D’une étrange et bien ambiguë controverse à propos de l’antisémitisme. Et qu’il est urgent d’accepter quelques évidences.

[Un lecteur m’ayant dit que la profusion des liens gêne la lecture, et ne voulant pas y renoncer car ma réflexion ne peut se construire sans référence à la pensée d’autrui, j’utiliserai désormais plus les liens « hypertexte ».

Je place pourtant en début de ce post les deux liens complets, plus explicites, aux deux articles qui constituent les « butoirs » entre lesquels évolue ma réflexion]

 

http://www.leparisien.fr/societe/manifeste-contre-le-nouvel-antisemitisme-21-04-2018-7676787.php

http://www.lemonde.fr/idees/article/2018/05/03/non-l-islam-radical-n-est-pas-seul-responsable-des-agressions-contre-les-juifs_5293571_3232.html

 

Étrange controverse que celle dont les protagonistes s’envoient des dénis à la tête alors que le travail indispensable devrait justement résider dans le dépassement de tels dénis.

Car il relève d’une évidence dont la négation serait malhonnête que l’islamisme radical véhicule un antisémitisme meurtrier, dont l’existence est d’ailleurs reconnue par la partie la plus éclairée de musulmans « de base » et de responsables qui « souffrent de la confiscation de leur religion par des criminels ».

Et cet antisémitisme-là ne doit en aucun cas être minimisé sous le prétexte fallacieux d’un antisémitisme d’extrême droite, qui, s’il existe bien sûr en France, ne présente pas actuellement le caractère meurtrier qui incombe au premier cité.

Mais il devrait aussi relever de l’évidence qu’il existe un sionisme radical dont les tenants, souvent prompts à dénoncer l’islamisme radical évoqué ci-dessus, ne perçoivent pas la symétrie avec les aberrations qu’ils stigmatisent de façon légitime.

Or, il est manifeste qu’un tel sionisme radical, souvent implicite et non reconnu comme tel, constitue lui-même une importante cause du « nouvel antisémitisme », en particulier en France.

Il est clair, comme le dit Rachid Benzine, qu’une forme d’antisémitisme « est liée au conflit israélo-palestinien », et à la façon dont nombre de français juifs soutiennent, de manière implicite ou explicite, un sionisme qui légitime ce qu’il faut tout de même nommer la politique désormais « coloniale et raciale d’Israël à l’égard des Palestiniens », telle que la dénoncent les signataires du récent manifeste à l’initiative d’Etienne Balibar, Thomas Piketty ainsi que d’autres, auquel le dernier lien fait référence.

Certes, la France n’est pas Israël et, dans le monde rêvé des anges, il ne devrait pas y avoir de raison pour que la politique d’États étrangers influe sur ce qui se passe chez nous. Mais, faut-il le rappeler, nous ne sommes pas dans le monde rêvé des anges…

Et de la même manière qu’il serait stupide et dangereux  de nier que ce qui se passe au Moyen-Orient a son influence sur la radicalisation en France d’un certain islam qui s’en fait le complice, ce qui se passe en Israël ne peut pas ne pas avoir son influence sur un certain sionisme qui s’en fait le complice.

Et ces éléments conjoints entretiennent d’inquiétants ferments de violence.

Qu’on m’entende bien : même si cela peut s’avérer aux yeux de certains difficile à porter, j’ai la prétention de ne pas être antisioniste. Même si je pense qu’on peut parfaitement être juif sans être sioniste, j’estime que le sionisme a une légitimité. Je partage sur ce point la position quelque peu provocatrice exprimée par Zeev Sternhell dans le dernier numéro du Courrier International (« Je suis un supersioniste », paru dans Ha’Aretz  en mars 2011), dans la mesure où il affirme que « le sionisme était, et est toujours, le droit des juifs de décider de leur destinée et de leur avenir. Tous les êtres humains ont le droit naturel d’être leurs propres maîtres, un droit dont les juifs ont été privés par l’histoire et que le sionisme leur a rendu ».

Mais attention : ce sionisme-là, comme le montrent les engagements courageux de Sternhell, n’a rien à faire avec la colonisation, par essence violence, et l’occupation illégitime et illégale de territoires, au mépris du respect des individus, des peuples, et du droit international. Car il s’agit là d’une totale perversion du sionisme des origines, d’une supercherie hélas consacrée et désormais apparemment intouchable, en particulier depuis 1967 et la Guerre des Six Jours.

Or, il est patent qu’une bonne partie des français juifs se fait, implicitement ou explicitement, complice d’une telle supercherie qui phagocyte le sionisme au sens originel par une idéologie coloniale intolérable. Et puisqu’on a déjà assimilé de façon abusive un tel « sionisme » au judaïsme, un simple syllogisme, devenu sophisme hélas  trop accepté, assimile nécessairement le judaïsme à la politique coloniale d’un « État israélien [qui] s’autoproclame ‘’État juif’’ et s’arroge le droit de parler au nom des juifs du monde entier ».

C’est à proprement parler tendre le bâton pour se faire battre.

Il y a sans doute un antisémitisme irréductible.

Pour ma part, je suis d’avis qu’être persécuté fait partie intégrante de l’histoire du judaïsme dans son mystère le plus profond : « Tu fais de nous un objet d’opprobre pour nos voisins, la risée et la moquerie de notre entourage. Tu nous rends la fable des nations; et devant nous les peuples haussent les épaules » (Psaume 44(43), 14-15).

Mais il devrait faire partie de sa vocation – comme aussi, au passage, de celle du christianisme – que le contraire ne soit pas vrai.

Que le persécuté ne devienne pas persécuteur.

Car se rendre complices d’une politique de colonisation, tout comme soutenir des bourreaux notoires (dans le cas des chrétiens) ne peut qu’entraîner un discrédit légitime, un rejet, voire de la haine envers ceux qui prônent de tels agissements.

Et l’antisémitisme qui en naît est, lui, parfaitement réductible.

Tout comme des musulmans éclairés dénoncent donc la confiscation de leur religion par des barbares, luttant ainsi contre une réelle islamophobie,  il appartient aux juifs de dénoncer la confiscation du judaïsme – et même du sionisme – par une idéologie politico-religieuse colonialiste et discriminatoire.

Cela doit constituer une composante essentielle de la lutte contre l’antisémitisme.

Un ami juif, sioniste, me disait que, pour lui, l’existence d’Israël ne valait pas la vie d’un enfant palestinien.

Voici le juif ! Voici le נביא, le prophète ! Voici l’honneur du judaïsme ! Voici le צדק : « Un Israélite dans lequel il n’y a point de fraude »…

Et cet ami n’avait pas eu besoin pour le comprendre qu’on « frappe d’obsolescence » les versets si nombreux de la Torah et du Tanakh (ensemble de la Bible hébraïque) qui, manifestement, poussent à l’anéantissement de ceux qui s’opposent à l’établissement d’Israël dans ce qu’il considère comme étant sa Terre.

Pas plus que Tareq Oubrou, Rachid Benzine, et bien d’autres théologiens ou imams n’ont besoin qu’on expurge le Coran pour dénoncer « ce terrorisme ignoble qui nous menace tous ».

L’urgence est donc bien d’opérer une lecture critique des textes et des penseurs qui ont façonné profondément notre civilisation, qu’ils soient religieux ou athées.

Depuis longtemps, ce blog s’engage en faveur d’une véritable approche herméneutique et soutient celles et ceux qui s’y emploient.

Car c’est là le seul moyen d’échapper à une pernicieuse essentialisation des textes et des croyances qui, tout comme les dénis symétriques de l’antisémitisme et de l’islamophobie, ne peut que provoquer les affrontements.

Souhaitons donc à nos intellectuels pétitionnaires, parfois quelque peu sommaires et partiels (partiaux ?), de savoir dépasser à la fois les dénis et les essentialisations pour faire œuvre de paix de manière plus informée, respectueuse et responsable.

Afin que, pour paraphraser Churchill une fois encore, si nous ne pouvons éviter la guerre – car elle est déjà là – nous échappions au moins au déshonneur.

 

Ajout du 15/05:

Les événements tragiques de ces derniers jours ne font hélas que confirmer ce qui précède, ainsi que la nécessité d’une prise de position claire et sans ambiguïté de la part des institutions représentatives du judaïsme en France. Comme je le disais dans ma « réponse » ci-dessous à Claustaire, cela se révèle indispensable si l’on veut  lutter efficacement contre l’antisémitisme ainsi que contre un antisionisme négateur de toute légitimité d’existence pour Israël.

Non seulement les crimes commis sont intolérables, mais ses actuels dirigeants semblent tout mettre en œuvre pour qu’Israël creuse lui-même sa propre tombe.

 

Ajout du 16/05:

Une initiative à soutenir:

http://abonnes.lemonde.fr/idees/article/2018/05/15/ramener-le-gouvernement-israelien-au-respect-du-droit-et-a-la-raison-n-est-en-rien-une-manifestation-d-antisemitisme_5299216_3232.html

De la distinction entre légalité et légitimité. Et du bien que ferait à M. Rajoy un petit devoir de philo de terminale.

Retour de Catalogne, où nous avons passé une bonne semaine.

Et voilà que nous apprenons qu’un État qui n’a jamais été capable de faire la lumière sur les centaines de milliers de crimes du franquisme

http://information.tv5monde.com/info/espagne-franquisme-impunite-140570

s’acharne à menacer de détention des personnes qui ont toujours affirmé leur attachement aux procédure non-violentes.

Tout comme il a d’ailleurs toléré qu’on poursuive en justice ceux qui dénoncent courageusement les abjections du passé.

http://www.lemonde.fr/europe/article/2012/01/31/le-juge-garzon-denonce-les-crimes-contre-l-humanite-du-franquisme_1636944_3214.html

Hélas, rien de nouveau sous le soleil…

Certes, le surréalisme a des racines dans la patrie de Buñuel, mais il faut reconnaître que ses représentants illustres avaient un tout autre talent que les dirigeants pitoyables capables de telles prouesses.

Franquito ferait-il donc tout pour devenir le petit Erdogan de l’Europe ?

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[ajout pour les non hispanisants: la devise parodie le titre de Franco, qui s’était auto-proclamé: « Caudillo de España por la gracia de Dios »: Chef de l’Espagne par la grâce de Dieu. Franquito est, lui: « Chef de rien par la grâce de personne ». (Dessin de Antonio Helguera)].

On connaissait bien sûr depuis longtemps ses capacités.

Plus étonnante – mais encore une fois peu surprenante hélas… – est la complicité – active, passive, intellectuelle – des instances européennes, et de tant de citoyens de l’Europe, avec de tels agissements.

Mais notre monde est bien celui qui n’hésite pas, on le sait, à élire des Trump et à faire l’apologie des Poutine…

 

Pour notre part, au cours d’une semaine en Catalogne, entre autres découvertes ou redécouvertes de ce domaine naturel et culturel inépuisable, nous avons assisté le 27 octobre, aux réactions suivant la proclamation de la République dans la belle ville de Vic où nous nous trouvions.

Car aussitôt après l’annonce du Parlement, jeunes et vieux, personnes en apparence aisées et moins aisées ont convergé spontanément vers la Plaça Major de la ville, donnant lieu à des scènes émouvantes dans une ambiance bon enfant où les rires et applaudissements le disputaient aux bruit des bouteilles de Cava (vin mousseux hispanique) qu’on débouche, et dont la foule se voyait copieusement arrosée.

Moment de joie, mais aussi de réalisme devant les difficultés à venir, la répression attendue de la part de Madrid, habituelle chaque fois qu’un peuple de la péninsule a cherché à affirmer son indépendance d’une manière qui dépasse ce qui est permis par le bon plaisir du gouvernement central.

« Il va falloir maintenant défendre notre République », nous expliquait un homme très digne, en commentant le remplacement sur la façade de la mairie de l’Estelada (drapeau catalan étoilé, signe de revendication) par la Senyera, le drapeau « officiel » symbolisant l’indépendance réalisée.

Et nous y voilà donc : la dite répression, comme à l’accoutumé, ne s’est pas fait attendre.

C’est cette expérience vécue ainsi que les multiples rencontres de gens très divers témoignant de la profondeur et de la légitimité tranquille d’une revendication séculaire qui m’inspire ce développement sur un thème de philosophie – encore une fois élémentaire –  en l’occurrence la distinction entre légalité et légitimité.

Car on peut penser que l’un des nœuds de ce qu’on nomme le « problème catalan » (même si, une fois de plus, il s’agit avant tout d’un problème propre au nationalisme castillan) se situe au niveau de l’incapacité de comprendre une distinction qui fait partie du b. a. ba de la réflexion philosophique.

Voici en effet ce que nous dit un ouvrage on ne peut plus scolaire sur le sujet :

(La philosophie de A à Z, sous la direction de Laurence Hansen-Løve, Hatier Paris 2011, article « Légalité », p. 260) :

On oppose souvent la légalité – simple conformité aux lois, sans préjuger de leur bien-fondé ou de leur caractère juste ou injuste – et la légitimité qui renvoie, elle, à l’idée d’équité, de bien-fondé, de bon droit, de justice, etc., et fait appel à des valeurs jugées supérieures à celles des lois du droit positif. Par là, on entend souligner le danger du légalisme, c’est-à-dire le danger d’une attitude qui consiste à s’en tenir à la lettre de la loi. Or la loi peut être injuste dans son application, parce qu’elle ne tient pas compte, par son abstraction et son caractère général, des situations particulières. La loi peut être injuste aussi dans son principe même, notamment si elle trahit son caractère général et devient discriminatoire.

 

Et il serait peut-être bon que certains chefs d’État en reviennent à leurs chères études, en l’occurrence quelques concepts élémentaires de philosophie.

Car, bien sûr, il est possible d’aborder la question que la Catalogne pose au nationalisme castillan par le biais de la légalité.

Et on rappellera alors :

  • que les catalans ont accepté en 1978 le Constitution espagnole par référendum ;
  • Que celle-ci décrète dans son article 2 « l’unité indissoluble de la nation espagnole, patrie commune et indivisible de tous les Espagnols ».
  • Que le droit à un référendum d’autodétermination est inconstitutionnel, et contrevient donc à la légalité :

http://www.lemonde.fr/europe/article/2017/09/08/independance-de-la-catalogne-madrid-montre-les-muscles_5182540_3214.html

  • Que les personnes qui ont promu et/ou organisé un tel référendum se trouvent donc dans l’illégalité et, outre l’application de l’article 155 de la Constitution, doivent être destituées et subir les sanctions contre la rébellion et la sédition telles qu’elles sont prévues par la loi, en l’occurrence l’article 472 du code pénal qui prévoit à leur encontre de 15 à 25 ans de prison,

Etc., etc., etc.

Choses orchestrées sur tous les tons par les médias depuis des jours, et en particulier depuis la fameuse « déclaration de la République ».

Une approche purement et formellement « légaliste » de la question aboutira donc de façon nécessaire aux blocages et affrontements auxquels nous assistons en ce moment, que seule la (jusqu’à présent) patience et l’esprit pacifique des catalans a gardés de dégénérer en violence.

 

Mais, reprenant nos définitions élémentaires à l’usage des philosophes débutants, on peut aussi considérer que cette approche purement légaliste constitue un grave danger, « le danger d’une attitude qui consiste à s’en tenir à la lettre de la loi. Or la loi peut être injuste dans son application, parce qu’elle ne tient pas compte, par son abstraction et son caractère général, des situations particulières. La loi peut être injuste aussi dans son principe même, notamment si elle trahit son caractère général et devient discriminatoire ».

Face à ce danger qui tend à oublier que la loi est faite pour des hommes et non les hommes pour la loi, que la Constitution est faite pour des hommes et des circonstances, et non les hommes pour une Constitution transformée en référence sacrée et intangible, élevée dans le ciel d’une abstraction inaccessible aux circonstances, il s’avère primordial en effet de retrouver l’essence même de la loi, celle qui en fait la servante de « l’équité, du bien-fondé, du bon droit, de la justice ».

Distinctions elles aussi élémentaires en éthique et en philosophie politique, sur lesquelles ont planché nos élèves de terminale (les miens, tout au moins…) en décortiquant l’Éthique à Nicomaque, les Politiques d’Aristote, le « kairos », mais aussi « Le juste entre le légal et le bon » de P. Ricœur (n’est-ce pas, M. Macron…), ou autres textes aptes à alimenter la réflexion philosophique de quelques dirigeants auxquels on aurait bien du mal à accorder leur baccalauréat.

Cette seconde approche, axée donc sur la légitimité, serait celle qui pourrait dépasser le dangereux légalisme en privilégiant les éléments d’interprétation dynamique que l’on trouve déjà dans les textes mêmes de la loi et de la Constitution, afin de les rendre à leur vocation. Car loin de rigidifier stérilement les positions, celle-ci vise au contraire à l’établissement d’institutions justes en cohérence du mieux possible avec les aspirations des hommes de 2017, qui ne sont plus nécessairement celles des hommes de 1978.

Car, répétons-le, la Constitution est faite pour les hommes, et non les hommes pour la Constitution.

On pourrait alors observer, entre autres choses :

  • que le même article 2 de la Constitution espagnole reconnaît l’existence « des nationalités » qui composent l’Espagne, reconnaissance qui fut entérinée par « l’Estatut » accordé à la Catalogne en 2006 par le gouvernement Zapatero et rejeté en 2010 de façon unilatérale par un gouvernement Rajoy [imprécision de ma part: voir le correctif apporté par EAT dans un des commentaires ci-dessous].
  • Que la notion de « pueblos », « peuples », y est présente pour désigner ces différentes « nations » (par ex.Titulo primero, cap. III, art. 46, “Los poderes públicos garantizarán la conservación y promoverán el enriquecimiento del patrimonio histórico, cultural y artístico de los pueblos de España”, ce qui peut légitimement faire reconnaître au “peuple catalan” le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, tel qu’il est garanti par la charte des Nations unies et le Pacte sur les droits civils et politiques de 1966.

https://www.rts.ch/info/monde/8937106-en-catalogne-le-gouvernement-espagnol-joue-a-un-jeu-dangereux-.html

  • Que le « droit de décider », des citoyens de Catalogne peut être considéré comme légitime par une interprétation de la Constitution qui privilégie une « approche pondérée et évolutive des principes constitutionnels », et qu’il est même expressément reconnu par l’arrêt 42/2014 du Tribunal Constitutionnel :

https://ccec.revues.org/6230#tocto2n1

cf. aussi d’autres références déjà mentionnées, comme :

https://www.unige.ch/gsi/files/9315/0461/7440/CATALONIAS_LEGITIMATE_RIGHT_DECIDE.pdf

  • Que le droit international, même s’il ne la promeut pas expressément dans le cas des peuples dits « non colonisés », n’interdit nullement de leur part une déclaration d’indépendance :

« les déclarations d’indépendance ne sont pas contraires au droit international. En réalité, elles sont relativement indifférentes. Ce qui compte, c’est le fait, c’est-à-dire la création ou non d’un État ».

déclare le juriste Pierre Bodeau-Livinec, professeur de droit international public.

https://www.franceculture.fr/emissions/la-question-du-jour/une-catalogne-independante-serait-elle-contraire-au-droit-international

  • Que l’incompatibilité entre droit national et droit international pourrait être levée si le gouvernement espagnol prenait l’initiative d’unifier ces différents « langages juridiques », ce que permettrait donc d’ores et déjà une lecture « pondérée » de la Constitution.

« L’hypothèse d’une déclaration unilatérale d’indépendance de la Catalogne soulève la question de la création d’État en dehors des situations où sont identifiés des peuples coloniaux, sous occupation étrangère ou soumis à des régimes racistes. Dans ces cas de figure, le droit international public observe, en principe, une posture de neutralité juridique à l’égard des déclarations d’indépendance. Il ne les autorise pas, non plus qu’il les interdit. La question de leur licéité est alors renvoyée à l’appréciation d’un autre ordre juridique, interne à l’État concerné. Chaque État est libre d’autoriser, de réglementer ou d’interdire la sécession en son sein ».

http://cdi.ulb.ac.be/situation-catalogne-regard-droit-international-public-contribution-de-nabil-hajjami-maitre-de-conferences-a-luniversite-paris-nanterre-cedin/

https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9publique_catalane_(2017)

« L’État concerné » étant en l’occurrence l’État espagnol, la « question catalane » est donc bien, une fois de plus, celle de l’interprétation que se donne de lui-même l’État-nation espagnol. La balle est depuis toujours dans son camp.

etc., etc., etc.

 

On le voit, il y a donc bien, à la base de la question qui nous occupe, la confrontation de deux interprétations : l’une « légaliste », qui est actuellement le fait de l’État espagnol, l’autre « légitimiste », dont se réclament les indépendantistes catalans.

On pourrait dire alors à juste titre que la question de la définition de l’État comme celle de la Nation relève bien, elle aussi, de l’herméneutique.

Mais, dans tous les cas, ce doit être à la démocratie de trancher : le fait que la Catalogne soit, ou ne soit pas, dépend de la décision libre et informée d’un peuple qui s’exprime à travers un vote démocratique.

L’exemple du référendum en Nouvelle Calédonie, dont l’échéance approche,

http://www.lemonde.fr/politique/article/2017/11/03/referendum-d-autodetermination-en-nouvelle-caledonie-un-accord-politique-trouve_5209433_823448.html

montre qu’une approche légaliste d’essence nationaliste et instigatrice de violence, qui fut longtemps celle du gouvernement français, peut laisser place à une reconnaissance de la légitimité des aspirations d’un peuple.

Sans doute manque-t-il au gouvernement de M. Rajoy et de ceux qui le soutiennent (dont hélas les principales dirigeantes et les principaux dirigeants européens) la lucidité et la raison d’un Rocard et d’un Pisani.

Ou plutôt est-ce l’atavisme du nationalisme espagnol qui, en ce moment, ne laisse pas à une telle lucidité et une telle raison l’espace pour exister…

Cet espace devant donc être avant tout celui d’une démocratie qui ne cède en rien au déni.

Le référendum de 2014, les élections de 2015, même si l’on peut regretter le faible taux de participation (mais ce sont ceux qui votent qui font une légitimité, et non ceux qui s’abstiennent ou se détournent) ont manifesté, qu’on le veuille ou non, un soutien de la majorité des votants à l’idée républicaine et indépendantiste en Catalogne.

Il est dommage que le référendum du 1er octobre ait été rendu impossible par les circonstances que l’on sait, dont le gouvernement de Madrid est le principal responsable.

Son autorisation par le gouvernement central aurait donné, à l’image du référendum écossais de 2014, une idée de la situation politique de la Catalogne.

Pas plus qu’en Nouvelle Calédonie, le résultat des élections du 21 décembre n’est acquis.

On le sait, leurs dirigeants l’ont maintes fois répété, un échec des indépendantistes ne signifierait en aucun cas la violence. Car la patience des catalans à faire tomber « l’estaca » de façon pacifique est depuis longtemps avérée. Sans doute peut-on penser à juste titre qu’ils ont l’Histoire avec eux.

Souhaitons alors que le légalisme des nationalistes espagnols sache de son côté, en cas de victoire des indépendantistes, reconnaître enfin la voie d’une légitimité qui seule peut encore rendre à l’Espagne la dignité et l’honneur que l’incompétence de son gouvernement s’évertue à bafouer.

 

Ajout du 07/11: Je signale le blocage de l’accès au site diplocat.cat, émanation diplomatique de la Généralité de Catalogne, suite à la fermeture des représentations diplomatiques catalanes à l’étranger. Ce site diffusait, entre autres informations utiles, des conférences de spécialistes du droit international que j’avais signalées dans mes posts précédents.

Franquito met donc bien tout en œuvre pour assumer son rôle de petit Erdogan de l’Europe.

 

Ajout du 11/11:

Ce texte indispensable: tout y est !

http://www.liberation.fr/planete/2017/11/10/carles-puigdemont-des-manifestants-font-le-salut-fasciste-et-demandent-mon-emprisonnement-et-mon-exe_1609336

 

Essentialisme ou herméneutique ? Brève à propos de « L’Islam et l’Occident » (« Répliques » d’Alain Finkielkraut, avec Tareq Oubrou et Daniel Sibony).

Je rajoute une « brève » à celles de hier, à propos de l’étrange émission que constituait le numéro de « Répliques » du samedi 31 octobre.

http://www.franceculture.fr/emission-repliques-l-islam-et-l-occident-2015-10-31

Étrange d’abord par le choix des participants :
Sur un sujet ainsi intitulé, n’aurait-il pas été logique d’inviter un musulman et un représentant de la « laïcité » (issu du monde politique, philosophique, etc.), voire deux musulmans de sensibilité différente par rapport à la question du rapport Etat/religion ?

Certes, le fait que Daniel Sibony ait publié Le Grand Malentendu. Islam, Israël, Occident (Odile Jacob, 2015) pouvait en faire un interlocuteur compétent sur ce sujet.

Mais le fait « qu’Israël » apparaisse dans le titre de cet ouvrage, ainsi que l’appartenance revendiquée de l’auteur au judaïsme, doublée de la position bien connue d’Alain Finkielkraut sur cette question, faisait que le débat risquait fort de dévier vers le thème « l’Islam et le Judaïsme ». Ce qui a bien entendu été le cas.

Non que le sujet manque d’intérêt, au contraire, tout comme aurait pu être intéressant un thème traitant de l’Islam et du Christianisme ou de l’Islam et de l’Athéisme.

Mais il aurait alors été nécessaire de le préciser au départ, et de modifier en conséquence le titre de l’émission.

Étrange ensuite par ce qu’il me semble légitime de nommer un étonnant « dialogue de sourds », qui a occupé la majeure partie de l’émission. Équivoque en partie liée, bien sûr, à la première étrangeté mentionnée ci-dessus.

Car Tareq Oubrou est particulièrement reconnu comme l’un des français musulmans les plus engagés dans une approche herméneutique libérale du Coran et de la tradition musulmane.

Approche dont on ne saurait trop souligner le caractère indispensable.
[J’avais, à mon petit niveau, souligné cet aspect dans :
http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2014/11/21/conversion-contre-lislam-versus-conversion-a-lislam-et-de-la-conversion-a-lhermeneutique-comme-condition-prealable-reflechir-avec-youssef-seddik/ ]

C’est bien cette nécessité de l’herméneutique qu’il réaffirme en permanence tout au long du dialogue :

par exemple vers 10mn20, où il distingue « passages principiels » et lectures « circonstancielles » ; 16mn40 concernant le « régime de la vérité » ; vers 19mn40 où il incite à un « travail en profondeur des musulmans concernant l’altérité » et le respect des autres confessions ; 25mn40, où il est question de mieux dégager les « principes universels » présents dans le Coran ; vers 34mn où il n’hésite pas à parler « d’erreur des musulmans aujourd’hui » en ce qui concerne le statut de la femme et la confusion entre « égalité ontologique » et statut juridique circonstanciel, etc. Ajoutant (34mn30):« Ce n’est pas parce que le texte est sacré qu’il faut l’accepter tel quel », etc. etc.

Or, c’est bien le principe même de cette approche herméneutique qui semble remis en question par Daniel Sibony :

outre quelques citations assénées avec un fondamentalisme qui rappelle hélas les prestations de Michel Onfray (vers 12mn sur les « gens du livre dont la plupart sont des pervers » ; 20mn40, où il est question d’une « vindicte anti-juive ancrée dans le texte » ; ou 21mn10, où les juifs « ne sortent jamais indemnes de la réécriture des épisodes bibliques », etc. etc).

on a du mal à échapper au malaise lorsqu’on entend de façon répétée Daniel Sibony dénoncer ce qui serait « l’essentialisme » du Coran (8mn20 ; 34mn50 : « On manque le texte si on le ramène au circonstanciel » ; 37mn « Le Coran est essentiel ») ;

[ajout: la notion « d’essentialisme » est à prendre ici dans son sens sociologique, où elle désigne le fait d’attribuer à certaines personnes, groupes de personnes ou courants de pensée (ici la religion musulmane) des caractères « essentiels », c’est-à-dire immuables, invariables, qui les définissent une fois pour toutes de façon définitive et exhaustive].

alors même que Tareq Oubrou récuse en permanence une telle lecture « essentialiste » : 40mn20 : « Le discours essentialiste jette de l’huile sur le feu » « Il faut faire un travail sur l’Islam », travail qui doit être « un travail de théologien » ; 48mn40 : « Il faut guérir la religion par la religion », etc.

On se demande alors ce que cherche à faire Daniel Sibony.

Je me permets d’utiliser une comparaison, certes un peu approximative, mais qui me semble tout de même éclairante.

Un abord « essentialiste » des grands textes religieux – quels qu’ils soient – abord refusant toute approche herméneutique, fonctionnera nécessairement comme une drogue ; une addiction qui en viendra à justifier la violence au nom de la religion, la colonisation et l’appropriation de territoires, la justification de régimes théologico-politiques colonialistes ou agressifs, la pratique de prières quotidiennes qui font par exemple rendre gloire à Dieu aux hommes pour ne pas être nés femmes, en plus – dans une liste hélas interminable – de défendre une « science » qui prétend infirmer l’évolution ou soutenir que le lièvre est un ruminant, etc. etc. etc.

Et aussi cette propension lamentable bien qu’universelle à chercher la paille dans l’œil du prochain plutôt qu’à voir la poutre qui est dans le sien propre.

Or, Tareq Oubrou présente, parmi bien d’autres fort heureusement dans le monde des religions qu’elles soient juive, chrétienne, musulmane ou autre, la particularité de ne pas vouloir toucher à la drogue de l’essentialisme, du fondamentalisme ou autres tares qui discréditent la pensée religieuse, et de s’engager résolument et courageusement dans la voie saine de l’herméneutique.

Il nous l’a prouvé à maintes reprises, jusqu’à affirmer, par exemple, en ce qui concerne le rapport de la religion avec l’État, (vers 42mn) que « la République n’a pas à reculer devant l’UOIF. La République doit être fidèle à ses valeurs ».

Pourquoi dès lors vouloir l’enfermer, lui et l’Islam, dans la prison d’une drogue qu’il récuse et contre laquelle il s’engage ouvertement dans un courageux combat qu’il importerait de soutenir plutôt que de mettre en doute ?

N’est-ce pas là jouer sciemment en effet le jeu d’un essentialisme bien ambigu, qui contribue à enfermer les musulmans dans une pseudo-« essence » dont on ne voit pas en quoi elle devrait les définir jusqu’à la fin des temps, pas plus que, je l’espère, le judaïsme ne peut se définir in aeternum par la colonisation violente d’une Terre Promise ni le christianisme par la malédiction des juifs ?

Or, jouer un tel jeu ne peut être qu’ambigu et « insultant », comme le dénonce à juste raison Tareq Oubrou en fin d’émission, puisque ce serait refuser, en l’occurrence à une sensibilité religieuse, la possibilité de s’interpréter et de se construire autrement que dans la dépendance à une drogue mortifère, et lui dénier ainsi une place légitime dans le dialogue qui caractérise la culture aussi bien que la civilisation.

On souhaiterait donc que des émissions de qualité telles que « Répliques » prennent la juste mesure de ce genre de menace pour la paix et la cohésion entre les hommes de bonne volonté.

Il est significatif que, le même jour, commémorant le vingtième anniversaire de l’assassinat d’Yitzhak Rabin, l’émission « Permis de penser » ait montré, à un niveau plus politique, l’exemple d’un dialogue possible en invitant Leïla Shahid et Elie Barnavi.

http://www.franceinter.fr/emission-permis-de-penser-proche-orient-la-paix-est-elle-encore-possible

Devrait-on penser qu’à l’opposé de ce bel exemple, une tentation subsisterait de maintenir, voire d’alimenter, un état de tension et d’exclusion, plutôt que de contribuer à les surmonter de façon pacifique ?

Certaines politiques semblent, ici comme ailleurs, poursuivre ouvertement ce but, dans l’illusion de préserver par le déni et la violence des situations de domination dangereusement explosives.

Il serait dommage qu’elles trouvent un relai dans des émissions qui ont amplement démontré par ailleurs qu’elles peuvent faire beaucoup mieux.

Islam et herméneutique versus athéisme. Complément du précédent.

Dans mon post précédent, à la lecture d’un article de Yassine Al-Haj Saleh, du 26 août 2014 dans Al-Hayat, traduit dans :

http://www.courrierinternational.com/article/2014/10/23/la-faiblesse-des-islamistes-moderes

j’avais souligné une « une mise en garde et un défi salutaire » :

« En l’absence de bases intellectuelles solides pour s’opposer aux extrémistes, les jeunes musulmans ont l’impression que c’est Daech et consorts qui représentent leur religion, et non pas les modérés inconsistants ».

Or, cette mise en garde peut être comprise de deux manières :

Dans un premier sens, « l’impression que c’est Daech et consorts qui représentent leur religion » pourrait entraîner, de la part des jeunes musulmans, une adhésion aux mouvements en question, puisque eux seuls, au vu des palinodies habituelles des « modérés » (cf. article cité), apparaitraient comme représentatifs de l’islam.

Mais dans un second sens, on peut penser que la même impression, alliée à la conscience de « l’inconsistance » des « bases intellectuelles » susceptibles de proposer une alternative de la part des « modérés » provoque un rejet de l’islam lui-même, puisque la seule « représentation consistante » en serait donnée par « Daech et consorts », et que cette représentation est inacceptable.

C’est en ce second sens qu’on peut mettre en rapport, comme le mentionne le même hebdomadaire, les activités de Daech et un développement de l’athéisme dans le monde arabe, et plus largement, musulman :

http://www.courrierinternational.com/article/2014/11/27/une-vague-d-atheisme-dans-le-monde-arabe

(article d’Omar Youssef Suleiman, publié le 3 octobre 2014 dans Aseef22,Beyrouth).

« Le “califat islamique” a délié les langues. Les critiques ne visent plus seulement les mauvaises interprétations de la religion, mais la religion elle-même ».

Car le « désenchantement chez les jeunes Arabes, non seulement vis-à-vis des mouvements islamistes, mais aussi vis-à-vis de tout l’héritage religieux » amène à penser que « l’affirmation selon laquelle “l’islam est la solution” commence à apparaître de plus en plus clairement comme une illusion ».

Le rejet de l’image de l’islam que donne Daech refluerait donc sur l’islam tout entier, provoquant cette «vague d’athéisme ».

Une première remarque pourrait être qu’un tel athéisme est parfaitement légitime, tellement l’éthique la plus élémentaire amène à refuser une telle compréhension de la « religion », tout comme elle doit écarter des « interprétations » qui en font le garant des inquisitions, persécutions, colonisations et complicités en tout genre.

L’athéisme manifeste ainsi dans ce rejet la noblesse et l’honneur de la pensée et de l’exigence éthique.

Mais on peut toutefois être sensible à une seconde remarque :

Si, comme c’est mon cas, on pense qu’en dépit de leurs tares qu’il est nécessaire et légitime de dénoncer, les religions sont porteuses de valeurs irremplaçables, celles par exemple dont témoigne Youssef Seddik dans le post précédent, alors on ne peut que souligner l’urgence d’une « conversion à l’herméneutique » qui seule pourrait proposer aux meilleurs esprits une interprétation de la religion en accord avec leurs légitimes exigences philosophiques, éthiques et spirituelles.

Malgré la noblesse de sa révolte, l’athéisme n’est donc pas nécessairement la seule réponse à apporter aux interprétations caricaturales que propose Daech.

À condition que ceux qui sont attachés à d’autres réponses possibles fassent l’effort de mieux divulguer et soutenir les travaux d’herméneutes remarquables tels que Youssef Seddik, Rachid Benzine et bien d’autres.

 

Ajout. 29/11/2014 :

L’article suivant montre, s’il est besoin, que le fond de la question réside bien dans un « conflit des interprétations » concernant l’islam :

http://www.lemonde.fr/afrique/article/2014/11/29/pourquoi-les-islamistes-de-boko-haram-ciblent-ils-les-musulmans-nigerians_4531407_3212.html

Conversion contre l’islam versus conversion à l’islam. Et de la conversion à l’herméneutique comme condition préalable. Réfléchir avec Youssef Seddik.

Il est bien sûr difficile d’échapper en ce moment aux articles et reportages à propos de la présence de soi-disant « convertis » à un soi-disant « islam » dans les rangs de l’EI.

http://www.lemonde.fr/international/article/2014/11/19/un-deuxieme-djihadiste-francais-identifie-sur-la-video-de-l-ei_4525625_3210.html

On est cependant en droit de penser que cela est bien éloigné de l’islam, comme nous l’affirme Jean Pierre Filiu :

«Cécile Chambraud : Comment expliquer la forte proportion de convertis parmi les djihadistes ?

Jean Pierre Filiu : C’est que ça n’a rien à voir avec l’islam ! On continue de regarder comme un phénomène religieux ce qui n’est qu’un phénomène politique. Daesh est une secte. Elle frappe d’autres musulmans. Son discours totalitaire ne peut prendre que chez ceux qui n’ont aucune culture musulmane ».

dans :

http://www.lemonde.fr/societe/article/2014/11/18/le-discours-de-l-ei-ne-peut-prendre-que-chez-ceux-qui-n-ont-aucune-culture-musulmane_4525226_3224.html

 

Pour ma part, je trouve frappant et significatif de comparer deux types de conversion : celles des djihadistes qu’on nous présente et que je qualifierai de « conversion contre l’islam » et celle qui transparaît à travers le témoignage émouvant d’un homme, et qui peut apparaître, elle, comme une véritable « conversion à l’islam », à sa spiritualité et à ses valeurs.

Je préciserai toutefois plus loin en quel sens j’emploie ce « contre et ce « à ».

« Après sa démobilisation, Kassig avait étudié à l’université Butler d’Indianapolis avant de se rendre au Liban, en 2012, comme volontaire médical pour venir en aide à des réfugiés syriens, puis à Gaziantep, en Turquie, proche de la frontière syrienne. Dans un e-mail écrit depuis Beyrouth, et cité par la BBC, il expliquait alors :

‘’ Ici, sur ces terres, j’ai trouvé ma vocation. J’ai vécu une vie égoïste, j’ai fui jusqu’à ce que je ne puisse plus fuir. Je ne sais pas grand-chose, chaque jour où je suis ici, j’ai de plus en plus de questions et de moins en moins de réponses, mais ce que je sais c’est que j’ai une chance de faire quelque chose, de prendre position. Pour faire la différence’’. 

De là, il menait une petite association qu’il avait fondée en 2012, Special Emergency Response and Assistance (SERA). Celle-ci formait des civils aux soins médicaux et livrait de la nourriture, des vêtements et des médicaments, selon le père du jeune homme.

ITINÉRAIRE SPIRITUEL

Dans une interview au magazine Time, en janvier 2013, il expliquait le sens de son engagement. Kassig s’était converti à l’islam après son enlèvement en Syrie, selon ses proches, prenant ainsi le nom d’Abdul-Rahman. Selon le témoignage d’un ancien otage, il aurait volontairement embrassé cette nouvelle foi, « entre octobre et décembre 2013 », après avoir partagé sa cellule avec un Syrien dévot. « Nous voyons cela comme la suite logique de l’itinéraire spirituel de nos fils », écrivaient ses parents dans un communiqué début octobre. »

dans :

http://www.lemonde.fr/international/article/2014/11/17/peter-kassig-un-ancien-soldat-qui-voulait-faire-la-difference_4524430_3210.html

Or, il se trouve que ce sont apparemment des « convertis » à l’islam qui ont assassiné ce « converti » à l’islam. Il faut donc qu’il y ait des compréhensions bien différentes de la « conversion » et de l’islam.

Face à de telles conceptions tellement antagonistes, notre première réaction sera sans doute de donner raison à Jean Pierre Filiu, en disant que la position des assassins djihadistes « n’a rien à voir avec l’islam ».

Il me semble cependant qu’il convient de nuancer une telle affirmation. Car la distinction trop catégorique qu’elle introduit entre ce qui serait l’islam et ce qui ne le serait pas me semble rendre difficile la compréhension d’un débat de fond qui hante, le plus souvent de façon informulée, l’islam contemporain, et qui est celui de l’interprétation.

Car oui, le djihad (dont on sait qu’il est déjà objet d’interprétation, puisque certains privilégient le djihad spirituel du cœur et de la langue, l’effort – c’est le sens du terme – intérieur de conversion, et rejettent le djihad extérieur de l’épée) a aussi à voir avec l’islam.

C’est en fait l’islam tout entier qui, bien qu’il le soit depuis ses origines, se retrouve désormais confronté de façon plus urgente et plus essentielle à la question dite « herméneutique », celle de l’interprétation. Question dont aucune tradition religieuse ou philosophique ne peut d’ailleurs faire l’économie.

Car même s’il est légitime et indispensable de dénoncer dans les agissements de l’EI une ignoble caricature, il est difficile de ne pas reconnaître qu’une caricature utilise au moins certains des traits du personnage qu’elle représente.

D’où le malaise quelquefois pathétique de bien des musulmans, y compris « modérés », qui ont du mal à se situer clairement, car ils ne peuvent pas ne pas reconnaître, dans certaines positions de EI ou d’autres groupes du même genre, des composantes dont ils pensent, à tort ou à raison, qu’elles font partie intégrante de la tradition qui leur a été enseignée.

Cette ambiguïté me paraît bien exprimée dans un article de Yassine Al-Haj Saleh, du 26 août 2014 dans Al-Hayat, traduit dans :

http://www.courrierinternational.com/article/2014/10/23/la-faiblesse-des-islamistes-moderes

C’est sans doute elle qui explique, malgré les horreurs dont il se rend coupable, la « modestie de la contestation » de l’EI, de la part de trop nombreux croyants, y compris hélas en Occident : « parce qu’intellectuellement [bien que « modérés], ils partagent la même idée de la religion que les extrémistes ».

L’article souligne les 4 points principaux sur lesquels porte ce « partage » :

1)      « Le refus de séparer clairement la religion de la violence et de dire que la violence au nom de l’islam est illégitime. Par conséquent, personne parmi eux n’accepte entièrement la liberté religieuse, la liberté de changer de religion ou de ne pas en avoir. Sur ce point, il n’y a pas de rupture entre les “modérés” et Daech.
Les “modérés” sont incohérents quand ils s’opposent à la violence débridée de Daech sans s’opposer à la substantialité du lien entre la religion et la violence
 »

Les autres points étant : 2) la persistance, chez les modérés, de « l’imaginaire de l’empire » ; 3) le mépris de l’État nation, et 4) la question de l’application de la charia, qui pose bien entendu la question du rapport à la laïcité.

L’article se termine sur ce qui pourrait être une mise en garde et un défi salutaire :

« En l’absence de bases intellectuelles solides pour s’opposer aux extrémistes, les jeunes musulmans ont l’impression que c’est Daech et consorts qui représentent leur religion, et non pas les modérés inconsistants ».

Or, il me semble qu’une approche intellectuelle « solide » n’a pas à se voiler la face devant les réalités dérangeantes. Mais, les ayant identifiées comme telles, elle doit se donner les moyens de les surmonter. C’est peut-être désormais en cela que consiste le djihad essentiel de l’islam contemporain.

Il serait en effet trop facile de dire que l’Inquisition n’a rien à voir avec le catholicisme, ou le Goulag avec le marxisme, ou la colonisation avec le judaïsme. C’est une façon commode d’éviter la radicalité des questions posées par le développement de ce type d’aberrations.

Car l’inquisition a bien été un fruit, l’un des fruits, certes, du christianisme, mais délibérément développé dans le cadre d’une interprétation de celui-ci ; interprétation qui s’est imposée, mais qui n’était pas la seule possible. Interprétation promue par une hiérarchie, des institutions, et qui a bénéficié de la complicité passive de tout un peuple (y compris de ceux que l’Église nomme ses « saints »), alors même que des opposants étaient réduits au bûcher ou au silence. Interprétation qu’on peut bien sûr légitimement qualifier de trahison, mais qui « a à voir », indiscutablement, avec le christianisme, dont elle prétend s’inspirer. La « parabole du banquet » de l’Évangile de Luc (14, 12-24) et son « compelle intrare » (« force-les à entrer ») dans son interprétation augustinienne n’a-t-elle pas été utilisée à l’envi pour justifier la coercition, y compris violente, en matière de foi ?

Cf. là-dessus :

http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2013/11/22/inquisition-croisades-et-bisounourseries-pontificales/

De même le Goulag a été le fruit d’une interprétation du marxisme, dont on sait qu’elle n’était pas la seule possible. Interprétation promue elle aussi par une hiérarchie, des institutions, et qui a bénéficié de la complicité passive de tout un peuple (y compris de ceux qu’on nomme ses théoriciens), alors même que des opposants étaient réduits aux exécutions ou aux hôpitaux psychiatriques.

Et que dire du phénomène de la colonisation menée par Israël, dont il semble bien difficile de nier le profond enracinement dans une certaine interprétation des livres de la Torah ? Il suffirait bien sûr de citer le livre de Josué .

Selon toute vraisemblance, il en va de même avec les agissements de l’EI, qui sont le fruit d’une interprétation de l’islam. Interprétation dont on peut retracer rigoureusement les étapes (cf. par exemple, parmi bien d’autres, le livre d’Abdelwahab Meddeb, La maladie de l’islam, Seuil, Paris 2002).

Que l’islam (pas plus que le christianisme, le marxisme ou le judaïsme) ne réside pas tout entier dans une telle interprétation, c’est fort heureusement une évidence. Mais que cette interprétation suscite une complicité active, passive, par conviction, lâcheté ou intérêt, c’en est hélas une autre.

Quoiqu’il en soit, cette brève réflexion nous ramène donc au caractère central et urgent de la question « herméneutique », dont l’islam, pas plus qu’un autre courant de pensée, ne peut faire l’économie.

 

Or, il faut savoir que ce combat décisif de l’interprétation est mené depuis bien des lustres, même si c’est dans un relatif silence dont les médias sont responsables, par quelques-unes des plus belles intelligences de l’islam, dont certaines honorent, qui plus est, la langue et la culture française.

Je pense en particulier au travail remarquable de Youssef Seddik, dont l’entrevue qui suit illustre quelques-uns des aspects. Et je conseille vivement de prendre un peu de temps pour découvrir ce merveilleux savant et la beauté de l’interprétation qu’il donne de sa religion. Mes brèves réflexions qui s’en inspirent librement, sans trop les trahir je l’espère, ne peuvent restituer la sagesse lumineuse qui émane du personnage.

https://www.youtube.com/watch?v=D2NUya-6Fbs

Ce qui fait le cœur de l’entretien, c’est, me semble-t-il, la prise en compte de cette question centrale de l’interprétation, de l’herméneutique, grand mot pour dire que le Coran est, certes, pour les croyants, un texte inspiré, mais que cette « inspiration » n’a rien à voir avec un livre de recettes qui serait tombé du ciel tout cuit, avec ses prescriptions cultuelles, législatives, sa « shari’a » qui dicterait les moindres faits et gestes des fidèles, comme veulent nous le faire croire les dangereux ignorants qui font la une des médias.

Car la question des errements actuels de l’islam djihadiste ne peut être résolue sans prendre à bras le corps la question de l’herméneutique du Coran comme celle des institutions de l’islam.

Et ce souci de l’herméneutique est loin d’être anodin. Tout comme il avait pu, dans le contexte de l’exégèse biblique juive et chrétienne, déchaîner les excommunications et exclusions diverses, à commencer par celle de Spinoza, il peut susciter de nos jours encore des martyrs dans le monde musulman : Muhammad Mahmoud Taha (cité par Youssef Seddik à la p. 211 de sa traduction partielle du Coran : Le Coran. Autre lecture, autre traduction, Barzakh, L’aube, 2002), exécuté par les intégristes du fait de ses positions critiques concernant le simplisme herméneutique en ce qui concerne la théorie de l’abrogation des versets, Nasr Hamid Abû Zayd, considéré comme apostat et « divorcé contre son gré et contre celui de sa femme » ( !) par des tribunaux égyptiens, du fait de son engagement en faveur d’une intégration de la critique littéraire dans l’exégèse coranique, etc. cf. par exemple, R. Benzine, Les nouveaux penseurs de l’Islam, Albin Michel, Paris 2004, p. 179ss, ainsi que p. 147ss pour ce qui est de Amin al-Khûli et Muhammad Khalafallâh.

Le combat pour l’herméneutique est donc bien un djihad à mener, parfois au risque de sa vie.

Pour l’herméneute, le texte coranique, tout comme le texte biblique ou le texte védique, peut être conçu comme un noyau historique livré à l’interprétation inspirée du croyant, c’est-à-dire, pour Youssef Seddik, du « savant », terme qu’il faut comprendre comme désignant l’exégète, le Sage, le Philosophe au sens le plus noble du terme – hélas bien oublié – de chercheur amoureux d’une Vérité qui est avant tout Sagesse, Justice, comme nous l’inspire le nom même de Seddik, le Juste.

Et on sait combien Youssef Seddik pourrait à bon droit revendiquer ce terme de Savant, lui qui allie avec bonheur une formation littéraire à celle de philosophe, de philologue, d’helléniste et bien sûr d’arabisant… Sans parler du poète et de l’artiste !

Et c’est bien toutes ces compétences, alliées à la sagesse et l’humilité du croyant, qui sont à investir pour tirer le texte de la gangue de scories qui contreviennent à son éclat.

En fait, pour l’herméneute, le texte du Coran, comme tout texte fondateur, peut être, doit être compris avant tout comme une incitation proposée à notre liberté.

Il me semble que le fait herméneutique pourrait être comparé en partie à la formation de la perle : car celle-ci ne peut se passer d’un noyau originaire pour se construire, mais n’existe cependant que par le travail de la nacre que ce noyau suscite en permanence. Mais l’homme possède sur la perle l’avantage de décider lui-même librement de la qualité de nacre qu’il conservera pour constituer le résultat final, et de celle qu’il rejettera.

Travail complexe qui consiste, pour l’intelligence croyante formée et informée – d’où le terme de « savant » utilisé par Seddik – à savoir distinguer le bon grain et l’ivraie.

En fait, l’inspiration est un processus par lequel la lecture se fait elle-même rédaction, en dégageant en permanence l’Esprit divin du texte, avec, mais aussi en partie contre la Lettre dans laquelle la rédaction humaine l’a inséré.

Ainsi, c’est cette inspiration lectrice et rédactrice que le croyant herméneute estime à même de pouvoir identifier les « manipulations sur le texte » (16mn dans la conférence), cette véritable « injustice » qu’il subit, les « falsifications » opérées par une prétendue « tradition » en particulier au moment du « troisième Calife » (22mn50), « tradition » responsable d’un véritable « coup d’État » sur le texte (23mn20).

« Coup d’État » qui aboutit à l’usurpation par l’imam, simple répétiteur, de la place du Sage inspiré, du savant (27mn20) et à l’instauration d’un « cléricat » (28mn30), contre l’esprit même de l’Islam, qui considère avant tout l’homme, de façon profondément humaniste, dans sa liberté responsable et sa solitude devant Dieu (29mn).

Il s’agit donc de « libérer le texte » (35mn20), afin qu’il puisse continuer – ou recommencer – à produire, au-delà des perversions nauséabondes dont nous sommes les témoins, un islam de l’Intelligence, de la Lumière et de la Beauté dont l’image que nous donne Youssef Seddik de son père pourrait constituer le paradigme.

Paradigme que j’ai fort heureusement rencontré chez la plupart de mes amis musulmans.

On comprend que c’est la place accordée à l’herméneutique dans la compréhension du Coran qui va alors être déterminante pour distinguer des interprétations fondées sur le dynamisme spirituel de la lecture du texte de celles – intégristes et/ou djihadistes – qui considèrent de façon fixiste le texte ainsi que certaines étapes présumées intangibles de la constitution de la tradition.

Mais l’interview se termine sur une aporie : pourquoi une telle différence entre l’interprétation que fait son père de l’islam, toute de bienveillance et d’humanisme lumineux, son père qui, tout en enseignant pieusement le Coran à ses enfants dès leur plus jeune âge, n’a jamais éprouvé le besoin de voiler sa fille, et celle de son neveu, qui voile sa fille et se rapproche d’une interprétation plus intégriste ?

« Nous sommes dans un monde qui nous agresse. L’islam est en danger » répondrait le neveu.

En tant que « dialecticien » Youssef Seddik reconnaît à l’argument une part de vérité.

Il faudrait alors revenir ici longuement sur un entrelacs de causes historiques qui permettent de comprendre le « ressentiment » selon le terme que A. Meddeb reprend judicieusement à Nietzsche (op.cit. p. 19).

Comment un « islam inconsolé de sa destitution » (id. ibid. p. 18ss), de la perte de son âge d’or et agressé par les colonisations, l’humiliation, « l’enseignement du mépris » de la part de cultures dominantes (on pense à l’exemple rapporté par Youssef Seddik qui, en examinant le cours de son fils sur les Croisades, s’aperçoit que, si tous les rois « chrétiens » y sont nommés, il n’y est pas une seule fois question de Saladin !) en vient à reverser cette agression en agressivité.

(sans même parler de la place ridicule de l’arabe, deuxième langue parlée en France, dans l’Éducation Nationale, je me souviens d’un collègue enseignant de mathématiques, de langue mère arabe, qui s’était attiré il n’y a pas si longtemps les foudres des parents d’élèves parce qu’il avait cité des mathématiciens arabes en prononçant leur nom en arabe ! Comme si un professeur de littérature était condamné à parler de Chakessepéare pour éviter d’être pris pour un dangereux infiltré des forces de la Couronne britannique…).

Il n’est pas difficile de comprendre comment une telle banalisation du mépris, une telle violence habituelle peut entraîner ressentiment et agressivité réactive, et peut avoir une fonction dans ce que A. Meddeb nomme la « généalogie de l’intégrisme » (op. cit. p. 53ss).

Alors même que nous aurions tant de possibilités de devenir ces « passeurs entre deux rives » qu’autoriserait une riche tradition française d’études arabes et orientales ainsi que la présence de tant de français jouissant d’une double culture.

Il y a là bien sûr, dans cette démission, une responsabilité massive de l’Occident, et de la France en particulier.

Mais il convient de ne pas non plus céder au simplisme en restreignant de façon unilatérale l’avènement des intégrismes (et surtout le cas du djihadisme, car tous les intégrismes ne sont pas violents, comme l’a souvent montré Gilles Kepel) à cette seule responsabilité occidentale.

Ce serait une nouvelle fois occulter des composantes essentielles de la question.

L’apparition du wahhâbisme, puis, avec Rashid Ridha et Hassan al-Banna’, celle des Frères Musulmans, nécessite déjà bien d’autres composantes interprétatives (voir là-dessus A. Meddeb, op. cit. p.114ss).

Mais celle de l’intégrisme anti-occidental dans sa version djihadiste violente, semble devoir encore ajouter de nouveaux paramètres.

Car pourquoi ne pas choisir, dans cette opposition à l’Occident, qui ne manque certes pas d’éléments de légitimité, l’interprétation qui déciderait, comme le suggère Youssef Seddik vers la fin de son entretien, que, plutôt que la violence, et en pleine cohérence avec une approche elle aussi rendue possible par une méditation du Coran, « la meilleure arme serait de montrer que l’islam est plus proche de l’humain que celui qui l’agresse. Plus proche que Bush de l’humain » (l’interview date de 2005).

Ne faut-il pas ici encore, entre autres recours possibles, convoquer le Freud de « Malaise dans la civilisation », dont il a été question dans des post précédents. Par ex :

http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2014/07/30/entraide-empathie-bienveillance-de-kropotkine-a-hobbes-et-retour-2/

« L ‘homme n’est point cet être débonnaire, au cœur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être, au contraire, qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d’agressivité. Pour lui, par conséquent, le prochain n’est pas seulement un auxiliaire et un objet sexuel possible, mais aussi un objet de tentation. L’homme est, en effet, tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagements, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer. Homo homini lupus : qui aurait le courage, en face de tous les enseignements de la vie et de l’histoire, de s’inscrire en faux contre cet adage ?

En règle générale, cette agressivité cruelle, ou bien attend une provocation, ou bien se met au service de quelque dessein dont le but serait tout aussi accessible par des moyens plus doux. Dans certaines circonstances favorables en revanche, quand par exemple les forces morales, qui s’opposaient à ses manifestations et les inhibaient jusqu’alors, ont été mises hors d’action, l’agressivité se manifeste aussi de façon spontanée, démasque sous l’homme la bête sauvage qui perd alors tout égard pour sa propre espèce…

Cette tendance à l’agression, que nous pouvons déceler en nous-mêmes et dont nous supposons à bon droit l’existence chez autrui, constitue le principal facteur de perturbation dans nos rapports avec notre prochain » (Malaise dans la culture, Traduction de la Revue française de psychanalyse, Janvier 1970).

Outre bien sûr des raisons géopolitiques, stratégiques ou trivialement financières, en l’absence de toute approche herméneutique, l’interprétation fondamentaliste des textes coraniques par l’EI – en particulier des textes concernant la guerre et la violence – n’offre-t-elle pas, à une société qui ne sait plus comment – ni surtout pourquoi, dans quel but – « sublimer » ses pulsions primitives [pour Freud, le processus de « sublimation » consiste à transmuter les pulsions primitives en les orientant vers des fins socialement valorisées, constructives ou solidaires, etc.] et dont les oracles nous prêchent « l’innocence du devenir » et le rejet du poids de la culpabilité, une façon de les investir ? De réaliser pleinement et impunément – mieux, de légitimer par une référence sacrale – ce « bonheur-agression » qui, selon Freud encore, constitue l’aspiration la plus fondamentale de l’humain, celle qui trouve son accomplissement dans le romantisme sanglant et l’apologie du meurtre, du viol et de la destruction ? Aspiration naturelle contre laquelle doit se construire, pour le père de la psychanalyse, l’effort de culture et de civilisation.

Le refus de l’approche herméneutique évacue alors l’effort éthique que l’on trouve au cœur de toute grande religion, pour lui substituer une lecture fondamentaliste qui sélectionne les textes les plus aptes à inciter à l’agression et à la violence.

Car nous savons qu’aucune religion n’est exempte, dans ses écrits fondateurs, d’éléments qui peuvent être sélectionnés en vue de légitimer des interprétations du type de celle développée par l’EI.

L’histoire, elle, nous enseigne que le « romantisme sauvage » que véhiculent de fait ces récits fondateurs a toujours fasciné les hommes, qui ont cherché à exprimer l’énigme profonde de ces forces obscures en les liant de façon monstrueuse à l’idéal religieux. Car la puissance de ces manifestations semble bien en effet toucher au surhumain. Combien de représentations de Judith exhibant la tête d’Holopherne peut-on recenser dans l’histoire de la peinture ? Combien de décollations de Jean Baptiste ?

https://www.google.com/search?q=%22judith+et+holopherne%22&hl=fr&biw=1280&bih=864&tbm=isch&tbo=u&source=univ&sa=X&ei=ahpvVODQOoj0PKeRgKgO&ved=0CDQQsAQ

 

https://www.google.com/search?q=d%C3%A9collation+de+saint+jean-baptiste&hl=fr&biw=1280&bih=864&tbm=isch&tbo=u&source=univ&sa=X&ei=8v56VLXkNoT1aoqjgrgI&ved=0CCgQsAQ

 

D’où les indulgences diverses et les justifications religieuses qui ont toujours accompagné pogroms, Inquisitions et Croisades, qu’elles soient médiévales ou franquistes et leurs cortèges d’horreurs ; d’où ce déchaînement quasi sacral que revêtent les grands massacres de masse, qu’ils aient lieu en Allemagne, au Rwanda ou au Cambodge.

Car il y a des endroits et des moments de l’histoire où, « dans certaines circonstances favorables (…), quand par exemple les forces morales, qui s’opposaient à ses manifestations et les inhibaient jusqu’alors, ont été mises hors d’action, l’agressivité se manifeste aussi de façon spontanée, démasque sous l’homme la bête sauvage qui perd alors tout égard pour sa propre espèce… » (S.Freud, op.cit).

Ces moments, les religions, bien que porteuses aussi de l’exigence éthique, en ont été bien souvent les instigatrices. Il est impossible de le nier. L’interprétation qui va donc permettre à un judaïsme, à un christianisme ou à un islam de Lumière de se dégager de ce judaïsme, de ce christianisme, de cet islam d’Ombre qui constitue son double consubstantiel n’est jamais acquise, elle est toujours à construire et à gagner. Toujours vulnérable et fragile, elle court le risque en permanence de basculer vers l’allégeance à ce jumeau monstrueux.

Or, n’est-ce pas parce que l’EI constitue un de ces « lieux » où les forces morales inhibitrices ont été évincées par des justifications instigatrices et des mobiles « religieux » pervers (qui apparaissent alors surtout comme des prétextes à la transgression) effectivement présents aussi dans les textes, mais sélectionnés à dessein, que des individus qui ne connaissent rien de l’islam, comme ils ignorent tout des exactions opérées par un pouvoir shiite sur des communautés sunnites, s’engagent dans un sanglant et exaltant « viva la muerte » particulièrement propre à assouvir le fantasme infantile de toute puissance ?

Comme Abou Ghraïb ou autres Maï Lai, EI constitue peut-être un de ces espaces où le mal de vivre et l’absence de tout horizon peut enfin trouver, dans la transgression soigneusement mise en scène et chargée d’une densité sacrale, à la fois l’expression d’une vengeance et celle d’une raison d’être.

Nous serions donc là au cœur d’un conflit des interprétations on ne peut plus radical, mais dont il est vain de nier qu’il est latent au cœur même des textes, ceux l’islam comme ceux de la Bible ou de la Bhagavad Gita.

L’effort spirituel, – le « djihad » authentique- du croyant musulman, mais aussi juif, chrétien ou autre, sera donc d’opérer en permanence un discernement sur le contenu foisonnant des textes de sa tradition, et de sélectionner, dans leur fécondité ambivalente et chaotique, ce qui est à même d’informer sa croyance, sa culture, et partant son existence.

Encore une fois, il s’agit donc bien là d’un travail d’interprétation.

« La haine de la culture » dont nous parle Christian Jambet dans un entretien remarquable, et qui caractérise pour lui l’EI ou autres Boko Haram, et fait souvent penser au « Malaise dans la culture » de Freud, me semble ainsi devoir être comprise avant tout au sens de haine et de refus de l’herméneutique.

http://www.franceculture.fr/emission-cultures-d-islam-la-haine-de-la-culture-2014-10-24

Comme il le montre fort bien, cette haine est certes opposée à « l’esprit de l’islam ». Mais il faut alors préciser qu’il s’agit de celui de « l’islam de Lumière », tel qu’il est laborieusement et courageusement dégagé de son double de l’Ombre qui le travaille encore en permanence, par les efforts d’herméneutes tels que Youssef Seddik.

Nous sommes maintenant à même de mieux saisir les enjeux de la « conversion », et peut-être de mieux comprendre l’énigme de ces deux types tellement opposés de conversion, qui a été le point de départ de notre réflexion.

Il me semble donc trop rapide de soutenir, comme le fait Jean Pierre Filiu et comme on peut le dire souvent par facilité, que la conversion à l’EI n’a « rien à voir » avec l’islam.

Il me semblerait plus adéquat de dire que « l’offre de conversion » est proposée par deux compréhensions de l’islam qui sont, de fait, incompatibles.

L’une se caractérisant par la sélection délibérée, en partie permise par les textes et la « tradition », des composantes de violence, de mépris de « l’infidèle », d’humiliation de la femme, etc.

L’autre se caractérisant par la sélection des valeurs d’humanité, de bienveillance et de tolérance telle qu’elle est superbement illustrée par Youssef Seddik et, fort heureusement, par ce que je crois être la majorité des musulmans.

Et si j’ai proposé plus haut que la conversion à l’EI me paraît être une « conversion » non pas à l’islam, mais contre l’islam, c’est dans la mesure où on peut estimer, me semble-t-il, que l’islam réside moins dans le texte même (qui peut effectivement susciter, au moins en partie, l’interprétation de l’EI) que dans la « soumission » (c’est l’un des sens du terme islam) à ce dynamisme de lecture inspirée qui arrache en permanence l’Esprit à la Lettre qui tue.

Inspiration dont l’authenticité se mesure à ses fruits, les premiers étant les hommes qu’elle produit. En ce sens, se convertir « contre l’islam », c’est faire prévaloir, comme le fait en effet l’EI, le fixisme d’une Lettre figée, fut-elle, en effet celle du Coran, sur le dynamisme permanent de l’inspiration, ce dynamisme dont on pourrait peut-être dire que lui seul est l’islam.

Nous sommes donc bien confrontés à deux approches antagonistes, mais qui ont bien à voir, l’une et l’autre avec l’islam, ses textes et ses traditions, la première par le biais d’un fixisme mortifère, la seconde par celui d’une fidélité créatrice et dynamique.

Pour Christian Jambet cependant, la seconde devrait triompher de la première : l’attrait des mouvements djihadistes violents de type EI et de leur interprétation littérale et sélective devrait s’atténuer, du fait même de l’horreur suscitée par les exactions les viols et les massacres.

Souhaitons- le !

Mais on ne peut évacuer une interrogation : et si une bonne partie de cet attrait était justement dû à la levée des inhibitions dont l’EI se fait le héraut médiatique, elle-même entée sur « le refus de séparer clairement la religion de la violence », fondé sur une certaine interprétation des textes (cf. Yassine Al-Haj Saleh, article cité plus haut) et dont la fascination trouble ne laisse pas d’enchanter le web ?

Cela est-il vraiment à exclure ?

D’où l’urgence, une fois de plus, pour les musulmans, de se positionner clairement dans leur rapport avec l’interprétation de leur propre religion.

(Urgence qui concerne aussi à des degrés divers, nous l’avons vu, le positionnement de tout croyant comme de tout philosophe).

Saluons donc les manifestations en hommage à Hervé Gourdel qui ont témoigné, il y a quelques semaines, de courageux choix d’interprétation.

http://www.lemonde.fr/societe/article/2014/09/26/devant-la-grande-mosquee-de-paris-nous-sommes-tous-herve-gourdel_4495159_3224.html

(Au passage je regrette que ces manifestations aient pu susciter la raillerie de quelques « esprits forts », accusant les manifestants de faire le jeu de ceux qui cherchent à culpabiliser l’ensemble des musulmans, voire d’une islamophobie qui

« combat la prétendue barbarie radicale et raciale des musulmans » ; ou qui équivaudrait à accepter « les mécanismes d’assignation identitaire qui sont à l’œuvre dans nos sociétés… Pour autant, chaque musulman doit-il rappeler explicitement son rejet de crimes dont il n’est ni responsable ni solidaire ? Ne soyons pas dupes. Cette injonction sous-entend qu’il existerait bel et bien un lien entre l’EI et les musulmans. Ainsi les musulmans absents du rassemblement organisé par la Mosquée de Paris, le 26 septembre, sont-ils complices ?

Non, sauf à postuler que tout musulman est coupable a priori. Son individualité serait alors niée au profit du collectif « musulman ». Nous assistons à une banalisation d’une culpabilité ontologique qui exprime un racisme insidieux et décomplexé ». (La culpabilité présumée des musulmans, Hanane Karimi, Fatima Khemilat, Nadia Henni-Moulai, Thomas Vescovi, Le Monde28-29/09/2014).

On a ainsi pu voir, entre autres, une caricature montrant un barbu incité à porter la pancarte « Not in my name », en vue de se désolidariser de l’action des « barbus », etc.

http://www.politis.fr/Les-dessins-de-la-semaine-Senat-et,28429.html

Contre les railleries de tels « esprits forts », il me semble qu’il est tout de même urgent de revenir à moins de phraséologie sociologique et un peu plus de simplicité, celle-là même qui animait, me semble-t-il, les manifestants.

Se sentir responsable est une marque de liberté qui n’a rien à voir avec une quelconque culpabilité morbide, bien au contraire.

J’ai entièrement le droit de ne pas m’affirmer juif, chrétien, musulman, marxiste ou citoyen des États Unis d’Amérique.

Mais, dans la mesure où je revendique l’une de ces appartenances, je suis en effet responsable de ce qui se fait en mon nom : en tant que juif, j’ai une responsabilité dans le fait que la colonisation prétende se poursuive en Israël au nom du bien ou de la sécurité de mon peuple. En tant que catholique, je suis complice si j’accepte avec passivité la Croisade franquiste prêchée par des institutions supposées me représenter (cf. là-dessus le beau livre de Lydie Salvayre, Pas pleurer, dernier Prix Goncourt, tout pétri de la figure de Bernanos). En tant que marxiste, je suis responsable du fait de me taire lorsque quelque Staline ou Pol Pot envoie au Goulag, au nom du marxisme, ceux qui ont choisi de ne pas se taire. En tant que citoyen américain, je suis impliqué dans le fait qu’un gouvernement que j’ai élu ou que j’accepte de façon tacite mène une guerre injuste au Viet Nam ou en Irak.

Pourquoi en irait-il donc autrement de ma responsabilité dans le cas de mon appartenance à l’islam, par rapport à l’interprétation que certains entendent donner de ma religion ?

Encore une fois, j’ai le droit de ne revendiquer aucune religion ou croyance. Mais dans la mesure où je choisis une religion, une croyance ou une philosophie, je suis responsable, en tant que membre d’une collectivité, à ma mesure propre, de la qualité et de la crédibilité de la croyance que je professe.

Cela relève peut-être en définitive de l’honneur, ce qui fait sans doute que cette position est désormais difficile à faire comprendre, je l’accorde.

Mais elle n’en reste pas moins essentielle, comme l’ont compris les manifestants de « Not in my name », dont on souhaite qu’ils soient sans cesse plus nombreux, à s’engager, autant en ce qui concerne les questions soulevées par l’interprétation de l’islam que celles qui ont trait à la compréhension du judaïsme, du christianisme ou de toute autre croyance.

Et que cet engagement puisse nourrir profondément leur vie quotidienne, comme il a nourri celle d’Abdul-Rahman Kassig.

Hommage lui soit rendu.

Archi-archives de Stultitia. 2006: Ne pas hurler avec les Dupanloup

Étant submergé par des écrits divers, j’ai récemment fait un peu de ménage dans mes greniers informatiques. J’ai donc retrouvé quelques vieilles réflexions dépassées qui, en dépit d’un attachement affectif, ont pris incontinent le chemin de la corbeille.
Mais Stultitia m’a fait une de ces scènes dont elle a le secret ! Elle tenait absolument à en garder quelques-unes, me certifiant qu’elles pouvaient être encore utiles.
C’est donc le but de ces « archi-archives », que je mets en ligne sans les modifier.

La première concerne le fameux discours de Ratisbonne du pape Benoît XVI, en 2006.
Ayant quelques – bien modestes – notions de pensée musulmane, j’avais été étonné de certaines lacunes dans la documentation et l’argumentation pontificale.
Mais surtout, j’avais été frappé de la manière dont les commentaires, et pas seulement ecclésiastiques, s’évertuaient à changer l’eau en vin, à démontrer au moyen d’arguments savamment sophistiqués que le pape avait dit, mais qu’on n’avait pas compris…, qu’il n’avait pas dit, mais qu’on avait compris…, et tutti quanti.
À croire qu’une certaine onction diplomatico-ecclésiastique a tendance à déteindre chez certains journalistes, et non des moindres!

Stultitia m’avait bien sûr aussitôt lancé sur l’affaire, et je comprends qu’elle soit attachée à ce petit texte.
Avec le temps et certaines latitudes d’interprétation aidant, les choses ont fort heureusement fini par se bonifier, et d’une bévue est sorti une « hypothèse » (cf. ci-dessous) : ce qui a été dit a certes été dit, mais comme un pape ne peut jamais proférer de, disons, bêtises, la « méthode Dupanloup » a fonctionné une fois de plus, et a permis d’envelopper le contenu effectif dans un réseau si dense de savantes circonlocutions, qu’après avoir risqué d’en venir aux mains, aux manifestations de rue et aux incidents diplomatiques, tout le monde s’est embrassé à la fin du spectacle, moyennant force déclarations de respect et promesses renouvelées de dialogue interconfessionnel.
Retour au train-train habituel, en quelque sorte.

Et surtout, la cruelle éventualité de devoir présenter des excuses a pu être écartée. Car un pape n’a pas à présenter d’excuses, c’est bien connu. Des fois que l’infaillibilité, même quand elle n’est pas engagée, en pâtirait, ou du moins l’autorité du magistère…

Ne pas hurler avec les Dupanloup.

[Devant les remous provoqués en France par la publication en 1864 par le pape Pie IX, du Syllabus qui condamnait les « erreurs du monde moderne » (dont la liberté de culte !), Mgr Dupanloup, évêque d’Orléans, parvint à apaiser la tempête en distinguant fort subtilement la « thèse » de « l’hypothèse ». La « thèse » étant ce que disait le document, « l’hypothèse » étant ce qu’il fallait en comprendre, qui pouvait au besoin être le contraire de la « thèse ». Peut-être est-ce à cette acrobatique subtilité ecclésiastique que Mgr. Dupanloup doit de figurer aujourd’hui encore dans quelques chansons de potaches].

Il y aurait donc aussi dans la récente déclaration de Benoît XVI à Ratisbonne une sorte « d’hypothèse », qui n’aurait pas été comprise des lecteurs. Ainsi a-t-on pu entendre (par exemple aux Matins de France culture du 18/09) que ceux qui auraient perçu dans le texte quelque dépréciation de l’islam seraient des « imbéciles » (sic). Ainsi est-il nécessaire en sus, de la part du Vatican, d’instituer pour ces piètres lecteurs que sont tant de musulmans, des « missions diplomatiques » qui ont pour but bienveillant et paternel de leur apprendre à lire, puisque ils semblent ne pas y parvenir tout seuls, ce qui est certes en droit de susciter bien des « regrets » et de la « tristesse ».

Ayant une formation d’exégète doublée d’une pratique de traducteur, je me suis donc penché sur le texte, dans toutes ses versions disponibles, pour essayer de voir ce qu’il en est réellement.
N’en déplaise aux hordes de Dupanloup, il faut se rendre à une première évidence : il est impossible de nier que les seules références à l’islam, dans son rapport à la raison comme dans son rapport à la violence sont uniquement négatives : que les auteurs cités soient des auteurs anciens, « le persan cultivé » qui discute avec Manuel Paléologue, Ibn Hazm, ou les auteurs contemporains que sont Th. Khoury ou R. Arnaldez qui le commente, on ne note pas une seule allusion positive, en particulier à la falsafa médiévale (terme que L. Gardet proposait de traduire joliment par « philosophie hellénistique de l’islam »)(1).
Benoît XVI ne mentionne explicitement, comme creuset d’un contact fécond entre foi et raison, que la seule tradition proprement biblique – Septante, période hellénistique où « la foi biblique allait intérieurement à la rencontre de la meilleure part de la pensée grecque ».

Pourquoi donc un « oubli » aussi flagrant ? Pourquoi donc Ibn Hazm, dont on connaît la relative marginalité, est-il le seul théologien musulman cité, plutôt qu’Al-Kindî, Al-Fârâbî, Avicenne, Ibn Tufayl, ou encore, bien sûr, Averroès ou les mu’tazilites ?(2).
La magnifique intervention érudite de Mr. A. Meddeb aux Matins de France Culture de ce 20/09 nous rappelle opportunément combien la confrontation à la raison est consubstantielle à la plus haute tradition musulmane. Serait-il acceptable de parler du christianisme en se contentant de rappeler sommairement le « credo quia absurdum » [je crois parce que c’est absurde] prêté à Tertullien, ou la façon dont Louis le (pourtant) « saint », considérait le dialogue inter-religieux, en préconisant que le laïque conséquent « ne doit pas desfendre la loy crestienne, ne mais [si ce n’est] de l’espée, de quoy il doit donner parmi le ventre dedens, tant comme elle y puet entrer»(3).

Car, là encore, en ce qui concerne la question du djihad, peut-on ignorer les interprétations qui considèrent que la sourate 2, 256, évoquée par le pape, sourate qui interdit radicalement la contrainte en matière de foi, « abroge »(4) les sourates les plus « dures » (comme la 9, 29, dite « de l’épée »), et évoquer la position de Manuel sans rappeler l’existence de tels choix exégétiques ?

Car ce qui frappe encore plus est l’absence de la moindre référence aux exigences herméneutiques (aussi bien en ce qui concerne la question du rapport foi/raison que celle du djihad) d’éminents intellectuels musulmans, en particulier contemporains, tels que Fazlur Rahman, Nasr Hamid Abû Zayd, Youssef Seddik et bien d’autres. Plutôt que de les ignorer – comme le font avec constance les intégristes islamistes – il serait de la première importance, pour un apôtre de la paix, de les soutenir dans leur difficile effort. N’oublions pas que l’un au moins de ces exégètes courageux, le soudanais Muhammad Mahmoud Taha, a payé de sa vie en 1985 son engagement en faveur de l’abrogation de certains versets de Médine (dont ceux concernant le voile et le djihad) au profit de « versets fondamentaux ».
Mais de cela, aucune trace. Tout semble se passer comme s’il revenait exclusivement à Manuel II le chrétien de condamner le caractère irrationnel de la violence, et de déclarer que ne pas agir « avec le logos » est contraire à la nature de Dieu ; et au malheureux Ibn Hazm, seul théologien musulman cité de toute la conférence, d’être le représentant de « la doctrine musulmane » (sic, ce n’est pas ici Manuel II, mais bien le pape qui parle, citant Th. Khoury) dont le propre serait de délier la volonté de Dieu de nos « catégories » rationnelles, justifiant du même coup la violence.
C’est sans doute faire un bien grand honneur à ce théologien que de le bombarder ainsi représentant exclusif de « la » doctrine, comme si les théologiens cités plus haut n’avaient pas existé, et comme si leurs oeuvres ne continuaient pas à stimuler de nos jours encore l’approche herméneutique des meilleurs et des plus courageux théologiens musulmans (cf. là dessus encore la belle intervention de A. Meddeb mentionnée plus haut).

Modeste enseignant de philosophie en classes de terminale, et ne prétendant certes à aucune autorité ni aucun magistère, je n’accepterais cependant pas qu’un de mes élèves, traitant dans un exposé du rapport foi/raison, ou de la question de la guerre sainte, présente les positions d’une religion, quelle qu’elle soit, avec autant de légèreté et de partialité.
Je me verrais en devoir de le mettre en garde contre la caricature, et lui demanderais de mieux s’informer, et de revoir sa copie. Je suis donc très dubitatif en entendant les voix, nombreuses, qui semblent soutenir que de telles déclarations, à un si haut niveau, ne feraient aucunement problème.

Or, le fait est qu’il y a indéniablement problème. Mais, en dépit des gesticulations extrémistes, ce problème n’est pas seulement du côté des musulmans, comme on voudrait nous le faire croire. Sachant parfaitement lire, et n’ayant nul besoin de « missions diplomatiques » pour apprendre (merci pour eux…), ils ont parfaitement compris qu’il y a, à l’évidence, dans ce texte, une vision partiale et tronquée de leur religion, et ils sont donc parfaitement en droit de demander des éclaircissements, ou d’attendre des excuses.
Je rends hommage à la courtoisie et l’élégance des nombreux intellectuels de culture islamique, tels que Mr. Meddeb, capables de dépasser cette indélicatesse pontificale avec une réelle bienveillance et un généreux esprit d’apaisement, voire de transformer cette crise en chance pour le dialogue. Mais la bienveillance de la part de l’offensé ne peut en aucun cas être utilisée par l’offenseur pour conforter sa position.

Il apparaît donc qu’il y a aussi un réel problème du côté des catholiques et de ceux qui prétendent déceler dans la conférence de Ratisbonne quelque « hypothèse » cachée. Sans doute celle qui sera laborieusement dévoilée par les dites « missions ».

Mais peut-on sans ridicule, une fois de plus dans la longue et triste histoire des édulcorations acrobatiques de textes pontificaux, « se la jouer à la Dupanloup », en prétendant, par exemple, que ce qu’a voulu dire le pape « en réalité » est « que le dialogue devait être franc » qu’il réclame « un dialogue fondé sur la « raison » », une réflexion sur les « germes de violence dans les textes sacrés », prêtant ainsi sa voix, en somme à « bien des musulmans modérés, intellectuels ou non », qui se poseraient chaque jour de telles questions, « de manière ouverte ou clandestine » ? (H. Tincq, Le Monde du 20.09.06).
A un élève qui me soutiendrait ce genre de thèse, je répondrais que cette exigence de franchise et de « raison » devrait alors commencer par une présentation respectueuse de la complexité de la pensée de l’autre, et non par une schématisation partiale et sommaire, potentiellement instigatrice de polémique.
Outre qu’une telle lecture réécrit le texte d’une façon que rien ne légitime, et qui ne brille certes pas par la « franchise », elle tombe platement, dans sa volonté de justifier à tout prix l’injustifiable, dans « les bons sentiments, les accolades et les appels incantatoires » qu’elle prétend dénoncer.

Peut-être est il plus vraisemblable que le pape, qui ne s’adressait pas directement à des musulmans, et sur un thème qui pouvait être tout aussi bien illustré par des références à la violence et à l’irrationalisme rémanents au sein même du christianisme, ait voulu cultiver une fois de plus cette frange des catholiques qui n’est pas indifférente à un discours « fort », aux connotations pour le moins traditionnelles, et qui affectionne ce genre de « certitudes » plutôt sommaires.

Quoiqu’il en soit des raisons véritables, et au vu des réactions suscitées, le problème fondamental qui est posé est bien celui « des autorités magistérielles », comme le dit H. Tincq.
Mais ce serait faire preuve de bien de la suffisance que de croire que ce problème se limite à l’islam : les événements récents montrent qu’il est grand temps, pour les catholiques, de s’interroger de façon approfondie sur les conditions requises pour une prise de parole autorisée et responsable face à la complexité de notre monde et sur la représentativité réelle des institutions et du magistère qu’ils acceptent de se donner.
Pourquoi un tel aveuglement face à l’anachronisme de tant de structures ? Ne peut-on penser à des pratiques plus modestes, plus concertées et partagées ? Bien des recherches existent, dans les théologies contemporaines, à condition de ne pas occulter l’herméneutique des institutions comme certains occultent l’herméneutique musulmane.
Suffit-il donc encore, au vingt et unième siècle, qu’un homme seul soit élu par un conclave de quelques septuagénaires, tous mâles et célibataires, pour qu’il soit considéré comme habilité à émettre une parole autorisée sur la totalité des sujets brûlants qui préoccupent notre monde ?
Quitte à orchestrer le concert des Dupanloup lorsque les choses tournent mal ?
Le ridicule, on le voit, n’est plus désormais le seul risque, et les dangers ne se limitent plus à essuyer les railleries de quelque chanson de potaches.

1) dans L’Islam, religion et communauté, p. 214.
2) cf. sur ce point, voir par exemple E. Vilanova, Histoire des théologies chrétiennes, Paris, Le Cerf 1997, I p. 797ss.
3) Jean de Joinville, Livre des saintes paroles et des bons faits de notre roi saint Louis. Chap. X.
4) sur les « passages abrogés et passages abrogeants » en islam, voir dans Le Coran, autre lecture, autre traduction, les remarques éclairantes de Y. Seddik, p. 209ss