Trouble dans le Nietzsche. Quand Michel Onfray envoie quelques amabilités à Judith Butler. À propos de la théorie du genre 7

Certes, il serait plus dans le goût du jour de parler de politique ou de la question du pouvoir.

Mais j’y reviendrai bientôt…

Pour le moment, je me limite à la belle intervention de Jean Claude Carrière sur France Culture (à propos de son livre « L’argent, sa vie, sa mort », Odile Jacob).

http://www.franceculture.fr/player/reecouter?play=4815042

Il nous y parle entre autres du roi Yudishtira, dans le Mahabharata, « le roi qui ne voulait pas être roi ».

Car « le fait de ne pas vouloir être roi est aussi une qualité pour être roi. Autrement dit, il ne faut jamais donner le pouvoir à celui qui le réclame ».

Belles formules de bon sens, qui devraient nous inspirer lorsqu’il s’agit de choisir nos responsables, que ce soit dans la Cité ou dans les églises (cf. mon post :

http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2014/01/31/des-papes-de-la-pedophilie-de-lordination-des-femmes-et-de-quelques-autres-rudiments-de-theologie-sommaire/)

 

Mais une fidèle lectrice (si, si, il y en a…) me signale cet article paru dans Politis n° 1295 :

« Onfray sombre dans le mauvais genre:
Dans un blog repris en tribune dans le Point (6 mars), Michel Onfray attaque Judith Butler, accusée de « faire le tour du monde en défendant ces délires » . Lesquels ? Ceux de la « fumeuse théorie du genre » . Les tenants de la Manif pour tous et autres ultra-réacs du Printemps français ont dû bénir le ciel de ce soutien… inespéré. Sans manifestement avoir lu une ligne des rigoureux ouvrages de la philosophe de Berkeley, qui déconstruisent les vieilleries naturalistes figeant dans le marbre la différence sexuelle, Onfray aurait en fait repris le contenu de sites (notamment québécois) notoirement homophobes. Aurait-il laissé parler son « genre », celui de l’hétérosexiste de base
? »

Alors je reviens une fois encore sur la question du « genre ».

Est-il besoin de préciser, au vu de mes posts précédents, que je ne suis pas spécialement un inconditionnel d’Onfray ?

Mais comme je m’en tiens à la devise érasmienne d’être « guelfe avec les gibelins et gibelin avec les guelfes », voilà encore une belle occasion de la mettre en pratique !

En vertu de quel argument rationnel en effet serait-il donc impossible d’être, comme c’est mon cas, pour le mariage pour tous mais contre la justification des droits des personnes homosexuelles par des prétendus arguments fondés sur la « théorie du genre », arguments que je ne qualifierais pas nécessairement de « fumeux » mais d’idéologiques a priori ?

Encore une fois, je ne vois pas en quoi la référence non critique, mais omniprésente, à Nietzsche et Foucault dans « Trouble dans le genre » de Judith Butler devrait être considérée comme parole d’Évangile.

Je croyais que ce genre d’idolâtrie et de dogmatisme para-religieux à courte vue était justement réservé aux sectateurs de la « Manif pour tous » et autres « ultra réacs du Printemps français »…

Et qu’il appartenait à ceux qui s’efforcent de lire de façon critique les « rigoureux ouvrages de la philosophe de Berkeley » d’attirer l’attention sur ses approches réductrices, qui font qu’une systématique déconstruction des « vieilleries naturalistes » à partir de tels a priori philosophiques est tout aussi sujette à caution que l’approche exclusivement naturaliste elle-même.

Mais sans doute avais-je présumé en cela de l’esprit de finesse des gens qui se pensent « de gauche »…

Car au fait, en quoi une vulgate naïve de la généalogie et de la déconstruction nietzschéenne et foucaldienne devrait-elle être ontologiquement « de gauche » ? se demande Stultitia.

Quelqu’un aurait-il la bonté de la renseigner sur ce point ?

Pour ma part, les analyses de le Généalogie de la Morale que j’ai proposées dans mes posts précédents empêchent de classer Nietzsche et ses disciples (et Foucault l’est largement sur ce point) parmi les penseurs « de gauche », à moins de considérer que l’élitisme et l’anti-démocratie fassent partie effectivement des valeurs de gauche.

Ou bien de soutenir que l’approche anti-humaniste, que Nietzsche partage donc avec Heidegger, autre démocrate bien connu (cf. post précédent), constitue le « nec plus ultra » de la pensée « de gauche ». Ce dont je me passe facilement, et que je considèrerais bien plus, si c’était le cas, comme un discrédit de la dite pensée.

S’il y a donc bien des réserves à faire sur la pensée de Michel Onfray, à condition de les émettre sur la base d’études tant soit peu argumentées et non sur la base de slogans et d’anathèmes démagogiques, ce n’est peut-être pas à propos de la « théorie du genre » que ses remarques sont le moins fondées. Même si on se demande un peu comment les critiques d’Onfray peuvent être cohérentes alors qu’il partage avec Judith Butler les présupposés nietzschéens et foucaldiens que nous savons…

Mais la cohérence n’est pas nécessairement le point fort de l’animal…

Ceci dit, je ne connais des opinons d’Onfray sur le genre que ce que rapporte Politis. Il faudrait donc que j’approfondisse plus ses positions. Mais j’avoue que le sujet commence à me fatiguer, essentiellement du fait de son réductionnisme binaire et de ses composantes idéologiques un tantinet oligophréniques.

 

Je signale en passant ce blog, qui aborde la théorie du genre de façon bien plus érudite que ce dont je suis capable (même si je regrette un peu que le background philosophique ne soit pas assez abordé).

http://pedrocordoba.blog.lemonde.fr/2014/03/16/la-quenelle-leau-benite-et-le-loukoum-2-a-poil-le-sexe/

Et quelques citations croustillantes sur certains dessous de l’affaire, qui font la joie de Stultitia :

« C’est que les enjeux sont considérables. Comme l’écrit Eric Fassin à propos des Etats Unis, les « études de genre » se sont « institutionnalisées dans les campus, avec non seulement des articles et des livres, mais aussi des colloques et des congrès, voire des carrières et des programmes universitaires ». La même histoire est en train de se rejouer en France depuis une dizaine d’années avec entre autres, la création en 2006 de l’Institut Emilie du Chatelet, financé par la Région Ile-de-France et regroupant pas moins de 17 centres de recherche et d’enseignement universitaire. Si un étudiant souhaite faire une thèse d’histoire religieuse ou militaire, ou encore sur Rabelais, Molière ou Fénelon, il a fort peu de chances de trouver le moindre financement. Si en revanche, il travaille en « études de genre », il peut aspirer à une bourse doctorale de 1450 euros par mois ou dans le cas d’un post-doc, particulièrement peu nombreux en France, à une rétribution de 2100 euros net minimum. C’est comme ça qu’on fait des petits dans les « études de genre ». Même pas besoin de PMA ou de GPA. Il suffit de s’adresser à la Région.

On comprend dès lors pourquoi ça s’agite tellement dans le milieu des « études de genre ». Et si le vacarme actuel venait à tarir les financements ? »

http://pedrocordoba.blog.lemonde.fr/2014/02/19/trouble-dans-le-genre-la-quenelle-leau-benite-et-le-loukoum-1/

Y a-t-il besoin de commentaires ?

À propos de Nietzsche, Michel Onfray, Judith Butler, et d’une certaine ringardise anti-humaniste qui s’offre une nouvelle jeunesse.

Je pense que le lecteur attentif aura perçu une cohérence entre quelques-uns de mes derniers posts : comment la métaphysique nietzschéenne de la Vie, qui aboutit à la remise en question de l’identité du sujet comme « fiction grammaticale » (cf. post de janvier : « Une étrange rencontre entre Marx et Nietzsche ») permet de comprendre les présupposés métaphysiques qui sous-tendent la théorie du genre de Judith Butler (cf. post :« Encore un troublant déni des évidences »…).

La page 90 de « Trouble dans le genre » fait expressément allusion, en effet, en citant Nietzsche lui-même, aux « illusions sur l’être et la substance », ainsi qu’à « la destruction de la logique par la reconstitution de sa généalogie », qui « emporte avec elle les catégories psychologiques fondées sur cette même logique ».

Le féminisme de la « subversion de l’identité » de J. Butler repose donc ouvertement sur des postulats propres à la métaphysique nietzschéenne, postulats qu’il conviendrait de nommer plus justement des pétitions de principes, puisqu’il s’agit en fait de considérer comme admises des thèses qu’il s’agirait justement de démontrer.

Or rien, si ce n’est un pur argument d’autorité non critique qui se fonde sur le prestige de Nietzsche ou de Foucault (dont on connaît le « nietzschéisme fondamental » – cf. l’entretien du 29 mai 1984 paru dans les Nouvelles littéraires du 28 juin-5juillet 1985) ne permet de considérer que l’identité ou la logique constituent des « illusions sur l’être et la substance ».

 

Mais avant de reprendre la question du rapport entre la métaphysique du genre et Nietzsche, je voudrais revenir un moment sur la problématique de la liberté et du libre arbitre, que j’avais abordée dans le post : « Éternité de l’essence du corps » chez Spinoza… » (2).

Et ceci au moyen d’un extrait d’un article que j’ai retrouvé en classant quelques livres. Il me semble bien synthétiser quelques-unes des questions qui nous ont occupées : il s’agit de A. Sénik, Déterminisme et liberté : l’interminable débat ? dans : M. Vacquin, ed., La responsabilité. La condition de notre humanité, Autrement, Paris 2002, p.34-50 ; 48-50.

J’y insérerai au fil de la lecture quelques compléments et commentaires.

Notons au passage que ce texte date de 12 ans, et que cette « idéologie freudo-nietzschéo-marxiste d’après Mai 68 qui prônait la libération du désir par la subversion de la morale », et qui inspire autant Michel Onfray que Judith Butler (même si le premier se limite surtout au nietzchéo) date tout de même de… plus de 45 ans ! On n’est donc pas précisément à la pointe du progrès… Ah ! Nostalgie, quand tu nous tiens !

 

« Pourquoi tant de passion à réfuter le libre arbitre ?

« Nietzsche remarquait avec irritation que cette idée absurde de libre arbitre n’existe qu’à force d’être réfutée. Il faut croire que ses adversaires ne se sentent pas quittes avec leurs arguments déter­ministes, pourtant si explicatifs après coup, comme si quelque chose insistait à quoi ils tiennent eux aussi, et qui est la liberté. Ce n’est en effet qu’au nom d’une liberté autre, vraie, et positive, que le libre arbitre est inlassablement réfuté par le réalisme conjugué de la science et de la politique. Cette liberté sans arbitre renvoie, nous l’avons vu, à une autre conception du sujet et de la liberté à laquelle il doit accéder. Le sujet, s’il est déterminé, est libre dès lors qu’il connaît ce qui le fait être tel, et qu’il se donne les moyens d’accomplir du mieux possible son identité ».

Nous avons vu dans les différents posts sur Spinoza que cette idée de la « liberté sans arbitre » pourrait s’appliquer à lui, puisque pour l’auteur de l’Éthique, être libre, c’est accéder à cette connaissance du « troisième genre » qui permet de coïncider à la pure nécessité de la Substance. La notion « d’identité » se trouve par là radicalement transformée, puisque la seule « identification » digne de considération est alors celle qui permet de concevoir par la connaissance l’identité de l’individuel en tant que « mode » temporel avec l’universalité et l’éternité de cette Substance qui s’y exprime entièrement.

 

« « Devenir ce que l’on est », « reconnaître son propre désir », ou bien « s’identifier à la nécessité historique », à « l’ordre du cosmos », « assumer son appartenance au groupe identitaire » ou « à l’État qui incarne la raison dans l’ histoire », chacune de ces formules supprime l’aléatoire du libre arbitre et vise un sujet identique à ce qui le détermine, et dont la liberté consiste à connaître et à réaliser son destin programmé. Cet idéal de la connaissance de soi permet d’ailleurs de faire une critique très démystifiante des aliénations qui séparent le sujet de son être réel, et sert en effet d’exigence précieuse pour la construction de soi ».

On rencontre encore bien sûr Spinoza, dans ces lignes (« devenir ce que l’on est », « reconnaître son propre désir ») mais encore Hegel ( « assumer son appartenance … à l’État qui incarne la raison dans l’histoire »). En contestant l’opportunité de la référence que fait ici A. Sénik au sujet («  critique très démystifiante des aliénations qui séparent le sujet de son être réel ») car il s’agit pour plusieurs des auteurs cités d’abolir le sujet en tant qu’illusion et non de le rapprocher d’un « être réel » qu’il ne peut donc atteindre du fait de ce caractère illusoire, on pourrait prolonger avec des formules du même genre qui renverraient à Nietzsche. Par exemple : « assumer son appartenance à la Vie, ou à la Volonté de Puissance », et se rendre ainsi identique à ce qui nous détermine en dissolvant la « fiction grammaticale » du « je » dans ce « destin » de « l’innocence du devenir ». Ou encore à Marx, en substituant aux abstractions « idéalistes » de l’État hégélien et de la « raison dans l’histoire » la « dialectique matérialiste de la lutte des classes » (cf. post de janvier « Post-scriptum » à « Une étrange rencontre »…).

Il faudrait bien sûr évoquer aussi Heidegger, qui est le grand absent de ce tableau. Nous y reviendrons sans doute quelque jour. On pourrait dire dans un premier temps que la prétention d’un sujet doué de libre arbitre serait un symptôme de cet « oubli de l’Être » qui caractérise selon lui toute la métaphysique occidentale, et qui a abouti à occulter notre rapport à « ce qui est » et au « monde » derrière une « anthropologie ». Ce terme « veut désigner cette interprétation philosophique de l’homme qui explique et évalue la totalité de l’étant à partir de l’homme et en direction de l’homme » (Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard, Paris 1962, p. 122). La critique de cette centralité de l’anthropos, qui justifie le refus heideggérien de l’humanisme est donc celle d’un anthropocentrisme qui, en hypertrophiant la fonction du « sujet » (le « Je » de Descartes en particulier) au détriment de son insertion dans l’Être, a conduit à « l’arraisonnement », à la « main mise » violente (le fameux Gestell) de l’homme sur l’univers, à travers le développement de la technique, manifestation de ce fourvoiement de toute l’histoire de la pensée. La liberté véritable, dans ce cas encore, ne pourra être conçue que comme le rétablissement du caractère premier de « l’Être » par rapport au sujet qu’il précède.

On comprend que la « critique très démystifiante des aliénations qui séparent le sujet de son être réel » rencontrera, avec Heidegger, la même exigence de dénonciation et de dissolution de cette « fiction grammaticale » du « je », du sujet moral et responsable, déviation promue par la modernité cartésienne, précédée en cela par la tradition du judéo-christianisme dont Nietzsche nous a décrit la « généalogie » (cf. posts sur Spinoza et Nietzsche).

Même si, pour Heidegger, Nietzche appartient encore à l’histoire de cette métaphysique qui a abouti à hypertrophier la place de l’homme – et dont l’humanisme représente donc une expression condamnable-, on pourrait illustrer me semble-t-il cette prétention du « sujet libre et responsable » à occuper le devant de la scène au détriment de l’Être ou de la Vie par l’apologue ironique qui introduit le petit texte « Vérité et mensonge au sens extra moral » :

(Il suffit de changer le terme « connaissance » de la deuxième ligne et le terme « intellect » par « conscience » ou « sujet », et nous obtenons un résumé des principaux griefs de l’anti-humanisme contemporain et des théories de la « disparition du sujet ») :

« II y eut une fois, dans un recoin éloigné de l’univers répandu en d’innombrables systèmes solaires scintillants, un astre sur lequel des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la plus orgueilleuse et la plus mensongère minute de I « ‘histoire universelle » : une seule minute, en effet. La nature respira encore un peu et puis l’astre se figea dans la glace, les animaux intelligents durent mourir. -Une fable de ce genre, quelqu’un pourrait l’inventer, mais cette illustration resterait bien en dessous du fantôme misérable, éphémère, insensé et fortuit que l’intellect humain figure au sein de la nature. Des éternités durant il n’a pas existé; et lorsque c’en sera fini de lui, il ne se sera rien passé de plus. Car ce fameux intellect ne remplit aucune mission au-delà de l’humaine vie. Il n’est qu’humain, et seul son possesseur et producteur le considère avec pathos, comme s’il renfermait le pivot du monde. Or, si nous pouvions comprendre la mouche, nous saurions qu’elle aussi nage à travers l’air avec ce pathos et ressent en soi le centre volant de ce monde » (F. Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extra moral, Babel, Arles 1997, p. 7-8).

Quoi de plus parlant en effet que de comparer la prétention humaniste à l’illusion d’un insecte se prenant pour le centre du monde ?

Mais peut-être convient-il ici de compléter Nietzsche par Pascal. Car si ce dernier était tout aussi conscient de l’insignifiance de l’homme « néant à l’égard de l’infini » (Pensées, Brunschvicg 72), il n’en observait pas moins qu’il est le seul être du monde connu à penser un univers incapable de se penser lui-même : « quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue ; parce qu’il sait qu’il meurt ; et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien » (Pensées, Brunschvicg 347). Et cet avantage qualitatif de l’homme sur l’immensité quantitative d’un univers privé de conscience demeure une énigme dont ne peut rendre compte l’ironie de Nietzsche. Récuser l’anthropocentrisme n’empêche pas non plus de constater que la mouche ou le chimpanzé n’ont semble-t-il produit ni Bach ni Gandhi…

« Mais la déresponsabilisation consécutive à la critique du libre arbitre montre bientôt ses effets liberticides. Si le sujet est une donnée ayant une nature et des intérêts objectivables par la science, il appartient à la technique scientifique et politique de produire les moyens de réaliser l’épanouissement « réel » de l’individu. La délégation de pouvoir à l’État et à la technique n’est plus que le prix réaliste du bonheur. Cette conception de l’homme et de sa liberté assure enfin la maîtrise du bonheur. Aussi, au lieu de tenir les individus pour responsables des maux de l’humanité, quoi qu’ils aient pu faire de mal, on portera remède aux causes sociales du malheur humain dont ils sont les victimes avant d’en être les agents. Cet humanisme sans responsabilité ni punition procure sans doute le sentiment jubilatoire de traiter le malheur humain de façon objec­tive et quasi médicale. Marx, naturellement, nous éclaire sur cette position objectiviste de la liberté et du bonheur: « Si l’homme n’est pas libre au sens matérialiste, c’est-à-dire s’il est libre non par la force négative d’éviter telle ou telle chose, mais par la force positive de faire valoir sa vraie individualité, il ne faut pas châtier le crime dans l’individu, mais détruire les foyers antisociaux du crime et donner à chacun l’espace nécessaire à la manifestation essentielle de son être. Si l’homme est formé par les circonstances, il faut former les circonstances humainement. » (Marx, La Sainte Famille, Éd Sociales). Projet exaltant de réalisme et de maîtrise scientifique et politique, et qui ne pourrait qu’être intégralement approuvé et maintenu, à une clause près, celle de notre propos, à savoir que la première des circonstances qui forment humainement l’homme est sa responsabilisation, elle-même conséquente et fondatrice du libre arbitre ».

Puisqu’il y est question « d’humanisme sans responsabilité ni punition », et de « force positive de faire valoir sa vraie individualité », ce paragraphe vaut surtout pour le marxisme « humaniste », qui prône la formation de « l’individu complet » (cf. mon post de janvier : « Post scriptum » à « Une étrange rencontre entre Marx et Nietzsche »), et non pour le marxisme « anti-humaniste » qui voit le jour avec l’interprétation d’Althusser en particulier et sa thèse de la « coupure épistémologique », marquée par le « tournant » structuraliste et sa dissolution du sujet (la « Sainte famille », écrit de jeunesse, précéderait cette fameuse « coupure » qui signerait chez Marx la fin de l’humanisme).

Il nous permet cependant de constater combien la croyance que l’homme n’est « formé » que « par les circonstances » et que donc le politique pourrait le libérer en « formant les circonstances humainement », plutôt qu’en suscitant sa responsabilité et donc son libre arbitre, est potentiellement « liberticide », porteuse de totalitarisme et d’infantilisation. Si les structures et les institutions peuvent faciliter son exercice, la liberté n’existe que parce que des sujets la font être, pour paraphraser le philosophe Alain (De l’action, in Éléments de philosophie. Paris, Gallimard, 1970, p. 247 -248). Sinon ce n’est que mécanisme, « dressage » qui s’opère « sans nous et par les forces ». Or, on le sait, prétendre rendre les gens libres sans eux, c’est-à-dire sans leur arbitre, est le meilleur moyen de les maintenir dans la minorité et la servitude.

 

« On sait que la haine de la culpabilisation conduit Nietzsche à dénoncer dans le libre arbitre « le tour de force le plus mal famé qu’il y ait, pour rendre l’humanité « responsable » à la façon des théologiens, ce qui veut dire: pour rendre l’humanité dépendante des théologiens. Les hommes ont été considérés comme « libres » pour pouvoir être jugés et punis, pour pouvoir être coupables» (Nietzsche, La Volonté de puissance, Éd. Gallimard) ».

Nous retrouvons bien là maintenant les élucubrations, ouvertement « anti-humanistes » cette fois, de Nietzsche et de ses disciples concernant la « métaphysique du bourreau », « la moralité des mœurs et la  camisole de force sociale » des normes de la « morale judéo-chrétienne » et de ses divers avatars (cf. posts de janvier : « Une étrange rencontre » et « Éternité de l’essence du corps 2 »). Thèses qui constituent la base des théories foucaldiennes et de nombreuses réflexions développées par J. Butler dans « Trouble dans le genre » en ce qui concerne la nécessité de la subversion des normes morales et socio-politiques régissant la question de l’identité sexuelle.

 

« L’analyse est en partie exacte, et ce n’est pas ici le lieu de revenir sur l’idéologie freudo-nietzschéo-marxiste d’après Mai 68 qui prônait la libération du désir par la subversion de la morale, sauf à rappeler cette évidence: la responsabilité morale, qui est respect de la dignité de l’autre , ne se réduit pas à la peur du châtiment ni à un bon dressage social; elle est la seule forme possible de lien social entre des dignités et des libertés égales. » (fin du texte d’A. Sénik).

 

Conclusion que je partage entièrement.

Il serait évidemment stupide de nier l’apport de telles analyses en particulier dans la lutte contre les ségrégations sexistes comme dans la dynamique qui a permis aux minorités sexuelles une sortie du ghetto, sortie qui demeure cependant fragile.

Mais il faut bien reconnaître que, sur bien des points, et spécialement en ce qui concerne son approche proprement métaphysique (« mort de l’homme », « disparition du sujet », etc.) « l’idéologie freudo-nietzschéo-marxiste » en question – je suis d’autant plus libre d’en parler que je l’ai en partie partagée en son temps – commence tout de même à fleurer bon le ringard.

Et je suis étonné de la voir réapparaître comme si de rien n’était dans ses versions nietzschéo-onfrayienne ou foucaldo-butlérienne, avec ses vieux poncifs de la subversion de normes par essence violentes, de la disparition de la responsabilité éthique, etc. alors que bien de l’eau est passée sous les ponts.

Poncifs auxquels il faut rajouter bien sûr l’anti-humanisme persistant, de tonalité heideggérienne autant que nietzschéenne.

Mais qui dit anti-humanisme et contestation du sujet dit aussi refus de l’autonomie dont ce sujet constitue le fondement.

Or, si le sujet est dépossédé de sa capacité « humaniste » d’être créateur de la norme (ou du moins co-créateur et interprète, pour ceux qui se réfèrent à des approches religieuses- cf. par exemple Pic de la Mirandole cité dans le post « À propos de la théorie du genre 3 »-), la fonction de normativité revient logiquement à ce qui le précède et le détermine, et qui peut être, on l’a vu, selon que l’on soit spinoziste, nietzschéen, marxien ou heideggérien, la Substance ou la Nature, le Désir, la Vie, la Volonté de Puissance, l’Histoire, la Structure ou encore l’Être ; autant d’entités dans lesquelles se dissout la personne en tant que centre de responsabilité.

On peut tout de même se demander en quoi un retour à de tels modèles par-delà les acquis des philosophies modernes du sujet et donc de l’autonomie représenterait une avancée.

On a déjà réfléchi sur le caractère tragique de certaines de ces prétentions normatives « anti-humanistes » (cf. posts sur Spinoza et Nietzsche, ainsi que « Une étrange rencontre entre Marx et Nietzsche »).

D’autres peuvent apparaître plutôt tragi-comiques, dans leurs régressions vers des approches qui sacralisent un « ordre du monde » ou de l’Être qui rendrait jaloux les catholiques les plus intégristes ainsi que le bon vieil Aristote et sa justification naturaliste du statut inférieur de l’esclave et de la femme :

« Pensée ainsi dans l’horizon de l’Être (et non dans celui du sujet), la loi de la cité, comme unité originairement unifiante du divers, ne serait donc pas une norme posée par la subjectivité pour réunir, comme « après coup », les volontés multiples et divergentes en une communauté : la loi constituerait bien plutôt ce qui relie du plus intimes d’eux-mêmes les éléments de la cité dans la communauté de l’Être. Mais la loi n’est telle (et la cité n’est conforme à une telle loi), précise Heidegger en des lignes essentielles pour cerner sa représentation du droit[Heidegger, Introduction à la métaphysique, p. 159], que si chacune des composantes de la cité occupe la place et la fonction qui lui reviennent en vertu de ce qu’elle est, « en tant que par exemple les poètes sont seulement des poètes, mais vraiment des poètes, les penseurs sont seulement des penseurs, mais vraiment des penseurs, en tant que les prêtres sont seulement prêtres, mais vraiment des prêtres, les rois seulement des rois, mais vraiment des rois »[Heidegger, Essais et conférences p. 275]. Comprendre : la cité est conforme à la loi (elle est « juste ») quand chaque élément s’y tient à l’intérieur de la dimension de présence qui lui est propre, c’est-à-dire est présent (seulement, mais pleinement) comme l’étant qu’il est (= avec le type de présence et dans le champ de présence qui lui reviennent) ; dans ce cas, la cité devient ce qu’Héraclite nomme un κοσμός [cosmos], un bel agencement, et non pas, « un tas d’ordures jetées au hasard »[Héraclite, fragment 124]. Ce qui fonde la loi et l’ordre juste transcende donc ici, radicalement, les volontés humaines : le soubassement de l’ordre juste n’est autre que l’Être lui-même comme cette donation de présence qui assigne à chaque étant (humain ou non) les limites à l’intérieur desquelles il a à être ce qu’il est. » (A. Renaut, L. Sosoe, Philosophie du droit, PUF, Paris 1991, p. 170-171).

« Des prêtres seulement des prêtres mais vraiment des prêtres et des rois seulement des rois mais vraiment des rois », dans le cadre d’un juste agencement cosmique à travers lequel l’Être manifeste son ordre nécessaire, c’était bien tout de même l’idéal de la société d’Ancien Régime où les ordres et la royauté étaient « de droit divin ». On remplace ainsi une hiérarchie de droit divin par une hiérarchie ontologique de « droit de l’Être ». « Le progrès est évident », me susurre Stultitia…

Pour remonter même un peu plus loin, on peut penser aux trois fonctions du monde indo-européen et au système des castes, qui représente chez les hommes l’image de l’ordre cosmique intangible « qui assigne à chaque étant (…) les limites à l’intérieur desquelles il a à être ce qu’il est »  :

« Il y a ainsi brahman, ksatra, viç et çudra [ce sont les quatre castes fondamentales (varna) de l’hindousime]. C’est par Agni que Brahman s’est réalisé parmi les dieux, comme brahmane parmi les homme [‘’Brahmane vraiment brahmane’’, pourrait-on dire avec Heidegger….], le ksatriya par le ksatriya [‘’ksatriya vraiment ksatriya’’…], le vaiçya par le vaiçya [‘’vaiçya vraiment vaiçya’’…], le çudra par le çudra… » (Brhad-Aranyaka Upanisad, Les Belles Lettres, Paris 1967, p. 14).

« Nouvelle genèse (au commencement était le brahman) visant particulièrement la création des castes parmi les dieux et, sur leur modèle, parmi les hommes, le tout sous l’égide du dharmah, c’est-à-dire du ‘’droit’’ » (commentaire de E. Sénart, id. ibid. p. XII).

Le dharmah, désignant en fait ce qui est ‘’droit’’ en rapport à l’ordre du monde tel qu’il est posé par l’Être en chacune de ses manifestations (cosmique, sociale, sacerdotale, royale, etc.).

Dans un post précédent (« Une étrange rencontre »…), j’avais proposé à Mr. Onfray de venir en dhoti sur les plateaux pour nous parler du « Moi cosmique » de Nietzsche. Le vêtement siérait sans aucun doute aussi à Heidegger pour nous parler des rapports de « l’Être » avec l’éthique, le droit ou le politique …

Est-ce alors la promotion d’un tel ordre anti-humaniste de « l’Être » que cherchait Heidegger à travers les tristes engagements que l’on sait ?

« La réflexion historico-mondiale ne peut venir que des seuls allemands, à supposer qu’ils trouvent et défendent l’allémanité (das Deutsche). » Cours d’été sur Héraclite, 1943, Gesamtausgabe, t. 55. P.123. Notons en particulier la date…

La question reste ouverte, mais ne laisse pas d’interroger…

http://www.lemonde.fr/idees/article/2014/01/28/heidegger-sa-vision-du-monde-est-clairement-antisemite_4355884_3232.html

 

On le voit, le centre de notre problématique est sans doute constitué par la façon d’interpréter l’articulation délicate de l’hétéronomie et de l’autonomie.

L’un des défauts majeurs d’une certaine pensée de l’autonomie est de considérer celle-ci comme donnée d’emblée, comme une sorte de génération spontanée. Alors qu’elle ne peut se concevoir que comme une constitution laborieuse sur le fond d’une hétéronomie en régime de constante métamorphose. Mais qu’autrui, le langage, la norme ou la loi me précèdent de façon nécessairement hétéronome ne signifie pas pour autant qu’un sujet autonome ne puisse se constituer dans l’acte même de les assumer, de les refuser ou de les réinterpréter. Car sans doute la constitution de la subjectivité elle-même, comme de l’identité, réside-t-elle dans cette « dialectique » qui confronte en permanence l’extériorité et l’intériorité, l’autre et le même, autrui avec ce qui va devenir progressivement et laborieusement le « soi » dans son « odyssée interminable » (cf. article de Y.C. Zarka cité dans le post de janvier « Une étrange rencontre entre Marx et Nietzsche »).

À condition bien sûr d’admettre qu’existe ce dynamisme énigmatique de la subjectivité, susceptible de susciter une telle création de soi par la transmutation et l’appropriation critique du non-soi ; et de ne pas le considérer de façon péremptoire comme « illusion ».

Que le sujet humain soit constitué d’éléments qui le précèdent (hétéronomes) est un truisme : je ne suis pas à l’origine de mes gènes, ni de mon corps, ni des structures anthropologiques, économiques et socio-culturelles dans lesquelles j’apparais dans le monde et son histoire. Je suis conditionné et formé par une langue, un inconscient, des « habitus », des normes morales et politiques qui ne me viennent que de la communauté des autruis.

Il faut bien entendu savoir gré à Lévi-Strauss, Marx, Freud, Bourdieu et d’autres de nous l’avoir rappelé.

Cela doit-il signifier pour autant une adhésion aux vieux poncifs de « l’idéologie freudo-nietzschéo-marxiste » ou encore heideggérienne, et à tout ce qu’elle suppose d’anti-humanisme et de « disparition du sujet » ? Et de considérer que ces éléments seraient irrémédiablement emportés dans un simple jeu de structures et de perspectives sans espoir d’identité, un « ça » impersonnel sans espoir de « moi » ou de « soi », ou un « Être » sans espoir d’humanité ?

On est certes en droit d’en douter, et, fort heureusement, le travail de « déconstruction » de ces poncifs et réductions idéologiques est tout de même entrepris depuis longtemps, même s’il est constamment à reprendre ; ils ne constituent plus de nos jours le terrorisme intellectuel qu’ils ont pu représenter il y a quelques décennies.

Que ce soit, pour ne parler que de la France, par le biais par exemple de l’interrogation d’un Alain Renaut sur la pertinence de « Kant aujourd’hui », de celle d’un Emmanuel Lévinas et de son « humanisme de l’autre homme », de Paul Ricoeur et de sa constitution narrative de l’identité à travers la dialectique complexe de « l’Idem » et de « l’Ipse », ou encore des réflexions d’un Claude Lefort sur la démocratie ou celles d’un Cornélius Castoriadis concernant l’autonomie, les approches sont nombreuses et diverses, qui assument sereinement les données les plus décapantes des sciences humaines sans pour autant considérer le sujet comme une « fiction » à déconstruire sans espoir de reconstruction et l’humanisme comme une tare qui ne pourrait être que « dépassée ».

Car la question essentielle qui se pose est bien sans doute celle de savoir comment le sujet humain émerge et se constitue en tant que responsabilité éthique et politique, c’est à dire en tant que liberté, au cœur même de ces déterminations qui le caractérisent dans le temps et dans l’espace.

Il est d’autant plus étonnant de constater, par le biais de quelques ouvrages et/ou de quelques personnages médiatiques qui les véhiculent, la réapparition de thèmes clairement porteurs de vieilles réductions idéologiques.

Ceux-ci sont donc perceptibles au cœur de la théorie butlérienne du genre et de sa prétention métaphysique à déconstruire « les illusions fondatrices de l’identité », tout comme dans les propos de M. Onfray lorsqu’il dénonce sommairement la croyance au libre-arbitre et à l’éthique qui amène à distinguer le bien et le mal « dans les prétoires ».

Vieilles rengaines idéologiques ringardes ?

Sans doute.

Mais il est préoccupant qu’elles n’apparaissent plus comme telles à notre époque, qui n’est plus habituée à les identifier. Et sans doute profitent-elles de ce manque d’entraînement autant que d’une certaine complaisance médiatique.

Or, on ne peut exclure qu’au-delà des phraséologies convenues, elles conservent encore un réel pouvoir de nuisance.

 

Encore sur un « troublant » déni des évidences. À propos de la théorie du genre (6).

Mon commentaire dans « Vos réactions » :

« Mais pourquoi donc une telle persévérance dans le déni des évidences ? Reconnaître que les théories du genre existent pourrait être l’une des conditions d’un recentrage moins idéologique sur l’urgence de la lutte contre les discriminations. »

Car rien ne m’étonne et ne me désole autant que le déni des évidences.

Alors que la physique a l’honnêteté élémentaire de nommer « théories » ses modélisations (théorie de la gravitation quantique, des supercordes, de la relativité, etc.) les sciences humaines seraient donc les seules à s’offrir le ridicule de considérer comme non théoriques leurs propres élaborations spéculatives ?

Tant pis pour elles !

Mais c’est dommage. Car si le ridicule ne tue pas, il discrédite durablement. Et ceux qui, parmi les chercheurs en sciences humaines, font l’effort de mettre en œuvre une certaine rigueur méthodologique et épistémologique peuvent être touchés par ce discrédit qu’ils n’ont pourtant pas suscité.

 

Alors je me sens obligé d’en rajouter encore une couche, à propos de certaines assertions.

Il s’agit cette fois de l’article :

Mariage gay, PMA, « gender »… Dix liens pour tout comprendre. Le Monde.fr | 26.02.2014 Par Samuel Laurent.

http://www.lemonde.fr/societe/article/2014/02/26/theorie-du-genre-dix-liens-pour-comprendre_4372618_3224.html
1. « La « théorie du genre », c’est quoi ?

La « théorie du genre » est avant tout une invention de ses détracteurs.

[Stultitia me fait tout d’abord remarquer la curieuse formulation logique, proche de la contradiction performative, qui affirme l’existence de la théorie du fait même de lui reconnaître des détracteurs. Lapsus ? Acte manqué ? Intéressant en tout cas…].

« Ce qui existe, ce sont les « gender studies », venues des Etats-Unis. Un champ d’études universitaires né dans les années 1960, en parallèle du développement du féminisme. Son propos : étudier la manière dont la société associe des rôles à chaque sexe. Exemples : « pourquoi les hommes font moins le ménage », « pourquoi une femme mécanicienne ou un homme sage-femme paraissent insolites », etc.

L’un des postulats de ces études était de distinguer le « genre », la construction sociale (les filles aiment le rose, les garçons le bleu) du sexe physique. D’où le recours croissant à l’utilisation du terme « genre », par exemple pour dénoncer les « stéréotypes de genre ».

Ce qui n’existe pas : Mais il n’y a pas de « théorie » au sens idéologique ou scientifique du terme »

Si, Monsieur Laurent, la théorie du genre existe bien, et elle est bien loin de se réduire à la dénonciation des « stéréotypes de genre ».

Revenons donc, une fois de plus, aux textes :

Car la preuve nous en est donnée par les textes mêmes, ceux des représentants emblématiques des « gender studies » comme Judith Butler, autant que ceux de leurs commentateurs comme Éric Fassin (on se demande donc bien pour quelle raison ce dernier, après avoir maintes fois parlé du « genre » comme « théorie » se range maintenant dans le rang de ceux qui récusent ce qualificatif. Cf. à propos de cela ma réflexion sur « l’entrisme » dans le post précédent sur le sujet : « À propos de la théorie du genre 5 ».

Ces auteurs seraient-ils donc à ranger parmi les infâmes détracteurs des « gender studies » et propagateurs de  la « désinformation réactionnaires« , se demande encore Stultitia ?

Car les références sont imparables.

Commençons donc par le préfacier et défenseur bien connu du « genre » Éric Fassin :

« Trouble dans le genre propose le versant théorique de cette déconstruction historique du sexe. » Judith Butler, Trouble dans le genre, Le féminisme et la subversion de l’identité, La Découverte, Paris 2005, Préface d’Eric Fassin, p. 9.

 

« D’un autre côté, la philosophe [Judith Butler] semble proposer une théorie générale du genre, indépendamment des contextes historiques où il se déploie. Or le « trouble » est-il véritablement constitutif du genre, toujours et partout ? Ne peut-on pas plutôt imaginer que la politisation des questions sexuelles parcourant des pays qui se veulent « démocratiques » implique une emprise différente (et peut-être moindre) des normes -davantage explicitées dans les débats publics, et donc moins transparentes ? Bref, si nous pouvons entendre désormais le discours de Judith Butler, c’est peut-être qu’elle dit ce qui est en train de se passer dans nos sociétés ». Id. ibid., p. 18.

 

« Le sous-titre original l’indique clairement: il s’agit de penser ensemble le « féminisme » et la « subversion de l’identité ».

Autrement dit, comment définir une politique féministe qui ne soit pas fondée sur l’identité féminine ? C’est l’occasion d’écarter d’emblée deux lectures qui manqueraient le sens même de l’œuvre. La première consisterait à nier le caractère politique de ce travail philosophique: en pratique, les sophistications théoriques de la déconstruction ne seraient-elles pas incompatibles avec la mobilisation militante ? Certains n’ont pas manqué d’iro­niser sur un radicalisme de la chaire, accusé d’un élitisme éloigné des réalités sociales. Or Judith Butler se donne « pour tâche poli­tique […] de montrer que la théorie n’est jamais simplement theoria, au sens de contemplation désengagée, qu’elle est pleine­ment politique».

La seconde reviendrait à occulter le féminisme de cette entre­prise, comme si la remise en cause des identités que résume le mot queer devait nécessairement reléguer dans quelque préhis­toire politique le mouvement des femmes -comme si la ques­tion gaie et lesbienne devait dépasser la question féministe. Or, pour sa part, Judith Butler ne se veut pas « postféministe », et sa critique du féminisme -elle y insiste encore dix ans plus tard dans sa seconde introduction -est une critique de l’intérieur : « Je ne dirais pas que je suis d’abord une féministe et ensuite une théoricienne queer. Je ne donnerais la priorité à aucune identification »

(id. ibid. p.8-9) [Le fait de se référer visiblement à la notion marxienne de praxis n’exonère aucunement cette approche de son aspect théorique d’ailleurs ouvertement affirmé].

 

– Pour ajouter maintenant quelques textes à ceux que j’ai déjà cité dans mes posts précédents, qui démontrent le caractère métaphysique des écrits de Judith Butler, en particulier leur dette envers les positions théoriques de Nietzsche et de Foucault :

« Cette brève esquisse du genre nous fournit un point d’entrée pour comprendre les raisons politiques pour lesquelles on subs­tantive le genre. L’institution d’une hétérosexualité obligatoire et naturalisée a pour condition nécessaire le genre et le régule comme un rapport binaire dans lequel le terme masculin se diffé­rencie d’un terme féminin, et dans lequel cette différenciation est réalisée à travers le désir hétérosexuel. L’acte de différencier les deux moments antagonistes dans le rapport binaire a pour effet de consolider l’un et l’autre terme, la cohérence interne du sexe, du genre et du désir propre à chacun.

Pour déstabiliser stratégiquement ce rapport binaire et la métaphysique de la substance qui le sous-tend, on doit présup­poser que les catégories « femelle » et « mâle », « femme » ct « homme » sont également produites dans ce cadre binaire. Fou­cault souscrit implicitement à ce genre d’explication. Dans le chapitre qui conclut Ie premier volume de l’ Histoire de la sexua­lité et dans sa brève mais mémorable introduction à Herculine Barbin dite Alexina B., Foucault suggère que la catégorie de sexe est elle-même construite par un régime de sexualité histori­quement singulier et ce avant toute catégorisation de la différence sexuelle ». Id. ibid. p. 93

 

« Voyez par exemple tout ce qui sépare la position de Irigaray de celle de Foucault: à en croire la première, il n’y a qu’un seul sexe, le sexe masculin, qui s’élabore lui-même en produisant l’« Autre » ; le second considère quant à lui que la catégorie de sexe, qu’elle soit masculine ou féminine, est produite par une économie régula­trice diffuse de la sexualité. Ou encore l’argument de Wittig selon lequel la catégorie de sexe est, dans les conditions de l’hétérosexualité obligatoire, toujours féminine (le masculin restant non marqué et donc synonyme d’« universel »). Mais para­doxalement, Wittig rejoint Foucault lorsqu’elle affirme que la catégorie même de sexe disparaîtrait, voire ,l’évanouirait, si l ‘hégémonie hétérosexuelle était perturbée et renversée.

Les modèles explicatifs présentés ici proposent des façons très différentes de comprendre la catégorie de sexe selon la manière dont le champ du pouvoir est formé. Est-il possible de maintenir la complexité de ces champs de pouvoir et de penser d’un même mouvement à leurs capacités productives ? Dans la théorie de la différence sexuelle de Irigaray, les femmes ne peu­vent jamais, semble-t-il, être comprises sur le modèle d’un « sujet » tel qu’on a l’habitude de le voir dans les systèmes de représentation propres à la culture occidentale, précisément parce qu’elles constituent le fétiche de la représentation, et donc l’irreprésentable en tant que tel. Les femmes ne peuvent jamais « être » selon cette ontologie des substances, précisément parce qu’elles sont la relation de différence, l’exclu, ce par quoi un tel domaine est lui-même circonscrit. Les femmes sont aussi une « différence » qui ne peut pas être comprise comme la simple négation ou l’ « Autre » du sujet toujours déjà masculin. Comme on l’a vu plus tôt, les femmes ne sont ni le sujet ni son Autre, mais une différence dans l’économie de l’opposition binaire, elle-même une ruse pour une élaboration monologique du masculin.

Ceci dit, toutes ces positions partagent fondamentalement l’idée essentielle que le sexe apparaît dans le langage hégémo­nique comme une substance, comme un être identique à Iui-même sur le plan métaphysique. » Id. ibid. p.86

 

« Pour démontrer que les catégories fondamentales de sexe, de genre et de désir sont les effets d’une certaine formation du pou­voir, il faut recourir à une forme d’analyse critique que Fou­cault, à la suite de Nietzsche, a nommée « généalogie ». Une critique de type généalogique ne cherche absolument pas à trouver les origines du genre, la vérité cachée du désir féminin, ni une identité sexuelle originelle ou authentique si bien réprimée qu’on ne la verrait plus. Faire une « généalogie » implique plutôt de chercher à comprendre les enjeux politiques qu’il y a à dési­gner ces catégories de l’identité comme si elles étaient leurs propres origine et cause alors qu’elles sont en fait les effets d’ins­titutions, de pratiques, de discours provenant de lieux multiples et diffus. La tâche de cette réflexion est de se dé-centrer -et de déstabiliser -de telles instances de définition: le phallogocentrisme et l’hétérosexualité obligatoire.

Si le genre et son analyse en termes de rapport se trouvent au cœur de cette réflexion, c’est précisément parce que la notion de « féminin » se trouve déstabilisée, que sa signification est aussi trouble et instable que « la femme » -deux notions qui ne pren­nent tout leur sens, un sens trouble, que l’une en fonction de l’autre. En outre, il n’est plus aussi évident que la théorie féministe doive essayer de résoudre les questions de l’identité première pour pouvoir se mettre à faire de la politique »… » Id. ibid. p.53-54.

 

« (…) Illusions sur l’ « Être » et la « Substance » fortes de la conviction que la forme grammaticale du sujet et du prédicat reflétait la réa­lité ontologique préexistante de la substance et de l’attribut. Ces constructions, nous dit Haar, sont des astuces philosophiques qui permettent de réaliser la simplicité, l’ordre et l’identité. Pourtant, il est absolument impossible de dire qu’ils dévoilent ou représentent le véritable ordre des choses. Cette critique nietzschéenne sert notre propos, si on peut l’appliquer à des catégories psychologiques qui gouvernent le plus souvent la pensée populaire et théorique sur l’identité de genre. Selon Haar, la critique de la métaphysique de la substance implique une critique de l’idée même de la personne psychologique en tant que substance :

‘’La destruction de la logique par la reconstitution de sa généalogie emporte avec elle les catégories psychologiques fondées sur cette même logique. Toutes les catégories psychologiques (le moi, l’individu, la personne) viennent de l’illusion de l’identité de substance. Or à la base, cette illusion renvoie à une superstition qui trompe non seule­ment le sens commun mais aussi les philosophes: c’est la croyance aveugle dans le langage, et plus précisément, dans la vérité des catégories grammaticales. C’est la grammaire (la structure sujet-prédicat) qui a inspiré à Descartes la certitude que le « je » était le sujet de « penser », alors que ce sont plutôt les pensées qui viennent à « moi » : au fond, la foi dans la grammaire exprime tout simplement la volonté d’être la « cause » de ses pensées. Le sujet, le soi, l’individu sont autant de concepts fallacieux, puisqu’ils transforment en substances des unités fictives qui, au départ, n’ont qu’une réalité linguistique « .

Wittig émet une autre forme de critique en montrant que les personnes ne peuvent pas être signifiées dans le langage indépen­damment de la marque du genre. Elle fait une analyse politique de la grammaire du genre en français. Selon Wittig, le genre ne fait pas que désigner des personnes, les « qualifier » si l’on peut dire; il constitue aussi un schème conceptuel par lequel la bina­rité du genre devient universelle. » Id. ibid. p. 90.

Etc… etc… etc…

A propos de la théorie du genre (5). Les « repères fondateurs entre les sexes ».

Je rajoute ce petit commentaire d’un article de Christian Flavigny, que je n’ai pas pu insérer en totalité dans la rubrique « réactions ».

http://abonnes.lemonde.fr/idees/article/2014/02/14/l-enfant-n-est-pas-un-adulte-en-miniature_4366990_3232.html

Enfin un peu de bon sens… Merci Mr. Flavigny !

Mais il faudrait compléter. Lorsque vous dites : « Certes, induire ce trouble n’est l’intention ni des auteurs ni du Centre national de documentation pédagogique » (…).

C’est sans doute vrai, et on ne peut mettre en doute leur sincérité.

Mais il faut tout de même ajouter que c’est bien le but délibéré de livres tels que celui de Judith Butler (préfacé par Éric Fassin…), dont le titre « Trouble dans le genre » et le sous-titre : « le féminisme et la subversion de l’identité » ne laissent subsister aucun doute à ce sujet.

Entre bien d’autres références à venir :

http://www.osezlefeminisme.fr/article/eric-fassin-denaturaliser-l-ordre-des-choses

« Dans les années 2000, avec la parité, les choses bougent : l’affichage de l’égalité entre les sexes comme signe de modernité démocratique légitime quelque peu les études de genre. Les nouveaux programmes de SVT montrent que ce début de reconnaissance institutionnelle atteint l’enseignement secondaire ; en outre, il s’agit des sciences de la nature, et pas seulement humaines :même la nature est (enfin) dénaturalisée (…).

Si l’ordre des choses est un ordre naturel, alors, ce qui est doit être. Pour lutter contre cette (fausse) évidence, qui donne aux inégalités une apparence de nécessité, un travail de rupture doit être mené. (…) On prend aujourd’hui conscience que même l’ordre des corps, des sexes et des sexualités n’est pas fondé en nature : c’est l’extension du domaine démocratique aux questions sexuelles ».

 

Le fait de persévérer à présenter alors une métaphysique de la « dénaturalisation de la nature » (car ni le « naturalisme essentialiste », ni la « dénaturalisation » ne peuvent se revendiquer de « l’évidence » cf. posts précédents) comme de simples « études » et non comme la « théorie » de la subversion de l’identité qu’elle constitue de façon explicite contribue à cet entrisme des « théories du genre » dans des projets pédagogiques certes bien intentionnés, mais tout de même un peu naïfs.

À propos de la théorie du genre (4). Encore des précisions terminologiques !

Texte étonnant, une fois encore, à propos du « genre », que cette pétition :

http://www.lemonde.fr/idees/article/2014/02/12/non-a-la-manipulation-des-sciences-sociales_4364763_3232.html

Étonnant, parce que, alors qu’il est question « d’études de genre », pas un seul mot prononcé ne fait écho à la pensée de certaines et certains des « studieuses » et « studieux » qui ont fondé les dites études (puisque parler des « théoricien(ne)s » du genre semble devoir faire désormais entrer dans la catégorie des propagateurs de la « désinformation réactionnaire ». On parle bien pourtant des théories darwiniennes et de celle de la relativité, mais sans doute est-ce par obscurantisme réactionnaire…) ; « studieuses » et « studieux » dont il était question dans mon avant dernier post, en particulier Judith Butler, Monique Wittig ou Éric Fassin.

Or il faudrait tout de même avoir un minimum de respect pour les idées de ces « studieuses » et « studieux » :

Quand on dit :

« la question est de savoir en revanche comment cette différence biologique sert d’argument pour légitimer des inégalités de tous ordres au détriment essentiellement des femmes. »,

ou encore :

« ils ont notamment montré que cette différence biologique sert dans nos sociétés, y compris prétendument développées et éclairées, de justification magique à un certain nombre de discriminations : les femmes participent moins à la vie publique ou politique, elles bénéficient d’une moindre reconnaissance professionnelle dans les déroulements des carrières, elles touchent des salaires inférieurs pour le même travail, elles accomplissent la plus grande part des tâches domestiques (cuisine, ménage, courses, soins aux enfants ou aux personnes âgées)… »

On parle sans plus de ce que, depuis bien des lustres, on nomme « discrimination ».

Et, depuis bien des lustres, avec tant d’autres, j’ai la prétention de lutter contre de telles discriminations, en m’appuyant entre autres, moi aussi, sur la « tradition des lumières ».

Mais le but d’une partie importante et paradigmatique des « gender studies », et des « studieux » et « studieuses » qui en constituent les références principales, si toutefois on fait l’effort de lire leurs textes, n’est pas simplement de dénoncer de telles discriminations, ce qui était en outre fait bien longtemps avant eux.

L’un des buts explicites, comme je l’ai montré dans mon post, et c’est bien celui qui a spécifié un courant important des « études de genres » par rapport aux « études sur la discrimination entre les sexes » qui ne les ont pas attendues, est de :

« repenser les catégories du genre en dehors de la métaphysique de la substance » (J. Butler, Trouble dans le genre : pour un féminisme de la subversion, trad. Cynthia Kraus, préface d’Éric Fassin, La Découverte, Paris 2005, p. 96.),

Tout comme de déconstruire

« les illusions fondatrices de l’identité » (Trouble dans le genre, op. cit. p. 111).

Quelle que soit la manière dont on exprime ce genre de conviction.

Il faudrait donc commencer par respecter un minimum les idées essentielles des fondateurs de ces « gender studies ».

Et admettre qu’on est tout de même la plupart du temps bien loin de la simple critique, un peu pépère et ringarde, et que je partage pourtant – parce que je suis pépère et ringard, je l’assume – des discriminations sexuelles dont il est question dans la pétition.

(À moins de privilégier quelque exégèse « à la Dupanloup » (cf. là-dessus mon post : « Ne pas hurler avec les Dupanloup », dans les « archi archives de novembre 2013), tentation à laquelle, on le sait, aucune chapelle n’échappe).

Car autant je considère indispensable de lutter contre toutes les discriminations, autant je ne vois pas en quoi je devrais partager une théorie (oh ! pardon, une « étude »…), qui me propose, sur des bases métaphysiques que je récuse, de déconstruire et subvertir les identités sexuelles après les avoir considérées comme des « illusions ».

J’invite donc les auteurs et les signataires de cette pétition à approfondir un peu mieux l’étude de certains des principaux artisans des « gender studies », à se référer à leurs textes de façon plus exacte, ce qui permettrait de savoir de quoi on parle, ou du moins à préciser un peu mieux ce qu’ils en acceptent et ce qu’ils mettent en question.

Puisque pour le moment, le plus grand flou règne dans ce domaine.

On ne voit pas en quoi on peut mettre sur le même plan, par exemple, les revendications proprement métaphysiques de Judith Butler ou Éric Fassin et celles des « ABC de l’égalité ».

Et je leur propose, puisque rien dans le texte de la pétition ne fait allusion à autre chose, de revenir à la terminologie plus simple et plus consensuelle de la « lutte contre la discrimination » qui aurait l’avantage de lever bien des ambiguïtés et de désamorcer bien des querelles.

À moins que ce ne soit pas là le but recherché…

 

À propos de la théorie du genre (3). Pour prolonger la réflexion avec Bérénice Levet, Éric Fassin et Serge Hefez.

Quelques remarques à propos du « genre », puisque j’étais déjà intervenu sur le sujet (voir dans les « archives 2011 : « A propos de la théorie du genre » 1 et 2), en guise de commentaire au « 28 minutes » du 03/02.

On peut encore le voir sur :

http://tinyurl.com/le6oaje

« Théorie du genre » ou « études de genre » ? Une articulation à préciser d’urgence.

J’ai d’abord été satisfait de voir abordée une distinction dont le flou m’étonne depuis un moment, et à propos de laquelle je m’interroge.

Pourquoi, alors que la discussion de fond, on le verra, tourne autour de théories sur le genre, nous martèle-t-on à l’envi qu’il n’y a pas de « théorie du genre », mais des « études de genre » ?

Bien sûr, on peut faire des « études philosophiques » sur la liberté ou sur la conscience, mais il est impossible de nier qu’à moins de s’en tenir à une simple doxographie ou à un exposé purement informatif de positions, on sera rapidement rattrapé par la ou les théorie(s).

Je ne peux pas parler de liberté ou de conscience sans en venir nécessairement à me positionner en faveur de Descartes ou contre lui, en faveur de Nietzsche ou contre lui, etc. Mes derniers posts sont suffisamment explicites sur le sujet.

Il en va de même, bien évidemment, avec la question du genre. Comme le relèvent avec pertinence Bérénice Levet et Serge Hefez, il y a bien en jeu dans ces discussions ce qu’il faut appeler des théories construites, à forte portée philosophique, qui relèvent de l’interprétation, et non de simples constats dégagés de toute implication théorique.

Certes, les théories concernant le genre sont multiples et conflictuelles. Mais on ne peut nier que ce sont … des théories.

Lorsque Judith Butler affirme que :

« Repenser les catégories du genre en dehors de la métaphysique de la substance est un défi à relever à la lumière de ce que Nietzsche notait dans La Généalogie de la morale : à savoir qu’il n’y a point d’ »être » caché derrière l’acte, l’effet et le devenir ». (Trouble dans le genre : pour un féminisme de la subversion, trad. Cynthia Kraus, La Découverte, Paris 2005, p. 96.), on se trouve au cœur d’une approche qu’il faut réinsérer dans son arrière-fond théorique, ici une approche de la question du sujet qui se caractérise par l’affirmation d’un devenir sans substance, dont nous avons vu dans nos réflexions précédentes qu’elle est fondamentale dans l’approche nietzschéenne de la subjectivité (cf. les posts sur Spinoza, Nietzsche et Marx à propos de Michel Onfray).

Il s’agit, très explicitement, du refus d’une théorie de « l’ontologie du sujet », qui se fonde sur un modèle métaphysique bien défini :

« dire que le corps genré est performatif veut dire qu’il n’a pas de statut ontologique indépendamment des différents actes qui constituent sa réalité » (Trouble dans le genre, op. cit. p. 259).

Une telle théorie de la « désontologisation du sujet » entraînant de façon tout-à-fait logique, une affirmation elle aussi théorique de la nécessité de sa « libération » :

Celle-ci considérera comme nécessaire de « perturber l’ordre du genre, non par le biais de stratégies figurant un utopique au-delà, mais en mobilisant, en déstabilisant et en faisant proliférer de manière subversive ces catégories qui sont précisément constitutives du genre et qui visent à le maintenir en place en accréditant les illusions fondatrices de l’identité » (Trouble dans le genre, op. cit. p. 111).

La théorie « butlérienne » du genre (même si elle a pu évoluer, en tout cas c’est bien à celle-ci que Mr. Fassin a consacré sa préface de l’édition française de « Trouble dans le genre ») est donc l’un des héritages (revendiqués) de la théorie nietzschéenne de la subjectivité, par l’intermédiaire bien sûr d’autres élaborations théoriques des héritiers de Nietzsche, en particulier Michel Foucault.

Il est donc impossible de nier une telle généalogie théorique.

Pour savoir s’il faut parler de « théorie du genre » ou « d’études de genre », il importe alors dans un premier temps d’opérer quelques clarifications :

Si on veut conserver au terme « genre » une acception scientifique légitime permettant de parler « d’études de genre », il est nécessaire de lui maintenir un caractère purement descriptif et observationnel, qui correspond à l’appréhension et à la désignation, à travers le champ de la psychologie, de l’anthropologie ou de la sociologie, d’une réalité humaine problématique faite de l’intrication complexe des facteurs biologiques et des facteurs culturels dans la genèse des individus ; il s’agit de constater que, comme le disait avec pertinence Serge Hefez, « être mâle ou femelle est un fait de nature. Être homme ou femme est un fait de culture », en intégrant bien évidemment à cette idée de culture la dimension de normativité et de contrainte qui en est constitutive.

Mais ce constat lui-même ne peut pas ne pas susciter l’interprétation théorique : car une fois opéré, il ouvre à des « théories du genre » (là encore, la remarque de Serge Hefez est pertinente lorsqu’il dit que chacun applique sa propre théorie). Tout comme le fait de constater en sociologie l’existence de classes ou de groupes sociaux peut être interprété dans le cadre de modèles théoriques différents, marxistes, libéraux, etc..

Et c’est à ce niveau qu’on va en effet rencontrer bien sûr l’interprétation théorique de Mme Wittig, Mme Butler ou Mr. Fassin, mais aussi, parmi bien d’autres, celle à laquelle j’avais fait allusion, de Pascal Picq lorsqu’il déclare, à propos de théories qui jettent le « trouble » sur le caractère déterminant des facteurs biologiques :

« C’est là qu’une partie des sciences humaines pose problème. En raison d’un antibiologisme radical, elles refusent cette réalité biologique qui fait que nous sommes dans le groupe des espèces les plus déterminées biologiquement pour (sic. mais sans doute faut-il lire « par » plutôt que « pour ») le sexe. C’est inepte d’un point de vue scientifique, stupide d’un point de vue philosophique et ouvert à toutes les idéologies » (Le Monde du 4/5 09/2011).

http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/09/03/le-sexe-n-est-pas-que-construction_1567378_3232.html

Ou encore celle d’Axel Kahn :

« Revenons sur cette affirmation féministe, que je crois fausse, selon laquelle le genre précède et domine le sexe. Bien entendu, à considérer l’objectivation du corps de l’homme, conquérant, dominateur, et du corps de la femme qu’il convient pour l’homme de posséder et faire jouir, on ne peut qu’admettre qu’il s’agit là d’une construction mentale collective aux racines symboliques, sociales et culturelles, construction qui se surimpressionne sur le sexe biologique. Il en va de même avec l’essentiel des spécificités alléguées des manières d’être masculines et féminines dans la vie intellectuelle publique et familiale.
Mais de là à affirmer que la différenciation sexuelle serait un épiphénomène sans aucune influence réelle sur le psychisme des comportements, il y a un saut qu’il ne faut pas faire. On comprend le pouvoir et la justification militante d’une telle position, elle n’est cependant pas crédible. En tant que mammifères, nous sommes mâles et femelles, avons aussi hérité de certains déterminismes biologiques, même si nous avons la capacité de nous les approprier, de les humaniser.

(…) Je crois que le pouvoir militant du slogan l’emporte sur la qualité de l’analyse » (A. Kahn et C. Godin, L’homme, le Bien, le Mal, Hachette Pluriel 2008, p. 367-368).

Conflit d’interprétation, sans doute, mais en tout cas conflit de théories.

Pourquoi alors refuser avec tant de force ce qualificatif de « théorique » ?

Est-ce par simple modestie ? Mais on comprend mal alors pourquoi elle s’accompagnerait d’un tel désir d’expansion au champ de l’enseignement scolaire, avec les questions épistémologiques que cela soulève (cf. son apparition dans les manuels de SVT en 2011. Voir mon post à ce sujet « À propos de la théorie du genre »), etc.

Mais peut-être nous trouvons nous plutôt dans le cas de figure qu’on a rencontré chez Mr. Onfray, lorsqu’il critique les « mythologies », étant bien entendu que lui-même est « au-dessus de tout ça » (cf. mon post «Des mythes, des croyances, et de Mr. Onfray qui est au-dessus de tout ça »).

Dans mon post d’il y a deux ans, je citais Irène Jami déclarant que le genre « n’est pas une théorie , c’est un concept scientifique » (« La fabrique de l’histoire », France Culture, 09/09/2011).

Soit.

Le genre étant restreint à un « concept scientifique » dégagé de toute approche interprétative, on ne voit pas en effet ce qui pourrait permettre de mettre en doute des « études de genre », scientifiques, bien entendu, lorsqu’elles vont nous présenter, mêlées à des approches constatives, d’autres approches qui en réalité relèvent de l’interprétation, et qui constituent une théorie philosophique précise fondée, par exemple, comme nous l’avons vu, sur la désontologisation du sujet.

Il y a là une dissimulation classique du facteur interprétatif sous couvert de la science, « abus de faiblesse » qui profite de l’absence de formation philosophique de la plupart d’entre nous.

Tout comme le créationniste nous présente donc une théorie religieuse comme étant un constat scientifique, ou tout comme nos bons scientistes nous présentaient – ou continuent encore à nous présenter – l’athéisme comme une donnée de la science. Les uns comme les autres « oubliant » au passage qu’il s’agit dans les deux cas de positionnements métaphysiques.

Ou donc tout comme Mr. Onfray nous présente son nietzschéisme hédoniste comme une évidence au-dessus de toutes les mythologies et de toutes les interprétations métaphysiques.

Et le tour est joué !

Car ce qui étonne et interroge est le fait que ceux qui revendiquent le plus fort l’expression neutre « d’études de genre » sont ceux qui ont tendance à oublier (ou à vouloir faire oublier ? On peut donc se le demander…), le caractère théorique de leur approche.

Il serait tout de même difficile de la part de Mr. Fassin, par exemple, de prétendre à une approche « non théorique » du genre…

Lorsque Mme Levet le cite affirmant « qu’être un homme et une femme est un fait de culture et non de nature », il s’agit là d’une interprétation, certes légitime, mais qui se positionne dans un débat – qui est loin d’être clos – en fonction d’une théorie précise.

Il faut donc bien reconnaître que cette curieuse réticence terminologique peut susciter le soupçon, quand on se souvient par exemple combien, pour les marxistes, les « études historiques » ne relevaient aucunement de l’interprétation ni de la théorie, mais du constat scientifique, etc.

Le processus peut donc à juste raison apparaître comme une de ces vieilles recettes idéologiques qui incitent à la prudence.

Et celle-ci doit commencer par une exigence de clarification terminologique : quelles sont les raisons pour lesquelles certains se refusent à reconnaître une approche théorique de la question du genre ? Sont-elles occultes, ou bien peut-on en rendre compte, et de quelle manière ?

Essentialisme ou constructivisme ?

La référence au rapport entre nature et culture, très présente dans le débat, nous amène à une autre strate de l’archéologie théorique de la question des genres qu’il convient d’interroger, et qui se conjugue avec la strate nietzschéenne et foucaldienne à laquelle se réfèrent Mme Butler et Mr. Fassin.

On pourrait l’appeler la strate Sartre-Beauvoir.

Ici, la question sera de savoir quelle place il convient d’accorder à la nature, ou à l’essence (au sens de ce qui définirait une nature humaine), dans la réalité humaine, et en particulier en ce qui concerne le fondement de la norme.

Et on retrouvera des positions classiques, quoique sans doute caricaturales, l’une qui soutiendra que l’essence détermine l’existence, l’autre, selon la formule bien connue, que c’est « l’existence qui précède l’essence ».

De quoi s’agit-il ici ?

Simplement de savoir si l’humanité, et de façon concrète la féminité et la masculinité, sont inscrites dans une nature ou une « essence » qui fait qu’elles seront nécessairement les déterminants de mon existence (c’est la nature qui me fait homme ou femme, je n’y suis pour rien et je n’y peux rien) mais aussi les fondements de la norme, celle qui fera que la Loi respectera le principe de l’identité sexuelle biologique et de l’hétérosexualité comme modèle, norme « naturelle » de la sexualité ;

Ou bien si, « l’existence précédant l’essence », on est en droit de penser que ce n’est pas la nature qui doit m’intimer l’ordre d’être homme ou femme, mais qu’il s’agit là de possibles –  au même titre que la sexualité qui en découlera – qui sont soumis, d’une part à mon choix, d’autre part (et c’est là que Sartre et Simone de Beauvoir rencontrent Nietzsche et Foucault, et encore Bourdieu) à l’imposition violente d’une norme qui conditionne les individus en fonction de critères (éthiques, politiques…) qui n’ont rien de « naturels », mais qui se présentent comme tels afin de justifier de façon abusive une légitimité qu’ils ne peuvent avoir. (On peut nommer cette thèse « constructiviste », dans la mesure où dans ce cas, l’être humain ne se reçoit pas lui-même, ni ses normes, de la nature, mais se construit et les construit).

On se rend compte que la théorisation des « études de genre » va se partager en bonne partie entre ces deux tendances.

La position de Mme Butler (du moins au temps de « Trouble dans le genre ») et de Mr. Fassin étant bien sûr proche de la deuxième thèse exprimée.

Là encore, Mr. Hefez a une belle formule, lorsqu’il se demande si les normes sont données de l’extérieur par une transcendance (il parle ici de Dieu, mais on pourrait aussi parler de la nature et encore de l’altérité, nous y reviendrons…) ou bien si nous les déconstruisons et les reconstruisons à notre guise.

On le voit, la question est loin d’être facile, et on peut tout d’abord regretter qu’elle soit ordinairement traitée (ou évitée) de façon péremptoire et idéologique par la criminalisation systématique de l’une ou l’autre interprétation.

Le spectacle affligeant de manifestations rivales (ou de quelques gourous médiatiques) qui s’envoient des invectives à la tête sur le fond d’un problème philosophique aussi délicat incite certes à prôner un peu plus de réflexion (et donc de temps) lorsque des décisions en relation à ces questions doivent être prises.

« Quand tu hésites entre deux solutions, choisis la troisième ».

Dit un proverbe qu’apprécie particulièrement Stultitia.

Peut-être pourrait-on alors penser qu’une telle opposition n’est pas très opératoire, et qu’elle demande à être surmontée.

En effet, pour ce qui est de «l’essentialisme » d’une « sacralisation » ou du moins une « sanctuarisation » de la « nature » (qui n’est pas forcément le fait que d’un conservatisme de droite puisqu’on peut la rencontrer dans certaines sensibilités écologistes), il serait facile de montrer combien, depuis Aristote et sa justification de l’esclavage et de l’infériorité de la femme par une institution « naturelle », et la reprise durable de telles théories dans la normativité éthique et politique de l’occident chrétien et musulman, jusqu’aux mots d’ordre de « Jour de colère », on fait peu de cas de ce qui apparaît tout de même, y compris pour bien des religions, comme la qualité la plus spécifique de l’espèce humaine, la liberté et la créativité de cet être « à l’image indistincte » :

« Je ne t’ai donné ni place déterminée, ni visage propre, ni don particulier, ô Adam, afin que ta place, ton visage et tes dons, tu les veuilles, les conquières et les possèdes par toi-même. La nature enferme d’autres espèces en des lois par moi établies. Mais toi, que ne limite aucune borne, par ton propre arbitre, entre les mains duquel je t’ai placé, tu te définis toi-même ».

fait dire à son Dieu Pic de la Mirandole (De dignitate hominis – Sur la dignité de l’homme-, dans: Œuvres philosophiques, trad. O. Boulnois et G. Tognon, PUF, Paris  2001, p. 5-7).

On ne voit donc pas en quoi on pourrait juger illégitimes un effort de « déconstruction généalogique » de tels alibis essentialistes ou naturalistes (même si on peut, me semble-t-il, émettre des réserves justifiées face à certaines entreprises de type nietzschéen, cf. posts sur Spinoza, Nietzsche et Marx à propos de M. Onfray).

Car l’autonomie, la capacité de se donner à soi-même ses propres lois, paraît être indissociable de l’essence même et de la dignité de l’être humain, comme nous le dit, entre bien d’autres, Pic de la Mirandole.

Maintenant, on est tout de même en droit de se demander si cette revendication légitime d’autonomie ne s’inscrit pas nécessairement sur le fond d’une irréductible hétéronomie, dans laquelle l’altérité (qu’on l’écrive avec un petit « a », ou, pour certains, avec un grand « A ») doit continuer à jouer un rôle régulateur.

Altérité qui se manifeste à nous à travers un certain nombre de données fondamentales (« données », justement parce que nous ne pouvons pas en être l’origine), dont la différence sexuelle pourrait constituer un élément essentiel.

Affirmer que « l’existence précède l’essence », slogan qui est à l’arrière fond du « on ne naît pas femme, on le devient » de Simone de Beauvoir (sous son double aspect de constat socio-politique et de revendication féministe), possède tout de même une tonalité nettement rhétorique.

Le « tu te définis toi-même » de Pic de la Mirandole pas plus que le « ce que je fais de ce qu’on a fait de moi » de Sartre ne permettra à un être humain sans définition préalable de se vouloir raton laveur ou aigle royal. On peut bien contester « l’essence » ou la « nature », mais il est tout de même difficile de refuser ce qu’on peut alors nommer une « condition humaine », et la forme sexuée sous laquelle nous en faisons l’expérience.

Si notre enracinement, individuel ou collectif, dans la nature (cf. la problématique écologique) n’est pas la prison qu’en font les essentialistes, il semble difficile de ne pas le considérer comme une référence fondatrice, qu’il paraît dangereux d’oublier sous peine de « Meilleur des mondes ». Y compris en ce qui concerne le fait de la différence sexuelle.

Confer, parmi bien d’autres, les positions étonnantes de Marcela Yacub (qui, en passant, a co-signé certains ouvrages avec Éric Fassin) sur le progrès apporté par l’utérus artificiel dans la libération de la femme : « Fini la contraception, l’avortement, les restrictions pendant la grossesse, les différences entre les hommes et les femmes à l’égard de cet acte toujours exorbitant de faire naître » (…) « Ne s’agit-il pas de la dernière étape de la libération des femmes des servitudes liées à l’enfantement ? », etc.

http://www.liberation.fr/tribune/2005/03/29/l-uterus-artificiel-contre-la-naissance-sacrificielle_514577

Le travail complexe de l’élaboration de la norme, dont on ne voit pas en fonction de quel  a priori quelque peu infantile il devrait être conçu comme « violence » plus que comme libération, devra alors prendre en compte à la fois la revendication d’autonomie et l’existence de certaines bornes – certes à préciser – dues à notre insertion dans une irréductible hétéronomie et une finitude qui nous sont signifiées en particulier par notre corps comme par le corps d’autrui (cf. mon post « Un rein sinon rien », sur la question du commerce d’organes).

La fin du « 28 minutes » a été en partie gâché par un échange bien faible concernant la question de l’égalité femme-homme.

Une fois de plus, la question de l’égalité a été confondue (comme dans nos chères classes de terminale…) avec celle de la similitude.

N’est-il pas grand temps d’intégrer qu’on peut être égaux en étant différents ? On ne voit pas en quoi la revendication d’égalité entre noirs et blancs devrait impliquer le fait de changer de couleur ou de virer à l’universalité du gris…

Et on ne voit donc pas pourquoi on ne pourrait pas revendiquer un féminisme de la différence, qui, tout en critiquant la manipulation idéologique des stéréotypes du genre, ne viserait pas à dissoudre la masculinité et la féminité dans le fantasme ambigu de la neutralité, comme cela peut se constater par exemple en Suède, au point de susciter l’invention de nouveaux pronoms personnels.

http://fr.myeurop.info/2013/05/09/ni-homme-ni-femme-la-neutralite-sexuelle-fait-ecole-en-suede-8430

Certes, les « études de genre » ont pour effet positif d’attirer l’attention sur les 10 ou 20% de personnes qui sont « massacrées » du fait de la non reconnaissance de leur particularisme sexuel, ou de leur orientation non « conventionnelle », comme le souligne Serge Hefez.

Mais on ne voit pas non plus en quoi l’urgence de cette préoccupation devrait justifier une théorie ontologique qui édifierait en modèle le « trouble dans le genre ».

Laissons le dernier mot à la belle citation d’Hanna Arendt par Bérénice Levet (citation que je ne connais pas. Si quelqu’un pouvait avoir la gentillesse de me préciser la référence…) : « On naît femme, et on le devient ».

On le devient en se construisant, avec les normes socio-culturelles et contre elles, tout comme la masculinité doit se construire en permanence avec les normes socio-culturelles et contre leurs stéréotypes.

Afin de réaliser du mieux possible ce « donné » fécond et mystérieux de la différence sexuelle, qui fait de nous des êtres incarnés, et non de simples abstractions « théoriques ».

A propos de la théorie du genre

L’enseignement est vraiment une chose extraordinaire !

A peine a-t-on fini  – et encore ! – de pourfendre les obscurantistes créationnistes que voilà une nouvelle bataille qui se profile.

Grâce au recours à des références reconnues, parmi lesquelles Pascal Picq ou Axel Kahn, j’avais fini par faire comprendre à mes élèves quelques principes épistémologiques de base, parmi lesquels la nécessaire distinction entre une approche scientifique et une hypothèse métaphysique ou théologique.
Le créationniste confond les niveaux en affirmant que l’observation de la nature démontre nécessairement, au niveau scientifique, l’existence d’un principe créateur divin.
Tout comme certains athées, soit dit en passant, tombent dans le panneau en affirmant que cette même observation démontrerait son inexistence.
Distinguons donc, distinguons ! Et les élèves, ainsi que le principe de laïcité de l’enseignement, seront bien gardés !
Car la croyance religieuse, tout comme la croyance athée, relèvent d’interprétations métaphysiques, peut-être indispensables au fonctionnement de l’esprit humain et à sa quête de sens, mais qui n’ont pas à interférer avec la recherche scientifique.

Mais, sans doute pour rompre l’ennui, on vient juste de remettre le couvert, et vous m’en voyez tout émoustillé : une nouvelle fois, les Lumières de l’Enseignement vont pouvoir dissiper l’obscurité des doctrines réactionnaires !

La belle « théorie scientifique du genre », car il s’agit bien d’elle, se voit en effet attaquée par les papes, évêques et autres émanations du passé dont on ne saurait bien sûr trop souligner le caractère foncièrement anti-laïc.

Il importe donc de revenir aux données des sciences dures, telles qu’elles nous sont exposées par exemple par l’éminente scientifique Simone de Beauvoir, dans le « Deuxième Sexe », ou les non moins scientifiques Joan Scott dans « Gender and the politics of history », ou Judith Butler dans « Trouble dans le genre ». Car notre perception purement culturelle du genre ne peut à l’évidence qu’amener à neutraliser le sexe en tant que réalité biologique : « Au moment où nos perceptions culturelles ancrées au quotidien échouent, lorsqu’on n’arrive pas à lire avec certitude le corps que l’on voit, c’est précisément que l’on n’est pas sûr de savoir si le corps perçu est celui d’un homme ou d’une femme » nous dit la dernière. Fort heureusement, l’esprit progressiste de la science est capable de « créer de tels concepts en laboratoire », puisque le genre « n’est pas une théorie , c’est un concept scientifique », nous dit encore Irène Jami (« La fabrique de l’histoire », France Culture, 09/09/2011).
Car en effet, quelqu’un qui se réclame des sciences humaines ne peut, par définition que « construire des concepts scientifiques ». CQFD. Soulignons au passage le caractère particulièrement élaboré d’une telle approche épistémologique.

Fi donc de l’obscurantisme d’un Pascal Picq lorsqu’il affirme que : « C’est là qu’une partie des sciences humaines pose problème. En raison d’un antibiologisme radical, elles refusent cette réalité biologique qui fait que nous sommes dans le groupe des espèces les plus déterminées biologiquement pour (sic. mais sans doute faut-il lire « par » plutôt que « pour ») le sexe. C’est inepte d’un point de vue scientifique, stupide d’un point de vue philosophique et ouvert à toutes les idéologies » (Le Monde du 4/5 09).

http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/09/03/le-sexe-n-est-pas-que-construction_1567378_3232.html
Les réactionnaires ont de ces arguments !
Et ils ne s’arrêtent pas là : « revenons sur cette affirmation féministe, que je crois fausse, selon laquelle le genre précède et domine le sexe (…) De là à affirmer que la différenciation sexuelle serait un épiphénomène sans aucune influence réelle sur le psychisme des comportements, il y a un saut qu’il ne faut pas faire » nous dit de son côté Axel Kahn, qui rajoute, en obscurantiste macho rôdé aux basses polémiques : « Je crois que le pouvoir militant du slogan l’emporte sur la qualité de l’analyse » (A. Kahn et C. Godin, L’homme, le Bien, le Mal, Hachette Pluriel 2008, p. 367-368).

Mais voilà qu’on me signale une incohérence dans mon propos : mes « références scientifiques reconnues » du début sont devenues d’infâmes obscurantistes dans la deuxième partie. Diantre, j’en conviens !
Mais alors, rétablir la cohérence impliquerait-il de transformer en retour mes spécialistes des sciences humaines de la deuxième partie en obscurantistes ?
Le « trouble dans le genre » introduit-il du trouble dans mon esprit ?

Il vaut donc mieux que je m’arrête là, en revenant à quelques considérations plus consensuelles.

Différentes disciplines sont enseignées dans les lycées :
Des disciplines scientifiques (maths, physique, SVT) ; des disciplines qui ont à voir avec les sciences humaines (Histoire, géographie, économie, sociologie), auxquelles il faut encore rajouter l’éducation civique (ECJS) et la philosophie.
Ne pourrait-on concevoir que des thèses qui relèvent de l’histoire des idées, de la sociologie et de la philosophie soient présentées comme telles et discutées en histoire, en sociologie, en éducation civique ou en philosophie et que les cours de sciences soient réservés aux questions scientifiques ?
Sinon, au lieu de la suppression d’un enseignant sur deux, on se demande si nos concitoyens, au vu de telles prouesses, ne pourraient pas en venir à se montrer favorables à la suppression de tous les enseignants. On pourrait alors difficilement leur donner tort.

Peut-être les économies budgétaires imposent-elles en effet une réduction du nombre des fonctionnaires.
Mais ne pourrait-on pas alors commencer par réduire le nombre de ceux qui se montrent capables, « en haut lieu », de produire de telles absurdités, et de les imposer aux pauvres soutiers de l’enseignement que nous sommes ?