La possession de l’arme nucléaire suffit-elle à enterrer le droit international ?

Je suis étonné que cette guerre qui se prolonge en Ukraine ne suscite aucune comparaison avec une autre guerre d’agression.

À la différence de celle-ci, la première guerre du Koweït a provoqué, elle, en effet, des réactions internationales qui ne se sont pas limitées à des sanctions économiques contre l’agresseur ou à des aides militaires en soutien à l’agressé.

En effet, dès le 2 août 1990, date de l’agression du Koweït par Saddam Hussein, le Conseil de Sécurité des Nations Unies vote la résolution 660 constatant le fait d’invasion entraînant un risque pour la paix et la sécurité internationales. L’attaque est condamnée, et le retrait des troupes irakiennes exigé.

Devant le refus d’obtempérer, est votée le 29 novembre 1990 par le Conseil de Sécurité des Nations Unies la résolution 678 qui légitime le recours à la force, en cas de non évacuation du Koweït à la date du 15 janvier 1991.

Cette résolution ayant été la première depuis la guerre de Corée de 1950 à autoriser un tel recours à la force.

Suite à cette dernière décision, on sait que l’agresseur irakien fut ramené à la raison par une coalition militaire forte de 35 États, dont la France, coalition qui, bien que dirigée par les États Unis, était indépendante de l’OTAN.

Après une importante intervention aérienne et navale, on se souvient que la campagne terrestre fut rapidement stoppée, l’armée irakienne ayant été repoussée hors du Koweït et l’objectif affirmé de la coalition n’étant pas d’envahir l’Irak ni de s’attaquer à sa souveraineté.

Dès lors, on se demande pourquoi une telle stratégie conventionnelle qui s’est révélée victorieuse ne pourrait pas faire tout d’abord l’objet d’une menace, puis être éventuellement mise en œuvre dans le cas de l’invasion russe perpétrée contre l’Ukraine.

Car en dépit du courage de ses citoyens, il paraît difficile que cette dernière puisse gagner la guerre que la Russie lui a imposée sans un engagement plus effectif des pays qui la soutiennent.

Et si tant est qu’on reconnaît le droit d’ingérence, ce qui est tacitement le cas puisque de nombreux États participent au soutien militaire de l’Ukraine, pourquoi ne pas aller jusqu’au bout dans la volonté de faire respecter le droit international, comme ce fut le cas pour la guerre du Koweït, sans même faire intervenir les forces de l’OTAN ?

Dans un cas comme dans l’autre, il y a effectivement agression, invasion, et grave risque pour la paix et la sécurité internationales.

On dira bien sûr que les circonstances sont différentes, et que si l’URSS finissante n’a pas opposé son veto au Conseil de Sécurité de l’ONU en 1990, la Russie de Poutine, sans doute appuyée par la Chine de Xi Jinping ne manquerait pas de le faire en 2022, paralysant toute possibilité d’intervention. [ajout du 05/07 : En dépit de la déclaration du président Zelensky affirmant que « Le droit de veto russe est un droit de tuer », l’Assemblée Générale de l’ONU confrontée au veto de la Russie à une résolution exigeant le retrait de ses forces militaires, s’est contentée le 7 avril de la suspendre du Conseil des Droits de l’Homme].

Mais si le Conseil de Sécurité se définit, selon la Charte des Nations Unies par « la responsabilité principale du maintien de la paix et de la sécurité internationale », et s’il est compétent « pour constater l’existence d’une menace contre la paix ou d’un acte d’agression », il serait grand temps de faire cesser l’hypocrisie de cette situation ubuesque autant que déshonorante pour une institution internationale, qui voit un État délibérément agresseur et fauteur de guerre revendiquer le droit de veto contre une condamnation de l’agression dont il est lui-même l’auteur.

Les événements actuels pourraient justement être l’occasion d’un positionnement enfin clair privant temporairement de droit de veto tout initiateur d’une guerre d’agression, permettant ainsi de corriger une incohérence aberrante, qui risque de devenir insoutenable étant donnée l’évolution de la situation géopolitique. La Russie et la Chine, ou d’autres éventuellement – nul n’est maître de l’Histoire … – pourront-ils indéfiniment échapper aux ripostes, du fait de leur statut de membres permanents du Conseil de Sécurité ?

Sur cette question-là aussi se joue l’avenir d’un équilibre géopolitique viable à long terme.

À ce sujet, saluons l’initiative du G8, qui a joué un rôle de précurseur et donné l’exemple en devenant G7 par l’éviction justifiée de la Russie en 2014 suite à l’annexion de la Crimée.

Bien sûr, les objectifs d’une intervention devraient être strictement déterminés et officiellement arrêtés, comme ce fut le cas pour la guerre de 1990, afin de ne pas menacer directement l’intégrité de l’État russe.

Mais outre l’incohérence évoquée liée au fonctionnement actuel du droit de veto, somme toute aisément surmontable par un légitime coup de force administratif, qu’est-ce donc qui semble devoir interdire une résolution de ce type, dont on peut présumer qu’à la différence de la désastreuse deuxième guerre d’Irak, elle eut des répercussions positives sur l’équilibre d’ensemble du Moyen Orient ?

Est-ce la possession de l’arme atomique et la menace de son utilisation qui suffiraient à enterrer le droit international ?

Ce serait là une défaite inqualifiable.

Certes, la question est pour le moins délicate.

Mais le danger que fait peser une telle démission devant la puissance nucléaire dessine d’ores et déjà la configuration stratégique qui pourrait être celle de notre monde à venir : d’un côté un monde d’ambitions et d’agressions illimitées, au mépris de tout droit ; de l’autre un monde où la seule réponse serait une succession de capitulations munichiennes face à l’épouvantail nucléaire.

Un tel danger n’est-il pas suffisamment grave pour faire l’objet d’une réflexion et d’une réponse plus appropriée ?

Comme cela aurait pu être le cas s’il n’y avait eu les reculades successives que l’on sait concernant les « lignes rouges » lors de la guerre de Syrie, une détermination plus affirmée de la part de ceux qui défendent le Droit ne pourrait-elle refroidir les rodomontades de ceux qui se croient désormais tout permis du fait de la quasi-certitude des démissions de la part du monde démocratique qu’entraînent des actions brutales menées dans le mépris du droit international ?

Déjà les lignes rouges des crimes de guerre et crimes contre l’humanité sont allègrement franchies en Ukraine, et l’utilisation des bombes thermobariques, bombes au phosphore et autres bombes incendiaires est à l’extrême limite du droit de guerre.

Arguant de son épouvantail nucléaire, la Russie devient désormais coutumière du fait, en attendant la Chine et autres Corée du Nord ou Pakistan.

Les atermoiements du monde Occidental face aux provocations réitérées de l’ogre russe constituent sans aucun doute des précédents observés avec attention par des Chinois qui lorgnent avec convoitise vers Taïwan et d’autres îles du Pacifique.

Certes, les risques de guerres nucléaires sont désormais loin d’être négligeables. Il faut en convenir.

Mais on ne peut exclure que des États et régimes qui manifestent à la face du monde leur mépris du droit international et du droit des peuples soient encore sensibles, au-delà du spectre d’une guerre atomique dont ils seraient aussi victimes s’ils passaient du bluff à la réalité, à la menace d’une guerre conventionnelle, si celle-ci est affirmée sans faiblesse ; que l’usage de la force suscite tout de même en eux quelque capacité de réflexion qui les amène à renoncer à leurs projets avant de déclencher la catastrophe.

La tâche est difficile, mais elle est au cœur d’un enjeu dont il serait dangereux de sous-estimer l’importance.

Comme le suggère Sylvie Kauffmann, un « point de non-retour » est désormais atteint.

L’agression russe de l’Ukraine suppose effectivement un radical « changement de paradigme ».

Pour Mario Draghi, « si l’Ukraine perd, il sera plus difficile de maintenir que la démocratie est un modèle de gouvernement efficace ». Cette remarque du premier ministre italien au G7 résume parfaitement le défi posé par la guerre de Poutine : laisser gagner la Russie, régime dictatorial auteur de l’agression, serait le plus terrible des renoncements pour les démocraties européennes, au moment où le « soft power » occidental pâlit dans le reste du monde.

Soit donc nous laissons faire, reculant pour mieux ne pas sauter, et nous préparant à une nouvelle succession de démissions.

Vainement. Car devant notre impuissance, la prochaine étape pourrait être l’agression cette fois d’un pays de l’Otan, auquel cas la même question se représentera avec plus d’acuité :

« Fait-on la guerre, ou ne la fait-on pas ? »

La réponse risquant fort d’être la même.

Soit nous décidons de faire face.

Car si nous nous en tenons à la crainte de l’épouvantail nucléaire, on ne voit pas pourquoi on devrait faire l’économie d’un Munich supplémentaire qui ne fera qu’en cacher un autre et un autre encore : Estonie, Lettonie, en attendant Taïwan ou quelques îles Kouriles.

Façon bien illusoire d’éviter la guerre, que de donner un blanc-seing à ceux qui la fomentent !

La balle est donc dans le camp de l’Occident : moyennant quelques légers aménagements administratifs des règles de l’Onu, il nous est encore possible de taper du poing sur la table et de signifier qu’en dépit de toutes ses imperfections, un monde tout de même démocratique est encore en mesure de défendre son modèle et son Droit, y compris au risque de la guerre nucléaire.

On pense bien sûr à la phrase attribuée à Churchill : « Vous avez voulu éviter la guerre au prix du déshonneur. Vous avez le déshonneur et vous aurez la guerre ».

Mais, soyons en conscients, l’honneur qu’une défaite de l’Ukraine nous ferait perdre, ce serait avant tout celui de notre Liberté.

*

Ajout du 06/07:

À propos de l’indispensable et urgente réforme du droit de veto au Conseil de Sécurité des Nations Unies, quelques articles déjà cités dans un post précédent :

https://www.liberation.fr/debats/2016/12/19/pour-la-suppression-du-droit-de-veto-au-conseil-de-securite-des-nations-unies_1536292

https://onu.delegfrance.org/La-reforme-de-l-ONU

https://mx.ambafrance.org/Encadrement-du-droit-de-veto
etc.

*

Un article dont le titre suffisamment explicite devrait entraîner les conclusions qui s’imposent pour ce qui concerne le statut de la Russie comme membre permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU :

https://www.lemonde.fr/international/article/2022/07/06/la-russie-a-cesse-d-etre-un-pays-que-l-on-peut-traiter-normalement_6133586_3210.html

*

Ajout du 10/07 :

Un événement qui souligne l’urgence de ce « coup de force » bien anodin et simple à mettre en œuvre, qui permettrait pourtant au Conseil de Sécurité de mériter son nom et de sauver son honneur en sortant de sa paralysie et de son impuissance coupable :

https://www.la-croix.com/Monde/Veto-Russie-lONU-extension-autorisation-aide-transfrontaliere-Syrie-2022-07-08-1201224165

Une fois de plus, le scandale de l’imposition du droit de veto par un « État-voyou » et l’indigne fatalisme d’une ONU incapable de réformer ses propres incohérences fait peser de graves menaces sur la situation humanitaire de millions de personnes, les réfugiés d’Idleb en l’occurrence.

Jusques à quand le monde démocratique devra-t-il tolérer, en se privant lui-même des moyens de réagir, les diktats de tyrans ayant déjà largement donné la preuve de leur barbarie ?

*

Et des observations pleines de discernement dans cet article :

https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/07/10/guerre-en-ukraine-etre-realiste-c-est-croire-au-rapport-de-force-et-a-la-dissuasion_6134169_3232.html

Sur la conduite de la guerre, le vrai réaliste comprendrait que réduire le soutien aux forces ukrainiennes prétendument pour les pousser à accepter un cessez-le-feu et donc arrêter la guerre (une intention louable) aurait l’effet exactement inverse. Si Poutine gagne – ou a le sentiment de gagner, car la victoire est affaire de perception –, il ne s’arrêtera pas là. Il utilisera les négociations pour gagner du temps, regrouper ses forces et accomplir ce qui reste son objectif : faire tomber le président Zelensky et prendre le contrôle de la totalité du pays. S’il est en confiance, il pourrait même aller au-delà des frontières ukrainiennes.

(…)

Être réaliste, c’est croire au rapport de force et à la dissuasion. C’est aussi ne pas commettre la même erreur deux fois : les faux réalistes devraient se souvenir que, jusqu’au 24 février dernier, ils juraient leurs grands dieux que jamais Poutine n’envahirait l’Ukraine – ou plutôt ne lancerait d’offensive majeure, puisque le fait est qu’il l’avait déjà envahie depuis 2014. Les mêmes promettent aujourd’hui que jamais il n’ira plus loin…

*

Ajout du 11/07 :

Concernant le droit de la guerre, ce bel article de Laurence Devillairs :

https://www.la-croix.com/Debats/Guerre-Ukraine-paix-sachete-pas-nimporte-quel-prix-2022-07-10-1201224310

et cette citation de Pascal :

c’est « aller contre la fin de la paix que de laisser entrer les étrangers dans un État pour le piller, sans s’y opposer » (Pensées, fragment 771).

И орудья замолкли, не целят те боле в борта . « Ils tournèrent leurs carabines ». De Kiev à Odessa, dans l’espoir d’un nouveau Potemkine.

Un massacre de plus dans cette guerre abjecte.

https://www.lemonde.fr/international/article/2022/06/28/guerre-en-ukraine-a-krementchouk-une-scene-de-crime-geante-apres-la-frappe-russe-qui-a-detruit-un-centre-commercial_6132310_3210.html

*

Et voilà que « Ma mémoire chante en sourdine ».

Память безмолвно мне шепчет

« M’en voudrez-vous beaucoup si je vous dis un monde

Qui chante au fond de moi au bruit de l’océan

M’en voudrez-vous beaucoup si la révolte gronde

Dans ce nom que je dis au vent des quatre vents »

Возразите ли мне, коли мир вам открою,

Что поёт в моём сердце при шуме прибоя?

Возразите ли мне, если рокот восстанья узнаю

В имени том, что наперекор всем ветрам я бросаю?

*

C’est mon frère qu’on assassine

Это братьев моих убивают

*

Mon frère, mon ami, mon fils, mon camarade

Tu ne tireras pas sur qui souffre et se plaint

Брат мой, сын мой, товарищ — мы же с вами друзья!

Обратишь ли оружье против тех, кто страдает, кто молит тебя?

*

M’en voudrez-vous beaucoup si je vous dis un monde

Où l’on n’est pas toujours du côté du plus fort

Станете ль мне возражать, коли мир покажу я,

Где всесильный над слабым не вовек торжествует?

*

Ils tournèrent leurs carabines

Potemkine

И орудья замолкли, не целят те боле в борта

«Потёмкина»…

(Traduction de Polina Tigerchen

https://lyricstranslate.com/fr/potemkine-%D0%BF%D0%BE%D1%82%D1%91%D0%BC%D0%BA%D0%B8%D0%BD.html-0  )

Fort heureusement l’Histoire est riche de ces moments où les armées retournèrent leurs carabines contre des autorités infâmes qui leur ordonnaient de tirer contre leurs frères, leurs amis, leurs fils, leurs camarades.

Et même si les circonstances peuvent changer, cette force de la révolte contre l’avilissement et l’indignité est encore prête à éclairer le cœur d’êtres humains.

Alors qu’attendez-vous, vous les centaines de milliers de jeunes hommes qui constituent l’armée de ce grand peuple russe, vous les millions de citoyens de ce même peuple, pour vous révolter contre la dictature de bourreaux qui font de vous des criminels de guerre, vous décérèbrent, vous abêtissent et vous aliènent ?

Qu’attendez-vous pour ne plus être du côté des plus forts ?

Les mutins du Potemkine et les révoltés d’Odessa font partie de votre Histoire, et même si bien des répressions ont pu suivre, si bien des Kronstadt ont pu être réprimés dans le sang, ces moments demeurent à jamais comme les titres de gloire d’un grand peuple.

Et si les lecteurs de ce modeste blog sont peu nombreux en Russie, il y en a quelques-uns tout de même.

Alors, je vous en conjure, rappelez autour de vous ces exemples magnifiques.

Ensemble, ne laissons pas triompher cette iniquité qui nous déshonore.

И орудья замолкли, не целят те боле в борта

À propos de Miles Davis, Desmond Tutu, Jean-Marie, et de bien d’autres, pour une bonne fin d’année.

Une Pensée de Pascal m’a opportunément fourni matière à réflexion pour cette fin d’année :

« Il y a assez de lumière pour ceux qui ne désirent que de voir, et assez d’obscurité pour ceux qui ont une disposition contraire. » (Éditions de Port-Royal : Chap. XVIII).

Sans doute l’intention de Pascal est-elle essentiellement religieuse et veut-t-il laisser entendre que celui qui désire voir Dieu et son œuvre dispose de suffisamment de signes pour en déceler la trace dans l’indéniable noirceur de notre monde.

Mais il me semble qu’on peut aussi faire de ce magnifique petit texte une lecture plus « laïque ».

Oui, ce monde rempli d’obscurité est terrible, révoltant. C’est un fait.

Le constat quotidien de son insupportable cruauté ne semble laisser place qu’au découragement, au désespoir.

Et pourtant, « pour ceux qui ne désirent que de voir », il existe des porteuses et des porteurs de Lumière qui montrent qu’au cœur même de cette obscurité, autre chose est à l’œuvre, quelque chose que l’apparente victoire des ténèbres ne peut arrêter.

Ainsi en est-il, parmi tant d’autres, du témoignage de Desmond Tutu, infatigable défenseur de la Lumière et de la Justice, dont, mieux que les mots, la musique traduit l’éblouissant rayonnement.

Ainsi en est-il aussi des militants de Memorial qui maintiennent vive l’exigence de la Liberté dans un univers gangréné par la lâcheté et la corruption.

Ainsi en est-il de tant d’anonymes, ferments de Lumière à Hong-Kong, en Birmanie ou ailleurs.

Une petite pensée encore pour un artisan de Justice et de Paix, récemment disparu dans la discrétion, et dont la persévérance a permis de changer quelque peu le visage de notre monde.

À ces moments lumineux de nos rencontres passées !

Effectivement, grâce à vous, « il y a assez de lumière pour ceux qui ne désirent que de voir ».

Merci.

Et bonne fin d’année à toutes et à tous !

De la vérité. Qu’elle est polyphonique, comme l’humanité. À propos d’Écosse, de Tibet et autres Catalogne.

https://www.lemonde.fr/international/article/2021/05/08/ecosse-les-independantistes-revendiquent-la-victoire-et-defient-boris-johnson_6079606_3210.html

https://www.lemonde.fr/international/article/2021/05/09/en-ecosse-la-victoire-des-independantistes-laisse-presager-un-long-bras-de-fer-avec-londres-sur-la-question-d-un-nouveau-referendum_6079617_3210.html

« Notre époque n’est pas à une incohérence près », me rappelait  Stultitia dans le post précédent.

Et une fois de plus, la victoire d’indépendantistes – en l’occurrence écossais – confirme le caractère burlesque de l’incohérence et des contradictions des argumentations nationalistes.

(Rappelons l’indispensable distinction entre « patriotes » – ouigours, tibétains, kurdes, mais aussi écossais, catalans, corses, etc. qui revendiquent le respect de leurs cultures et de leurs droits, y compris politiques -, et « nationalistes », qui considèrent que certains États – la Chine, la Turquie, l’Angleterre, l’Espagne, la France, etc.- auraient la prérogative d’étendre ou de maintenir une domination sur des peuples sans le consentement de ces derniers).

Et puisqu’il est question de consentement, une première constatation est que ce terme qui est désormais, à juste raison, dans toutes les bouches quand il s’agit de respecter les droits des individus à l’intégrité de leur vie – sexuelle en particulier -, semble faire l’objet d’un déni quand il s’agit d’aborder des questions de géopolitique.

Fort heureusement, une relation sexuelle non consentie est désormais considérée comme une violence inadmissible.

Mais qu’en est-il d’une domination politique non consentie ? Quand ce refus de consentement se manifeste inlassablement de façon démocratique, comme dans le cas de la Catalogne, par exemple ?

Cette relation non consentie pourtant assimilable à un viol devient alors, aux yeux de certains, parfaitement admissible, voire nécessaire.

« Et une incohérence, une ! », note Stultitia.

Bien sûr, concernant la question de peuples lointains, ouïgours, kurdes ou tibétains, la condamnation du viol ne pose pas de problème : les méchants nationalistes chinois ou turcs sont « les autres ». Vite ! Dénonçons-les ! Mobilisons-nous !

Mais lorsqu’il s’agit d’écossais, de corses ou de catalans – des gens bien de chez nous, en somme -, et qui résident dans le pré carré de notre politique, le déni insurmontable mentionné ci-dessus resurgit aux yeux des mêmes « certains » : « Nous ne sommes pas des violeurs! On ne va tout de même pas comparer la question tibétaine à la question écossaise ou catalane ». Car chacun sait bien-sûr que les catalans ou autres écossais sont, eux, soit des salauds de séparatistes égoïstes qui ne pensent qu’à garder leurs richesses pour eux, soit – au choix – des assistés qui ne pourront jamais se passer de nos services. Pourquoi donc se préoccuper du sort qui leur est fait?

« Nouvelle incohérence. Et de deux ! », note Stultitia.

Prenons encore la question du respect de la démocratie.

Il est à l’évidence à géométrie variable :

Boris Johnson, dès la veille [du scrutin], avait déclaré « irresponsable » une nouvelle consultation populaire écossaise.

(…)

« Boris Johnson n’a aucun argument pour bloquer la volonté des Ecossais. Le référendum est fondamentalement une question de principe démocratique », a martelé la dirigeante.

(…)

Quel intérêt M. Johnson aurait-il à céder à Mme Sturgeon (les deux dirigeants se détestent cordialement) et à lui accorder un nouveau référendum, s’il a des risques de le perdre ? Un oui à l’indépendance de l’Ecosse signerait très probablement sa démission et marquerait sa carrière politique de manière indélébile.

À moins que la dirigeante écossaise ne réussisse à le prendre au piège de l’argument démocratique : pourquoi refuser aux Ecossais ce qu’il a revendiqué tout au long de la campagne du Brexit (le respect de « la volonté du peuple ») ?

(…)

« La position de Boris Johnson est hilarante, bien sûr que nous avons [avec le SNP- Scottish National Party, Parti National Écossais-] un mandat clair pour appeler un nouveau référendum », avait déclaré dès samedi matin Lorna Slater, la coleader des Verts écossais. (art. de Cécile Ducourtieux en lien ci-dessus).

« Tiens, me dit Stultitia. Tout cela rappelle fâcheusement les contorsions tout aussi « hilarantes »d’un certain M. Rajoy. Et de trois incohérences ! ».

On se souvient de plus que l’indépendantisme, est, toujours aux yeux de certains, une idéologie destructrice accusée de vouloir briser autant l’unité nationale que l’unité européenne (en dépit des orientations très majoritairement pro-européennes des peuples qui y aspirent).

Mais que devient ce discours dès lors que des indépendantistes veulent revenir en Europe et participer à sa construction contre ceux qui s’en séparent ?

Quelques acrobaties sont alors nécessaires, qui cachent mal l’incohérence.

« Et de quatre ! » continue Stultitia.

On pourrait bien sûr souligner que ces indépendantistes-là peuvent tout de même susciter de la sympathie, toujours aux yeux de certains, français en l’occurrence, étant donné que c’est à l’ennemi héréditaire anglais qu’ils posent problème, et que « les ennemis de nos ennemis sont nos amis ».

Mais pas question que des ploucs de basques ou de corses nous imposent les mêmes problèmes à nous autres frenchies.

« Une incohérence de plus. Et de cinq ! », ajoute Stultitia tout excitée.

On pourrait bien sûr allonger encore la liste.

Mais je préfère terminer sur une note musicale.

Une pathologie profondément enracinée dans l’Histoire semble nous faire concevoir l’unité de l’espèce humaine sous l’aspect d’une monodie dominée par la voix des puissants.

Sans doute touche-t-on là à une question fondamentale qui concerne aussi bien l’anthropologie que la psychologie, la philosophie et même la théologie : celle de la difficulté que nous avons tous, toujours et partout, à accepter l’altérité, à reconnaître et respecter l’autre comme autre.

Mais n’est-il pas scandaleux que cette réduction autoritaire à l’uniformité monodique étouffe obstinément la merveille d’un concert qui pourrait être symphonique, polyphonique ?

Et tant d’autres…

Car après tout, bien loin d’un concours mondial de grandes gueules où celui qui a la plus grosse (voix) écrase les autres, Dieu, s’il existe, ne serait-il pas lui-même polyphonie, altérité fondatrice d’écoute et de respect de l’autre ?

Mais il n’est certes pas nécessaire d’y croire pour faire l’effort de concevoir l’Europe* et le monde comme Symphonie plutôt que comme désespérante mono-tonie soumise à la loi des plus forts.

*

*PS: Et n’est-ce pas aujourd’hui le jour de l’Europe?

Malgré tout, de quelques discrètes victoires contre l’intolérable qui font aimer le printemps. Brève.

Les crimes commis par la junte Birmane, ainsi que la façon dont certains prétendent les justifier, me remettent en mémoire une réflexion rédigée il y a quelques années à propos de la distinction entre « moindre mal » et « intolérable », et qui reste hélas d’actualité.

Ainsi, le vice-ministre de la défense de la Russie, Alexandre Fomine, considère-t-il la Birmanie comme « alliée loyale et partenaire stratégique » et participe-t-il a des « parades militaires » et des « dîners de gala » avec les hauts dignitaires de la junte, alors même que « samedi, jour de la parade, au moins 100 manifestants ont été tués par les balles des forces de l’ordre ».

Mais bien sûr, pour les médias russes, de telles informations ne sont « pas confirmées »

Sans doute les crimes de la junte Birmane n’atteignent-ils pas les sommets d’horreur dont le clan Assad est responsable en Syrie, alors que nous commémorons cette année le triste dixième anniversaire du « Printemps Syrien ».

Ni ceux que le général Franco a pu commettre contre son peuple.

Mais c’est pourtant toujours sur le même ressort qu’on joue : pour les autorités russes, par ailleurs protectrices du clan Assad, en Birmanie, l’armée « respecte les dispositions de la Constitution ».

Tout comme certains, et non des moindres, dénonçaient les « erreurs commises » par les occidentaux, en l’occurrence le fait « de ne pas écouter les chrétiens de Syrie et du Liban, qui avertissaient que, si le régime de Bachar était cruel, le suivant serait pire » (dans le post mentionné ci-dessus).

Vieille rengaine franquiste qui agitait la peur – en partie justifiée certes – des anarchistes et autres bolchéviques mangeurs de curés et de catholiques pour justifier les centaines de milliers de morts et de torturés dont le franquisme se faisait l’artisan consciencieux. « Viva la muerte ! », n’est-ce pas ?

Pourtant, quelques rayons d’espoir dans cette veule justification de l’intolérable tellement habituelle.

Pour ce qui est de la Syrie, tout d’abord.

Certes, le chemin sera long, mais les procès et jugements se multiplient, qui rompent le silence et le déni et mettent enfin en cause certains responsables de l’ignominie.

https://www.lemonde.fr/international/article/2021/03/18/le-long-combat-contre-l-impunite-des-criminels-du-regime-syrien_6073535_3210.html

Espoir rendu possible en particulier par le recours à la notion de compétence universelle.

Mais aussi, après le rapport Stora concernant l’Algérie, « un pas décisif vers la vérité » est désormais accompli grâce au rapport Duclert sur le Rwanda, si tant est que « ni la paix ni le renom d’un pays ne prospèrent sur le mensonge ».

Caillou supplémentaire dans la chaussure d’un ex-président dont « l’année » se fait – fort heureusement – bien discrète, et de quelques-uns de ses ministres, sans doute, mais tout à l’honneur de celles et ceux qui œuvrent, en dépit des immenses difficultés, à la lutte contre l’intolérable.

À suivre. En espérant qu’il ne s’agit là que d’un début prometteur…

Encore une fois sur l’honneur de la France et de l’Europe. À propos de Kanaky, de Catalogne, et de Josu Urrutikoetxea.

Nombre de français se révèlent toujours bien étranges dès qu’il s’agit d’aborder la question des peuples minorisés de notre chère patrie et de notre chère Europe.

Certes, leur situation n’est fort heureusement pas comparable à celle des Ouïghours, Rohingyas, Kurdes et autres Tibétains.

Mais, si les conditions sont différentes, le réflexe nationaliste dont ils sont les victimes demeure lui foncièrement identique. (Rappel : comme je l’ai signalé plusieurs fois, il convient de ne pas confondre le nationalisme des chinois, turcs ou castillans qui refusent leurs droits aux ouïghours, kurdes ou catalans et le patriotisme dont relève la résistance de ces derniers).

Et on se demande bien ce que serait la position des idolâtres français ou européens d’une certaine idée de la « Nation » si le destin les avait fait naître chinois, turcs ou birmans.

Sans doute hurleraient-ils dans ces pays avec les loups qui se font les indéfectibles défenseurs de la sacro-sainte « Unité Nationale ».

Les manifestations d’une telle constante vont d’un racisme franc et satisfait, comme à propos de la récente victoire des indépendantistes Kanaks lors de l’élection du nouveau gouvernement de l’île :

Parmi bien d’autres sorties du même genre:

« Et le Kanak averti de pouvoir enfin glander ad vitam eternam sur la terre de ses ancêtres. Elle est pas belle l’indépendance annoncée !? » (sic. Dans les « contributions ». À propos de ce genre d’amabilités toujours fréquentes, voir mon petit florilège établi il y a quelques mois).

… à la supériorité tranquille de celui qui se prépare à jouir du « spectacle » des inévitables difficultés que rencontreront nécessairement des hommes et femmes ayant décidé de prendre en main leur liberté après des siècles de domination coloniale :

« Arrêtons ce simulacre de démocratie et donnons l’indépendance à cette ile. Mais sans aide financière bien sûr et assistons au spectacle » (sic. id.ibid.).

Cela nous rappelle le leitmotiv tellement entendu lors des grandes décolonisations, et qui perdure au constat des inévitables difficultés des « printemps arabes » ou autres événements du même genre :

« Vous allez assister au spectacle : comment ces pauvres algériens, tunisiens, tchadiens, indochinois, etc. vont crever de faim quand ils seront indépendants. Et comment, sans nous, ils vont finir par s’entretuer », etc.

Et bien sûr, le grand classique : « Un bon régime autoritaire assure mieux le bonheur et la prospérité des peuples que des aspirations hasardeuses à la liberté ».

Et Vive Franco et encore Ben Ali, Bachar el-Hassad, Erdogan et consorts !

Avis aux amateurs, lors de prochaines élections !

Car après tout, au vu du niveau de vie des allemands et de la réussite économique de leur nation, n’aurions-nous pas gagné à demeurer sous leur domination ? Notre attachement stupide à la liberté et à l’indépendance a-t-il vraiment servi nos intérêts ?

Mais le jacobin nationaliste a plus d’un tour dans son sac, et de manière plus subtile, il sait aussi user de l’humiliante désinvolture de celui qui manipule astucieusement les titres pour transformer les défaites en victoire, en dépit de toute évidence.

Ainsi, lors des dernières élections régionales en Catalogne, Le Monde, à l’image de nombreux médias français et espagnols, s’est tout d’abord réjoui de la victoire du PSC (Parti Socialiste Catalan, représentant le pouvoir central de Madrid) :

« En Catalogne, les socialistes l’emportent » (sic).

Cocorico ! ou plutôt Quiquiriqui, comme disent nos voisins d’outre-Pyrénées…

Avant de concéder, comme à regret : « mais les partis indépendantistes obtiennent la majorité absolue ».

Las ! Car on est tout de même bien forcé de reconnaître – une fois de plus – qu’avec 74 sièges aux indépendantistes contre 61 aux non –indépendantistes (dont 33 au PSC !) soit la majorité absolue des suffrages et des sièges, la « victoire » des socialistes est plutôt maigre, et qu’on ne voit pas très bien ce qu’ils peuvent « emporter »…

Certainement pas la présidence du Parlement, en tout cas.

Mais on nourrit comme on peut la vieille croyance en un essoufflement de l’indépendantisme. Croyance particulièrement irrationnelle puisque depuis des décennies, quelles que soient les conditions et le niveau de participation, les indépendantistes obtiennent en Catalogne la majorité de façon démocratique.

Irrationalité qui ne rechigne pas, en outre, à s’appuyer sur quelques violations de l’État de Droit, dont se font complices, du fait de leur coupable complaisance, les institutions de l’Europe et les nations qui la composent.

Par-delà l’indépendantisme, la question catalane s’impose désormais dans une réflexion plus large, française mais surtout européenne, avec l’élection – et sa contestation par le pouvoir espagnol – en 2019 des députés européens Carles Puigdemont (ancien président de l’exécutif catalan), Toni Comín (ancien ministre de santé régional), Clara Ponsati (ancienne ministre de l’enseignement du gouvernement de Catalogne) et Oriol Junqueras.

Demande de levée d’immunité

L’affaire est préoccupante puisque la justice espagnole s’est assise sur l’arrêt de principe de la Cour de justice de l’Union européenne du 19 décembre 2019, lequel affirmait qu’Oriol Junqueras était bien député et disposait de l’immunité parlementaire dès la proclamation des résultats des élections européennes. Aujourd’hui, Oriol Junqueras n’est plus député européen, en dépit de l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Que dire également à ces deux millions d’Européens qui ont voté pour ces quatre eurodéputés obligés de laisser leur siège vide pendant six mois ?

En janvier 2021, le Parlement européen entamera l’examen de la demande de levée d’immunité parlementaire formulée par l’État espagnol contre des trois députés européens avec pour fin d’obtenir leur extradition vers l’Espagne.

Si les parlementaires européens, en proie à des pressions politiques intenses sur le sujet, en venaient à lever l’immunité parlementaire de Puigdemont, Comín et Ponsati, après avoir déjà abandonné Oriol Junqueras au sort que la justice nationale espagnole lui réserve, qu’est-ce que cela signifierait ?

(…)

Le risque existe à ne pas vouloir examiner la situation catalane en fonction du droit mais sur d’autres critères bien plus politiciens.

(…)

L’Union européenne et ses chefs d’État ont jusqu’ici préféré regarder ailleurs, au prétexte que prendre position sur la Catalogne risquait de fissurer l’Espagne. Mais aujourd’hui, cette fissure existe, et continuer à détourner le regard risque fort d’entamer le capital démocratique et cette position de vigie impartiale de l’État de droit que détient l’Union européenne.

L’Union européenne voudra-t-elle se regarder dans le miroir de l’État de droit que lui tend la Catalogne ?

https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/01/27/l-union-europeenne-voudra-t-elle-se-regarder-dans-le-miroir-de-l-etat-de-droit-que-lui-tend-la-catalogne_6067738_3232.html

Peut-être serait-il grand temps, alors même qu’on stigmatise légitimement les atteintes à l’État de droit que subissent M. Navalny, les peuples Ouïghour, Tibétain etc., de considérer aussi ce qui se passe chez les donneurs de leçons que nous prétendons être.

D’autant que d’autres « fissures » peuvent se multiplier à court terme près de chez nous : comment allons-nous réagir lorsque les indépendantistes écossais et nord-irlandais manifesteront leur volonté démocratique de se séparer de l’Angleterre du Brexit ?

Faudra-t-il ouvrir de nouvelles prisons, ou bien faudra-t-il enfin accepter de regarder en face cette question des peuples minorisés, qui demeure l’un des points aveugles de l’État de droit en Europe ?

*

Et à propos de peuples minorisés, de prison, de respect de l’État de droit comme de la parole donnée, cette courageuse tribune de Jonathan Powell, infatigable artisan de la résolution non-violente des conflits, concernant le cas de Josu Urrutikoetxea, figure historique d’ETA et acteur majeur de la sortie de la violence au Pays basque.

La possibilité de circuler en toute sécurité pour les représentants des groupes armés est donc nécessaire dans pratiquement toutes les négociations de paix dans le monde. Et pourtant, Josu Urrutikoetxea, qui a joué un rôle clé dans les négociations de paix avec le gouvernement espagnol de 2005 à 2007 et a annoncé publiquement la dissolution d’ETA en 2018 à Genève, marquant la fin définitive de l’une des luttes armées les plus sanglantes d’Europe, risque aujourd’hui de finir en prison en France.

Il est atteint d’une maladie grave et a été libéré pour des raisons humanitaires, mais il est à nouveau convoqué devant le tribunal les 22 et 23 février prochains. Septuagénaire, en pleine crise sanitaire, il risque de finir ses jours en prison, à moins que la justice française n’en décide autrement.

Respecter les sauf-conduits

Au-delà des mérites de son cas individuel, envoyer en prison le représentant d’un groupe armé à qui on a garanti de circuler en toute sécurité pour mener des négociations de paix crée un terrible précédent pour tous les futurs pourparlers de paix. Si un gouvernement ne respecte pas un sauf-conduit, ne serait-ce qu’une seule fois, que vaudra cette garantie dans les futures négociations avec d’autres gouvernements ?

Si nous admettons que nous devons parler à nos ennemis, pourquoi nous parleraient-ils la prochaine fois si nous avons mis un précédent négociateur en prison pour avoir participé à ces négociations. Les dirigeants et leurs représentants dans toutes les autres négociations que j’ai énumérées n’ont pas été traqués après la fin des pourparlers, à moins bien sûr que le groupe n’ait repris les combats armés, ce qu’ETA n’a pas fait, en grande partie grâce à l’influence de Josu Urrutikoetxea.

Permettre d’autres accords de paix

Ceci est d’une importance capitale car toutes les négociations avec des groupes armés nécessitent que leurs représentants puissent se déplacer en ayant l’assurance qu’ils ne seront pas arrêtés, sinon ils n’assisteraient pas aux négociations. Et s’ils n’y assistent pas, et si nous ne pouvons pas négocier avec eux, nous ne pourrons pas mettre fin aux conflits.

Les représentants de ces groupes doivent pouvoir se déplacer en toute sécurité lorsqu’ils sont autorisés à le faire, sinon il n’y aura plus d’accords de paix pour les nombreux conflits sanglants qui font encore rage dans le monde.

(Voir aussi l’appel de 125 personnalités internationales en faveur de la libération de Josu Urrutikoetxea).

Sous peine de sombrer dans le déshonneur et de s’endormir dans une incohérence, fatale car génératrice de tensions et de violence, il est en effet grand temps de ranimer « le capital démocratique et cette position de vigie impartiale de l’État de droit que détient l’Union européenne ».

À bon entendeur…

*

Ajout du 23/02:

Pour les abonnés, ce lien à un post de Mediapart:

https://www.mediapart.fr/journal/france/200221/malgre-le-processus-de-paix-un-negociateur-de-l-eta-est-renvoye-devant-le-tribunal

Du libertarianisme : qu’il n’est pas nécessairement synonyme de liberté. Et de la disparition d’Albert Memmi, dont l’œuvre nous a aidés à mieux la concevoir. Ainsi que d’Anne Soupa, sa disciple inattendue, qui met son enseignement en pratique en postulant à l’archevêché de Lyon. Quelques brèves.

Les mesures d’urgence sanitaire de la période de confinement dont nous commençons juste à sortir n’avaient certes pas grand-chose d’agréable, et certaines doivent bien sûr être rigoureusement limitées dans le temps sous peine de restrictions effectives des libertés.

Mais j’avoue avoir de la peine à reconnaître ces « restrictions de libertés » dans certaines mesures qui ont été prises, et qu’on voudrait à toute force nous présenter comme « dérives liberticides ».

Une fois de plus, il conviendrait de mieux préciser le sens des mots, en particulier ce que nous entendons par ce terme si commun mais pourtant souvent confus et galvaudé de « liberté ».

Si, comme le dit Rousseau, alors que « l’impulsion du seul appétit est esclavage, l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté » (Du Contrat Social, I,8) on ne voit pas en quoi l’attachement à quelques-uns de nos appétits, à nos conforts, voire à nos caprices individuels aurait à faire avec une Liberté majuscule qui, elle, ne peut se penser que dans une dimension communautaire et sociale, et ne peut prendre corps que par la médiation d’une Loi ayant pour but de préserver le bien commun.

C’est une attitude quelque peu adolescente qui consiste à considérer la Loi et l’Interdit qu’elle suppose comme brimade ou oppression. On ne peut nier bien sûr que certaines lois peuvent l’être, et il est nécessaire d’entretenir sur ce point une vigilance rigoureuse. Mais la fonction première et essentielle de la Loi, qui s’accompagne nécessairement au dire de Kant d’une « contrainte qui conduit à l’usage de la liberté », est de nous libérer de l’enfermement de la pulsion en opérant une rupture, instauratrice de notre humanité. Ainsi, pour l’anthropologue, l’interdit de l’inceste constitue-t-il la « règle d’or de la société », l’instauration d’un ordre de l’échange contre l’ordre de la confusion ; le psychanalyste y reconnaît, lui, la condition de la structuration et de la survie du désir, par l’instauration d’une « frontière » qui lui évite de se dissoudre dans l’indétermination fusionnelle et le « fantasme de toute puissance », etc. etc.

Peut-être faudrait-il alors raison garder, et ne pas confondre de façon bien rapide et quelque peu infantile liberté et refus de toute contrainte, confusion qu’on rencontre sous des formes diverses dans des mouvements qui ont à voir avec ce qu’on nomme libertarianisme.

Car enfin, en quoi la limitation du nombre de députés présents dans l’hémicycle, le port du masque obligatoire dans certaines circonstances, la restriction des déplacements, la fermeture des frontières, la mise en quatorzaine des personnes arrivant de zones contaminées, etc. etc. devraient être considérés négativement comme « restrictions de libertés » plutôt que positivement comme libération d’un égoïsme autocentré, actes de solidarité responsable, garantie donnée à la liberté de chacun de ne pas être mis en danger par l’irresponsabilité d’autrui  ?

Sans doute suis-je indécrottablement old-fashioned, mais j’avoue avoir du mal à concevoir en quoi marcher sur le trottoir plutôt que sur la chaussée, m’arrêter aux feux rouges, ou passer par la douche ou le pédiluve avant d’entrer dans la piscine municipale pourraient constituer en quoi que ce soit des brimades et des « restrictions des libertés ».

Or ne pas porter de masque dans des lieux publics en période de grave pandémie, ne pas contrôler les déplacements de personnes potentiellement contaminées par un virus particulièrement contagieux n’est-il pas autrement plus grave que rentrer dans une piscine avec des pieds non lavés depuis la veille ?

On serait donc en droit d’attendre un peu plus de prudence et de bon sens, et un peu moins d’idéologie dans le maniement des termes de « restriction », voire de privation de liberté dans le contexte qui est le nôtre.

Si, comme cela paraît raisonnable, la liberté individuelle et en particulier dans les circonstances que nous avons connues celle de jouir de sa propre santé, n’existe que par la liberté d’autrui, il est plutôt inquiétant de constater à quel point certains défenseurs acharnés – soi-disant « de gauche » ou « anarchistes » – de libertés prétendues fondamentales peuvent faire cause commune avec certains exemplaires d’idéologies douteuses se faisant un titre de gloire du mépris de toute mesure de restriction ou de confinement.

Car, pour en revenir à mon post précédent, il n’est pas évident que les tendances sommairement et puérilement libertariennes d’un Trump ou d’un Bolsonaro, lointains héritiers du Docteur Mandeville (cf. aussi post précédent), aient grand-chose à voir avec ce qu’on est en droit de nommer Liberté.

Sans doute ce qu’on désigne comme « libertarianisme » est-il chose complexe, et les libertariens se présentent-ils de façon diversifiée, parfois même contradictoire.

Mais, comme le rappelait à juste titre M. Rocard dans mon post cité, les origines de la pensée libérale étaient marquées par une approche proprement moraliste. Cela vaut aussi pour la pensée libertarienne qui en est issue. Et tout comme dans le cas du libéralisme, les successeurs des pères fondateurs du libertarianisme sont loin d’avoir conservé une telle connotation.

Le cas est flagrant pour ce qui est de ses branches américaines, réduisant l’État à son minimum régalien, refusant l’impôt autant que la redistribution, les dépenses sociales autant que la solidarité en matière de santé ou la défense de la biodiversité, prônant la liberté individuelle comme valeur suprême au point de refuser, entre autres, toute loi contrôlant le commerce des armes à feu, etc.

Comme on l’a vu encore, de telles théories conçoivent la nature humaine de façon fondamentalement optimiste, raison pour laquelle, dans un tel modèle, le déploiement d’une « liberté » individuelle sans régulation est censé aboutir de manière spontanée au bonheur de tous.

Il n’est donc pas étonnant que certaines rencontres puissent avoir lieu avec l’anarchisme, dans le cas en particulier des tendances dites anarcho-libertaires, tendances qui peuvent là encore se réclamer de l’optimisme anthropologique des pères fondateurs.

« Nous reconnaissons la liberté pleine et entière de l’individu ; nous voulons la plénitude de son existence, le développement libre de toutes les facultés. Nous ne voulons rien lui imposer et nous retournons ainsi au principe que Fourier opposait à la morale des religions, lorsqu’il disait : Laissez les hommes absolument libres ; ne les mutilez pas — les religions l’ont assez fait. Ne craignez même pas leurs passions : dans une société libre, elles n’offriront aucun danger » (P. Kropotkine, La morale anarchiste, Mille et Une Nuits, Paris 2004, p. 60).

Car il faut effectivement une certaine dose d’un tel optimisme anthropologique pour soutenir qu’un « développement libre de toutes les facultés » allant jusqu’à la désinhibition des passions et l’abolition des sur-moi individuels et sociaux « n’offre aucun danger » et puisse contribuer au bonheur de tous…

Il est permis au contraire de trouver particulièrement inquiétantes et dangereuses certaines rencontres entre mouvements libertariens d’origine anarcho-libertaire et groupements néo-nazis.

Et ce genre de rapprochement de plus en plus fréquent ne concerne pas hélas que les États-Unis

Il serait donc pertinent de ne pas entretenir une confusion pour le moins ambiguë entre la Liberté et ce qu’en font certaines interprétations quelque peu simplistes d’un libertarianisme bien loin d’être au-dessus de tout soupçon.

*****

On éprouve toujours de la tristesse à la disparition d’un personnage qui a été une référence dans notre cheminement intellectuel, mais aussi tout simplement humain.

Tristesse plus vive encore quand elle s’accompagne d’hommages plutôt insignifiants, loin d’être à la mesure de l’importance d’une pensée et de sa trace dans l’Histoire des hommes.

Cela n’est pourtant pas très surprenant, car Albert Memmi a été tout au long de sa vie « guelfe avec les gibelins et gibelins avec les guelfes », n’ayant pour seul guide qu’un intransigeant désir de rigueur et de vérité.

Et on le sait, cette devise érasmienne implique qu’on est le plus souvent honni à la fois par les guelfes et par les gibelins…

Loin des poncifs marxisants ou autres, et des abords idéologiques réducteurs, A. Memmi a donc dénoncé aussi bien les abus du colonisateur et la « mystification » qu’il opère sur le colonisé (Portrait du Colonisé précédé de Portrait du Colonisateur, Paris, Correa, 1957),

« Les ambiguïtés de l’affirmation de soi ».

Le colonisé s’accepte comme séparé et différent, mais son originalité est celle délimitée, définie par le colonisateur. (…)
(…) Un auteur noir s’est évertué à nous expliquer que la nature des noirs, les siens, n’est pas compatible avec la civilisation mécanicienne. Il en tirait une curieuse fierté. En somme, provisoirement sans doute, le colonisé admet qu’il a cette figure de lui-même proposée, imposée par le colonisateur. Il se reprend, mais il continue à souscrire à la mystification colonisatrice (op. cit. p.164).
Ce mécanisme n’est pas inconnu : c’est une mystification. L’idéologie d’une classe dirigeante, on le sait, se fait adopter dans une large mesure par les classes dirigées (…). En consentant à cette idéologie, les classes dominées confirment, d’une certaine manière, le rôle qu’on leur a assigné. Ce qui explique, entre autres, la relative stabilité des sociétés ; l’oppression y est, bon gré mal gré, tolérée par les opprimés eux-mêmes (id. ibid. p. 117).

que la perversion du décolonisé par le culte du chef, la corruption ou les divers mythes identitaires ou victimaires :

Il faut enfin en venir à l’essentiel : rien ne peut remplacer la prise en main des peuples par eux-mêmes, comme ils l’ont fait lors des décolonisations. Ils doivent récupérer leurs richesses et, pour cela, commencer par se débarrasser des raïs et des caudillos, putschistes et complices des possédants, internes et externes, des líder máximo, titre comique de Fidel Castro, et des combattants suprêmes, titre paranoïaque de Bourguiba vieillissant, ainsi que des imams politiciens et des mythes compensateurs qui perpétuent la stagnation sinon la régression. C’est seulement cette liberté retrouvée qui permettrait le dosage pragmatique de la part nécessaire de libéralisme économique et celle d’une économie dirigée, selon les besoins spécifiques de chacun et de chaque situation (Portrait du décolonisé arabo-musulman et de quelques autres, Gallimard, Paris, 2004, p.58).

Ces différents « portraits » constituant de géniaux passe-partout qui permettent de comprendre avec finesse aussi bien la discrimination des afro-américains que l’oppression des palestiniens, ou encore la situation de la femme dans l’église*, mais aussi les errements possibles, voire inévitables, de tout mouvement de libération.

Car si Albert Memmi était très profondément humaniste, il n’avait rien du « bisounours ».

Son approche rappelle la théorie des « umori » de Machiavel, qui soutient qu’un antagonisme insurmontable existe du simple fait que « le peuple désire n’être ni commandé ni opprimé par les grands, et que les grands désirent commander et opprimer le peuple » (Le Prince, IX) ; ceci contre des représentations (aristotélicienne, marxistes, anarchistes ou autres) professant que la Cité, la Polis, est un être naturel tendant nécessairement à une harmonie qui finit – avec ou sans « dialectique » – par surmonter les tensions.

Loin de cette vision optimiste à laquelle il a aussi été fait allusion ci-dessus à propos des prétentions libertariennes, Memmi le réaliste considère que l’homme est par nature – et reste – un prédateur.

Et si, bien entendu, la réduction de cette violence prédatrice constitue l’un des buts essentiels du Politique, nul ne peut affirmer que cette composante de l’humain puisse être un jour éradiquée.

(Cf. par ex. à la fin de cette conférence, la « question du public » : « quand le colonisé devient le colonisateur »).

L’Histoire est le milieu des hommes comme ils sont, espace de leur liberté dans sa dimension tragique, et non le champ où s’accomplirait quelque nécessaire processus d’ordre métaphysique.

Mentionnons encore l’apport capital d’A. Memmi en ce qui concerne l’analyse du racisme :

« Sa définition du racisme, proposée dans la Nef en 1964 et reprise dans l’Encyclopædia Universalis, fait encore référence : «Le racisme est la valorisation, généralisée et définitive, de différences réelles ou imaginaires, au profit de l’accusateur et au détriment de sa victime, afin de justifier ses privilèges ou son agression». Elle constitue une remarquable synthèse des éléments constitutifs de l’attitude raciste : l’insistance sur des différences, que celles-ci soient réelles ou imaginaires, leur valorisation au profit du raciste, leur absolutisation par la généralisation et leur caractère définitif et, enfin, leur utilisation contre autrui en vue d’en tirer profit.

À cette précision définitionnelle, Memmi ajoute une grande lucidité. En effet, contrairement à la vulgate dominante, il ne limite pas le champ des différences valorisées au registre biologique mais, au contraire, met l’accent sur leur caractère polymorphe : «En fait, l’accusation raciste […] tantôt part de la biologie, tantôt de la culture, pour généraliser ensuite à l’ensemble de la personnalité, de la vie et du groupe de l’accusé. Quelquefois, le trait biologique est hésitant ou même absent. En somme, nous nous trouvons devant un mécanisme infiniment plus varié, plus complexe, et malheureusement plus courant que peut le laisser croire le terme strict de racisme». Il faudrait, ajoutait-il, songer à le remplacer par un autre mot, ou une locution, qui exprimerait à la fois la variété et la parenté des démarches racistes : l’«hétérophobie». Dès lors, si nous sommes tous exposés à l’hétérophobie, en tant que donnée spontanée inscrite dans notre condition, le racisme, lui, est un phénomène social qui se singularise en empruntant aux traditions culturelles de chacun. Il est donc une illustration particulière d’un mécanisme plus vaste ». (Alain Policar, dans Libération).

Il faudrait bien sûr parler encore du talent proprement littéraire d’Albert Memmi dans ses romans le plus souvent autobiographiques, en particulier la Statue de sel, et Agar, marqués par toute la richesse de sa triple culture, arabe, juive et française, de ses nombreux essais et articles, etc.

Je me contenterai d’évoquer pour finir une profession de foi de ce grand humaniste :

Si les hommes étaient raisonnables, sinon rationnels, ils verraient qu’ils ont intérêt, puisqu’ils sont destinés à vivre ensemble, à rechercher ce qui les rapproche plutôt que ce qui les différencie, donc les oppose : autrement dit des dénominateurs communs. Ce n’est pas le lieu de les énumérer exhaustivement ni d’exposer en détail ce que pourraient en être les modalités pratiques ; il faut bien laisser quelque chose aux politiques. Et ce n’est pas le dessein de ce livre qui se veut surtout une description ordonnée. Nous avons cependant assez suggéré qu’il faut commencer par l’éradication de l’extrême pauvreté grâce à une plus juste répartition et une meilleure gestion des richesses ; lesquelles devront appartenir à tous et non à quelques-uns ; y compris les énergies naturelles. La suppression radicale de la corruption et du despotisme en sont les conditions préalables. La promotion d’une morale universelle est évidemment à ce prix. Cette morale comportera nécessairement la laïcité, car, sans elle, c’est encore la séparation et la guerre. La laïcité n’est pas l’interdiction de pratiquer ses rites religieux, ce qui serait une autre tyrannie ; elle est un accord institutionnel pour protéger la liberté de pensée de tous, y compris des agnostiques, contre les ingérences des Églises et les exigences de tous les fanatismes. Il faudrait, pour cela, en finir avec la confusion entre les appartenances religieuses et les appartenances sociales, entre la religion et la culture, entre l’islam-culture et l’islam-démographie. Un Arabe n’est pas indissolublement un croyant islamiste, pas plus qu’un juif n’est obligatoirement un habitué de la synagogue, ni un Français un paroissien fidèle. Il faudrait inventer des termes nouveaux qui expriment ces distinctions. La laïcité est la condition première d’un universalisme véritable, celui qui, sans traquer les singularités, les transcende. Cela signifie également un véritable droit international, non truqué comme il l’est souvent encore, qui, sans méconnaître les traditions locales ou coutumières, s’impose à eux, avec des sanctions, et des forces pour les faire appliquer ; sans lesquelles il serait un vain formalisme. Pour réaliser ce programme, il faudrait enfin que nous nous convainquions tous de notre solidarité ; dans le monde qui se construit tous les jours, personne ne peut plus faire cavalier seul. La solidarité n’est pas seulement un concept philosophique et moral, c’est une nécessité pratique, sans laquelle nous vivrions dans une tourmente permanente. Et enfin, contre les emportements des passions et les aveuglements des préjugés, suivre, autant que possible, les suggestions de la rationalité, condition de toutes ces mesures, mère du développement des sciences et des arts, et même d’une morale commune. La seule issue enfin serait l’instauration d’une véritable organisation internationale et d’en finir avec des instances partisanes. (Portrait du décolonisé… op.cit. p.61).

Pas grand-chose à ajouter à ce beau programme. Si ce n’est le courage de le mettre en œuvre.

Merci, Monsieur Memmi, de nous en avoir indiqué le chemin avec tant de persévérance !

****

*Et puisque j’avais utilisé Albert Memmi dans un post traitant de la condition de la femme dans l’Église catholique, quelle plus belle illustration donner de la fécondité de ses idées que cette initiative d’Anne Soupa présentant sa candidature comme archevêque de Lyon ?

https://www.pourannesoupa.fr/

Je suis sûr que M. Memmi se réjouirait de cette courageuse rébellion contre une colonisation séculaire.

« La révolte est la seule issue à la situation coloniale, qui ne soit pas un trompe l’œil, et le colonisé le découvre tôt ou tard. Sa condition est absolue et réclame une solution absolue, une rupture et non un compromis » (Portrait du Colonisé, op.cit. p. 155).

****

Ajout du 21/06:

La disparition d’une autre très grande figure, que l’intransigeance dans la recherche de la vérité rapproche d’Albert Memmi :

https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2020/06/21/zeev-sternhell-historien-israelien-specialiste-du-fascisme-est-mort_6043620_3382.html

Tout comme dans le cas de Memmi, la disparition rapide de l’article de la « Une » du site au profit de réflexions de fond concernant le caractère indispensable ou non de la pénétration dans la vie sexuelle et autres informations essentielles illustre une fois de plus le discernement et le niveau d’exigence éducative de nos chers médias.

Bruits de guerres, Iran, incendies et autres Matzneff… Et meilleurs vœux tout de même !

On le sait, l’être humain est le plus dangereux prédateur qui soit.

Sans doute le seul prédateur à pouvoir tourner la prédation contre lui-même, soit directement jusqu’à l’anéantissement final, soit indirectement par la destruction d’autres espèces et d’un environnement qui lui est vital.

Les fantaisies des Trump, Khamenei et autres Kim Jong-un, ainsi que l’enterrement récent de l’accord de Vienne, nous rappellent opportunément, outre le Docteur Folamour du génial Kubrick,

certaines évidences évoquées par Robert Mc Namara :

« La combinaison de la nature faillible de l’être humain et des armes atomiques conduira à leur emploi. » (Cité par J.P. Dupuy, Hiroshima dessine notre futur atomique, propos recueillis par Aline Richard, La Recherche, 389, sept 2005).

On le sait, nous sommes plusieurs fois déjà passés à deux doigts de la guerre nucléaire généralisée.

Et le même J.P. Dupuy note combien cette incontestable faillibilité humaine se renforce encore d’une effrayante faillibilité technologique depuis que les puissances nucléaires automatisent les ripostes défensives.

On le sait aussi, c’est maintenant une évidence, la bombe environnementale est désormais devenue plus préoccupante encore que la menace nucléaire.

Ajoutons à cela les minables turpitudes dont peut être capable l’être humain, comme nous le montrent quotidiennement, parmi tant d’autres exemples d’abjections et corruptions diverses, les Matzneff et consorts, et nous obtenons un tableau bien peu réjouissant de la réalité qui est la nôtre.

*

Mais voilà que Stultitia m’interrompt :

« Tu es bien sûr de présenter là des vœux de bonne année ? Pour les réconforts et encouragements, c’est plutôt réussi ! »

Et m’oblige à répondre :

« Attends donc la suite ! Tu sais bien que souhaiter bonheur, santé, réussite n’est pas en mon pouvoir. Mais je n’ai pas dit pour autant mon dernier mot ! ».

Car voilà :

Il ne m’étonne en effet nullement que de tels désastres et de telles noirceurs constituent de façon irrécusable le tableau de notre monde. Comme le constatait déjà Machiavel, cela fait tout de même un bon moment que nous assistons aux prouesses de la nature humaine, et il faudrait être bien naïf pour s’en montrer surpris.

Mais il demeure tout de même autre chose.

Je ne prétends certes pas être Dieu. Et pourtant ce qui m’étonne est aussi ce qui l’étonne, lui, au dire de Péguy.

Car ce qui m’étonne, c’est l’espérance.

Ou du moins l’espoir.

L’espoir mystérieux de celles et ceux qui luttent, le plus souvent sans espoir de quelque résultat ou quelque reconnaissance que ce soit.

Ce qui m’étonne, c’est qu’au plus profond de la guerre et des innombrables démissions et lâchetés humaines qui l’accompagnent, il y ait, par exemple, un Franz Jägerstätter, petit paysan autrichien qui, contrairement à bien des « philosophes », artistes ou autres prix Nobel, a refusé obstinément, jusqu’à la mort, de céder à la honte nazie.

Ce qui m’étonne, c’est qu’alors que MM Aragon, Sartre, Lang, Mmes de Beauvoir, Millet, et toute une intelligentsia adule quelqu’un qui estime que pour une adolescente de quatorze ans, c’est un privilège « d’être attendue par un homme de cinquante ans à la sortie de son collège, (…) de vivre à l’hôtel avec lui, et de se retrouver dans son lit, sa verge dans la bouche à l’heure du goûter », il y ait le courage de Denise Bombardier, enfin reconnu à sa véritable valeur après des années de sarcasmes et d’isolement.

Un courage de la même trempe que celui qui animait un Simon Leys lorsque, confronté aux affabulations consciencieusement colportées par une intelligentsia dominante constituée d’intellectuel.le.s pareillement abêti.e.s, il s’élevait contre le règne d’un mensonge qui garde encore aujourd’hui de fervents adeptes parmi quelques maîtres à penser adulés par les foules.

Ce qui m’étonne, c’est qu’alors qu’il est si facile et confortable de se laisser séduire par la pensée du monde, les « vérités » savamment instillées par les Partis, les Églises, les bien-pensances à la mode, celles qui prétendaient par exemple un temps, par le prestige d’un Sartre et de bien d’autres que « la liberté de critique est totale en URSS », il existe de nos jours encore de par le monde des Panaït Istrati et des Victor Serge, des Sakharov et des Liu Xiaobo pour témoigner de la puissance de l’Esprit.

Ce qui m’étonne, c’est qu’alors que des autorités « religieuses » promettent d’accorder « cent jours d’indulgence à toute personne qui tuerait un marxiste », comme d’autres considèrent qu’on peut être bouddhiste et massacrer des rohingyas, il puisse toujours exister parmi nous des Mauriac, des Jägerstätter et des Bernanos pour exhorter à l’honneur de la désobéissance ;

Et tant d’autres existences portées par un désir d’éthique et de vérité qui font que l’impressionnante expérience de Milgram laisse malgré tout une latitude à la libre conscience du sujet.

Oui, ce qui m’étonne, c’est qu’au cœur des désordres épouvantables de ce monde qui est le nôtre et dont beaucoup profitent ou s’accommodent par lâcheté, il existe des vies, certaines connues, mais pour la plupart « cachées », qui donnent des raisons et le goût de ne pas désespérer.

Voilà donc ce que je nous souhaite pour l’année 2020 : que nos existences puissent se nourrir tant soit peu de cette force qui anime toutes celles et ceux qui décident d’y croire, jusqu’aux plus humbles et aux plus modestes, disparus sans traces dans quelque camp ou quelque goulag, ou dans la simple indifférence.

Et que l’impressionnante citation de George Eliot qui clôt le beau film de Terence Malick sur Franz Jägerstätter puisse être pour nous une source vivante d’inspiration.

« Car le bien croissant du monde dépend en partie d’actes non historiques ; et si les choses ne vont pas pour vous et moi aussi mal qu’elles auraient pu aller, nous en sommes redevables en partie à ceux qui ont vécu fidèlement une vie cachée et qui reposent dans des tombes délaissées. »

Bonne et heureuse année à toutes et à tous !

Du Brésil de Jair Bolsonaro, et de celui de Zweig et Bernanos. Et encore une fois des enjeux d’une confrontation entre barbarie et civilisation.

J’aime  trop le Brésil et les brésiliens pour les accabler d’une réprobation de donneur de leçons.

Je voudrais simplement rappeler aujourd’hui que ce grand pays et ce grand peuple ont fait l’admiration, entre autres, de deux des plus grands esprits du XXème siècle qui y ont trouvé un temps refuge et consolation face aux infamies qui se manifestaient dans la vieille Europe :

« Vous avez admirablement su conserver votre générosité », déclare aux brésiliens Stefan Zweig. « Jusque dans le domaine de l’art vous traitez l’étranger en hôte bienvenu, vous ne l’écartez pas, vous n’êtes pas encore souillés par cette répugnant e xénophobie, cette animosité envers les étrangers, cette crainte de l’autre qui aujourd’hui rend les pays d’Europe moralement si laids (…) Quelle vitalité, quel dynamisme dans votre histoire, et que votre nature est belle, extraordinairement belle dans sa diversité insaisissable, comparable en cela aux plus splendides paysages de ce monde ! (…) Mes chers compagnons, imprégnez donc votre âme de cette richesse dont vous êtes comblés, et que cette plénitude vous serve à œuvrer pour vous, pour votre nation et pour nous tous ! » (Merci au Brésil, conférence à Rio de Janeiro, 25 août 1936, trad. Dans S. Zweig, Pays, villes, paysages, Ecrits de voyage, Belfond, Paris 1996, p. 245. 247-248).

On le sait, Zweig consacrera l’un de ses derniers écrits à ce pays dont il choisit, lui l’apatride, de faire sa dernière demeure (Le Brésil, Terre d’avenir, Livre de poche, 2002).

Et quoi de plus émouvant et de plus symbolique que cette rencontre singulière, au cœur d’une terre dont l’amour les rassemblait, avec cet autre géant de la pensée et de la résistance, Georges Bernanos, quelques jours avant que Zweig ne décide de mettre pour toujours un terme à ses pérégrinations.

« Bernanos avait emprunté un chemin parallèle au sien et, comme lui, quitté l’Europe, désespéré des renoncements devant l’hitlérisme, envoûté par le continent sud-américain. Le Français avait plongé plus profond encore dans les terres, au milieu d’une contrée désolée de collines nues, à trois cents kilomètres au nord de Rio, au lieu-dit de la Croix des Âmes. Outre l’amour pour le Brésil, [Zweig] partageait avec Bernanos la fascination de l’errance, la nostalgie d’un paradis perdu. » (Laurent Seksik, Les derniers jours de Stefan Zweig, Paris, Flammarion 2010, p. 84).

On ne peut donc que souhaiter au Brésil qu’il reste fidèle à ce qui en a fait la terre d’élection de tant de grands esprits !

Nous serions mal placés pour lui jeter la pierre.

Car ce qui lui arrive aujourd’hui est hélas significatif d’un mouvement de fond dont peu de parties du monde peuvent se prétendre indemnes.

Malgré ce qu’en disent bien des commentaires, l’élection de Jair Bolsonaro n’a que peu à voir avec les erreurs et la corruption du PT (Parti ces Travailleurs) ou d’autres partis, d’ailleurs.

Corruption et violence sont le lot de la vie politique et de la société brésilienne depuis bien des décennies et faire reposer sur Lula, Dilma Rousseff, tout comme d’ailleurs sur Michel Temer l’entière responsabilité des désordres se révèle particulièrement simpliste et réducteur.

Ce droit est, dirait-on, plus droit qu’une flèche

qui veut que le riche larron pende le larron misérable !

disais-je dans un post précédent en citant Peire Cardenal.

Quoi qu’il en soit, les raisons purement politico-économiques ne peuvent rendre compte de ce qui se passe en ce moment au Brésil.

Pas plus qu’elles ne suffisent à rendre compte de la situation aux États Unis, en Italie, en Hongrie, en Allemagne et hélas dans bien d’autres endroits de la planète.

Il y a là quelque chose d’autre, de bien plus obscur et profond.

Car si elles peuvent en effet en constituer des éléments déclencheurs fortuits (dans certains contextes, elles ne sont même pas nécessaires…) les difficultés économiques et les crises politiques n’ont en elles-mêmes rien à voir avec le déchaînement de discours racistes, xénophobes, homophobes, antisémites, l’apologie des armes, de la violence et du meurtre.

Avoir « envie de tuer des couples d’homosexuels s’embrassant dans la rue », affirmer que «l’erreur de la dictature a été de torturer [30 000 personnes] plutôt que de les tuer », promettre de « ne plus accorder un centimètre de terre aux Indiens » de l’Amazonie, etc. etc., de telles déclarations, et le fait qu’elles puissent rassembler une majorité de votants ne peuvent s’expliquer par quelque raison relevant simplement de l’économique sous peine de banaliser l’intolérable.

Rendre compte de tels jaillissements impose donc de recourir à d’autres clés.

Curieusement, on les trouve encore chez Stefan Zweig, lorsqu’il nous rapporte ses conversations à Londres avec Freud, son ami, peu avant la mort de ce dernier :

« Au cours de ces heures passées en sa société, j’avais souvent parlé avec Freud de l’horreur du monde hitlérien et de la guerre. En homme vraiment humain, il était profondément bouleversé, mais le penseur ne s’étonnait nullement de cette effrayante éruption de la bestialité. On l’avait toujours traité de pessimiste, disait-il, parce qu’il avait nié le pouvoir de la culture sur les instincts ; maintenant – il n’en était, certes, pas plus fier – on voyait confirmée de la façon la plus terrible son opinion que la barbarie, l’instinct élémentaire de destruction ne pouvaient pas être extirpés de l’âme humaine. Peut-être, dans les siècles à venir, trouverait-on un moyen de réprimer ces instincts au moins dans la vie en communauté des nations ; dans la vie de tous les jours, en revanche, et dans la nature la plus intime, ils subsistaient comme des forces indéracinables » (Stefan Zweig, Le monde d’hier. Souvenirs d’un Européen, Livre de Poche 1982, p. 492-493).

Et sans doute faudrait-ajouter pour être complet ce « profiteur de la psychanalyse », selon l’expression de Stéphane Horel (Lobbytomie. Comment les lobbies empoisonnent nos vies et la démocratie, La Découverte, Paris 2018, p.15), que fut Edward Bernays, neveu de Freud, qui sut utiliser de manière géniale les travaux de son oncle dans le but de profiter de façon fort lucrative de la désinhibition des pulsions et de leur récupération par la propagande, la publicité et la consommation (lire p.17ss le récit édifiant de la façon dont il réussit à faire fumer les femmes, pour le plus grand bonheur des cigarettiers…).

Et c’est bien parce que nous sommes les êtres dont nous parle Freud que nous sommes désormais entrés dans l’ère de la politique-Bernays, ère où nos pulsions se voient subtilement éveillées, flattées et utilisées par d’habiles manipulateurs sans scrupules.

Immémoriale peur de l’Autre et besoin primaire de sécurité, recherche de boucs émissaires, fantasme de toute-puissance, fascination de la force, de la violence et des armes, tout cela fait désormais l’objet d’une exploitation délibérée, scientifiquement programmée.

C’est ainsi qu’on en vient à nous faire croire que le Parti des travailleurs distribue aux enfants de maternelle des biberons en forme de pénis et veut instituer la pédophilie dans les écoles, que les États Unis ou l’Allemagne – qui en passant manquent de main d’œuvre…- sont à la merci d’une invasion de barbares, que les homosexuel.le.s, les noirs, les juifs ou les arabes constituent un danger pour notre civilisation, que la sécurité de tous passe par l’armement de chacun, etc. etc.

Dans le cas du Brésil, on sait que de tels discours ont été largement construits et propagés par des médias dont les plus importants sont aux ordres de puissances financières elles-mêmes fort accommodantes avec les velléités de dictature.

Le système Trump, qui n’est lui-même que l’illustration du système de propagande initié par Bernays, a fait école : Les « trois B »( « bœuf » – pour les propriétaires terriens et l’agrobusiness écologiquement funeste -, « Bible » – pour les évangéliques et leurs capitaux démesurés – et « balles » – pour le lobby du port d’arme-), n’ont nul besoin de discours politiques sophistiqués : le Tweet suffit.

Il s’avère certes un peu court pour parler de socialisme, de droits humains ou d’humanisme libéral, mais qu’a-t-on besoin de réflexion rationnelle et autres vieilleries de ce genre ?

Tout cela a fait son temps et s’avère périmé au siècle de la com et de l’argent-roi !

Pour flatter la pulsion, attiser les peurs, propager la haine, la violence ou le mépris, une ligne suffit.

Et la victoire tient désormais au choix de cette ligne.

Une « infox » savamment propagée par des communicants maîtrisant parfaitement des réseaux sociaux eux-mêmes relayés par des médias aux ordres de la finance, et le tour est joué !

Pas même besoin de s’embarrasser d’un programme ou de débats contradictoires.

Miser sur la désinhibition des pulsions, c’est gagner à tous les coups.

La preuve !

Bienvenue dans l’ère Bernays !

 

Il paraît probable que les temps à venir nous confrontent à quelque tornade.

« So foul a sky clears  not without a storm »

« Un ciel aussi sombre ne s’éclaircit pas sans une tempête« , disait Zweig, citant Shakespeare (Vie et mort du Roi Jean, IV,2 ; dans Le monde d’hier, op.cit. p. 448).

Car il s’agit tout simplement de se confronter à l’alternative énoncée autant par Freud que par Zweig et Bernanos : la civilisation est-elle en mesure de résister à la barbarie ?

En mémoire de ceux qu’il a un jour accueilli et protégé, ne ménageons pas notre soutien au peuple brésilien, pour qu’il sache garder le cap dans ce combat qui est aussi le nôtre.

 

Ajout du 03/11:

Coïncidence ? Plutôt hélas quelque chose dans l’air…

Outre notre Président qui met en garde contre un retour à l’Europe des années 1930 et François Hollande contre le désenchantement démocratique, je m’aperçois aujourd’hui que le dernier numéro du Courrier International (1461 du 1 au 7/11/2018) intitulé « Un monde de brutes » contient des articles qui confortent mes modestes réflexions.

En particulier (p. 14-15), de Rodrigo Tavares :

Seul le Brésil pouvait accoucher d’un Bolsonaro, Publié le 19/10/2018 dans la Folha de São Paulo :

(…)

« Il est cependant des facteurs spécifiques au Brésil qui expliquent qu’un homme politique aux manières brutales, qui n´avait jusqu´ici qu´une envergure régionale, prônant des valeurs clivantes et à l’intelligence limitée ait pu, en quelques années, se hisser sur la scène nationale sans le soutien des médias traditionnels.

Tout d’abord, Bolsonaro est celui qui dans cette campagne aura su le mieux occuper l’inframonde des réseaux sociaux. Rappelons que le Brésil est l’un des pays du monde qui compte le plus grand nombre d’utilisateurs de Facebook (il se classe 4e), de Twitter (6e) et de WhatsApp (3e).

Pendant que les figures politiques traditionnelles jouaient des coudes pour se frayer une place à la télévision ou dans la rue, Bolsonaro a mis au point au fil des années tout un appareil, aussi perfectionné que discret, d’attaque et de propagande sur les réseaux. Il a adopté en particulier une stratégie pyramidale de diffusion, avec quelque 300 000 groupes WhatsApp animés par des militants régionaux et municipaux, mais aussi étrangers.

Une dictature cybernétique grâce à WhatsApp

Comme l’a révélé [pendant l’entre-deux-tours] une enquête publiée par la Folha de São Paulo, les milieux d’affaires ont financé, à hauteur de quelque 12 millions de reais [2,8 millions d’euros], une grande campagne d’envois sur WhatsApp de centaines de millions de messages anti-PT [une pratique illégale car considérée comme du financement électoral déguisé]. Bolsonaro a transformé les électeurs en propagandistes : les victimes sont devenues des bourreaux.

Une sorte de dictature cybernétique s’est mise en place. Quand on n’appartient pas à ces groupes militants, on est ébahi par la violence avec laquelle les électeurs de Bolsonaro défendent publiquement des idées absurdes. L’application de messagerie instantanée [WhatsApp] a été utilisée pour diffuser des quantités alarmantes d’intox, de mensonges et autres fausses nouvelles capables de transformer l’individu lambda en véritable soldat. (…) »

 

Ou encore (p.16), de Fiodor Loukianov :

Le retour de la barbarie en politique, publié le 17octobre, extrait de Rossia v Globaknoï Politiké (Moscou).

(…)

« Aujourd’hui, la régression est galopante. (…)

Et quand l’arsenal intellectuel dysfonctionne, ce sont les instincts qui mènent le bal. On peut aujourd’hui observer ce phénomène partout dans la politique mondiale, où l’on fait passer les petites et grandes intrigues pour de la tactique, la voracité pour de la stratégie et la barbarie pour de l’intransigeance.

(…)

Comme l’ont rappelé Henry Kissinger récemment et Stephen Hawkings dans son dernier ouvrage, les approximations et les dilemmes éthiques engendrés par le développement technoscientifique sont considérables. Mais il y a des problèmes beaucoup plus primitifs qu’on ne peut mettre sur le compte des facteurs technogènes. Il s’agit de l’effondrement des normes éthiques, qui, élaborées au fil des siècles au prix d’épreuves et d’erreurs terribles, avaient contribué à réduire l’arbitraire et “civilisé” les relations internationales. Pour faire dérailler tout cela, les surhommes sont superflus, l’homme ordinaire y suffit ».

*****

Triste confirmation, s’il en était besoin, de ce jugement de Freud que j’ai souvent rappelé :

L ‘homme n’est point cet être débonnaire, au cœur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être, au contraire, qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d’agressivité.(…)

En règle générale, cette agressivité cruelle, ou bien attend une provocation, ou bien se met au service de quelque dessein dont le but serait tout aussi accessible par des moyens plus doux. Dans certaines circonstances favorables en revanche, quand par exemple les forces morales, qui s’opposaient à ses manifesta­tions et les inhibaient jusqu’alors, ont été mises hors d’action, l’agressivité se manifeste aussi de façon spontanée, démasque sous l’homme la bête sauvage qui perd alors tout égard pour sa propre espèce. (Freud, Malaise dans la civilisation).

 

De la résurrection de M. Valls en ambassadeur du nationalisme français et castillan en Kanaky, Catalogne et Corse ; et de quelques fantasmes transhumanistes dont la disparition paraît plus justifiée que celle des oiseaux. Quelques brèves.

 

Cette info:

http://www.lemonde.fr/europe/article/2018/03/23/cinq-independantistes-catalans-places-en-detention-provisoire_5275703_3214.html

qui ne fait hélas que confirmer la mainmise sur le droit de la raison du plus fort.

http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2018/02/01/dune-mutation-frequente-qui-transforme-en-droit-la-raison-du-plus-fort-ainsi-que-dun-gene-de-limbecilite-qui-affecte-le-corse-le-catalan-et-autres-basques-ou-bretons-et-d/

et l’imbécillité désormais dangereuse de la stratégie madrilène vis-à-vis de la Catalogne.

[Ajout du 25/03: pour ce qui est d’une aberrante et dangereuse contagion de cette imbécillité, cette info de ce jour:

http://abonnes.lemonde.fr/europe/article/2018/03/25/l-ex-president-catalan-carles-puigdemont-arrete-en-allemagne_5276114_3214.html

ainsi que ma « réaction »: « Où donc s’arrêtera le ridicule? Souhaitons que ce nouvel épisode de la farce initiée par Madrid suscite enfin en Europe une indignation salutaire ». ]

J’ai déjà longuement parlé des risques d’une telle escalade politique, et de la façon dont elle entache l’honneur du gouvernement qui la commet ainsi que celui de l’Europe qui la tolère.

http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2017/09/21/catalogne-sauver-lhonneur-de-lespagne-et-de-leurope/

Mais je n’avais pas encore évoqué les agissements du VRP Valls, qui court le monde en vue de vendre la marque « nationalisme », estampillé « made in France » aux unionistes espagnols en Catalogne,

https://www.lci.fr/international/a-deux-jours-des-elections-en-catalogne-manuel-valls-reaffirme-que-l-independance-de-la-region-n-est-pas-possible-2073845.html

http://www.leparisien.fr/politique/la-campagne-catalane-de-manuel-valls-en-espagne-12-12-2017-7448013.php

aux citoyens de Kanaky, histoire de les chauffer un peu avant un vote crucial,

https://la1ere.francetvinfo.fr/nouvelle-caledonie-independantistes-colere-apres-prises-position-mission-valls-562097.html

ainsi qu’aux citoyens corses, qui à la différence des Kanaks, colonisés mais qui se doivent toutefois de « rester avec la France », n’ont pas été colonisés, eux, mais se doivent d’autant plus de rester avec la France (Vous n’y comprenez pas grand-chose ? Ce n’est pas grave, moi non plus. Il suffit seulement de retenir que, quel que soit le cas, colonisation ou pas, il faut « rester avec la France »).

« La Corse n’est pas un territoire ultramarin, ni colonisé. La Corse n’est pas la Nouvelle-Calédonie ! La Corse est une île méditerranéenne profondément française, qui doit être fière de son drapeau tricolore. »

https://www.lopinion.fr/edition/politique/manuel-valls-en-corse-il-faut-savoir-dire-non-sinon-cela-ne-s-arretera-142806

J’avais déjà signalé quelques carences dans la culture théologique de M. Valls lorsqu’il se mêlait, à la façon des ecclésiastiques et des ayatollahs évoqués plus haut, de régenter la façon qu’ont les femmes de se vêtir (car il s’agissait alors de voile et de burkini, pas de barbe et de djellaba, les ecclésiastiques et les ayatollahs sanctionnant de préférence les femmes, et M. Valls portant désormais la barbe).

http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2016/08/17/du-ridicule-bis-et-de-la-bouffonnerie-en-politique-et-sur-ceux-qui-perdent-de-bonnes-occasions-de-se-taire-ou-encore-quil-devient-de-plus-en-plus-urgent-de-renouveler-le-paysage/

Mais je me sens aujourd’hui obligé de mettre aussi en doute sa culture historique.

Aurait-il donc oublié que la Corse a été achetée à la République de Gênes en 1768 à la suite du traité de Versailles sans aucune consultation de ses habitants, vendus comme des esclaves, qu’elle était si « profondément française » qu’il a fallu ensuite la conquérir par de féroces batailles (Borgo, Ponte Novu, etc.) ?

Et que la liberté du peuple corse a fait l’admiration de bien des grands témoins, comme Rousseau, Boswell, Voltaire (excusez du peu…) devant lesquels M. Valls aurait bien des raisons de se sentir petit garçon ?

« Il restait à savoir si les hommes ont le droit de vendre d’autres hommes ; mais c’est une question qu’on n’examinera jamais dans aucun traité. (…)

L’arme principale des Corses était leur courage. Ce courage fut si grand que dans un de ces combats [contre le colonisateur français], vers une rivière nommée Golo, ils se firent un rempart de leurs morts pour avoir le temps de recharger derrière eux avant de faire une retraite nécessaire ; leurs blessés se mêlèrent parmi les morts pour affermir le rempart. On trouve partout de la valeur, mais on ne voit de telles actions que chez les peuples libres. Malgré tant de valeur ils furent vaincus. » (Voltaire, Précis du Siècle de Louis XV, chapitre XL, De la Corse, ajouté en 1769, Œuvres complètes, Garnier tome 15, p. 415).

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Stultitia attire mon attention sur des déclarations de Jeff Bezos (fondateur d’Amazon et actuel homme le plus riche du monde) et Elon Musk (fondateur de Tesla et autre grande fortune), rapportées par Laurent Alexandre dans un article de l’Express (n° 3478 du 28/02 au 06/03 2018 p. 10) :

« Nous pourrons exploiter des mines dans les astéroïdes et l’énergie solaire sur d’immenses surfaces. L’alternative serait la stagnation de la Terre, le contrôle des naissances et la limitation de notre consommation d’énergie. Je ne crois pas que la stagnation soit compatible avec la liberté, et je suis sûr que ce serait un monde ennuyeux. Je veux que mes petits enfants vivent dans un monde de pionniers, d’exploration et d’expansion dans le cosmos. Avec 1000 milliards de Terriens, nous aurons des milliers d’Einstein et de Mozart. Nous avons besoin de fusées réutilisables, et c’est à quoi Blue Origin est destinée [Blue Origin, société fondée par Jeff Bezos, est censée développer le fret entre la Terre et la Lune dès 2020].

Quant à Elon Musk, plus modeste, il ne compte envoyer qu’un million de colons sur Mars…

J’avoue que nombre de déclarations d’un certain transhumanisme me laissent plutôt perplexe.

Mais n’étant en rien spécialiste des astéroïdes ni des exoplanètes, encore moins des fusées, et m’interrogeant toutefois sur la disponibilité de la source d’énergie capable d’envoyer – dans l’hypothèse la plus modeste – les quelques dizaines de milliers de lanceurs (même « réutilisables ») nécessaires  au peuplement de Mars par un million d’humains, je préfère me ranger sur ce sujet à l’opinion d’Hubert Reeves.

Contestant les affirmations du regretté Stephen Hawking concernant le recours possible aux exoplanètes comme « terres de secours » dans l’avenir, il déclarait :

« Aux vitesses que l’on connaît aujourd’hui, c’est-à-dire autour de 50.000 kilomètres par heure, cela prendrait quand même quelques dizaines de milliers d’années. Par rapport à la vie humaine, cela ne paraît pas très compatible. Il n’y a pas de plan B. Nous sommes condamnés à apprendre à vivre avec notre planète ».

https://www.lci.fr/sciences/video-hubert-reeves-il-n-y-a-pas-de-plan-b-nous-sommes-condamnes-a-apprendre-a-vivre-avec-notre-planete-exoplanetes-nuit-des-etoiles-2059860.html

Alors peut-être pourrait-on commencer par s’occuper sérieusement, par exemple, de la question du réchauffement climatique,

http://huet.blog.lemonde.fr/2018/03/14/climat-le-seul-charbon-tue-laccord-de-paris/

sans se laisser prendre aux discours des bonimenteurs, ou à la question de la gestion de l’eau potable,

http://www.cnrs.fr/cw/dossiers/doseau/decouv/mondial/04_risque.htm

à celle de la disparition de la biodiversité,

http://www.lemonde.fr/biodiversite/article/2018/03/20/on-assiste-a-un-effondrement-de-la-biodiversite-sauvage_5273511_1652692.html

http://www.lemonde.fr/planete/article/2018/03/23/sur-tous-les-continents-la-nature-et-le-bien-etre-humain-sont-en-danger_5275433_3244.html

ou simplement à celle de la disparition de nos humbles amis les oiseaux :

Les oiseaux disparaissent des campagnes françaises à une « vitesse vertigineuse »

Pour ma part, je ne sais pas si, compte tenu de ce qui a été dit plus haut, nos « petits enfants [vivront] dans un monde de pionniers, d’exploration et d’expansion dans le cosmos ».

Et j’avoue que je trouverais plutôt dommage qu’ils se fassent les complices de l’exportation dans ce cosmos de toutes les désolantes nuisances que nous avons réussi à produire sur notre pauvre Terre.

S’ils trouvent notre planète ennuyeuse, je leur conseillerai alors de relire le Petit Prince, qui s’y connaissait particulièrement en astéroïdes :

Dans notre monde gangréné par la vitesse, on se souvient de sa réflexion face au marchand de pilules à apaiser la soif, « qui font gagner cinquante-trois minutes par semaine » :

« Moi (…), si j’avais cinquante-trois minutes à dépenser, je marcherais tout doucement vers une fontaine… »

Plutôt que de dévaster par une activité minière effrénée des astéroïdes qui n’abriteront plus la moindre rose ni la moindre poésie, il serait grand temps d’enseigner à nos petits enfants à observer et à protéger les oiseaux.

Car non contents de les avoir privés de la plupart des papillons, et de tant d’autres espèces, nous sommes en train de leur voler ces merveilles.

Et peut-on imaginer plus ennuyeux et plus triste qu’un monde sans oiseaux et ses « Printemps silencieux » contre lesquels Rachel Carson nous mettait en garde il y a près de soixante ans ?

En ce qui me concerne, je peux passer des heures à les admirer, sans me lasser. Et j’avoue que cela me nourrit autrement que les fantasmes transhumanistes de M. Bezos.

 

Stultitia rappelle aussi à cette belle intelligence tellement logique qu’il faudrait tout de même garder les pieds sur terre : car les « milliers d’Einstein et de Mozart » que rendraient possibles d’après lui « les 1000 milliards de Terriens » dont il rêve, ne pèseraient sans doute pas lourd devant les milliers d’Hitler et de Pol Pot que génèrerait nécessairement aussi une telle croissance démographique.

Je sais bien que certains, de façon en partie légitime, attirent l’attention sur « La part d’ange en nous », et une certaine régression statistique de la violence (cf. le titre de  l’ouvrage de Steven Pinker, ed. Les Arènes, Paris 2017, ou encore, du même auteur, Enlightenment now, Penguin Books 2018, non encore traduit).

[ajout du 25/03: à propos des mutations plutôt que de la régression de la violence, ce commentaire pertinent du livre de François Cusset, Le Déchaînement du monde. Logique nouvelle de la violence, par Roger Paul Droit:

http://abonnes.lemonde.fr/livres/article/2018/03/22/figures-libres-la-violence-ne-decline-pas-elle-mute_5274642_3260.html  ]

Ils oublient tout simplement que l’évolution de notre monde est telle qu’elle met désormais des millions, voire des milliards « d’anges » à la merci de quelques démons.

Car la puissance de la bonne volonté et la puissance du mal ne sont absolument pas symétriques. Et nous le savons, cette asymétrie fait qu’une toute petite quantité d’individus mal intentionnés peut désormais détruire des populations entières, voire mettre en danger la survie de notre espèce.

Qu’en sera-t-il alors lorsque, selon les belles prévisions natalistes de M. Bezos, leur nombre sera multiplié par mille ?

Il faut cependant reconnaître un mérite aux spéculations de ces messieurs : l’alternative qu’ils présentent est, elle, bien réelle.

Déjà, les spéculations de Stephen Hawking sur le peuplement des exoplanètes, pour irréalistes qu’elles soient, naissaient du constat que la situation de notre terre est tellement détériorée qu’elle ne pourra plus longtemps assurer la survie de notre humanité.

Jeff Bezos opère le même constat : « L’alternative [à notre expansion cosmique, donc] serait la stagnation de la Terre, le contrôle des naissances et la limitation de notre consommation d’énergie ».

Et nous en sommes bien là, en effet : faute de disposer de Terres de rechange, la solution ne semble pouvoir être que dans le choix délibéré de la sobriété et la limitation de la croissance (termes tout de même plus dynamiques que celui de « stagnation »), dans le contrôle de notre démographie et de notre consommation d’énergie.

Prétendre avoir le beurre et l’argent du beurre, une croissance infinie, une démographie sans contrôle, une énergie sans limite, nécessite effectivement de disposer de planètes de rechange.

Au moins sur ce point, on ne peut démentir la réflexion de MM Bezos et Musk.

http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2016/01/07/apprendre-le-chemin-de-lenfer-pour-leviter-ou-revenir-enfin-au-politique-reflexion-sur-leffondrement-avec-philippe-bihouix-pablo-servigne-et-raphael-stevens/

Mais peut-être n’est-il question en tout cela, de façon bien plus triviale, que d’effets de pub pour Blue Origin ou autres entreprises similaires, et de gonflement fort lucratif d’une nouvelle bulle financière aux dividendes potentiellement …astronomiques.