Le grand enfumage médiatique. À propos de GPA, de psychanalyse, d’utérus artificiel, et autres « enfants l’Oréal ».

Encore un de ces cas d’école qui émerveillent Stultitia :

http://www.lemonde.fr/societe/article/2015/03/19/le-grand-divan-mediatique_4597194_3224.html

Il va nous permettre de disséquer quelques techniques classiques de l’enfumage médiatique, au demeurant bien connues de tout prof de philo qui se respecte.

Hélas, pour les raisons évoquées dans le post ci-dessous, il ne trouvera pas de caricaturiste pour le dénoncer comme il le mériterait.

http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2015/01/20/de-lequite-dans-la-caricature-et-du-kairos-car-il-y-a-un-temps-pour-tout/

On commence donc à traiter d’un sujet, en l’occurrence la GPA :

En même temps que celle de la gestation (GPA) pour autrui, l’année 2015 pourrait bien être celle d’une prolifération du discours psychanalytique dans les médias (…).
Dans sa levée attendue de boucliers contre cette situation nouvelle, La Manif pour tous a trouvé un allié plus ou moins involontaire chez des psychanalystes médiatiques. À la radio, à la télévision, dans les journaux, ils délivrent des avis très tranchés sur la question [de la GPA]. Ainsi de Jean-Pierre Winter qui signale « un déni de grossesse cautionné par la société » et « un abandon d’enfant programmé », ou encore de Pierre Lévy-Soussan qui préfère parler de « rupture délibérée de ce que l’enfant a vécu pendant la grossesse ».

Notons tout d’abord qu’aucun argument n’est présenté, ni ne sera présenté par la suite, en vue de contredire les affirmations des psychanalystes cités.

Et pour cause ! Car il s’agit là non de théories ou d’opinions, mais tout bonnement de faits : quelle que soit la façon dont on la présente, la GPA comporte, de par sa définition même, un abandon de la part de la « mère » qui a porté l’enfant durant les neuf premiers mois de son existence, au profit de la « mère de commande ».

Et qui oserait prétendre qu’un tel abandon ne constitue pas une « rupture », dont il paraît bien léger et irresponsable de minimiser a priori les conséquences possibles ?

Et qui donc pourrait être assez prétentieux pour assurer, au vu des connaissances actuelles sur le sujet, que ces conséquences pourraient ne pas être éventuellement graves ?

[Cf. là-dessus les études de PPN (Prenatal and Perinatal Psychology) citées, alinéa 4 : Autrui et la limite au « principe de libre disposition de son corps » dans :
http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2013/12/13/prostitution-alienation-consentement-meres-porteuses-quelques-meditations-terminologiques-autant-que-peripateticiennes-avec-elisabeth-badinter-sylviane-agacinsky-rene-frydman-et-bien-d/ ].

Y a-t-il donc un moyen de dire les choses autrement, qu’on soit ou non psychanalyste ?

Serait-il plus légitime d’user d’édulcorations bien acrobatiques, et surtout, bien idéologiques, qui permettraient certes de mieux se débarrasser de ce détail gênant ?

Comme le remarque René Frydman (article de La Recherche cité dans le post ci-dessus), il est difficile d’être dupe du passage des termes de « mère porteuse » à ceux de « gestation pour autrui » qui essaient d’atténuer le caractère purement fonctionnel et matériel – voire pécuniaire – de l’opération par la référence prétendue « au don, à la générosité ».

Mais peut-on avec un minimum de sérieux parler d’offrande spontanée de la mère porteuse aux parents de commande, s’opérant avec l’accord évidemment enthousiaste d’un nourrisson qui aurait attendu avec impatience ce moment tout au long de sa vie prénatale ?

On peut s’interroger en outre sur la consistance d’une « éthique » dont le seul fondement se réduit à la théorie de « l’enfant l’Oréal », selon l’expression du Dr. J.P. Matot : « un enfant, parce que je le vaux bien ».

Si l’éthique (cf. post précédent), commence avec le souci de l’autre, on se demande bien ce qu’une telle instrumentalisation égocentrique de l’enfant-fantasme peut avoir à faire avec elle.

On peut bien sûr répondre qu’on n’a pas attendu la GPA pour instrumentaliser les enfants, et qu’on ne voit pas en quoi la procréation devrait se soumettre aux « leçons de morale », selon l’expression consacrée.

Sans-doute.

Mais on ne voit pas non plus pourquoi la réponse devrait être d’en rajouter encore sciemment dans l’inadmissible, en multipliant les traumatismes, plutôt que d’essayer d’alléger au maximum le fardeau déjà bien lourd des êtres que nous prenons la grave responsabilité d’introduire dans ce monde…

Mais suivons maintenant le processus d’enfumage par lequel on va enrober l’absence de toute argumentation consistante en ce qui concerne la légitimité de la GPA, thème dont l’article fait pourtant son point de départ.

Il se trouve que le prof de philo est particulièrement entraîné, de par sa pratique de la dissertation, à détecter ce genre de technique :

Puisqu’on ne trouve donc aucun argument tant soit peu sérieux pour répondre de façon valable aux questions soulevées par l’énoncé (en l’occurrence ici celles que pose la pratique de la GPA), alors on passe plus ou moins subrepticement à une autre problématique qui va permettre d’étaler largement le « savoir » qui fait cruellement défaut concernant le sujet proposé au départ.

En l’occurrence, voilà-t-y pas qu’on va convoquer, pêle-mêle :

« La disparition des mots « père » et « mère » du code civil, le mariage pour tous, l’adoption par les couples homosexuels, la « théorie du genre », jusqu’à la diffusion dans les écoles du film Tomboy ».

Et la dissertation de partir dès lors à bride abattue sur la remise « en cause [de] la famille traditionnelle et [de] la complémentarité entre homme et femme », et, évidemment, pour ne pas risquer de rater un mot des poncifs de la vulgate du temps, sur la contestation de la « bible » « du complexe d’Œdipe, avec sa triade symbolique, [qui] constitue l’alpha et l’oméga de cet arsenal théorique. Élaboré à une époque où la famille patriarcale était la référence unique ».

Car, puisque ce sont ici des psychanalystes qui montent au créneau contre la GPA, et qu’il n’est à l’évidence pas facile de trouver des arguments en sa faveur, alors c’est à la psychanalyse elle-même qu’on fera porter le chapeau.

Bel effort, d’une évidente originalité, et qui témoigne de puissantes capacités analytiques.

– Le professeur (intimidé) : « Mais en tout cela, où est donc passé le sujet ? En l’occurrence la question de la GPA d’où était parti l’exposé. N’était-ce pas elle qu’il aurait fallu traiter ? ».

– L’élève (avec aplomb) : « Mais vous voyez bien que je l’ai traitée : les auteurs que je cite se sont bien évidemment trompés, comme je l’ai montré, sur les questions que je viens d’évoquer. Cela veut bien dire qu’ils se trompent aussi sur la question de départ, même si je ne l’ai pas directement évoquée. Mon copain qui me fait réviser la physique m’a bien dit qu’Einstinne s’est trompé sur la mécanique cantique. Ça veut bien dire que ses autres théories sont fausses, non ? ».

Voici bien le genre de dialogue qui fait la joie de Stultitia !

Car, en rigueur de termes, qu’est-ce que la disparition des mots père et mère, le mariage pour tous, la théorie du genre, Freud, Lacan et autre complexe d’Œdipe peuvent avoir à faire avec la gestation pour autrui ?

On le sait, celle-ci peut concerner les couples, mariés ou pas, homos ou pas, tout comme les célibataires, Freudiens ou pas, même s’ils n’ont jamais entendu parler du complexe d’Œdipe.

On ne peut bien sûr nier qu’il puisse y avoir une certaine relation, y compris donc chez des psychanalystes, entre des positions sur d’autres sujets et la question de la GPA. On ne peut d’ailleurs exclure arbitrairement que cette relation puisse se fonder, pourquoi pas, sur des arguments légitimes.

Des arguments qu’il conviendrait alors d’exposer de façon précise et de discuter plutôt que de les criminaliser a priori parce qu’ils ne s’accorderaient pas avec certaines « évolutions de la société ».

Mais quoi qu’il en soit, ce fait ne peut en aucun cas être invoqué de façon péremptoire pour invalider a priori et sans examen le jugement que ces psychanalystes portent sur la pratique de la GPA : cette dernière constitue, en bonne méthodologie scientifique, une question qui a sa spécificité propre, et qui, en tant que telle, doit être abordée selon des critères adéquats et non sur la base de procès d’intention établis à partir d’opinions concernant d’autres sujets.

Car de tels amalgames n’ont pas lieu d’être en ce qui concerne une approche scientifique : on peut être homosexuel(le) ou pas, croyant ou incroyant, psychiatre, psychanalyste, sociologue ou encore politicien, être pour ou contre le mariage pour tous, mais estimer avoir des raisons fondées, sur la question précise de la GPA, de se prononcer contre :

[Cf la liste des signataires de la Lettre ouverte contre la GPA dans : http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2014/07/15/lettre-ouverte-sur-la-gpa/ ]

tout comme, en passant, on peut être pour ce même mariage, contre la GPA et contre certains discours sur les « genres » qui, soit par inculture philosophique, soit par manipulation délibérée, cherchent à édifier quelques postulats nietzschéo-foucaldiens fort contestables en seul horizon légitime de l’anthropologie :

[Cf. http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2014/02/26/encore-sur-un-troublant-deni-des-evidences-a-propos-de-la-theorie-du-genre-6/
Et en particulier les étonnantes contorsions du sociologue Eric Fassin, une des « autorités » citées par l’article, qui, ayant commencé comme ardent défenseur de la « théorie des genres », en est venu à interdire l’expression au profit de celle « d’études de genre »…]

Il y a dans la pratique de telles réductions péremptoires un sophisme insoutenable, mais qui relève d’une technique dûment éprouvée : on criminalise des opinions, évidemment dissidentes par rapport à la bien-pensance officielle, sur la base de procès de Moscou évidemment sommaires, et le crime se trouve dès lors commodément reporté sur l’ensemble des idées d’une personne qu’il s’agit de discréditer.

C’est ainsi qu’un tel, ayant commis le crime de lèse bien-pensance en émettant, par exemple, des réserves sur l’adoption par les couples homosexuels, se verra derechef interdit de toute pertinence en ce qui concerne la GPA, même si celle-ci concerne aussi des couples non homosexuels.

Avec, en sus, comme il se doit, l’accusation définitivement infamante d’être un crypto-catholique ou de faire partie des infiltrés du Vatican.

Ou celle de ne pas aller dans le sens du « progrès » dont les États Unis nous donnent l’exemple, où l’on fonderait désormais la pratique de la psychologie et de la psychanalyse sur la cohérence et l’objectivité particulièrement bien établies, comme on le sait, « des enquêtes autour des enfants d’homosexuels ».

Outre que cela n’a toujours rien à voir avec la question de la GPA, cela laisse en effet présager d’une évolution fort admirable de ces disciplines. On attend avec impatience l’heureuse union de la psychologie et des sondages d’opinion. Étant donnée la fascination de nombre d’américains pour les armes et la peine de mort, les résultats ne manqueront pas d’être croustillants…

Évolution tout aussi admirable sans doute que celle qu’impulseront les apports des sociologues cités (mais au fait, qu’a donc à voir la GPA avec la sociologie ?) et de juristes dont, outre la compétence reconnue dans la rédemption de quelques infortunés accusés de crimes sexuels, on peut en effet espérer une contribution conséquente en ce qui concerne le respect des droits de l’enfant :

http://www.liberation.fr/tribune/2005/03/29/l-uterus-artificiel-contre-la-naissance-sacrificielle_514577

Car on a sans doute la « boîte de Pandore » qu’on peut…

Sans doute certains aspects de la psychanalyse et de la pensée de Freud sont-ils en effet à « réformer ». Nul ne le conteste.

Mais peut-être faudrait-il alors entreprendre cette tâche sur la base  de réflexions scientifiques sérieuses et fondées en éthique, celles par exemple qui préfèrent l’intérêt des enfants à naître aux fantasmes dangereusement ambigus de l’utérus artificiel ou de la promotion des « bébés l’Oréal ».

Encore sur un « troublant » déni des évidences. À propos de la théorie du genre (6).

Mon commentaire dans « Vos réactions » :

« Mais pourquoi donc une telle persévérance dans le déni des évidences ? Reconnaître que les théories du genre existent pourrait être l’une des conditions d’un recentrage moins idéologique sur l’urgence de la lutte contre les discriminations. »

Car rien ne m’étonne et ne me désole autant que le déni des évidences.

Alors que la physique a l’honnêteté élémentaire de nommer « théories » ses modélisations (théorie de la gravitation quantique, des supercordes, de la relativité, etc.) les sciences humaines seraient donc les seules à s’offrir le ridicule de considérer comme non théoriques leurs propres élaborations spéculatives ?

Tant pis pour elles !

Mais c’est dommage. Car si le ridicule ne tue pas, il discrédite durablement. Et ceux qui, parmi les chercheurs en sciences humaines, font l’effort de mettre en œuvre une certaine rigueur méthodologique et épistémologique peuvent être touchés par ce discrédit qu’ils n’ont pourtant pas suscité.

 

Alors je me sens obligé d’en rajouter encore une couche, à propos de certaines assertions.

Il s’agit cette fois de l’article :

Mariage gay, PMA, « gender »… Dix liens pour tout comprendre. Le Monde.fr | 26.02.2014 Par Samuel Laurent.

http://www.lemonde.fr/societe/article/2014/02/26/theorie-du-genre-dix-liens-pour-comprendre_4372618_3224.html
1. « La « théorie du genre », c’est quoi ?

La « théorie du genre » est avant tout une invention de ses détracteurs.

[Stultitia me fait tout d’abord remarquer la curieuse formulation logique, proche de la contradiction performative, qui affirme l’existence de la théorie du fait même de lui reconnaître des détracteurs. Lapsus ? Acte manqué ? Intéressant en tout cas…].

« Ce qui existe, ce sont les « gender studies », venues des Etats-Unis. Un champ d’études universitaires né dans les années 1960, en parallèle du développement du féminisme. Son propos : étudier la manière dont la société associe des rôles à chaque sexe. Exemples : « pourquoi les hommes font moins le ménage », « pourquoi une femme mécanicienne ou un homme sage-femme paraissent insolites », etc.

L’un des postulats de ces études était de distinguer le « genre », la construction sociale (les filles aiment le rose, les garçons le bleu) du sexe physique. D’où le recours croissant à l’utilisation du terme « genre », par exemple pour dénoncer les « stéréotypes de genre ».

Ce qui n’existe pas : Mais il n’y a pas de « théorie » au sens idéologique ou scientifique du terme »

Si, Monsieur Laurent, la théorie du genre existe bien, et elle est bien loin de se réduire à la dénonciation des « stéréotypes de genre ».

Revenons donc, une fois de plus, aux textes :

Car la preuve nous en est donnée par les textes mêmes, ceux des représentants emblématiques des « gender studies » comme Judith Butler, autant que ceux de leurs commentateurs comme Éric Fassin (on se demande donc bien pour quelle raison ce dernier, après avoir maintes fois parlé du « genre » comme « théorie » se range maintenant dans le rang de ceux qui récusent ce qualificatif. Cf. à propos de cela ma réflexion sur « l’entrisme » dans le post précédent sur le sujet : « À propos de la théorie du genre 5 ».

Ces auteurs seraient-ils donc à ranger parmi les infâmes détracteurs des « gender studies » et propagateurs de  la « désinformation réactionnaires« , se demande encore Stultitia ?

Car les références sont imparables.

Commençons donc par le préfacier et défenseur bien connu du « genre » Éric Fassin :

« Trouble dans le genre propose le versant théorique de cette déconstruction historique du sexe. » Judith Butler, Trouble dans le genre, Le féminisme et la subversion de l’identité, La Découverte, Paris 2005, Préface d’Eric Fassin, p. 9.

 

« D’un autre côté, la philosophe [Judith Butler] semble proposer une théorie générale du genre, indépendamment des contextes historiques où il se déploie. Or le « trouble » est-il véritablement constitutif du genre, toujours et partout ? Ne peut-on pas plutôt imaginer que la politisation des questions sexuelles parcourant des pays qui se veulent « démocratiques » implique une emprise différente (et peut-être moindre) des normes -davantage explicitées dans les débats publics, et donc moins transparentes ? Bref, si nous pouvons entendre désormais le discours de Judith Butler, c’est peut-être qu’elle dit ce qui est en train de se passer dans nos sociétés ». Id. ibid., p. 18.

 

« Le sous-titre original l’indique clairement: il s’agit de penser ensemble le « féminisme » et la « subversion de l’identité ».

Autrement dit, comment définir une politique féministe qui ne soit pas fondée sur l’identité féminine ? C’est l’occasion d’écarter d’emblée deux lectures qui manqueraient le sens même de l’œuvre. La première consisterait à nier le caractère politique de ce travail philosophique: en pratique, les sophistications théoriques de la déconstruction ne seraient-elles pas incompatibles avec la mobilisation militante ? Certains n’ont pas manqué d’iro­niser sur un radicalisme de la chaire, accusé d’un élitisme éloigné des réalités sociales. Or Judith Butler se donne « pour tâche poli­tique […] de montrer que la théorie n’est jamais simplement theoria, au sens de contemplation désengagée, qu’elle est pleine­ment politique».

La seconde reviendrait à occulter le féminisme de cette entre­prise, comme si la remise en cause des identités que résume le mot queer devait nécessairement reléguer dans quelque préhis­toire politique le mouvement des femmes -comme si la ques­tion gaie et lesbienne devait dépasser la question féministe. Or, pour sa part, Judith Butler ne se veut pas « postféministe », et sa critique du féminisme -elle y insiste encore dix ans plus tard dans sa seconde introduction -est une critique de l’intérieur : « Je ne dirais pas que je suis d’abord une féministe et ensuite une théoricienne queer. Je ne donnerais la priorité à aucune identification »

(id. ibid. p.8-9) [Le fait de se référer visiblement à la notion marxienne de praxis n’exonère aucunement cette approche de son aspect théorique d’ailleurs ouvertement affirmé].

 

– Pour ajouter maintenant quelques textes à ceux que j’ai déjà cité dans mes posts précédents, qui démontrent le caractère métaphysique des écrits de Judith Butler, en particulier leur dette envers les positions théoriques de Nietzsche et de Foucault :

« Cette brève esquisse du genre nous fournit un point d’entrée pour comprendre les raisons politiques pour lesquelles on subs­tantive le genre. L’institution d’une hétérosexualité obligatoire et naturalisée a pour condition nécessaire le genre et le régule comme un rapport binaire dans lequel le terme masculin se diffé­rencie d’un terme féminin, et dans lequel cette différenciation est réalisée à travers le désir hétérosexuel. L’acte de différencier les deux moments antagonistes dans le rapport binaire a pour effet de consolider l’un et l’autre terme, la cohérence interne du sexe, du genre et du désir propre à chacun.

Pour déstabiliser stratégiquement ce rapport binaire et la métaphysique de la substance qui le sous-tend, on doit présup­poser que les catégories « femelle » et « mâle », « femme » ct « homme » sont également produites dans ce cadre binaire. Fou­cault souscrit implicitement à ce genre d’explication. Dans le chapitre qui conclut Ie premier volume de l’ Histoire de la sexua­lité et dans sa brève mais mémorable introduction à Herculine Barbin dite Alexina B., Foucault suggère que la catégorie de sexe est elle-même construite par un régime de sexualité histori­quement singulier et ce avant toute catégorisation de la différence sexuelle ». Id. ibid. p. 93

 

« Voyez par exemple tout ce qui sépare la position de Irigaray de celle de Foucault: à en croire la première, il n’y a qu’un seul sexe, le sexe masculin, qui s’élabore lui-même en produisant l’« Autre » ; le second considère quant à lui que la catégorie de sexe, qu’elle soit masculine ou féminine, est produite par une économie régula­trice diffuse de la sexualité. Ou encore l’argument de Wittig selon lequel la catégorie de sexe est, dans les conditions de l’hétérosexualité obligatoire, toujours féminine (le masculin restant non marqué et donc synonyme d’« universel »). Mais para­doxalement, Wittig rejoint Foucault lorsqu’elle affirme que la catégorie même de sexe disparaîtrait, voire ,l’évanouirait, si l ‘hégémonie hétérosexuelle était perturbée et renversée.

Les modèles explicatifs présentés ici proposent des façons très différentes de comprendre la catégorie de sexe selon la manière dont le champ du pouvoir est formé. Est-il possible de maintenir la complexité de ces champs de pouvoir et de penser d’un même mouvement à leurs capacités productives ? Dans la théorie de la différence sexuelle de Irigaray, les femmes ne peu­vent jamais, semble-t-il, être comprises sur le modèle d’un « sujet » tel qu’on a l’habitude de le voir dans les systèmes de représentation propres à la culture occidentale, précisément parce qu’elles constituent le fétiche de la représentation, et donc l’irreprésentable en tant que tel. Les femmes ne peuvent jamais « être » selon cette ontologie des substances, précisément parce qu’elles sont la relation de différence, l’exclu, ce par quoi un tel domaine est lui-même circonscrit. Les femmes sont aussi une « différence » qui ne peut pas être comprise comme la simple négation ou l’ « Autre » du sujet toujours déjà masculin. Comme on l’a vu plus tôt, les femmes ne sont ni le sujet ni son Autre, mais une différence dans l’économie de l’opposition binaire, elle-même une ruse pour une élaboration monologique du masculin.

Ceci dit, toutes ces positions partagent fondamentalement l’idée essentielle que le sexe apparaît dans le langage hégémo­nique comme une substance, comme un être identique à Iui-même sur le plan métaphysique. » Id. ibid. p.86

 

« Pour démontrer que les catégories fondamentales de sexe, de genre et de désir sont les effets d’une certaine formation du pou­voir, il faut recourir à une forme d’analyse critique que Fou­cault, à la suite de Nietzsche, a nommée « généalogie ». Une critique de type généalogique ne cherche absolument pas à trouver les origines du genre, la vérité cachée du désir féminin, ni une identité sexuelle originelle ou authentique si bien réprimée qu’on ne la verrait plus. Faire une « généalogie » implique plutôt de chercher à comprendre les enjeux politiques qu’il y a à dési­gner ces catégories de l’identité comme si elles étaient leurs propres origine et cause alors qu’elles sont en fait les effets d’ins­titutions, de pratiques, de discours provenant de lieux multiples et diffus. La tâche de cette réflexion est de se dé-centrer -et de déstabiliser -de telles instances de définition: le phallogocentrisme et l’hétérosexualité obligatoire.

Si le genre et son analyse en termes de rapport se trouvent au cœur de cette réflexion, c’est précisément parce que la notion de « féminin » se trouve déstabilisée, que sa signification est aussi trouble et instable que « la femme » -deux notions qui ne pren­nent tout leur sens, un sens trouble, que l’une en fonction de l’autre. En outre, il n’est plus aussi évident que la théorie féministe doive essayer de résoudre les questions de l’identité première pour pouvoir se mettre à faire de la politique »… » Id. ibid. p.53-54.

 

« (…) Illusions sur l’ « Être » et la « Substance » fortes de la conviction que la forme grammaticale du sujet et du prédicat reflétait la réa­lité ontologique préexistante de la substance et de l’attribut. Ces constructions, nous dit Haar, sont des astuces philosophiques qui permettent de réaliser la simplicité, l’ordre et l’identité. Pourtant, il est absolument impossible de dire qu’ils dévoilent ou représentent le véritable ordre des choses. Cette critique nietzschéenne sert notre propos, si on peut l’appliquer à des catégories psychologiques qui gouvernent le plus souvent la pensée populaire et théorique sur l’identité de genre. Selon Haar, la critique de la métaphysique de la substance implique une critique de l’idée même de la personne psychologique en tant que substance :

‘’La destruction de la logique par la reconstitution de sa généalogie emporte avec elle les catégories psychologiques fondées sur cette même logique. Toutes les catégories psychologiques (le moi, l’individu, la personne) viennent de l’illusion de l’identité de substance. Or à la base, cette illusion renvoie à une superstition qui trompe non seule­ment le sens commun mais aussi les philosophes: c’est la croyance aveugle dans le langage, et plus précisément, dans la vérité des catégories grammaticales. C’est la grammaire (la structure sujet-prédicat) qui a inspiré à Descartes la certitude que le « je » était le sujet de « penser », alors que ce sont plutôt les pensées qui viennent à « moi » : au fond, la foi dans la grammaire exprime tout simplement la volonté d’être la « cause » de ses pensées. Le sujet, le soi, l’individu sont autant de concepts fallacieux, puisqu’ils transforment en substances des unités fictives qui, au départ, n’ont qu’une réalité linguistique « .

Wittig émet une autre forme de critique en montrant que les personnes ne peuvent pas être signifiées dans le langage indépen­damment de la marque du genre. Elle fait une analyse politique de la grammaire du genre en français. Selon Wittig, le genre ne fait pas que désigner des personnes, les « qualifier » si l’on peut dire; il constitue aussi un schème conceptuel par lequel la bina­rité du genre devient universelle. » Id. ibid. p. 90.

Etc… etc… etc…

A propos de la théorie du genre (5). Les « repères fondateurs entre les sexes ».

Je rajoute ce petit commentaire d’un article de Christian Flavigny, que je n’ai pas pu insérer en totalité dans la rubrique « réactions ».

http://abonnes.lemonde.fr/idees/article/2014/02/14/l-enfant-n-est-pas-un-adulte-en-miniature_4366990_3232.html

Enfin un peu de bon sens… Merci Mr. Flavigny !

Mais il faudrait compléter. Lorsque vous dites : « Certes, induire ce trouble n’est l’intention ni des auteurs ni du Centre national de documentation pédagogique » (…).

C’est sans doute vrai, et on ne peut mettre en doute leur sincérité.

Mais il faut tout de même ajouter que c’est bien le but délibéré de livres tels que celui de Judith Butler (préfacé par Éric Fassin…), dont le titre « Trouble dans le genre » et le sous-titre : « le féminisme et la subversion de l’identité » ne laissent subsister aucun doute à ce sujet.

Entre bien d’autres références à venir :

http://www.osezlefeminisme.fr/article/eric-fassin-denaturaliser-l-ordre-des-choses

« Dans les années 2000, avec la parité, les choses bougent : l’affichage de l’égalité entre les sexes comme signe de modernité démocratique légitime quelque peu les études de genre. Les nouveaux programmes de SVT montrent que ce début de reconnaissance institutionnelle atteint l’enseignement secondaire ; en outre, il s’agit des sciences de la nature, et pas seulement humaines :même la nature est (enfin) dénaturalisée (…).

Si l’ordre des choses est un ordre naturel, alors, ce qui est doit être. Pour lutter contre cette (fausse) évidence, qui donne aux inégalités une apparence de nécessité, un travail de rupture doit être mené. (…) On prend aujourd’hui conscience que même l’ordre des corps, des sexes et des sexualités n’est pas fondé en nature : c’est l’extension du domaine démocratique aux questions sexuelles ».

 

Le fait de persévérer à présenter alors une métaphysique de la « dénaturalisation de la nature » (car ni le « naturalisme essentialiste », ni la « dénaturalisation » ne peuvent se revendiquer de « l’évidence » cf. posts précédents) comme de simples « études » et non comme la « théorie » de la subversion de l’identité qu’elle constitue de façon explicite contribue à cet entrisme des « théories du genre » dans des projets pédagogiques certes bien intentionnés, mais tout de même un peu naïfs.

À propos de la théorie du genre (4). Encore des précisions terminologiques !

Texte étonnant, une fois encore, à propos du « genre », que cette pétition :

http://www.lemonde.fr/idees/article/2014/02/12/non-a-la-manipulation-des-sciences-sociales_4364763_3232.html

Étonnant, parce que, alors qu’il est question « d’études de genre », pas un seul mot prononcé ne fait écho à la pensée de certaines et certains des « studieuses » et « studieux » qui ont fondé les dites études (puisque parler des « théoricien(ne)s » du genre semble devoir faire désormais entrer dans la catégorie des propagateurs de la « désinformation réactionnaire ». On parle bien pourtant des théories darwiniennes et de celle de la relativité, mais sans doute est-ce par obscurantisme réactionnaire…) ; « studieuses » et « studieux » dont il était question dans mon avant dernier post, en particulier Judith Butler, Monique Wittig ou Éric Fassin.

Or il faudrait tout de même avoir un minimum de respect pour les idées de ces « studieuses » et « studieux » :

Quand on dit :

« la question est de savoir en revanche comment cette différence biologique sert d’argument pour légitimer des inégalités de tous ordres au détriment essentiellement des femmes. »,

ou encore :

« ils ont notamment montré que cette différence biologique sert dans nos sociétés, y compris prétendument développées et éclairées, de justification magique à un certain nombre de discriminations : les femmes participent moins à la vie publique ou politique, elles bénéficient d’une moindre reconnaissance professionnelle dans les déroulements des carrières, elles touchent des salaires inférieurs pour le même travail, elles accomplissent la plus grande part des tâches domestiques (cuisine, ménage, courses, soins aux enfants ou aux personnes âgées)… »

On parle sans plus de ce que, depuis bien des lustres, on nomme « discrimination ».

Et, depuis bien des lustres, avec tant d’autres, j’ai la prétention de lutter contre de telles discriminations, en m’appuyant entre autres, moi aussi, sur la « tradition des lumières ».

Mais le but d’une partie importante et paradigmatique des « gender studies », et des « studieux » et « studieuses » qui en constituent les références principales, si toutefois on fait l’effort de lire leurs textes, n’est pas simplement de dénoncer de telles discriminations, ce qui était en outre fait bien longtemps avant eux.

L’un des buts explicites, comme je l’ai montré dans mon post, et c’est bien celui qui a spécifié un courant important des « études de genres » par rapport aux « études sur la discrimination entre les sexes » qui ne les ont pas attendues, est de :

« repenser les catégories du genre en dehors de la métaphysique de la substance » (J. Butler, Trouble dans le genre : pour un féminisme de la subversion, trad. Cynthia Kraus, préface d’Éric Fassin, La Découverte, Paris 2005, p. 96.),

Tout comme de déconstruire

« les illusions fondatrices de l’identité » (Trouble dans le genre, op. cit. p. 111).

Quelle que soit la manière dont on exprime ce genre de conviction.

Il faudrait donc commencer par respecter un minimum les idées essentielles des fondateurs de ces « gender studies ».

Et admettre qu’on est tout de même la plupart du temps bien loin de la simple critique, un peu pépère et ringarde, et que je partage pourtant – parce que je suis pépère et ringard, je l’assume – des discriminations sexuelles dont il est question dans la pétition.

(À moins de privilégier quelque exégèse « à la Dupanloup » (cf. là-dessus mon post : « Ne pas hurler avec les Dupanloup », dans les « archi archives de novembre 2013), tentation à laquelle, on le sait, aucune chapelle n’échappe).

Car autant je considère indispensable de lutter contre toutes les discriminations, autant je ne vois pas en quoi je devrais partager une théorie (oh ! pardon, une « étude »…), qui me propose, sur des bases métaphysiques que je récuse, de déconstruire et subvertir les identités sexuelles après les avoir considérées comme des « illusions ».

J’invite donc les auteurs et les signataires de cette pétition à approfondir un peu mieux l’étude de certains des principaux artisans des « gender studies », à se référer à leurs textes de façon plus exacte, ce qui permettrait de savoir de quoi on parle, ou du moins à préciser un peu mieux ce qu’ils en acceptent et ce qu’ils mettent en question.

Puisque pour le moment, le plus grand flou règne dans ce domaine.

On ne voit pas en quoi on peut mettre sur le même plan, par exemple, les revendications proprement métaphysiques de Judith Butler ou Éric Fassin et celles des « ABC de l’égalité ».

Et je leur propose, puisque rien dans le texte de la pétition ne fait allusion à autre chose, de revenir à la terminologie plus simple et plus consensuelle de la « lutte contre la discrimination » qui aurait l’avantage de lever bien des ambiguïtés et de désamorcer bien des querelles.

À moins que ce ne soit pas là le but recherché…

 

À propos de la théorie du genre (3). Pour prolonger la réflexion avec Bérénice Levet, Éric Fassin et Serge Hefez.

Quelques remarques à propos du « genre », puisque j’étais déjà intervenu sur le sujet (voir dans les « archives 2011 : « A propos de la théorie du genre » 1 et 2), en guise de commentaire au « 28 minutes » du 03/02.

On peut encore le voir sur :

http://tinyurl.com/le6oaje

« Théorie du genre » ou « études de genre » ? Une articulation à préciser d’urgence.

J’ai d’abord été satisfait de voir abordée une distinction dont le flou m’étonne depuis un moment, et à propos de laquelle je m’interroge.

Pourquoi, alors que la discussion de fond, on le verra, tourne autour de théories sur le genre, nous martèle-t-on à l’envi qu’il n’y a pas de « théorie du genre », mais des « études de genre » ?

Bien sûr, on peut faire des « études philosophiques » sur la liberté ou sur la conscience, mais il est impossible de nier qu’à moins de s’en tenir à une simple doxographie ou à un exposé purement informatif de positions, on sera rapidement rattrapé par la ou les théorie(s).

Je ne peux pas parler de liberté ou de conscience sans en venir nécessairement à me positionner en faveur de Descartes ou contre lui, en faveur de Nietzsche ou contre lui, etc. Mes derniers posts sont suffisamment explicites sur le sujet.

Il en va de même, bien évidemment, avec la question du genre. Comme le relèvent avec pertinence Bérénice Levet et Serge Hefez, il y a bien en jeu dans ces discussions ce qu’il faut appeler des théories construites, à forte portée philosophique, qui relèvent de l’interprétation, et non de simples constats dégagés de toute implication théorique.

Certes, les théories concernant le genre sont multiples et conflictuelles. Mais on ne peut nier que ce sont … des théories.

Lorsque Judith Butler affirme que :

« Repenser les catégories du genre en dehors de la métaphysique de la substance est un défi à relever à la lumière de ce que Nietzsche notait dans La Généalogie de la morale : à savoir qu’il n’y a point d’ »être » caché derrière l’acte, l’effet et le devenir ». (Trouble dans le genre : pour un féminisme de la subversion, trad. Cynthia Kraus, La Découverte, Paris 2005, p. 96.), on se trouve au cœur d’une approche qu’il faut réinsérer dans son arrière-fond théorique, ici une approche de la question du sujet qui se caractérise par l’affirmation d’un devenir sans substance, dont nous avons vu dans nos réflexions précédentes qu’elle est fondamentale dans l’approche nietzschéenne de la subjectivité (cf. les posts sur Spinoza, Nietzsche et Marx à propos de Michel Onfray).

Il s’agit, très explicitement, du refus d’une théorie de « l’ontologie du sujet », qui se fonde sur un modèle métaphysique bien défini :

« dire que le corps genré est performatif veut dire qu’il n’a pas de statut ontologique indépendamment des différents actes qui constituent sa réalité » (Trouble dans le genre, op. cit. p. 259).

Une telle théorie de la « désontologisation du sujet » entraînant de façon tout-à-fait logique, une affirmation elle aussi théorique de la nécessité de sa « libération » :

Celle-ci considérera comme nécessaire de « perturber l’ordre du genre, non par le biais de stratégies figurant un utopique au-delà, mais en mobilisant, en déstabilisant et en faisant proliférer de manière subversive ces catégories qui sont précisément constitutives du genre et qui visent à le maintenir en place en accréditant les illusions fondatrices de l’identité » (Trouble dans le genre, op. cit. p. 111).

La théorie « butlérienne » du genre (même si elle a pu évoluer, en tout cas c’est bien à celle-ci que Mr. Fassin a consacré sa préface de l’édition française de « Trouble dans le genre ») est donc l’un des héritages (revendiqués) de la théorie nietzschéenne de la subjectivité, par l’intermédiaire bien sûr d’autres élaborations théoriques des héritiers de Nietzsche, en particulier Michel Foucault.

Il est donc impossible de nier une telle généalogie théorique.

Pour savoir s’il faut parler de « théorie du genre » ou « d’études de genre », il importe alors dans un premier temps d’opérer quelques clarifications :

Si on veut conserver au terme « genre » une acception scientifique légitime permettant de parler « d’études de genre », il est nécessaire de lui maintenir un caractère purement descriptif et observationnel, qui correspond à l’appréhension et à la désignation, à travers le champ de la psychologie, de l’anthropologie ou de la sociologie, d’une réalité humaine problématique faite de l’intrication complexe des facteurs biologiques et des facteurs culturels dans la genèse des individus ; il s’agit de constater que, comme le disait avec pertinence Serge Hefez, « être mâle ou femelle est un fait de nature. Être homme ou femme est un fait de culture », en intégrant bien évidemment à cette idée de culture la dimension de normativité et de contrainte qui en est constitutive.

Mais ce constat lui-même ne peut pas ne pas susciter l’interprétation théorique : car une fois opéré, il ouvre à des « théories du genre » (là encore, la remarque de Serge Hefez est pertinente lorsqu’il dit que chacun applique sa propre théorie). Tout comme le fait de constater en sociologie l’existence de classes ou de groupes sociaux peut être interprété dans le cadre de modèles théoriques différents, marxistes, libéraux, etc..

Et c’est à ce niveau qu’on va en effet rencontrer bien sûr l’interprétation théorique de Mme Wittig, Mme Butler ou Mr. Fassin, mais aussi, parmi bien d’autres, celle à laquelle j’avais fait allusion, de Pascal Picq lorsqu’il déclare, à propos de théories qui jettent le « trouble » sur le caractère déterminant des facteurs biologiques :

« C’est là qu’une partie des sciences humaines pose problème. En raison d’un antibiologisme radical, elles refusent cette réalité biologique qui fait que nous sommes dans le groupe des espèces les plus déterminées biologiquement pour (sic. mais sans doute faut-il lire « par » plutôt que « pour ») le sexe. C’est inepte d’un point de vue scientifique, stupide d’un point de vue philosophique et ouvert à toutes les idéologies » (Le Monde du 4/5 09/2011).

http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/09/03/le-sexe-n-est-pas-que-construction_1567378_3232.html

Ou encore celle d’Axel Kahn :

« Revenons sur cette affirmation féministe, que je crois fausse, selon laquelle le genre précède et domine le sexe. Bien entendu, à considérer l’objectivation du corps de l’homme, conquérant, dominateur, et du corps de la femme qu’il convient pour l’homme de posséder et faire jouir, on ne peut qu’admettre qu’il s’agit là d’une construction mentale collective aux racines symboliques, sociales et culturelles, construction qui se surimpressionne sur le sexe biologique. Il en va de même avec l’essentiel des spécificités alléguées des manières d’être masculines et féminines dans la vie intellectuelle publique et familiale.
Mais de là à affirmer que la différenciation sexuelle serait un épiphénomène sans aucune influence réelle sur le psychisme des comportements, il y a un saut qu’il ne faut pas faire. On comprend le pouvoir et la justification militante d’une telle position, elle n’est cependant pas crédible. En tant que mammifères, nous sommes mâles et femelles, avons aussi hérité de certains déterminismes biologiques, même si nous avons la capacité de nous les approprier, de les humaniser.

(…) Je crois que le pouvoir militant du slogan l’emporte sur la qualité de l’analyse » (A. Kahn et C. Godin, L’homme, le Bien, le Mal, Hachette Pluriel 2008, p. 367-368).

Conflit d’interprétation, sans doute, mais en tout cas conflit de théories.

Pourquoi alors refuser avec tant de force ce qualificatif de « théorique » ?

Est-ce par simple modestie ? Mais on comprend mal alors pourquoi elle s’accompagnerait d’un tel désir d’expansion au champ de l’enseignement scolaire, avec les questions épistémologiques que cela soulève (cf. son apparition dans les manuels de SVT en 2011. Voir mon post à ce sujet « À propos de la théorie du genre »), etc.

Mais peut-être nous trouvons nous plutôt dans le cas de figure qu’on a rencontré chez Mr. Onfray, lorsqu’il critique les « mythologies », étant bien entendu que lui-même est « au-dessus de tout ça » (cf. mon post «Des mythes, des croyances, et de Mr. Onfray qui est au-dessus de tout ça »).

Dans mon post d’il y a deux ans, je citais Irène Jami déclarant que le genre « n’est pas une théorie , c’est un concept scientifique » (« La fabrique de l’histoire », France Culture, 09/09/2011).

Soit.

Le genre étant restreint à un « concept scientifique » dégagé de toute approche interprétative, on ne voit pas en effet ce qui pourrait permettre de mettre en doute des « études de genre », scientifiques, bien entendu, lorsqu’elles vont nous présenter, mêlées à des approches constatives, d’autres approches qui en réalité relèvent de l’interprétation, et qui constituent une théorie philosophique précise fondée, par exemple, comme nous l’avons vu, sur la désontologisation du sujet.

Il y a là une dissimulation classique du facteur interprétatif sous couvert de la science, « abus de faiblesse » qui profite de l’absence de formation philosophique de la plupart d’entre nous.

Tout comme le créationniste nous présente donc une théorie religieuse comme étant un constat scientifique, ou tout comme nos bons scientistes nous présentaient – ou continuent encore à nous présenter – l’athéisme comme une donnée de la science. Les uns comme les autres « oubliant » au passage qu’il s’agit dans les deux cas de positionnements métaphysiques.

Ou donc tout comme Mr. Onfray nous présente son nietzschéisme hédoniste comme une évidence au-dessus de toutes les mythologies et de toutes les interprétations métaphysiques.

Et le tour est joué !

Car ce qui étonne et interroge est le fait que ceux qui revendiquent le plus fort l’expression neutre « d’études de genre » sont ceux qui ont tendance à oublier (ou à vouloir faire oublier ? On peut donc se le demander…), le caractère théorique de leur approche.

Il serait tout de même difficile de la part de Mr. Fassin, par exemple, de prétendre à une approche « non théorique » du genre…

Lorsque Mme Levet le cite affirmant « qu’être un homme et une femme est un fait de culture et non de nature », il s’agit là d’une interprétation, certes légitime, mais qui se positionne dans un débat – qui est loin d’être clos – en fonction d’une théorie précise.

Il faut donc bien reconnaître que cette curieuse réticence terminologique peut susciter le soupçon, quand on se souvient par exemple combien, pour les marxistes, les « études historiques » ne relevaient aucunement de l’interprétation ni de la théorie, mais du constat scientifique, etc.

Le processus peut donc à juste raison apparaître comme une de ces vieilles recettes idéologiques qui incitent à la prudence.

Et celle-ci doit commencer par une exigence de clarification terminologique : quelles sont les raisons pour lesquelles certains se refusent à reconnaître une approche théorique de la question du genre ? Sont-elles occultes, ou bien peut-on en rendre compte, et de quelle manière ?

Essentialisme ou constructivisme ?

La référence au rapport entre nature et culture, très présente dans le débat, nous amène à une autre strate de l’archéologie théorique de la question des genres qu’il convient d’interroger, et qui se conjugue avec la strate nietzschéenne et foucaldienne à laquelle se réfèrent Mme Butler et Mr. Fassin.

On pourrait l’appeler la strate Sartre-Beauvoir.

Ici, la question sera de savoir quelle place il convient d’accorder à la nature, ou à l’essence (au sens de ce qui définirait une nature humaine), dans la réalité humaine, et en particulier en ce qui concerne le fondement de la norme.

Et on retrouvera des positions classiques, quoique sans doute caricaturales, l’une qui soutiendra que l’essence détermine l’existence, l’autre, selon la formule bien connue, que c’est « l’existence qui précède l’essence ».

De quoi s’agit-il ici ?

Simplement de savoir si l’humanité, et de façon concrète la féminité et la masculinité, sont inscrites dans une nature ou une « essence » qui fait qu’elles seront nécessairement les déterminants de mon existence (c’est la nature qui me fait homme ou femme, je n’y suis pour rien et je n’y peux rien) mais aussi les fondements de la norme, celle qui fera que la Loi respectera le principe de l’identité sexuelle biologique et de l’hétérosexualité comme modèle, norme « naturelle » de la sexualité ;

Ou bien si, « l’existence précédant l’essence », on est en droit de penser que ce n’est pas la nature qui doit m’intimer l’ordre d’être homme ou femme, mais qu’il s’agit là de possibles –  au même titre que la sexualité qui en découlera – qui sont soumis, d’une part à mon choix, d’autre part (et c’est là que Sartre et Simone de Beauvoir rencontrent Nietzsche et Foucault, et encore Bourdieu) à l’imposition violente d’une norme qui conditionne les individus en fonction de critères (éthiques, politiques…) qui n’ont rien de « naturels », mais qui se présentent comme tels afin de justifier de façon abusive une légitimité qu’ils ne peuvent avoir. (On peut nommer cette thèse « constructiviste », dans la mesure où dans ce cas, l’être humain ne se reçoit pas lui-même, ni ses normes, de la nature, mais se construit et les construit).

On se rend compte que la théorisation des « études de genre » va se partager en bonne partie entre ces deux tendances.

La position de Mme Butler (du moins au temps de « Trouble dans le genre ») et de Mr. Fassin étant bien sûr proche de la deuxième thèse exprimée.

Là encore, Mr. Hefez a une belle formule, lorsqu’il se demande si les normes sont données de l’extérieur par une transcendance (il parle ici de Dieu, mais on pourrait aussi parler de la nature et encore de l’altérité, nous y reviendrons…) ou bien si nous les déconstruisons et les reconstruisons à notre guise.

On le voit, la question est loin d’être facile, et on peut tout d’abord regretter qu’elle soit ordinairement traitée (ou évitée) de façon péremptoire et idéologique par la criminalisation systématique de l’une ou l’autre interprétation.

Le spectacle affligeant de manifestations rivales (ou de quelques gourous médiatiques) qui s’envoient des invectives à la tête sur le fond d’un problème philosophique aussi délicat incite certes à prôner un peu plus de réflexion (et donc de temps) lorsque des décisions en relation à ces questions doivent être prises.

« Quand tu hésites entre deux solutions, choisis la troisième ».

Dit un proverbe qu’apprécie particulièrement Stultitia.

Peut-être pourrait-on alors penser qu’une telle opposition n’est pas très opératoire, et qu’elle demande à être surmontée.

En effet, pour ce qui est de «l’essentialisme » d’une « sacralisation » ou du moins une « sanctuarisation » de la « nature » (qui n’est pas forcément le fait que d’un conservatisme de droite puisqu’on peut la rencontrer dans certaines sensibilités écologistes), il serait facile de montrer combien, depuis Aristote et sa justification de l’esclavage et de l’infériorité de la femme par une institution « naturelle », et la reprise durable de telles théories dans la normativité éthique et politique de l’occident chrétien et musulman, jusqu’aux mots d’ordre de « Jour de colère », on fait peu de cas de ce qui apparaît tout de même, y compris pour bien des religions, comme la qualité la plus spécifique de l’espèce humaine, la liberté et la créativité de cet être « à l’image indistincte » :

« Je ne t’ai donné ni place déterminée, ni visage propre, ni don particulier, ô Adam, afin que ta place, ton visage et tes dons, tu les veuilles, les conquières et les possèdes par toi-même. La nature enferme d’autres espèces en des lois par moi établies. Mais toi, que ne limite aucune borne, par ton propre arbitre, entre les mains duquel je t’ai placé, tu te définis toi-même ».

fait dire à son Dieu Pic de la Mirandole (De dignitate hominis – Sur la dignité de l’homme-, dans: Œuvres philosophiques, trad. O. Boulnois et G. Tognon, PUF, Paris  2001, p. 5-7).

On ne voit donc pas en quoi on pourrait juger illégitimes un effort de « déconstruction généalogique » de tels alibis essentialistes ou naturalistes (même si on peut, me semble-t-il, émettre des réserves justifiées face à certaines entreprises de type nietzschéen, cf. posts sur Spinoza, Nietzsche et Marx à propos de M. Onfray).

Car l’autonomie, la capacité de se donner à soi-même ses propres lois, paraît être indissociable de l’essence même et de la dignité de l’être humain, comme nous le dit, entre bien d’autres, Pic de la Mirandole.

Maintenant, on est tout de même en droit de se demander si cette revendication légitime d’autonomie ne s’inscrit pas nécessairement sur le fond d’une irréductible hétéronomie, dans laquelle l’altérité (qu’on l’écrive avec un petit « a », ou, pour certains, avec un grand « A ») doit continuer à jouer un rôle régulateur.

Altérité qui se manifeste à nous à travers un certain nombre de données fondamentales (« données », justement parce que nous ne pouvons pas en être l’origine), dont la différence sexuelle pourrait constituer un élément essentiel.

Affirmer que « l’existence précède l’essence », slogan qui est à l’arrière fond du « on ne naît pas femme, on le devient » de Simone de Beauvoir (sous son double aspect de constat socio-politique et de revendication féministe), possède tout de même une tonalité nettement rhétorique.

Le « tu te définis toi-même » de Pic de la Mirandole pas plus que le « ce que je fais de ce qu’on a fait de moi » de Sartre ne permettra à un être humain sans définition préalable de se vouloir raton laveur ou aigle royal. On peut bien contester « l’essence » ou la « nature », mais il est tout de même difficile de refuser ce qu’on peut alors nommer une « condition humaine », et la forme sexuée sous laquelle nous en faisons l’expérience.

Si notre enracinement, individuel ou collectif, dans la nature (cf. la problématique écologique) n’est pas la prison qu’en font les essentialistes, il semble difficile de ne pas le considérer comme une référence fondatrice, qu’il paraît dangereux d’oublier sous peine de « Meilleur des mondes ». Y compris en ce qui concerne le fait de la différence sexuelle.

Confer, parmi bien d’autres, les positions étonnantes de Marcela Yacub (qui, en passant, a co-signé certains ouvrages avec Éric Fassin) sur le progrès apporté par l’utérus artificiel dans la libération de la femme : « Fini la contraception, l’avortement, les restrictions pendant la grossesse, les différences entre les hommes et les femmes à l’égard de cet acte toujours exorbitant de faire naître » (…) « Ne s’agit-il pas de la dernière étape de la libération des femmes des servitudes liées à l’enfantement ? », etc.

http://www.liberation.fr/tribune/2005/03/29/l-uterus-artificiel-contre-la-naissance-sacrificielle_514577

Le travail complexe de l’élaboration de la norme, dont on ne voit pas en fonction de quel  a priori quelque peu infantile il devrait être conçu comme « violence » plus que comme libération, devra alors prendre en compte à la fois la revendication d’autonomie et l’existence de certaines bornes – certes à préciser – dues à notre insertion dans une irréductible hétéronomie et une finitude qui nous sont signifiées en particulier par notre corps comme par le corps d’autrui (cf. mon post « Un rein sinon rien », sur la question du commerce d’organes).

La fin du « 28 minutes » a été en partie gâché par un échange bien faible concernant la question de l’égalité femme-homme.

Une fois de plus, la question de l’égalité a été confondue (comme dans nos chères classes de terminale…) avec celle de la similitude.

N’est-il pas grand temps d’intégrer qu’on peut être égaux en étant différents ? On ne voit pas en quoi la revendication d’égalité entre noirs et blancs devrait impliquer le fait de changer de couleur ou de virer à l’universalité du gris…

Et on ne voit donc pas pourquoi on ne pourrait pas revendiquer un féminisme de la différence, qui, tout en critiquant la manipulation idéologique des stéréotypes du genre, ne viserait pas à dissoudre la masculinité et la féminité dans le fantasme ambigu de la neutralité, comme cela peut se constater par exemple en Suède, au point de susciter l’invention de nouveaux pronoms personnels.

http://fr.myeurop.info/2013/05/09/ni-homme-ni-femme-la-neutralite-sexuelle-fait-ecole-en-suede-8430

Certes, les « études de genre » ont pour effet positif d’attirer l’attention sur les 10 ou 20% de personnes qui sont « massacrées » du fait de la non reconnaissance de leur particularisme sexuel, ou de leur orientation non « conventionnelle », comme le souligne Serge Hefez.

Mais on ne voit pas non plus en quoi l’urgence de cette préoccupation devrait justifier une théorie ontologique qui édifierait en modèle le « trouble dans le genre ».

Laissons le dernier mot à la belle citation d’Hanna Arendt par Bérénice Levet (citation que je ne connais pas. Si quelqu’un pouvait avoir la gentillesse de me préciser la référence…) : « On naît femme, et on le devient ».

On le devient en se construisant, avec les normes socio-culturelles et contre elles, tout comme la masculinité doit se construire en permanence avec les normes socio-culturelles et contre leurs stéréotypes.

Afin de réaliser du mieux possible ce « donné » fécond et mystérieux de la différence sexuelle, qui fait de nous des êtres incarnés, et non de simples abstractions « théoriques ».