Pour une spiritualité laïque. Une lecture d’Abd al Malik avec Paul Ricœur et quelques autres.

La notion de « spiritualité laïque » revient sur le devant de la scène avec le petit livre fort pertinent d’Abd al Malik, Place de la République (Indigène 2015), sous-titré « Pour une spiritualité laïque ».

[18/03: ajout du lien]

http://www.telerama.fr/livre/abd-al-malik-l-islam-est-meconnu-par-les-musulmans-eux-memes-et-par-les-autres,123130.php

J’avais eu l’occasion, il y a quelques temps, de réfléchir à ce thème à propos de la parution d’un ouvrage de Luc Ferry ainsi que de quelques interventions dans les médias qui l’avaient accompagné.

http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2013/11/27/archi-archives-de-stultitia-2008-une-spiritualite-laique/

Je m’étonnais alors de la confusion qui régnait sur le sujet.

Pour Luc Ferry en effet, mais aussi d’une certaine manière pour André Comte Sponville ou Matthieu Ricard qui ont pu développer des idées proches quoique plus nuancées, il semblerait qu’il suffise de désolidariser le terme « spiritualité » de celui de « religion » (que ces auteurs semblent réserver aux traditionnelles « Religions du Livre ») pour assurer le caractère « laïque » de la dite « spiritualité ».

On trouve ainsi chez Luc Ferry, pour reprendre des citations que j’en faisais alors, l’affirmation que la « spiritualité » stoïcienne par exemple (d’autres préférant le spinozisme, le bouddhisme, etc.), « doctrine de l’harmonie avec l’ordre cosmique » qui nous enseigne « qu’on est soi-même un fragment d’éternité » serait en quelque sorte « neutre », moins religieuse ou métaphysique, et partant plus « laïque » que les représentations issues des « religions » juives, chrétiennes ou musulmanes.

Mais outre les questions de terminologie (cf. sur la question mon post ci-dessus : la distinction entre « religion » et « spiritualité » est loin de toujours aller de soi…), lorsqu’on choisit de qualifier une quelconque doctrine, qu’il s’agisse du stoïcisme, du bouddhisme ou de l’athéisme, de « spiritualité », sous prétexte qu’elle ne renverrait pas à la vision d’un Dieu « personnel » mais à celle d’un « ordre cosmique » comme le dit le stoïcien Chrysippe, d’une « Substance nécessaire » à la mode spinozienne théiste ou athée, d’un « Tao » ou d’un « Dharma », on ne s’exonère pas pour autant de systèmes, de visions du monde, d’interprétations globalisantes de notre condition humaine dont on ne voit pas en quoi ils seraient plus « laïques » que les « religions » traditionnelles auxquelles ils prétendraient se substituer.
(Rappel : j’avais aussi longuement parlé des ambiguïtés de l’interprétation athée du spinozisme dans un post précédent :
http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2013/12/31/eternite-de-lessence-du-corps-chez-spinoza-et-resurrection-et-derechef-de-nietzsche-et-de-ses-mythes-et-de-m-onfray-qui-gagnerait-a-lire-un-peu-mieux-ses-maitres-1/ )

Dans tous les cas, nous restons dans le domaine de la croyance en des « modèles », des « récits fondateurs » qui ont chacun leur caractère métaphysique propre.

J’ai aussi montré à diverses occasions combien la croyance nietzschéenne ne peut bien évidemment échapper à ce statut de modèle métaphysique globalisant, certes bien peu conciliable en tant que tel avec la laïcité.

Prétendre alors que quelque « philosophie antique », ou que le spinozisme, le bouddhisme, le taoïsme, ou encore une philosophie athée se concilieraient mieux avec la laïcité que les religions « traditionnelles » en Occident, relève donc d’un grave contre-sens, voire d’une supercherie.

Ce serait, une fois de plus, répéter l’éternelle aberration ayant amené à faire du judaïsme, du christianisme, de l’islam ou autres socialisme, communisme ou fascisme des « religions officielles » ou « dominantes », ou des « doctrines d’État ».

« On en prend d’autres, et on recommence la même chose » me dit Stultitia.

La persécution des Rohingya par les bouddhistes en Birmanie ou les pogroms menés par les intégristes hindouistes contre diverses communautés nous montrent hélas que le refus de l’autre n’est pas réservé à quelques religions ou à quelques doctrines athées, mais que c’est un virus susceptible de se développer allègrement quel qu’en soit le support.

On le sait, on peut tout aussi bien le rencontrer chez certains ayatollahs bien de chez nous qui semblent ne pas avoir renoncé à imposer un dogmatisme laïcard.

(cf. http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2015/02/13/a-propos-de-liranien-de-mehran-tamadon-et-du-port-du-voile-a-luniversite/)

Ce n’est donc pas dans ce genre de confusions qu’il faut chercher à mon sens ce que pourrait représenter, le cas échéant, « une spiritualité laïque ».

L’intérêt du petit livre d’Abd al Malik, c’est qu’à la différence des auteurs mentionnés plus haut, et d’une manière qui, avec bonheur, rappelle plus le rap ou le slam que la philosophie universitaire, il me semble prendre d’emblée la bonne direction :

« Aujourd’hui un Français, c’est aussi bien un Français athée, qu’un Français musulman, qu’un Français chrétien, qu’un Français juif.
Un Français n’est pas issu d’une caste sociale particulière et n’a pas une couleur de peau spécifique.
Être français, c’est être spirituel.
Être porteur d’une véritable spiritualité laïque qui, avant même de s’articuler dans le langage, est à la fois raisonnement, intuition de l’idée immanente républicaine et sa transcription claire et intelligible » (p. 7-8).

Comment mieux dire que cette « spiritualité » qui devrait caractériser « le français » ne relève pas d’une absorption de la totalité du spirituel par l’athéisme, le stoïcisme, le bouddhisme, le judaïsme, le christianisme, l’islam ou autres encore, mais d’une ouverture à ce qui, en partie présent dans chacun de ces courants, en permet la coexistence permanente dans l’écoute, la connaissance mutuelle, la discussion féconde et le respect ?

C’est bien ici que nous sommes sur la voie d’une authentique laïcité.

« Stéphane Hessel disait : ‘’Démocratie laïque, oui, ce qui n’exclut pas un plan plus élevé de spiritualité et de tolérance.’’. Et Albert Camus souvent dans ses écrits magnifie cette spiritualité laïque qui ne veut exclure le religieux, mais ne peut jamais s’y réduire. C’est le religieux, lui, qui s’exclut du spirituel quand il s’abandonne à la politique et in fine au terrorisme. Et c’est en ce sens que l’islam politique est une hérésie absolue » (p. 25).

Certes.

Tout comme l’athéisme politique, le judaïsme politique, le christianisme politique, le stoïcisme politique ou le bouddhisme politique ont été, ou peuvent donc encore être ce type d’hérésie. Même s’il s’agit alors plutôt de la réduction de ces croyances à la seule dimension politicienne, car il serait dommage de nier qu’elles puissent aussi entretenir avec le politique en tant que tel un dialogue potentiellement fécond lorsque les domaines sont rigoureusement distingués.

 

Mais on pourrait se demander alors si cette recherche d’un « plus petit commun dénominateur » susceptible de permettre la coexistence des hommes sur la base du respect ne relèverait pas, tout simplement, de l’éthique plutôt que de la « spiritualité ».

On aurait bien des raisons, légitimes, de le croire.

Le discours d’Abd al Malik lui-même fait d’ailleurs largement place à l’éthique et à la morale :
Plus que la politique politicienne, « c’est le sens du devoir, la morale, la justice et l’équité qui permettent le véritable changement » (p. 15).

Et si, avec Paul Ricœur, être éthique, c’est dire à autrui : « Je veux que ta liberté soit » ; si « on entre véritablement en éthique, quand, à l’affirmation par soi de la liberté, s’ajoute la volonté que la liberté de l’autre soit » (Avant la loi morale: l’éthique, dans Encyclopédia Universalis, Les enjeux, 1985, p. 62), n’est-on pas en droit de penser que la laïcité à plus besoin d’éthique que de « spiritualité » ?

Pourquoi donc s’embarrasser d’un terme aussi discutable et ambigu ?

Pourtant, là encore, il me semble qu’Abd al Malik nous met sur la voie d’une réponse possible.

« Mais c’est le règne de la quantité et de nos jours la propagande est telle que tout se politise de façon incorrecte, tout est économie et course effrénée à l’audimat et à la visibilité. Le religieux pas plus que les médias n’ont pu se soustraire à ces diktats.
Ce religieux qui ne se fait entendre sur la place publique que dans de faux débats entre croyants et athées, entre religieux et laïcs, au lieu d’offrir à l’usage de tous cette spiritualité que tous les citoyens – qu’ils croient en Dieu ou pas – ont en partage » (p. 15-16).

Pourquoi donc « être français, c’est être spirituel », et pas seulement éthique ?

Pour le comprendre, il me semble qu’on peut estimer qu’il y a, dans l’idéal de laïcité, un emboîtement de plusieurs composants.

La visée éthique, « visée de la vie bonne, avec et pour les autres, dans des institutions justes », dit encore Paul Ricœur (Éthique et Morale, dans Lectures I, Autour du Politique, Seuil, Paris 1991, p. 257), et qui précède les formulations de la morale et du droit en est sans doute, comme l’exprime Abd al Malik, l’élément porteur et dynamique.

Sans doute la « common decency » que j’ai évoquée dans des posts précédents appartient elle à ce premier niveau de l’éthique, indispensable à toute communauté humaine, niveau qui « veut que la liberté de l’autre soit » et qui, dans ce but, applique déjà, mais de façon encore peu consciente et réfléchie, un certain nombre d’interdits, d’habitus et de codes, tels qu’ils sont véhiculés par la culture, sans pour autant s’inscrire dans une doctrine ou une religion déterminée.

Souvenons-nous, dans Le premier Homme, du magnifique « Un homme, ça s’empêche », qu’arrache au père d’Albert Camus le spectacle de meurtres infâmes qui ressemblent tant à ceux dont nous abreuvent les sites djihadistes.

Un tel « cri du cœur » s’inscrit bien dans ce « commun dénominateur » éthique, « règle d’or » à la racine de toute religion comme de toute philosophie.

Nous l’avons vu, ce niveau, essentiel à la dignité de toute communauté humaine, ne devrait a fortiori faire défaut à une société qui se prétend laïque.

Mais, on le sait, cette visée elle-même ne peut survivre que si elle s’incarne de façon plus explicite dans la norme morale (P. Ricœur, op.cit. id. p. 260), à son tour complétée par la norme juridique et par ce que Ricœur nomme la « sagesse pratique » (id. p. 265).

Et si « spiritualité laïque » il y a, ne serait-elle pas alors à chercher dans ce « souffle » (c’est là l’étymologie, on le sait, du terme « esprit »), ce dynamisme qui permet la vie de cet « emboîtement », par lequel la « visée » éthique à laquelle m’assigne l’apparition d’autrui dans mon champ de conscience (ici, Ricœur se reconnaît débiteur de Lévinas) se reprend en permanence dans la formulation des normes morales, qu’elles soient athées ou « religieuses », puis dans la création de ces « institutions de la vie bonne » rendant possible, au niveau politique, la coexistence pacifique et féconde de la diversité des autruis ?

S’il peut sembler adéquat de parler ici de « spiritualité », c’est que ce processus dynamique de création et d’articulation repose sur une règle du jeu énigmatique qui ne peut se contenter de la « lettre », mais qui exige un « souffle » particulier, une adhésion permanente et humble à la motion bouleversante de « l’esprit », sous peine de se replier dans la suffisance et ses diverses expressions. Celles qu’on nomme légalisme, intégrisme, dogmatisme, totalitarisme, voire scientisme (car il se peut que la science elle-même ne puisse se passer de « spiritualité » : « la situation problématique et pluraliste de la science doit être interprétée elle-même globalement comme un signe. Elle est indicatrice d’une situation générale de la raison humaine, qui est elle-même une question ouverte à un déchiffrement ». J. Ladrière, L’articulation du sens, Cerf, Paris 1984, I, p. 50. Je reviendrai peut-être un jour sur cette féconde incomplétude de la raison scientifique).

Perversions par la suffisance dont peuvent témoigner aussi bien les religions que les athéismes, ainsi que bien des dogmatiques de la « laïcité ».

C’est alors que se profile cette « guerre des valeurs ou guerre des engagements fanatiques » dont Ricœur dénonce le danger :

III Sagesse pratique.
J’aimerais donner le début d’une justification à la troisième thèse énoncée au début, à savoir qu’un certain recours de la norme morale à la visée éthique est suggéré par les conflits qui naissent de l’application même des normes à des situations concrètes. Nous savons depuis la tragédie grecque, et singulièrement depuis l’Antigone de Sophocle, que des conflits naissent précisément lorsque des caractères obstinés et entiers s’identifient si complètement à une règle particulière qu’ils en deviennent aveugles à l’égard de toute autre : ainsi en est-il d’Antigone, pour qui le devoir de donner la sépulture à un frère l’emporte sur la classification du frère comme ennemi par la raison d’État ; de même Créon, pour qui le service de la Cité implique la subordination du rapport familial à la distinction entre amis et ennemis. Je ne tranche pas ici la question de savoir si ce sont les normes elles-mêmes qui s’affrontent dans le ciel des idées — ou si ce n’est pas seulement l’étroitesse de notre compréhension, liée précisément à l’attitude morale détachée de sa motivation éthique profonde. Guerre des valeurs ou guerre des engagements fanatiques, le résultat est le même, à savoir la naissance d’un tragique de l’action sur le fond d’un conflit de devoir. C’est pour faire face à cette situation qu’une sagesse pratique est requise, sagesse liée au jugement moral en situation et pour laquelle la conviction est plus décisive que la règle elle-même. Cette conviction n’est toutefois pas arbitraire, dans la mesure où elle fait recours à des ressources du sens éthique le plus originaire qui ne sont pas passées dans la norme (id. p. 265).

Il est ici question, dans une approche qui emprunte à Aristote et à la tragédie classique, de la transmutation de la justice en équité, que rend possible le dynamisme de la « motivation éthique profonde ».

Mais ce souffle, ce dynamisme, qui permet d’échapper aux « guerres des engagements fanatiques » qui nous rendent aveugles à l’égard des autres, ne pourrait-on pas se risquer à le nommer « dynamique de l’esprit » ?

La « spiritualité » ne serait-elle pas justement la reconnaissance de cette « énergie » énigmatique, qui, tout comme elle rend possible le dépassement d’une justice formelle « de la lettre » par l’esprit d’équité, convertit la froide raison théorique en cette « sagesse pratique » dont la laïcité a tant besoin ? N’est-ce pas encore elle qui permet le dépassement des lectures littéralistes mortifères d’un texte, fut-il qualifié de « Sacré », et les transmute par le souffle de l’interprétation ?

http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2014/11/21/conversion-contre-lislam-versus-conversion-a-lislam-et-de-la-conversion-a-lhermeneutique-comme-condition-prealable-reflechir-avec-youssef-seddik/

Peut-être est-ce encore une façon de retrouver la féconde opposition opérée par Emmanuel Lévinas entre une « Totalité » stérile et un « Infini », source de création.

C’est encore ce même « esprit » qui permettrait, comme nous le dit Abd al Malik, de dépasser l’intégrisme économiste et le matérialisme consumériste du « règne de la quantité » qui écrasent aussi bien les religions que les athéismes de leurs pesanteurs et de leurs diktats et leur interdisent toute créativité « spirituelle » et toute évolution possible.

[18/03: En illustration, j’ajoute  ces magnifiques allusions à la spiritualité et à l’Esprit, tirées de l’interview d’Abd al Malik à Télérama (lien en début de post).]

Avec le philosophe soufi Al-Ghazâlî, l’émir Abd el-Kader l’Algérien, le poète théologien Ibn Arabi, j’ai découvert le Taçawuff, l’islam entier : extérieur et intérieur, exotérique et ésotérique. La lettre – le dogme, la tradition, la prière – n’a de sens qu’accompagnée de l’esprit – le souffle, la vie, l’âme. Lorsqu’on sépare le dogme de l’esprit, on risque tous les intégrismes, de l’Inquisition au terrorisme. (…)

Quant à la spiritualité, elle est le souffle qui habite les principes, sans lequel ils restent des fantômes évanescents. Ce souffle est très concret. J’ai vu des gens mourir, j’ai entendu le souffle de leur vie s’éteindre : pff, et c’est fini. J’ai vu des couples se désaimer, le souffle de l’amour s’épuiser : pff, et c’est fini. C’est ça dont je parle. Quand j’entends les politiques parler, je n’entends pas de souffle, seulement un discours creux, sans âme. J’ai été reçu par des ministres de la Culture qui m’ont fait visiter leurs bureaux : leur fierté s’arrêtait au mobilier !

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רוּחַ , رُوح , πνεῦμα, « esprit », « souffle », les termes sont multiple pour signifier cette mystérieuse réalité.

Mais sans elle, il peut en effet paraître bien difficile de comprendre, outre les religions et les philosophies, ce que peut être la laïcité et sa place dans la République.

Merci à Abd al Malik de nous le rappeler avec talent, et, dans un contexte qui semble promouvoir de plus en plus, à droite comme à gauche, le « beauf franchouillard », de nous rendre à notre vocation spirituelle « d’être français ».

Archi-archives de Stultitia. 2008: Une « spiritualité laïque » ?

Encore une réflexion qui dormait dans les greniers, et qui a été sauvée in extremis par Stultitia.
Elle commentait une présentation sur France Culture de l’ouvrage de Luc Ferry, La sagesse des mythes. Apprendre à vivre – 2, Paris, Plon 2008.
Et n’a suscité, bien entendu, aucune réponse…
Mais elle permettra de revenir à la question des mythes et des croyances, que j’aborderai bientôt – après une petite sortie dans mes chères montagnes, comme il se doit – à propos d’une récente intervention de Michel Onfray.

Une « spiritualité laïque » ?

Enseigner la philosophie dans le secondaire fait prendre une conscience aiguë de l’exigence de précision conceptuelle que requiert un contexte culturel qui s’habitue à se contenter du flou, soit par démission, soit par intérêt.
Ceux qui sont engagés dans cette tâche ingrate aimeraient alors voir leurs efforts relayés par les spécialistes médiatiques de leurs disciplines, surtout lorsque ces derniers prétendent à la vulgarisation.

J’ai donc été, une fois de plus, étonné par le manque de rigueur qui a caractérisé les prestations réitérées de Luc Ferry sur France Culture le 21 novembre dernier.

Il aurait été capital de sa part, s’il veut éviter que son ouvrage fort intéressant et nécessaire sur les mythes ne verse dans la caricature, de préciser un minimum le sens de certains termes, et tout particulièrement celui, plusieurs fois répété, de « spiritualité laïque » qui pourrait d’après lui caractériser la pensée grecque.

Que l’on décide apparemment d’exonérer la « spiritualité » grecque du terme de « religion », le réservant au christianisme, cela, bien que contestable (E. Lévinas, M. Gauchet et bien d’autres ayant montré comment le judéo-christianisme est en conflit avec le « sacré » et « la religiosité » païenne au point qu’on a pu parler à son égard de « religion de la sortie de la religion »..) pourrait se réduire à une option de terminologie. Mais il importerait alors de mieux préciser les raisons d’un tel choix..

Qu’on qualifie le christianisme de « religion de l’immortalité » («Les dieux grecs ne vont pas avoir pour fonction, à la différence du Dieu chrétien d’accorder le salut aux humains, c’est-à-dire de leur accorder l’immortalité» Matins de France Culture), alors que l’effort du christianisme ancien a été justement de se démarquer de la croyance en l’immortalité de l’âme qui caractérisait les « religions » ou « spiritualités » (si l’on veut) païennes, c’est une erreur qu’on peut excuser en la mettant au compte d’une absence de formation théologique. Pensons tout de même que le judaïsme – dont est issu le christianisme – a cru en son Dieu pendant des siècles en se passant totalement de croyance en l’immortalité, et que la « résurrection » dont la notion apparaît tardivement à l’époque macchabéenne a si peu à voir avec l’immortalité des grecs qu’elle leur est incompréhensible, comme en témoignent les sarcasmes bien connus qui accueillent le discours de Paul à l’Aréopage !
Mais passons, de même que sur le contre-sens faisant de l’expérience de la « finitude » l’apanage du monde grec, rendant incompréhensible, entre autres, les Pensées de Pascal, comme le combat acharné de Kierkegaard contre l’hégélianisme.

Et revenons à cette si énigmatique « spiritualité laïque », qui semble être présentée comme une spiritualité « neutre », a-religieuse en quelque sorte, et qui serait donc conciliable avec un soi-disant « respect de la laïcité ».

Mais ce n’est pas parce qu’on déciderait par convention (encore une fois, discutable) de ne pas les considérer comme des « religions » que les « spiritualités » grecques ne supposent pas pour autant des choix de croyances métaphysiques.
On sait que les grecs les qualifiaient de « théologies », et qu’ils sont bien les inventeurs de ce terme avant même les juifs ou les chrétiens, en témoignent aussi bien Aristote que le stoïcien Cléanthe ou Proclus le néo-platonicien.
Chez eux, même si, comme le montre si excellemment P. Hadot, la philosophie est bien « exercice spirituel » avant d’être doctrine ou système, les options métaphysiques, les « théologies naturelles » sont déterminantes.
Et ces options n’ont rien de « neutre » : le matérialisme stoïcien du Logos qui divinise la Nature n’est pas le matérialisme atomiste des épicuriens, qui n’est pas le relativisme des sceptiques, etc.
L’interprétation des mythes fondateurs produite par ces différentes écoles (mais encore faudrait-il préciser le rapport des mythes avec les divergences herméneutiques qu’ils peuvent induire) a toujours suscité entre elles des positions tout aussi tranchées que peuvent l’être les débats entre stoïcisme et judaïsme, néoplatonisme et christianisme par exemple.

Dès lors, en quoi la référence, même actualisée, à la philosophie grecque serait elle garante d’une « laïcité » de la « spiritualité » ?

Cela voudrait-il dire que la croyance en un atomisme de type épicurien, ou que la croyance en un immanentisme matérialiste providentialiste de type stoïcien, « une doctrine de l’harmonie avec l’ordre cosmique » (Matins de France Culture) qui nous enseigne « qu’on est soi même un fragment d’éternité » (id. ibid.) serait une vision du monde plus « neutre », moins métaphysique, et partant plus « laïque », qu’un transcendantalisme de type juif, musulman ou chrétien, par exemple ?

Un certain populisme philosophique à la R. Dawkins ou M. Onfray semble vouloir nous le faire croire.
Il oublie cette évidence élémentaire que, par exemple, l’option matérialiste reste une croyance, tout aussi métaphysique que des options alternatives;
l’option « athéologique » demeure une option de « théologie naturelle » au sens où l’entendaient les Anciens, de réflexion sur les causes premières ou nécessaires.
Aristote, Marc Aurèle comme Spinoza avaient simplement la lucidité – ou l’honnêteté – de reconnaître que les dénommer « Dieu » ou « Nature » ne changeait rien au problème.

Il serait bien simpliste de penser que s’exonérer – un peu facilement – des « religions » pourrait résoudre la question de la coexistence des croyances métaphysiques. L’expérience montre qu’une telle naïveté aboutit le plus souvent à un simple renversement de la hiérarchie de ces croyances, totalement opposé à ce qu’on peut nommer « laïcité ».

On attendait donc de Mr. Ferry un peu plus de clarté et de distinction dans le propos. Il en va de notre compréhension de la laïcité.
Certes toujours menacée par les dogmatismes religieux, on sait hélas qu’elle n’a pourtant rien à gagner à s’identifier arbitrairement à quelque doctrine – hellénique ou autre – sous le prétexte qu’elle ne serait pas « religieuse ».
Ce serait encore privilégier une croyance par rapport aux autres.

Or, « L’esprit » de la laïcité ne consiste-t-il pas plutôt à incarner cette conception qui, consciente de la riche diversité des croyances, « religieuses » comme « irréligieuses », des options métaphysiques légitimes qui se présentent à l’esprit humain dans sa quête, et respectant tout autant les grecques que les « barbares », non seulement en refuse la réduction partisane, mais institutionnalise ce refus ?

Son seul impératif étant le respect du mystère de la liberté de chacun.