financière, psychique, etc.) comme à la manipulation du consentement, bien sûr évoqués par R. Frydman, pourraient faire l’objet d’une réflexion similaire à celle menée au sujet de la prostitution.
Ils sont donc importants, mais peu décisifs, à la merci d’une irréductible et insondable référence au consentement : « je suis certes déshéritée, mais je choisis d’utiliser mon corps comme je le veux » ; « je suis riche, et je choisis aussi d’utiliser mon corps comme je le veux. Où est donc le problème ? »
Le problème est donc sans doute qu’ici, à la différence de la question de la prostitution, l’invocation du principe de « libre disposition de son corps » allié au « principe de consentement » est insuffisante pour appréhender la réalité de la situation.
Même s’il manque chez R. Frydman une réflexion spécifique sur la prostitution (qu’il assimile un peu rapidement à la pure et simple aliénation), l’article se révèle riche de remarques qui désignent la nécessité d’un principe supplémentaire, impliqué dans la question de la maternité de substitution, celui des conditions nécessaires à un véritable respect du corps d’un autrui en devenir.
Il faut bien sûr distinguer ce problème de celui d’un éventuel « respect de l’embryon », dont on sait combien il peut être utilisé de façon idéologique.
Mais la « mère porteuse », par définition, ne fait pas que porter un embryon. Elle porte un corps qui, en tant qu’autrui, « transcende » nécessairement la référence à la seule « disposition » du corps propre.
C’est bien ce qui rend problématique le statut de la GPA.
« Abandon programmé. Contrairement à ce qu’avancent certains partisans de la GPA, il s’agit d’une démarche très différente de l’adoption. Cette dernière se fait par un accord préalable entre deux personnes ou deux couples ; il n’y a pas, de la part de la mère d’origine, volonté de concevoir un enfant dans le seul but de l’abandonner. Au contraire, dans la gestation pour autrui, il s’agit d’un abandon programmé. Pire : dans la mesure où la médecine intervient, d’un ‘’abandon sur ordonnance’’. Comment les médecins, qui ne cessent de prouver et d’éprouver l’importance du lien mère-bébé, peuvent-ils accepter de se rendre complice de celle-ci ? » (R. Frydman, art. cité).
Même si elles sont peu développées en France (on consultera tout de même avec profit en particulier les ouvrages de Benoît Bayle, par exemple: L’identité conceptionnelle. Tout se joue-t-il avant la naissance ? Cahier Marcé n° 1, coll. « Médecine, psychanalyse et société »Penta – L’Harmattan, Paris, 2005, ainsi que son site sur Internet), on sait que les études de PPN (Prenatal and Perinatal Psychology ; par ex. pour ne citer qu’un titre évocateur : A. J. Ward, « Prenatal Stress and Childhood Psychopathology. » Child Psychiatry and Human Development 22(1991): 97-110) sont particulièrement approfondies dans le monde anglo-saxon.
Elles « prouvent », selon le mot de R. Frydman, combien la relation prénatale de l’enfant à la mère est décisive pour son développement futur.
« Ce bébé, porté neuf mois par une mère dans le but de l’abandonner, ressent probablement le désinvestissement psychologique maternel. À la suite de quoi il subit une coupure radicale avec ce qu’il a connu jusque-là… » (R. Frydman, art. cité).
La juste revendication d’une « libre disposition de son corps » ne peut donc être étendue à tous les champs de la bioéthique sans courir le risque inquiétant et quelque peu narcissique d’un grave « désinvestissement », voire d’une disparition d’autrui du champ de l’interrogation.

Outre les auteurs cités, on pourrait rajouter par exemple des réflexions récentes de la psychothérapeute Anne Schaub :
http://www.lalibre.be/debats/opinions/la-gpa-prejudice-de-taille-pour-le-bebe-5531313b3570fde9b2bfd72f

« Les débats sur la gestation pour autrui (GPA) doivent se recentrer sur le principal intéressé : l’enfant. Or, le séparer de celle qui l’a porté durant neuf mois et à laquelle il s’est attaché représente une rupture traumatique aux conséquences bio-psycho-¬sociales néfastes tout au long de la vie.
Depuis plus de 50 ans, les recherches en sciences humaines ont considérablement fait avancer notre compréhension du développement et du psychisme si subtil et délicat du petit enfant. Ainsi, dans le cas de la gestation pour autrui (GPA), il y a lieu de jeter un regard approfondi sur la notion de l’attachement de même que sur les fondements de la création du lien du petit avec sa mère de naissance. À partir de là nous saisissons mieux que les questionnements autour de la GPA se doivent d’être centrés sur le premier intéressé : le bébé.
Les débats publics sur la pratique de la GPA passent le plus souvent sous silence l’existence du lien fondamental qui se noue entre l’enfant, la mère biologique et le père biologique, dès la conception et durant les neuf mois de gestation. Or, cette période est cruciale pour le fondement relationnel et la construction psychique et cognitive future du petit enfant et ce, pour toute sa vie. L’existence du bébé en tant que petit être « relationnel » commence dès sa conception! ».
(…)
« Dans le panel de souffrances infantiles rencontrées au cours de mon expérience professionnelle, j’ai constaté que derrière toutes les séparations, ressenties subjectivement in utero à partir de circonstances qui font croire à l’enfant qu’il n’est pas le bienvenu (conflits de couple, deuils, maman anxieuse après une fausse couche et évitant de s’attacher à son bébé par crainte de le perdre, stress de toutes sortes ou solitude de la mère portant son enfant sans le soutien du père de l’enfant, etc.) se loge comme en toile de fond l’angoisse la plus archaïque inhérente à notre humanité : l’angoisse d’abandon. Le petit enfant vit une angoisse d’abandon majeure lorsqu’il a l’impression subjective de perdre sa mère ou lorsqu’il la perd réellement (objectivement).
Le système psychique et intellectuel du petit enfant n’est pas encore muni de ce qu’en psychologie nous appelons « la permanence du moi et de l’objet ». Ainsi, l’éloignement de la mère de naissance dont il s’est laissé imprégner pendant neuf mois crée chez le tout-petit un stress qu’il assimile à une angoisse de mort. Le nouveau-né n’a en effet pas encore la maturité cognitive suffisante pour s’expliquer d’une façon consciente et raisonnée une situation d’éloignement de la « mère » qu’il connaît depuis autant de mois. En d’autres termes : « Maman c’est moi et moi c’est maman. Si je ne vois plus, n’entends plus, ne sens plus maman près de moi, je perds le sentiment de ma propre existence, j’entre en détresse et crains de mourir ! » » (La Libre Belgique, 17 avril 2015).

Nos connaissances actuelles en neurosciences et en psychologie, qui combattent fort heureusement « l’erreur de Descartes » et qui insistent, avec Antonio Damasio par exemple, sur le fait que, dans le développement psychique, les sensations corporelles et la perception des émotions précèdent et conditionnent le développement de la rationalité, rendent bien difficile de penser que le petit enfant disposera, lors de son abandon originaire, de la maturité suffisante qui lui permettrait d’effectuer cette « hiérarchisation des attachements » dont nous parle Serge Hefez de façon bien rapide et bien légère.

« Manifestation, parmi bien d’autres, d’une schizophrénie intellectuelle qui, tout en invoquant en permanence les neurosciences et en rabâchant – à juste raison – l’importance des enracinements corporels, des conditionnements affectifs et socio-culturels, renie ces convictions dès que le diktat de la bienpensance officielle l’exige » ajoute Stultitia.

Jusqu’à penser donc, contre toute évidence et toute étude sérieuse, que le fait de priver l’enfant de son environnement pré-natal pourrait relever de l’anecdotique.

Bien sûr, en dépit de tous ces signes, on peut toujours soutenir qu’il « n’y a pas de preuve scientifique démontrant une augmentation des risques d’être atteint de troubles psychoaffectifs pour un enfant élevé par une femme autre que celle qui l’a porté » (F. Olivennes, art. cité).

Mais, outre le caractère discutable de l’affirmation, en quoi pourrait-elle justifier le sophisme à la mode, selon lequel on pourrait alors légitimement priver un enfant de la femme qui l’a porté, ou établir sur de telles bases un modèle de parentalité pour les temps à venir ?

Samuel Pisar est devenu un avocat international et un auteur de renommée mondiale après avoir connu enfant les camps de concentration.

Beethoven, de son côté, aurait été enfant d’alcoolique.

Mais de tels témoignages des extraordinaires capacités de résilience qui caractérisent les petits d’hommes, ou du moins certains d’entre eux, impliqueraient-ils que nous devrions les faire grandir en camps de concentration ou que nous gagnerions à devenir des parents alcooliques ?

Et que ceci constituerait en outre une position « éthique »?

La résilience est l’un des beaux mystères de l’espèce humaine. Elle montre que l’être humain dispose de ressources suffisantes pour réparer, au moins en partie, les aberrations que lui imposent les circonstances et ses semblables.

Mais elle ne nous dégage aucunement du devoir qui nous incombe : celui d’offrir aux enfants que nous prenons le risque de mettre au monde les meilleures capacités de développement et de leur éviter le plus possible les traumatismes dont nous serions responsables.

PS :
En ce qui concerne la question de la situation juridique des enfants nés de la GPA à l’étranger, classique « cheval de Troie » surmédiatisé de l’entrisme et du « chantage à la compassion » des pro-GPA, je renvoie à mes brèves remarques :

http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2014/07/15/lettre-ouverte-sur-la-gpa/

en regrettant une nouvelle fois que cet « entrisme du fait accompli » ne suscite pas les sanctions vraiment dissuasives dont il devrait faire l’objet.

Pour une spiritualité laïque. Une lecture d’Abd al Malik avec Paul Ricœur et quelques autres.

La notion de « spiritualité laïque » revient sur le devant de la scène avec le petit livre fort pertinent d’Abd al Malik, Place de la République (Indigène 2015), sous-titré « Pour une spiritualité laïque ».

[18/03: ajout du lien]

http://www.telerama.fr/livre/abd-al-malik-l-islam-est-meconnu-par-les-musulmans-eux-memes-et-par-les-autres,123130.php

J’avais eu l’occasion, il y a quelques temps, de réfléchir à ce thème à propos de la parution d’un ouvrage de Luc Ferry ainsi que de quelques interventions dans les médias qui l’avaient accompagné.

http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2013/11/27/archi-archives-de-stultitia-2008-une-spiritualite-laique/

Je m’étonnais alors de la confusion qui régnait sur le sujet.

Pour Luc Ferry en effet, mais aussi d’une certaine manière pour André Comte Sponville ou Matthieu Ricard qui ont pu développer des idées proches quoique plus nuancées, il semblerait qu’il suffise de désolidariser le terme « spiritualité » de celui de « religion » (que ces auteurs semblent réserver aux traditionnelles « Religions du Livre ») pour assurer le caractère « laïque » de la dite « spiritualité ».

On trouve ainsi chez Luc Ferry, pour reprendre des citations que j’en faisais alors, l’affirmation que la « spiritualité » stoïcienne par exemple (d’autres préférant le spinozisme, le bouddhisme, etc.), « doctrine de l’harmonie avec l’ordre cosmique » qui nous enseigne « qu’on est soi-même un fragment d’éternité » serait en quelque sorte « neutre », moins religieuse ou métaphysique, et partant plus « laïque » que les représentations issues des « religions » juives, chrétiennes ou musulmanes.

Mais outre les questions de terminologie (cf. sur la question mon post ci-dessus : la distinction entre « religion » et « spiritualité » est loin de toujours aller de soi…), lorsqu’on choisit de qualifier une quelconque doctrine, qu’il s’agisse du stoïcisme, du bouddhisme ou de l’athéisme, de « spiritualité », sous prétexte qu’elle ne renverrait pas à la vision d’un Dieu « personnel » mais à celle d’un « ordre cosmique » comme le dit le stoïcien Chrysippe, d’une « Substance nécessaire » à la mode spinozienne théiste ou athée, d’un « Tao » ou d’un « Dharma », on ne s’exonère pas pour autant de systèmes, de visions du monde, d’interprétations globalisantes de notre condition humaine dont on ne voit pas en quoi ils seraient plus « laïques » que les « religions » traditionnelles auxquelles ils prétendraient se substituer.
(Rappel : j’avais aussi longuement parlé des ambiguïtés de l’interprétation athée du spinozisme dans un post précédent :
http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2013/12/31/eternite-de-lessence-du-corps-chez-spinoza-et-resurrection-et-derechef-de-nietzsche-et-de-ses-mythes-et-de-m-onfray-qui-gagnerait-a-lire-un-peu-mieux-ses-maitres-1/ )

Dans tous les cas, nous restons dans le domaine de la croyance en des « modèles », des « récits fondateurs » qui ont chacun leur caractère métaphysique propre.

J’ai aussi montré à diverses occasions combien la croyance nietzschéenne ne peut bien évidemment échapper à ce statut de modèle métaphysique globalisant, certes bien peu conciliable en tant que tel avec la laïcité.

Prétendre alors que quelque « philosophie antique », ou que le spinozisme, le bouddhisme, le taoïsme, ou encore une philosophie athée se concilieraient mieux avec la laïcité que les religions « traditionnelles » en Occident, relève donc d’un grave contre-sens, voire d’une supercherie.

Ce serait, une fois de plus, répéter l’éternelle aberration ayant amené à faire du judaïsme, du christianisme, de l’islam ou autres socialisme, communisme ou fascisme des « religions officielles » ou « dominantes », ou des « doctrines d’État ».

« On en prend d’autres, et on recommence la même chose » me dit Stultitia.

La persécution des Rohingya par les bouddhistes en Birmanie ou les pogroms menés par les intégristes hindouistes contre diverses communautés nous montrent hélas que le refus de l’autre n’est pas réservé à quelques religions ou à quelques doctrines athées, mais que c’est un virus susceptible de se développer allègrement quel qu’en soit le support.

On le sait, on peut tout aussi bien le rencontrer chez certains ayatollahs bien de chez nous qui semblent ne pas avoir renoncé à imposer un dogmatisme laïcard.

(cf. http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2015/02/13/a-propos-de-liranien-de-mehran-tamadon-et-du-port-du-voile-a-luniversite/)

Ce n’est donc pas dans ce genre de confusions qu’il faut chercher à mon sens ce que pourrait représenter, le cas échéant, « une spiritualité laïque ».

L’intérêt du petit livre d’Abd al Malik, c’est qu’à la différence des auteurs mentionnés plus haut, et d’une manière qui, avec bonheur, rappelle plus le rap ou le slam que la philosophie universitaire, il me semble prendre d’emblée la bonne direction :

« Aujourd’hui un Français, c’est aussi bien un Français athée, qu’un Français musulman, qu’un Français chrétien, qu’un Français juif.
Un Français n’est pas issu d’une caste sociale particulière et n’a pas une couleur de peau spécifique.
Être français, c’est être spirituel.
Être porteur d’une véritable spiritualité laïque qui, avant même de s’articuler dans le langage, est à la fois raisonnement, intuition de l’idée immanente républicaine et sa transcription claire et intelligible » (p. 7-8).

Comment mieux dire que cette « spiritualité » qui devrait caractériser « le français » ne relève pas d’une absorption de la totalité du spirituel par l’athéisme, le stoïcisme, le bouddhisme, le judaïsme, le christianisme, l’islam ou autres encore, mais d’une ouverture à ce qui, en partie présent dans chacun de ces courants, en permet la coexistence permanente dans l’écoute, la connaissance mutuelle, la discussion féconde et le respect ?

C’est bien ici que nous sommes sur la voie d’une authentique laïcité.

« Stéphane Hessel disait : ‘’Démocratie laïque, oui, ce qui n’exclut pas un plan plus élevé de spiritualité et de tolérance.’’. Et Albert Camus souvent dans ses écrits magnifie cette spiritualité laïque qui ne veut exclure le religieux, mais ne peut jamais s’y réduire. C’est le religieux, lui, qui s’exclut du spirituel quand il s’abandonne à la politique et in fine au terrorisme. Et c’est en ce sens que l’islam politique est une hérésie absolue » (p. 25).

Certes.

Tout comme l’athéisme politique, le judaïsme politique, le christianisme politique, le stoïcisme politique ou le bouddhisme politique ont été, ou peuvent donc encore être ce type d’hérésie. Même s’il s’agit alors plutôt de la réduction de ces croyances à la seule dimension politicienne, car il serait dommage de nier qu’elles puissent aussi entretenir avec le politique en tant que tel un dialogue potentiellement fécond lorsque les domaines sont rigoureusement distingués.

 

Mais on pourrait se demander alors si cette recherche d’un « plus petit commun dénominateur » susceptible de permettre la coexistence des hommes sur la base du respect ne relèverait pas, tout simplement, de l’éthique plutôt que de la « spiritualité ».

On aurait bien des raisons, légitimes, de le croire.

Le discours d’Abd al Malik lui-même fait d’ailleurs largement place à l’éthique et à la morale :
Plus que la politique politicienne, « c’est le sens du devoir, la morale, la justice et l’équité qui permettent le véritable changement » (p. 15).

Et si, avec Paul Ricœur, être éthique, c’est dire à autrui : « Je veux que ta liberté soit » ; si « on entre véritablement en éthique, quand, à l’affirmation par soi de la liberté, s’ajoute la volonté que la liberté de l’autre soit » (Avant la loi morale: l’éthique, dans Encyclopédia Universalis, Les enjeux, 1985, p. 62), n’est-on pas en droit de penser que la laïcité à plus besoin d’éthique que de « spiritualité » ?

Pourquoi donc s’embarrasser d’un terme aussi discutable et ambigu ?

Pourtant, là encore, il me semble qu’Abd al Malik nous met sur la voie d’une réponse possible.

« Mais c’est le règne de la quantité et de nos jours la propagande est telle que tout se politise de façon incorrecte, tout est économie et course effrénée à l’audimat et à la visibilité. Le religieux pas plus que les médias n’ont pu se soustraire à ces diktats.
Ce religieux qui ne se fait entendre sur la place publique que dans de faux débats entre croyants et athées, entre religieux et laïcs, au lieu d’offrir à l’usage de tous cette spiritualité que tous les citoyens – qu’ils croient en Dieu ou pas – ont en partage » (p. 15-16).

Pourquoi donc « être français, c’est être spirituel », et pas seulement éthique ?

Pour le comprendre, il me semble qu’on peut estimer qu’il y a, dans l’idéal de laïcité, un emboîtement de plusieurs composants.

La visée éthique, « visée de la vie bonne, avec et pour les autres, dans des institutions justes », dit encore Paul Ricœur (Éthique et Morale, dans Lectures I, Autour du Politique, Seuil, Paris 1991, p. 257), et qui précède les formulations de la morale et du droit en est sans doute, comme l’exprime Abd al Malik, l’élément porteur et dynamique.

Sans doute la « common decency » que j’ai évoquée dans des posts précédents appartient elle à ce premier niveau de l’éthique, indispensable à toute communauté humaine, niveau qui « veut que la liberté de l’autre soit » et qui, dans ce but, applique déjà, mais de façon encore peu consciente et réfléchie, un certain nombre d’interdits, d’habitus et de codes, tels qu’ils sont véhiculés par la culture, sans pour autant s’inscrire dans une doctrine ou une religion déterminée.

Souvenons-nous, dans Le premier Homme, du magnifique « Un homme, ça s’empêche », qu’arrache au père d’Albert Camus le spectacle de meurtres infâmes qui ressemblent tant à ceux dont nous abreuvent les sites djihadistes.

Un tel « cri du cœur » s’inscrit bien dans ce « commun dénominateur » éthique, « règle d’or » à la racine de toute religion comme de toute philosophie.

Nous l’avons vu, ce niveau, essentiel à la dignité de toute communauté humaine, ne devrait a fortiori faire défaut à une société qui se prétend laïque.

Mais, on le sait, cette visée elle-même ne peut survivre que si elle s’incarne de façon plus explicite dans la norme morale (P. Ricœur, op.cit. id. p. 260), à son tour complétée par la norme juridique et par ce que Ricœur nomme la « sagesse pratique » (id. p. 265).

Et si « spiritualité laïque » il y a, ne serait-elle pas alors à chercher dans ce « souffle » (c’est là l’étymologie, on le sait, du terme « esprit »), ce dynamisme qui permet la vie de cet « emboîtement », par lequel la « visée » éthique à laquelle m’assigne l’apparition d’autrui dans mon champ de conscience (ici, Ricœur se reconnaît débiteur de Lévinas) se reprend en permanence dans la formulation des normes morales, qu’elles soient athées ou « religieuses », puis dans la création de ces « institutions de la vie bonne » rendant possible, au niveau politique, la coexistence pacifique et féconde de la diversité des autruis ?

S’il peut sembler adéquat de parler ici de « spiritualité », c’est que ce processus dynamique de création et d’articulation repose sur une règle du jeu énigmatique qui ne peut se contenter de la « lettre », mais qui exige un « souffle » particulier, une adhésion permanente et humble à la motion bouleversante de « l’esprit », sous peine de se replier dans la suffisance et ses diverses expressions. Celles qu’on nomme légalisme, intégrisme, dogmatisme, totalitarisme, voire scientisme (car il se peut que la science elle-même ne puisse se passer de « spiritualité » : « la situation problématique et pluraliste de la science doit être interprétée elle-même globalement comme un signe. Elle est indicatrice d’une situation générale de la raison humaine, qui est elle-même une question ouverte à un déchiffrement ». J. Ladrière, L’articulation du sens, Cerf, Paris 1984, I, p. 50. Je reviendrai peut-être un jour sur cette féconde incomplétude de la raison scientifique).

Perversions par la suffisance dont peuvent témoigner aussi bien les religions que les athéismes, ainsi que bien des dogmatiques de la « laïcité ».

C’est alors que se profile cette « guerre des valeurs ou guerre des engagements fanatiques » dont Ricœur dénonce le danger :

III Sagesse pratique.
J’aimerais donner le début d’une justification à la troisième thèse énoncée au début, à savoir qu’un certain recours de la norme morale à la visée éthique est suggéré par les conflits qui naissent de l’application même des normes à des situations concrètes. Nous savons depuis la tragédie grecque, et singulièrement depuis l’Antigone de Sophocle, que des conflits naissent précisément lorsque des caractères obstinés et entiers s’identifient si complètement à une règle particulière qu’ils en deviennent aveugles à l’égard de toute autre : ainsi en est-il d’Antigone, pour qui le devoir de donner la sépulture à un frère l’emporte sur la classification du frère comme ennemi par la raison d’État ; de même Créon, pour qui le service de la Cité implique la subordination du rapport familial à la distinction entre amis et ennemis. Je ne tranche pas ici la question de savoir si ce sont les normes elles-mêmes qui s’affrontent dans le ciel des idées — ou si ce n’est pas seulement l’étroitesse de notre compréhension, liée précisément à l’attitude morale détachée de sa motivation éthique profonde. Guerre des valeurs ou guerre des engagements fanatiques, le résultat est le même, à savoir la naissance d’un tragique de l’action sur le fond d’un conflit de devoir. C’est pour faire face à cette situation qu’une sagesse pratique est requise, sagesse liée au jugement moral en situation et pour laquelle la conviction est plus décisive que la règle elle-même. Cette conviction n’est toutefois pas arbitraire, dans la mesure où elle fait recours à des ressources du sens éthique le plus originaire qui ne sont pas passées dans la norme (id. p. 265).

Il est ici question, dans une approche qui emprunte à Aristote et à la tragédie classique, de la transmutation de la justice en équité, que rend possible le dynamisme de la « motivation éthique profonde ».

Mais ce souffle, ce dynamisme, qui permet d’échapper aux « guerres des engagements fanatiques » qui nous rendent aveugles à l’égard des autres, ne pourrait-on pas se risquer à le nommer « dynamique de l’esprit » ?

La « spiritualité » ne serait-elle pas justement la reconnaissance de cette « énergie » énigmatique, qui, tout comme elle rend possible le dépassement d’une justice formelle « de la lettre » par l’esprit d’équité, convertit la froide raison théorique en cette « sagesse pratique » dont la laïcité a tant besoin ? N’est-ce pas encore elle qui permet le dépassement des lectures littéralistes mortifères d’un texte, fut-il qualifié de « Sacré », et les transmute par le souffle de l’interprétation ?

http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2014/11/21/conversion-contre-lislam-versus-conversion-a-lislam-et-de-la-conversion-a-lhermeneutique-comme-condition-prealable-reflechir-avec-youssef-seddik/

Peut-être est-ce encore une façon de retrouver la féconde opposition opérée par Emmanuel Lévinas entre une « Totalité » stérile et un « Infini », source de création.

C’est encore ce même « esprit » qui permettrait, comme nous le dit Abd al Malik, de dépasser l’intégrisme économiste et le matérialisme consumériste du « règne de la quantité » qui écrasent aussi bien les religions que les athéismes de leurs pesanteurs et de leurs diktats et leur interdisent toute créativité « spirituelle » et toute évolution possible.

[18/03: En illustration, j’ajoute  ces magnifiques allusions à la spiritualité et à l’Esprit, tirées de l’interview d’Abd al Malik à Télérama (lien en début de post).]

Avec le philosophe soufi Al-Ghazâlî, l’émir Abd el-Kader l’Algérien, le poète théologien Ibn Arabi, j’ai découvert le Taçawuff, l’islam entier : extérieur et intérieur, exotérique et ésotérique. La lettre – le dogme, la tradition, la prière – n’a de sens qu’accompagnée de l’esprit – le souffle, la vie, l’âme. Lorsqu’on sépare le dogme de l’esprit, on risque tous les intégrismes, de l’Inquisition au terrorisme. (…)

Quant à la spiritualité, elle est le souffle qui habite les principes, sans lequel ils restent des fantômes évanescents. Ce souffle est très concret. J’ai vu des gens mourir, j’ai entendu le souffle de leur vie s’éteindre : pff, et c’est fini. J’ai vu des couples se désaimer, le souffle de l’amour s’épuiser : pff, et c’est fini. C’est ça dont je parle. Quand j’entends les politiques parler, je n’entends pas de souffle, seulement un discours creux, sans âme. J’ai été reçu par des ministres de la Culture qui m’ont fait visiter leurs bureaux : leur fierté s’arrêtait au mobilier !

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רוּחַ , رُوح , πνεῦμα, « esprit », « souffle », les termes sont multiple pour signifier cette mystérieuse réalité.

Mais sans elle, il peut en effet paraître bien difficile de comprendre, outre les religions et les philosophies, ce que peut être la laïcité et sa place dans la République.

Merci à Abd al Malik de nous le rappeler avec talent, et, dans un contexte qui semble promouvoir de plus en plus, à droite comme à gauche, le « beauf franchouillard », de nous rendre à notre vocation spirituelle « d’être français ».

Une étrange rencontre entre Marx et Nietzsche : la « fiction grammaticale » chez Arthur Koestler. Et, de nouveau, des ambiguïtés d’une certaine légèreté médiatique à la Onfray.

Mon post précédent (« Eternité de l’essence du corps…2 ») dessinait une archéologie des croyances de Michel Onfray.
Archéologie au demeurant assez simple, au cœur de laquelle nous avons rencontré le mythe nietzschéen de la « Généalogie de la morale », qui permet de décrypter les raisons pour lesquelles notre philosophe médiatique ironise sur les « prétoires » et les juges qui prétendent distinguer le bien du mal.

Nous avons vu que la construction nietzschéenne repose essentiellement sur le constat et la dénonciation des « forces réactives », celles qui s’opposent à l’accroissement de la Vie, de la Volonté de Puissance, par un réflexe de crainte, un « ressentiment » devant le déploiement des « forces actives » qui, elles, caractérisent la grandeur et la noblesse. Ce processus de ressentiment induisant un renversement des valeurs aboutissant au triomphe de la « morale des esclaves » sur celle des « maîtres ».

On sait aussi combien le judéo-christianisme (du moins tel que le représente le mythe Nietzschéen) occupe une place essentielle dans cette perversion des valeurs.
L’invention du libre arbitre, de la volonté libre, de la conscience morale et donc de la responsabilité d’un sujet fait partie intégrante de ce mécanisme d’inversion des valeurs dû au travail sournois du ressentiment.

Mais c’est d’abord au cœur du langage même, de la logique et de la grammaire, que s’enracine la dynamique négative des forces réactives.
Car c’est bien la « superstition » des logiciens et des grammairiens qui transforme une « routine grammaticale » (le fait de considérer que le sujet « je » occupe une fonction déterminante, causale, dans une action, comme le fait Descartes dans le fameux « je pense donc je suis ») en affirmation d’existence :

«Quelque chose pense, mais que ce soit ce vieil et illustre ‘’je’’ , ce n’est là, pour le dire en termes modérés, qu’une hypothèse, qu’une allégation; surtout, ce n’est pas une ‘’certitude immédiate’’. » (Par-delà le Bien et le Mal § 17).

Pourquoi en effet ne pourrait-on pas penser sans le « je » :
« une pensée vient quand elle veut, non quand je veux, en telle sorte que c’est falsifier les faits que de dire que le sujet ‘’je’’ est la détermination du verbe ‘’pense’’ » (id. ibid.).
En fait, pour Nietzsche, c’est la Vie elle-même qui est action, pensée, création ininterrompue, jaillissement spontané et chaotique, en pleine cohérence avec les modèles dionysiaques et héraclitéens qui sont les siens.
Le logicien, le grammairien, le scientifique, « l’homme de la vérité », ont peur de ce jaillissement, parce que leurs pensées « réactive » de « fonctionnaires modèles » (Volonté de Puissance) ont besoin pour se rassurer d’un « réel » bien aseptisé et rangé dans des petites boîtes, un « réel » fait de concepts maîtrisables, de catégories logiques, de pronoms personnels. Un réel figé par « une désignation constamment valable et obligatoire des choses » (Vérité et mensonge au sens extra moral, Babel 1997, p. 11), qui réduit l’efflorescence poétique et métaphorique de la Vie imprévisible à l’arbitraire conformiste de conventions de langage qui ne peuvent que trahir l’insaisissable de son essence même.

« La logique ne se règle pas sur les faits, mais leur impose le ‘’schéma‘’ d’une fiction régulative, qui permet de répondre à des nécessités pratiques (….) et de dominer la réalité. La logique est imposée par une volonté qui a besoin que quelque chose comme l’identité et l’unité existe, pour sa propre sécurité » (M. Haar, Nietzsche et la métaphysique, Gallimard, Paris 1993, p. 130).

Le pronom personnel, le sujet, le « je », est donc le fruit de ce « besoin » réactif de « sécurité ».

La Vie, dans sa débordante multiplicité, n’a que faire d’une unité arbitraire. Le « je », l’identité d’un « sujet » ou d’une « conscience » ne lui sont imposés fictivement que par la crainte de l’esprit faible refusant de lâcher prise pour se fondre dans le dynamisme d’un perpétuel renouvellement sans espoir de stabilité : « Je est un autre », disait Rimbaud, ici en étroite consonance avec Nietzsche.

« Nietzsche stricto sensu n’existe pas comme sujet identifiable, déterminé. Il n’est pas un ‘’moi’’ identitaire pourvu d’un certain nombre de propriétés venant de la toute-puissance d’un ‘’je’’ substantiel. En fait, Nietzsche dit ici comment ‘’on’’ est, comment ‘’ça’’ est » (E. Blondel, Commentaire de Ecce Homo, sur internet : http://www.philopsis.com/IMG/pdf_nietzsche_blondel_ecce_homo.pdf).

«’’Je’’ ne pense pas ; ‘’Ça pense’’ » reprendra une certaine vulgate psychanalytico-structuraliste, le plus souvent ignorante de son arrière fond nietzschéen.

« On est nécessaire, on est un morceau de destinée, on fait partie du tout, on est dans le tout, — il n’y a rien qui pourrait juger, mesurer, comparer, condamner notre existence, car ce serait là juger, mesurer, comparer et condamner le tout… Mais il n’y a rien en dehors du tout ! — Personne ne peut plus être rendu responsable, les catégories de l’être ne peuvent plus être ramenées à une cause première, le monde n’est plus une unité, ni comme monde sensible, ni comme « esprit » : cela seul est la grande délivrance, — par-là l’innocence du devenir est rétablie… » (Le crépuscule des idoles ou comment on philosophe au marteau, « Les quatre grandes erreurs »).

Le dépassement de la morale ne peut donc se concevoir pour Nietzsche sans l’abolition du sujet, moral et responsable, avatar de « l’âme », « fiction inutilisable » introduite entre bien d’autres par la « religion des esclaves », et sa « métaphysique du bourreau » :

« Il n’y a ni ‘’esprit’’, ni raison, ni pensée, ni conscience, ni âme, ni vouloir, ni vérité : autant de fictions inutilisables » (La Volonté de Puissance, « Tel », Gallimard, Paris 1995, I, p. 261).
« Il ne nous reste aujourd’hui plus aucune espèce de compassion avec l’idée du « libre arbitre » : nous savons trop bien ce que c’est – le tour de force théologique le plus mal famé qu’il y ait, pour rendre l’humanité « responsable » à la façon des théologiens, ce qui veut dire : pour rendre l’humanité dépendante des théologiens… Je ne fais que donner ici la psychologie de cette tendance à vouloir rendre responsable. – Partout où l’on cherche des responsabilités, c’est généralement l’instinct de punir et de juger qui est à l’œuvre. On a dégagé le devenir de son innocence lorsque l’on ramène un état de fait quelconque à la volonté, à des intentions, à des actes de responsabilité : la doctrine de la volonté a été principalement inventée à fin de punir, c’est-à-dire avec l’intention de trouver coupable. Toute l’ancienne psychologie, la psychologie de la volonté n’existe que par le fait que ses inventeurs, les prêtres, chefs des communautés anciennes, voulurent se créer le droit d’infliger une peine – ou plutôt qu’ils voulurent créer ce droit pour Dieu… Les hommes ont été considérés comme « libres », pour pouvoir être jugés et punis, – pour pouvoir être coupables : par conséquent toute action devait être regardée comme voulue, l’origine de toute action comme se trouvant dans la conscience (– par quoi le faux-monnayage in psychologicis, par principe, était fait principe de la psychologie même…). Aujourd’hui que nous sommes entrés dans le courant contraire, alors que nous autres immoralistes cherchons, de toutes nos forces, à faire disparaître de nouveau du monde l’idée de culpabilité et de punition, ainsi qu’à en nettoyer la psychologie, l’histoire, la nature, les institutions et les sanctions sociales, il n’y a plus à nos yeux d’opposition plus radicale que celle des théologiens qui continuent, par l’idée du « monde moral », à infester l’innocence du devenir, avec le « péché » et la « peine ». Le christianisme est une métaphysique du bourreau…
» (id. ibid).

L’abolition du sujet, en dissolvant la morale, la responsabilité et donc la culpabilité et la sanction, permettra donc de rétablir enfin cette pure « innocence du devenir », tellement chère à Michel Onfray (cf. son livre sur Nietzsche, « L’innocence du devenir », Galilée, Paris 2008).

Un tel « soupçon » sur le sujet, « fiction grammaticale », nous introduit en pleine « modernité », comme le constate à juste raison Michel Haar :

« Le moi de la réflexion, qui prétend à l’universalité, à l’indépendance, à la maîtrise et à la certitude de soi, n’est qu’une fragile et illusoire construction métaphysique, voilà des thèmes qui, après Freud, Heidegger ou Merleau¬Ponty, sont familiers et comme ‘’évidents’’ à notre modernité. Nous ne croyons plus, après la psychanalyse, à l’autonomie du moi, ‘’pauvre chose’’, suivant le mot de Freud, écrasée entre les exigences contradictoires du ça et du surmoi. Heidegger nous a appris, entre autres, que le ‘’propre’’ ne nous parvient d’abord que sous la figure abstraite d’une ‘’mienneté’’ (Jemeinigkeit) imperson¬nelle (…). Or il semble évident que dans ses analyses de la subjectivité, Nietzsche non seulement appartient pleine¬ment à cette modernité mais la devance par bien des côtés » (op.cit. p. 127-128).

Or, si M. Haar ne cite pas Marx dans cette liste des représentants d’une modernité dégagée de la « fiction du sujet », on sait bien qu’il convient de le rajouter.
Car, si chez Nietzsche, la « destinée » et le « Tout » sont d’autres dénominations de cette Vie dans laquelle se dissout le sujet comme « fiction grammaticale », chez Marx, elles pourraient être d’autres dénominations d’une Histoire purement déterministe, dans sa dimension dialectique de permanente confrontation des classes sociales (cf. mon analyse du mythe chez Engels et Marx, dans « Des mythes, des croyances, et de Mr. Onfray…. »).

De nombreux textes bien connus témoignent en effet d’une dissolution analogue du sujet dans la matière de l’économique et du « social-historique ».
Même si le principe actif de cette dissolution peut être différent, nous sommes proches de la thèse nietzschéenne en ce qui concerne le statut de la subjectivité :

« Dans la production sociale de leur existence, les hommes nouent des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté; ces rapports de produc¬tion correspondent à un degré donné du développement de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports forme la structure écono¬mique de la société, la fondation réelle sur laquelle s’élève un édifice juridique et politique, et à quoi répondent des formes déterminées de la conscience sociale. Le mode de production de la vie matérielle domine en général le développement de la vie sociale, politique et intellectuelle. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience ». (K. Marx, Avant-propos à la Critique de l’Économie politique (1859), traduction de M. Rubel et L. Évrard in Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, tome I, Éd. Gallimard, 1965, pp. 272-273).

« Même les fantasmagories dans le cerveau humain sont des sublimations résultant nécessairement du processus de leur vie matérielle que l’on peut constater empi¬riquement et qui est lié à des présuppositions matérielles. De ce fait, la morale, la religion, la métaphysique et tout le reste de l’idéologie, ainsi que les formes de conscience qui leur correspondent, perdent aussitôt toute apparence d’autonomie. Elles n’ont pas d’histoire, elles n’ont pas de développement ; ce sont au contraire les hommes qui, en développant leur production matérielle et leurs rapports matériels, transforment, avec cette réalité qui leur est propre, et leur pensée et les produits de leur pensée. Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience ». (K. Marx, L’idéologie allemande, 1846, Éd. Sociales, trad. G Badia, 1976).

Il suffirait en effet de rajouter une majuscule au terme « vie » dans ce dernier « refrain » pour le transposer dans la métaphysique nietzschéenne.

*** [Cette approche étant bien trop rapide, je l’ai « complétée », à l’instigation de Stultitia, par un « post scriptum ». Voir l’intervention qui suit].

Mais un judicieux hasard m’a donné envie de relire, ces derniers jours, l’extraordinaire livre d’Arthur Koestler, « Le Zéro et l’Infini », dont une lointaine lecture adolescente (et quelque peu marxisante, me rappelle Stultitia, impitoyable…) m’avait masqué la profondeur.

Or, quelle n’a pas été ma surprise de constater que l’expression nietzschéenne de « fiction grammaticale », peu employée par Marx, à ma connaissance, y occupe une place essentielle.
Koestler opère ainsi un dévoilement saisissant en révélant ce qui, dans le marxisme, reste implicite et en le rapprochant d’une thématique essentielle de l’auteur de Zarathoustra.

Rappelons rapidement l’intrigue : le personnage principal, Roubachov, dont la vie « est la synthèse des vies de plusieurs hommes qui furent les victimes des soi-disant procès de Moscou » (A. Koestler, op.cit. Calmann-Lévy, Paris 1945, Préambule), est un héros bolchevik de la vieille garde, fidèle au communisme, mais passé à l’opposition au stalinisme. Arrêté, et accusé de crimes purement imaginaires, il est poussé par ses procureurs à les reconnaître et à faire son autocritique pour le bien du Parti, du Peuple et de la Révolution.
L’un des traits de génie du roman réside dans le fait que cette « invitation » opérée sous la torture psychologique reprend les arguments que Roubachov lui-même a maintes fois employés, lorsqu’il était confronté à des camarades qui ne comprenaient pas la nécessité de se plier aux ordres parfois pervers du Parti (le roman fait allusion au traité germano-soviétique), et dont il a causé l’exécution ou le suicide.
De façon assumée et délibérée, car Roubachov est alors persuadé que le « sujet » individuel n’est qu’un « zéro », une variable numérique insignifiante dans l’immense processus déterministe de réalisation des buts nécessaires de l’Histoire.

« Roubachov avait toujours pensé qu’il se connaissait assez bien. Dépourvu de préjugés moraux, il n’avait pas d’illusions sur le phénomène appelé ‘’première personne du singulier’’ » (op. cit. p. 125).
« L’individu n’était rien, le Parti tout ; la branche qui se détachait de l’arbre devait se dessécher » (id. ibid. p. 95).

Le cœur de la réflexion portera donc de façon aigüe sur le statut de la subjectivité : la personne est-elle vraiment quantité négligeable qui n’existe qu’à être absorbée par le mécanisme dialectique de l’Histoire, dont le Parti est l’interprète infaillible, ou bien y a-t-il en elle cette dimension « d’infini » qui doit susciter le respect ?
Dans l’univers restreint de sa cellule, cette question commence à hanter Roubachov.

« Au cours de ses promenades dans sa cellule, Roubachov essaya d’étudier à fond cette entité qu’il venait à peine de découvrir ; hésitant avec la pudeur coutumière au Parti en cette matière (…) il l’avait baptisée ‘’la fiction grammaticale’’ » (id. ibid. p. 128).

A travers le judas de sa cellule, le spectacle de son ami Bogrov, réduit à l’état de loque par la torture et traîné à la mort en criant son nom avive en lui la fascination pour cette énigme :
Et si le sujet, lui-même réduit par le Parti à l’état de « fiction grammaticale », était en fait doué d’un être véritable ?

Pour le procureur Ivanov, une telle interrogation, qui fait droit aux exigences de la conscience morale, à la pitié, à la compassion, relève du « bordel métaphysique » (op.cit. p. 174).

« Le camarade Roubachov préfère le martyre (…) Il s’est découvert une conscience, et une conscience vous rend aussi inapte à la révolution qu’un double menton. La conscience vous grignote la cervelle comme un cancer, jusqu’à ce qu’elle vous ait dévoré toute la matière grise » (id. ibid. p. 170).

Tout comme Roubachov s’est inscrit jadis dans le juste sens de l’Histoire en amenant au suicide, sans le moindre cas de conscience, le « petit Loewy » qui refusait la collaboration avec les fascistes, la pure logique historique exige qu’il fasse son autocritique au nom de cette valeur supérieure à la « fiction grammaticale » que constitue le « Tout » de l’Histoire, dont le Parti est l’interprète.

Mais relisons maintenant notre Nietzsche :

Car « (…) on est nécessaire, on est un morceau de destinée, on fait partie du tout, on est dans le tout, — il n’y a rien qui pourrait juger, mesurer, comparer, condamner notre existence, car ce serait là juger, mesurer, comparer et condamner le tout… Mais il n’y a rien en dehors du tout ! — Personne ne peut plus être rendu responsable, les catégories de l’être ne peuvent plus être ramenées à une cause première, le monde n’est plus une unité, ni comme monde sensible, ni comme « esprit » : cela seul est la grande délivrance, — par-là l’innocence du devenir est rétablie… » (Le crépuscule des idoles, texte cité plus haut).

Impressionnante rencontre, n’est-il pas ?

Et pourtant tout-à-fait logique de la part de modèles métaphysiques que rassemblent un même refus de la « fiction grammaticale », et donc une même réhabilitation d’un « devenir » qui, délivré du fardeau – judéo-chrétien, bien sûr … – de la conscience, peut enfin retrouver son « innocence ».

A partir de là, on peut faire plusieurs remarques.

On peut, bien sûr, contester la pertinence d’un tel rapprochement.
« Comment ! Chez Nietzsche, le « Tout » dont il est question, celui dans le devenir duquel le moi se dissout, est celui de la Vie, de la Volonté de Puissance ! Comment donc le confondre avec le totalitarisme d’un « sens de l’histoire », de plus dans sa pire interprétation stalinienne ! ».

Peut-être, en effet.

On peut toutefois légitimement se demander si l’opération de ‘’dissolution’’ que ces deux mythes ou modèles métaphysiques ont en commun ne pourrait pas être avantageusement remplacée par une opération de ‘’constitution’’ qui, au lieu de viser à détruire le « je », le construirait plutôt, en tenant compte des acquis de la philosophie et des sciences humaines.

Parmi bien d’autres expressions du renouveau de la philosophie morale contemporaine, même si elles ne sont pas forcément médiatiques, on pourrait évoquer par exemple, la façon dont un Paul Ricoeur considère le « je », dans « Soi-même comme un Autre » ; loin de disparaître, il sort épuré et grandi de sa confrontation à Nietzsche, à la psychanalyse, à Heidegger, à la linguistique et à la grammaire.
Cela, simplement parce qu’il n’a jamais été jeté de façon péremptoire avec l’eau du bain, mais considéré, au contraire comme une entité, problématique certes, mais à rechercher et à construire.

Mais comment donc une philosophie qui pose en principe la réduction du « je » à la « fiction grammaticale » pourrait-elle jamais rencontrer une telle entité ?

Peut-être à travers les envolées mystiques de certains écrits nietzschéens qui conçoivent un « Grand Moi », supra-individuel, un « Moi cosmique » (Volonté de Puissance, op. cit. II, p. 459) aux dimensions de l’universel devenir, qui « sursumerait », dans un étrange rapprochement contre nature avec l’ennemi héréditaire hégélien, le particulier et l’universel, l’individuel et le collectif, dans un équivalent du « Geist », de « l’Esprit », qui serait alors identifié à la Vie ?

Envolée mystique qui dévoile, s’il le fallait encore, au-delà de son athéisme, le caractère profondément mythologique, voire religieux, de la pensée nietzschéenne :

« Quand je me représente le monde comme un jeu divin placé par-delà le bien et le mal, j’ai pour précurseurs la philosophie des Védantas et Héraclite » (id. ibid. p. 464).

Peut-être alors Mr. Onfray serait-il bien avisé de venir en dhoti sur les plateaux télévisés pour nous parler des relations complexes de l’atman et du brahman dans la mystique hindouiste. Intéressant sujet sur lequel on reviendra peut-être un jour. Car je ne doute pas que notre philosophe ait lu les textes védiques dans leur intégralité.

Plus étrange encore est la lecture anarcho-libertaire que certains (là encore, suivez mon regard…) peuvent faire de Nietzsche.
Car l’anarchiste est un « hyper-kantien » : s’il se passe d’État, c’est qu’il se considère comme un sujet tellement « autonome », tellement capable de se donner sa propre loi et d’agir en raison de façon responsable qu’il n’a pas besoin que l’État lui impose ses préceptes de l’extérieur.
Tels étaient du moins quelques-uns des admirables anarchistes espagnols avec lesquels j’ai eu la chance de grandir.
L’anarchisme véritable suppose donc une pleine disposition du sujet, et certes pas sa disparition. Peut-être est-ce en cela qu’il demeure une utopie, certes féconde, mais qu’il est peu envisageable d’incarner en système politique. Ou bien dans un monde de saints, ce « peuple de dieux », dont nous parle Rousseau sans trop y croire (Contrat Social, III, 4)…

Mais, en attendant un Père Noël acrobate, qui réconcilierait chez Nietzsche la destruction du sujet et l’exaltation du Grand Moi Cosmique, et connaissant les déboires de telles envolées qui rappellent tout de même singulièrement celle décrite dans « Le Zéro et l’Infini », je me range pour ma part plutôt au prosaïsme de Stultitia, bien terre-à-terre, je l’admets :

« Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras », me dit-elle.

J’avoue que j’aime autant garder mon petit « je », bêtement moral et judéo-chrétien peut-être, je l’admets, quitte à le passer au crible du « soupçon », plutôt que de le dissoudre dans les promesses bien ambiguës d’un « Grand Tout », qu’il soit celui de la Vie ou de l’Histoire.

D’ailleurs, de mon côté, j’ai déjà un peu donné.

Car « l’abolition du sujet », qui est donc le présupposé constant quoique implicite des péroraisons nietzschéennes de Mr. Onfray est-elle si innocente quant à ses effets possibles ?

On est tout de même en droit de se le demander.

N’y a-t-il pas, pour le philosophe, de travail plus urgent à faire qu’à répéter quelques poncifs éculés et bien peu opératoires ?
Une éthique, une morale sans sujet responsable est-elle autre chose qu’une élucubration de philosophes de salon ou de show télévisuel ? Dignes héritiers de ceux qui éreintèrent à sa sortie « Le Zéro et l’Infini », parce qu’il n’avait pas le bon goût de s’accorder à la bien-pensance de l’époque. Vous savez, celle qui, 10 ans après Koestler, 25 ans après Panaït Istrati et Victor Serge, affirmait que « la liberté de critique est totale en URSS », comme d’autres affirment que Pol Pot est un « détail de l’Histoire ».
Une telle éthique ne répond certainement pas en tout cas au revendications de Sakharov, de Mandela ou de Rithy Panh lorsqu’il dénonce le régime des Khmers rouges :

« Tous les prénoms ont été changés. Quoi de plus individualiste qu’un prénom ? Quoi de plus dangereux qu’une identité ? Une seule syllabe suffit bien, puisqu’il n’y a pas d’être. (…) Rien n’était à moi, pas même ma nudité (…). Seul un individu a un corps, qu’il peut cacher, offrir, partager, blesser, faire jouir. Contrôler les corps, contrôler les esprits : le programme était clair. J’étais sans lieu ; sans visage ; sans nom ; sans famille. J’étais dissous dans la grande tunique noire de l’organisation » (Rithy Panh avec Christophe Bataille, L’élimination, Grasset, Paris 2011, p. 87 ; 235).

Car la complexité de notre monde et de notre temps ne demande-t-elle pas au contraire que soit mieux précisé qui est le sujet de l’éthique, de la morale, du droit, de l’économie et du politique ?

Le thème de la disparition ou de la contestation du sujet a eu sans doute son utilité il y a quelques décennies, en incitant à mettre en question quelques certitudes et dogmatismes bien peu critiques.

Mais en quoi la rhétorique qu’il est devenu chez certains participe-t-elle au travail qui devrait être le nôtre aujourd’hui, et qui paraît bien être, plus que jamais, celui de bâtir en permanence l’identité dynamique d’un sujet conscient et responsable, toujours « en chemin », engagé dans « l’odyssée interminable du soi à soi », selon la belle formule de Y. Ch. Zarka (http://www.cairn.info/revue-cites-2008-1-page-3.htm).

Car celle-ci n’est pas donné d’emblée à titre d’évidence première. Nietzsche contribue sans doute à nous le rappeler :
« Le ‘’Moi’’, le ‘’Sujet’’ pris comme ligne d’horizon. Renversement de la perspective » (Volonté de Puissance, op. cit. II, p. 465).
Mais peut-être est-il bien léger et ambigu de continuer à la réduire à la « fiction grammaticale ».

Car « Wo es war, soll ich werden », « Là où ‘’ça’’ était, ‘’je’’ doit advenir », nous dit Freud, faisant dès lors œuvre de moraliste « déontologue » (en allemand, sollen signifie en effet devoir en un sens moral) ; cela explique sans doute en grande partie son rejet frénétique par l’hédoniste Michel Onfray, apparemment allergique à toute idée de « sur-moi » qui ne pourrait que pervertir « l’innocence du devenir » qui n’a que faire de l’obligation morale.

Sans doute une telle défense de la nécessité du « je » est-elle quelque peu « humaniste ».

Je le sais, le terme est devenu une quasi insulte dans la vulgate de certains.
Mais avec Stultitia, je continue à m’interroge sur ce que pourrait bien être une éthique « non humaniste ». S’agit-il d’un gag, d’un canular de mauvais goût ?
Que celui qui en a vu la trace ailleurs que chez Pol Pot, Staline, Hitler ou quelque salon parisien renseigne mon ignorance, je lui en saurai gré…

À défaut, je reste donc lourdement fidèle à une éthique niaisement humaniste, telle que celle dont vivaient Ikonikov ou Ivan Grigorievitch, dans leur Goulag :

« Je suis couché sur le bat-flanc et tout ce qu’il y a de vivant en moi qui suis à demi-mort, c’est ma foi : l’histoire des hommes, c’est l’histoire de la liberté. L’histoire de toute la vie, depuis l’amibe jusqu’au genre humain, c’est l’histoire de la liberté, le passage d’une moindre liberté à une plus grande liberté, et la vie elle-même est liberté. Cette foi me donne de la force et je caresse cette pensée qui se cache dans nos haillons de prisonnier : ‘’Tout ce qui est inhumain est insensé et inutile’’ » (Vassili Grossman, Tout passe, dans Œuvres, Robert Laffont, Paris 2006, p. 999-1000. Pour le personnage d’Ikonikov, voir Vie et Destin, id. p. 10-14).

Ce n’est certes pas très nietzschéen, pas forcément très hédoniste, et donc pas très branché.

Meno male ! (tant mieux) me dit Stultitia, qui affectionne autant la cuisine que les exclamations italiennes.

Mais c’est un « récit fondateur » qui en vaut bien un autre…