À Machiavel, Machiavel et demi. Réflexions sur l’ISF. Suivies de quelques remarques sur la légitimité démocratique à propos d’un article de P. Rosanvallon.

N’étant pas économiste, j’ai quelques scrupules à avancer une opinion concernant l’ISF.

Mais Stultitia me console : « Tu sais, sur le sujet, les économistes ne sont pas beaucoup plus autorisés que toi !»

Je me risque donc.

En reconnaissant tout d’abord que la question est complexe.

Et qu’il conviendrait donc peut-être en premier lieu de se garder des habituels jugements à l’emporte-pièce, slogans idéologiques divers du type « Président des riches », voire des « très riches » d’un côté, impôt destructeur  « de la compétitivité des entreprises et du retour des investissements » de l’autre, etc..

Bien qu’ayant déjà exposé ma position sur ce sujet, il me paraît indispensable de souligner cette complexité.

Les arguments contre l’ISF ont en effet une pertinence économique qui n’a que peu à voir avec les slogans habituels et les imprécations simplistes et manichéennes.

Lorsque Gilles Legendre entre autres (au cours du débat sur Fr2 suivant l’allocution du Président du 10/12) rappelle que les 40 ans de son existence n’ont apporté aucune amélioration à la situation économique française ni à celle de l’emploi, on est bien obligé de le reconnaître.

De même, lorsque Philippe Manière signale qu’il est bien difficile de fournir en faveur de l’ISF une justification chiffrée – du simple fait que le nombre important de ceux qui s’expatrient pour raisons fiscales n’apparaît pas, par définition, sur les écrans des statistiques – il est difficile de lui donner tort.

On pourrait encore mentionner les analyses documentées de Frédéric Tristram, qui en soulignent le caractère économiquement anecdotique, voire insignifiant.

Un argument légitime, repris à Machiavel, pourrait ainsi synthétiser l’ensemble de ces approches :

« Être en faveur de l’ISF relève en définitive essentiellement d’une conviction morale. Or la morale – en l’occurrence assurer plus d’équité en prenant aux riches pour redistribuer à ceux qui sont dans le besoin – n’a rien à faire en économie et en politique. Le politique s’occupe du bien commun et non de morale. Et si le bien commun exige de favoriser les riches pour qu’ils développent des investissements créateurs de croissance et d’emplois qui améliorent le pouvoir d’achat et le bien-être de tous, alors il faut le faire ».

On comprend donc le bien-fondé possible – et respectable – des arguments contre l’ISF. Ils peuvent venir d’analystes sincèrement préoccupés du bien commun et non nécessairement de méchants capitalistes affameurs du peuple qui ne rêvent que de s’en mettre plein les poches.

Ayant souvent manifesté mon admiration pour Machiavel, je suis sensible à la pertinence de l’argument.

Il est en effet indubitable – notre florentin l’a montré – que l’éthique, pour lui réelle, du politique a sa spécificité. Qu’elle ne coïncide pas nécessairement avec la morale commune, et qu’elle n’a pas à le faire, sous peine de bien des déboires.

Mais en dépit de son bien-fondé, et peut-être même – qui sait ? – de sa vérité, il est un point que cet argumentaire contre l’ISF n’aborde pas.

Un point qui relève pourtant lui aussi de la pensée de Machiavel.

Car, je l’ai souvent rappelé, celui-ci est familier de ce qu’on nomme désormais en théorie de la décision la « stratégie du maximin ». Cela veut dire que dans les situations d’incertitude, c’est le choix de la « meilleure pire conséquence » qui se révèle rationnel.

Or, il est aisé de s’en rendre compte, devant la question de l’ISF, nous sommes bien en situation d’incertitude.

Il n’est qu’à constater qu’aux arguments pertinents évoqués ci-dessus, on peut opposer une série d’arguments au moins aussi pertinents en faveur de l’ISF, que j’ai évoqués dans mes post précédents, en particulier ceux de M. Rocard ou Th. Piketty.

Il faut donc reconnaître que dans la situation d’incertitude politique et économique dans laquelle nous nous trouvons, et compte tenu du fait de l‘impossibilité d’avoir une vision claire et consensuelle de ce que pourraient être les bénéfices éventuels de la suppression de l’ISF pour la vitalité économique et la restauration de l’emploi dans notre pays, la solution la plus rationnelle aurait été sa conservation, du moins jusqu’à preuve mieux attestée de son inutilité.

D’un point de vue économique peut-être, mais surtout d’un point de vue purement politique et symbolique, cela aurait été en plein accord avec une approche authentiquement machiavélienne qui aurait en l’occurrence évité quelques déboires…

Car si l’on veut faire du Machiavel, encore faut-il aller jusqu’au bout.

À la décharge du gouvernement, on sait que cette suppression a été en partie compensée par l’IFI (Impôt sur la fortune immobilière). Et la décision de taxer la fortune « immobile » plutôt que celle qui peut participer de façon dynamique à l’investissement est sans doute pertinente. Elle va incontestablement dans le bon sens et pourrait faire avantageusement école au niveau européen.

Car en quoi le poncif qui consiste à répéter que la France étant le seul pays d’Europe à imposer la fortune il faudrait supprimer cet impôt empêcherait-il  de penser au contraire que d’autres pays gagneraient à l’imiter ?

Mais instaurer de telles mesures sans que soient mises en place des instances propres à évaluer rigoureusement leur application, sans vérifier que les capitaux libérés par le passage de l’ISF à l’IFI participent effectivement à l’économie témoigne d’une indiscutable légèreté…

Il faut être en effet bien bisounours pour penser que les riches vont spontanément investir pour le plus grand bien de la collectivité l’argent sauvé de l’impôt plutôt que dans quelque spéculation aussi stérile que rentable…

Et Machiavel n’a jamais prêché le bisounoursisme quand il s’agit de l’efficacité d’une stratégie politique ou économique.

Avec ou sans ISF, les réformes fiscales à venir devront s’en souvenir lorsqu’elles entreprendront d’accroître comme il se doit la contribution des plus fortunés à l’effort et au bien commun.

 

Si l’on n’y prend pas garde, c’est aussi une certaine dose de bisounoursisme qui risque de grever les nécessaires « épreuves permanentes de légitimation », ou la « démultiplication des formes de représentation » dont fait état Pierre Rosanvallon dans un article récent.

(…) Pourquoi la légitimité démocratique et électorale est-elle aussi contestée ?

La légitimité qui était électorale devient aussi morale. Ce n’est plus l’onction du suffrage universel qui peut seule conférer la légitimité politique, mais la qualité d’une action menée, la fidélité à une promesse. Cette légitimité-là est mise à l’épreuve en permanence. Or les dirigeants politiques, le président Emmanuel Macron en tête, se drapent dans des phrases du type : « j’ai été élu, donc je maintiens le cap et mon programme ».

Les représentants sont élus avec un si faible pourcentage aujourd’hui que leur légitimité de départ peut vite s’affaisser, et qu’il faut donc la renforcer par des épreuves permanentes de légitimation. L’onction électorale, il faut le rappeler, repose sur une fiction qui consiste à dire que la majorité exprime la volonté générale. Avec ces majorités courtes et un fort taux d’abstention, le pouvoir doit sans cesse relégitimer son « permis de gouverner », être évalué, contrôlé. Il faudrait aussi, comme on l’a dit, une démultiplication des formes de représentation. Cette révolte est le révélateur du nécessaire basculement des sociétés dans un nouvel âge du social et de l’action démocratique (…).

J’avais moi-même abondé en ce sens lors d’une recension avant même les présidentielles, d’un hors-série fort intéressant de l’Obs, intitulé « Démocratie et populisme ».

Nombre d’auteurs – dont P. Rosanvallon – y insistaient de façon prémonitoire sur l’urgence d’un renouvellement des modes de légitimation et de représentation.

Et l’un des apports positifs des Gilets jaunes a été de rappeler cette urgence.

Il ne faudrait cependant pas que des propositions pertinentes – telles que celles de rééquilibrer la représentation populaire au sein d’assemblées qui demeurent encore pour le moment les chasses gardées de classes sociales déterminées, voire de réhabiliter une désignation par tirage au sort rejoignant l’antique pratique athénienne soutenue par Jacques Rancière dans la revue citée ci-dessus – se voient perverties par un populisme un peu trop bisounours.

Ce pourrait être le cas en particulier du « référendum d’initiative citoyenne », qui figure dans de nombreuses propositions de Gilets jaunes et qui, comme les langues d’Ésope, peut être la meilleure ou la pire des choses.

Je me permets de reproduire ce que je disais dans le post mentionné ci-dessus :

J’en profite pour préciser un autre point: pourquoi ne pas avoir mentionné le référendum comme « outil » possible de la « rénovation démocratique » ?

Essentiellement, et c’est bien pour cela que Mme Le Pen compte l’utiliser, parce qu’il est là encore historiquement bien attesté qu’un tel outil fait partie de la panoplie classique de la démagogie et du populisme, et que, sous des formes diverses (« plébiscite » en particulier), il a servi a justifier des régimes autoritaires habiles à manipuler et exploiter l’affectif et l’émotionnel (« cf. « Césarisme », « Bonapartisme » – voir là dessus encore, toujours dans la même revue, l’article de Charles Giol, « Le spectre du césarisme », p. 52-54. On sait par exemple qu’un « référendum » proposé après quelque infanticide atroce aurait toutes les chances d’aboutir à la restauration de la peine de mort).

La constitution, sur la base du tirage au sort, d’assemblées populaires conviées à un exercice d’expertise et de délibération formé et informé a toutes les chances de se montrer beaucoup plus fiable que l’instrument ambigu du référendum (dont l’emploi peut être cependant conservé moyennant des protocoles précis et rigoureux).

De tels protocoles rigoureux doivent nécessairement encadrer les éventuels « référendums d’initiative populaire » ou « citoyenne », sous peine de voir la démocratie confisquée.

Car elle est indissociable de l’éducation et de l’information.

De telles « initiatives citoyennes » exigent en effet des citoyens formés et informés.

Pour ma part, j’irais même jusqu’à proposer un « brevet de citoyenneté » renouvelable.

Outre les connaissances classiques qui relèvent de l’ECJS scolaire (Éducation Civique Juridique et Sociale), il porterait sur quelques connaissances élémentaires pour qui veut tenir son rôle de citoyen.

Est-il possible en effet de faire des propositions politiques sérieuses et crédibles lorsqu’on ignore, par exemple, comme cela semble être le cas de beaucoup de ceux qui n’ont que le terme »ultralibéralisme » à la bouche, le coût de la dépense publique en France et ce qu’elle représente par rapport au PIB ? Ou celui des dépenses en protection sociale et transferts sociaux ?

Comment se fait-il que la plupart de celles et ceux qui stigmatisent « les patrons » ignorent généralement la réalité de l’entreprise française, constituée à 99,9% de PME, ou même le nombre d’entreprises en France et leur taille ?

Quid de la signification de « l’indice Gini », et du classement de la France par rapport à ces critères ?

etc. etc. etc.

Un petit test d’une vingtaine de questions bien ciblées pourrait permettre de participer de façon plus responsable et mieux informée au débat public.

Et peut-être, plus modestement, de savoir de quoi on parle.

Car la démocratie est une chose bien trop sérieuse et beaucoup trop fragile pour la laisser à l’ignorance et à la démagogie.

 

Ajout du 18/12:

Un article qui va dans le bon sens, en associant « référendum d’initiative citoyenne », et assemblée citoyenne tirée au sort et bénéficiant d’une formation spécifique, à laquelle serait soumis le contenu du référendum.

https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/12/18/gilets-jaunes-fonder-une-republique-a-la-hauteur-des-defis-du-xxie-siecle_5399064_3232.html

 

Ajout du 19/12:

Une remarquable synthèse, qui permet de penser et de travailler au delà des slogans:

https://www.la-croix.com/Economie/France/Le-modele-social-social-francais-systeme-efficace-fragile-2018-12-19-1200990679?from_univers=lacroix

« Un homme ça s’empêche ». Une femme aussi. De « l’affaire Asia Argento » et d’un bisounoursisme infantile qui, en confondant conviction et responsabilité entrave l’agir éthique et politique.

Au vu du nombre de commentaires qu’elle sucite, « L’affaire Asia Argento » semble émoustiller les esprits et risque fort de défrayer la chronique durant les quelques jours de vacance qui nous restent.

On pouvait pourtant s’attendre à quelque événement de ce genre.

Sauf à cultiver cette incorrigible propension à un bisounoursisme binaire qui, de façon récurrente, fausse notre approche de la « verità effettuale della cosa », selon les termes de Machiavel, pour lui substituer un manichéisme infantile.

En nous faisant décréter une fois pour toute quels sont les bons et quels sont les méchants, il nous empêche d’appréhender l’humain dans sa complexité, et donc d’envisager quelques remèdes possibles, éthiques et politiques, aptes à améliorer sa condition d’une façon qui ne relève pas du pur fantasme.

Cette disposition à l’infantilisme se développe pourtant à partir de constats qui se fondent sur une réalité indiscutable et sur la légitime indignation qu’elle suscite :

Car il y a bien une exploitation du faible par le puissant, du pauvre par le riche, du prolétaire par le capitaliste.

Il y a un racisme qui a instauré et qui instaure encore une discrimination entre les êtres humains.

Il y a un colonialisme qui a instauré et qui instaure encore, sous des formes diverses – néo-colonialisme, nationalismes, etc. – l’aliénation de peuples ou de minorités.

Il y a une homophobie qui a instauré et qui maintient un déni de reconnaissance et de droit envers des catégories de personnes.

Il y a un sexisme qui, à l’évidence, a historiquement institué et maintient une inégalité entre les sexes, inégalité qui s’accompagne d’oppression, d’humiliations, d’abus divers et d’injustices.

Tout cela relève du constat de fait, indéniable.

Et tout cela exige de notre éthique, de notre droit, de nos institutions politiques, qu’il y soit porté remède de la façon la plus efficace possible.

Et il faut savoir gré à Mme Argento d’avoir œuvré en ce sens.

 

Mais il semble aussi relever de l’indéniable constat de fait que l’humain, sous sa forme sexuée – homme et femme – demeure partout et en tous temps le même.

« Pensant pour ma part à la façon dont procèdent les choses, j’estime que le monde a toujours été pareil et que toujours il y a eu en lui autant de bien que de mal … », nous dit encore Machiavel (Discours sur la première décade de Tite Live, II, Avant-propos, Œuvres, Robert Laffont, Paris 1996, p. 292).

Pour rendre notre agir cohérent et opératoire, il ne suffit pas, à la manière du « partisan de l’éthique de conviction » dont nous parle M. Weber (Le savant et le politique, Plon 1959, 10/18, Paris 1993, p. 172-173) de ne se sentir « ‘’responsable’’ que de la nécessité de veiller sur la flamme de la pure doctrine afin qu’elle ne s’éteigne pas » (…) « Nous devons répondre des conséquences prévisibles de nos actes », en prenant en compte autant que possible la complexité de l’humain.

Il est donc bien sûr indispensable de remédier à l’exploitation du faible par le puissant. Cela n’est pas négociable. Mais il serait infantile de penser qu’une « société sans classe » ou autre paradis fantasmé mettra fin définitivement à l’exploitation et aux conflits. Cela relèverait de la pure conviction, et non de la responsabilité.

Il est indispensable de remédier à toute ségrégation raciste. Cela n’est pas négociable. Mais il serait infantile de penser qu’un noir, un jaune, un rouge, serait, en soi, meilleur qu’un blanc. Respecter le droit d’autrui doit inclure que cet autrui est tout simplement un humain, et non un idéal fantasmé. Le fait qu’un noir, un jaune, un rouge ou encore un migrant, quelle que soit sa couleur de peau, soit tout autant qu’un autre capable de délits ou de crimes n’entache en rien le droit (dont le droit d’asile) qui cherche à établir les normes auxquelles tous les humains doivent s’efforcer de rendre leur agir adéquat.

Il est indispensable de remédier à toute domination coloniale, néocoloniale, à tout déni du droit des minorités. Cela n’est pas négociable. Mais il serait infantile de penser qu’un être décolonisé serait par essence meilleur qu’un autre. Le droit inaliénable qu’a tout humain de ne pas être colonisé, s’il doit être fermement inscrit dans ces normes qui font l’honneur de l’humanité, ne changera pas pour autant le fait. On le sait, l’indispensable reconnaissance de leur droit légitime n’a pas été synonyme pour les peuples décolonisés d’un accès à un monde sans guerres ni violence.

Il est indispensable de remédier à toute discrimination homophobe. Cela n’est pas négociable. Mais il serait infantile de penser que les homosexuel.le.s seraient autre chose que des êtres humains comme les autres, avec leurs richesses et leurs faiblesses, et donc aussi avec leurs éventuelles limites et incohérences.

Pour en revenir à ce qui nous occupe, il est donc tout aussi indispensable de remédier à toute discrimination sexiste. Cela n’est pas négociable. Mais il serait tout aussi infantile de penser que les femmes ne sont pas des hommes comme les autres, et comme telles susceptibles de délits et de crimes, comme nous le rappelle peut-être (car la prudence s’impose face à l’emballement médiatique …) à son corps défendant Mme Argento.

On peut bien sûr regretter qu’il faille un début à ce genre de révélations, mais cela reste hélas de l’ordre du banal et du prévisible.

Mais une fois cette évidence reconnue, en quoi donc la nécessité et la légitimité des mouvements féministes dans leurs diverses expressions devraient-elles être mises en question par le comportement de certaines, comme voudraient nous le faire croire bien des commentaires ?

Les délits d’un africain ou d’un chinois n’invalident pas la lutte anti-raciste, ni les excès d’un homosexuel le combat contre l’homophobie.

Loin d’en remettre en cause les exigences, délits et crimes ne font que manifester notre faillibilité et notre difficulté à adhérer aux impératifs éthiques et aux normes juridiques dont nous percevons cependant la nécessité vitale.

Merci donc, Mme Argento, pour votre contribution à ce qui est et restera un incontestable progrès du droit des femmes.

Mais, vous le savez désormais, revendiquer et défendre le droit n’est pas suffisant.

Le droit est une structure formelle qui ne vit que par l’adhésion consciente et libre de personnes qui décident, au-delà de ce qui est, de faire être ce qui doit être.

Et c’est là que vous avez failli. Car, comme le disait Camus par la voix de son père (Le premier Homme, Folio, p. 78) : « Un homme, ça s’empêche. Voilà ce qu’est un homme, ou sinon… ».

Une femme aussi. Une femme aussi doit savoir « s’empêcher ». Faire être l’éthique et respecter le droit de toutes et de tous en luttant contre la pulsion lorsque celle-ci peut nuire à autrui ou le détruire. Et non se contenter de la simple conviction et de « la flamme de la pure doctrine ».

« Ou sinon… »

 

Cette allusion à la sentence si simple et si puissante du père de Camus, qui semble avoir structuré l’essentiel de l’éthique de son fils, me renvoie à ce qui me paraît être une confusion inhérente à bien des discussions autour de la « loi contre les violences sexuelles et sexistes » promue par Marlène Schiappa, en particulier en ce qui concerne le débat à propos de « l’âge légal du consentement » lors de la qualification des crimes sexuels sur mineur.e.s.

Car, si la détermination d’un « âge du consentement » est bien entendu nécessaire au regard de la loi, cela ne me paraît pas devoir être la question essentielle dans le cas des délits ou des crimes sexuels concernant les mineurs. Cette question du consentement restant par contre primordiale quand il s’agit de rapports entre personnes adultes.

Dans le cas d’un rapport entre adulte et mineur, la question essentielle concerne la responsabilité de l’adulte, et non le consentement ou non du mineur. Le délit ou le crime réside dans l’incapacité, ou le refus (qui qualifiera alors la perversité) de l’adulte de « s’empêcher », de se maîtriser. Car quelle que soit l’attitude de l’enfant, la responsabilité ne doit incomber qu’à l’adulte.

Évaluer le degré de consentement est chose difficile dans le cas des adultes. Dans le cas des mineurs, cela risque fort de mener sur des voies erronées en ce qui concerne la qualification de la responsabilité pénale.

Car là encore, un certain  bisounoursisme  bien éloigné de la psychologie réelle semble vouloir exonérer les enfants de tout consentement aux sollicitations sexuelles.

Or, c’est loin d’être le cas. Même si cela peut gêner ou démythifier une certaine vision de l’enfance, la réalité se révèle plus complexe.

On pourrait bien sûr évoquer la « Lolita » de Nabokov dont les douze ans ne modèrent pas la nymphomanie.

Mais tous les enseignants et éducateurs qui ont eu des contacts avec les adolescent.e.s savent combien la prudence et la capacité de « s’empêcher » sont de règle s’ils ne veulent pas s’engager – et engager leurs élèves – dans de bien répréhensibles aventures.

Pour ma part, entre autres exemples, j’ai connu un homme ayant commis la faute de céder aux avances débridées et réitérées d’une gamine de treize ans.

Non que le fait de reconnaître que la Lolita ait été l’instigatrice de la chute de l’adulte disculpe la responsabilité de ce dernier.

Bien au contraire.

Être un homme, une femme, un adulte, c’est justement être capable de « s’empêcher », de s’interdire face aux avances d’un enfant en demande, d’un enfant « consentant », dont il est si facile de profiter.

Car le consentement d’un enfant ne peut être assimilé à celui d’un adulte.

Il devrait faire partie de l’expérience de tout adulte de savoir que tout.e adolescent.e est une « bombe pulsionnelle » capable de tout, que l’adulte se doit d’accompagner sur son chemin de maturité afin que la puissance vitale brute et désordonnée qui habite l’enfant puisse trouver les chemins qui ne nuiront ni à lui-même ni aux autres.

Bien plus que la question du consentement ou non de l’adolescent.e (car chez lui ou elle, il peut justement y avoir un type d’attente, voire de provocation qui ne demande qu’à consentir), c’est donc bien la question de la capacité de l’adulte à « s’empêcher » qui est centrale.

Et, comme le reconnaît Camus suivant la leçon de son père, c’est bien l’attitude de l’homme qui ne « s’empêche » pas qui qualifie le crime, indépendamment de ce que peut être l’attitude de l’enfant dont le consentement, même s’il a lieu, ne peut être qualifié de responsable, et ne peut donc en aucun cas disculper le délit ou le crime de l’adulte.

« Un homme ça s’empêche. Voilà ce qu’est un homme ».

On ne peut accepter que le droit, en reconnaissant chez l’adolescent.e un consentement peut être effectif mais qui n’est chez lui qu’une ébauche imparfaite d’une maturité qui se cherche, éventuellement à travers la séduction, la transgression voire la provocation, disculpe l’adulte et charge nos enfants d’une responsabilité qui risquerait de les écraser.

« Ou sinon… »

Sécurité nucléaire : du déni de réalité à la sagesse de Machiavel.

Tranquillisez-vous, je ne parlerai pas de Johnny. Ni de Jean d’O.

Et la folie si prévisible de Trump, celle là même pour laquelle il a été élu, se passe hélas de commentaire…

Il sera question aujourd’hui « seulement » de la question de la sécurité nucléaire, suite à la soirée du 05 décembre sur Arte et à l’enquête intitulée : « Sécurité nucléaire, le grand mensonge ».

https://www.arte.tv/fr/videos/067856-000-A/securite-nucleaire-le-grand-mensonge/

Pour être honnête, je dois dire que des obligations diverses m’ont empêché pour le moment de voir ce documentaire capital, dont je visionnerai bien sûr le replay dès que possible.

Je voudrais pour aujourd’hui m’en tenir simplement à quelques commentaires à propos de l’émission « 28 minutes » qui le précédait,

https://www.arte.tv/fr/videos/075223-072-A/28-minutes/

quitte à insérer plus tard quelques ajouts à ce post, si besoin est.

[ajout du 08/12: voilà qui est fait. Voir à la fin du post].

« Si besoin est », parce que, partageant entièrement les indispensables mises en garde d’Éric Guéret, réalisateur du reportage, ainsi que celles de Yannick Rousselet, militant de Greenpeace, je ne vois pas ce que je pourrai leur ajouter.

Et je ne pense pas que le visionnage du détail de l’enquête apportera quoi que ce soit à l’argumentation : quelle que soit la façon dont un évènement criminel puisse se produire, il est évident qu’un parc de centrales nucléaires constitue un équipement ultra-sensible qui pose de très graves questions de sécurité qui ne doivent en aucun cas relever du tabou ou du déni.

Sur ce point, en dépit de leur compétence, les diverses interventions de Valérie Faudon, déléguée de la Société Française d’Énergie Nucléaire, paraissent peu appropriées à la gravité du sujet.

La légitimité de l’option nucléaire peut bien sûr se justifier. Nous le verrons plus bas.

Mais il est difficilement acceptable et sans doute contre-productif de penser qu’elle devrait être défendue par le déni ou la minimisation des risques importants qu’elle présente.

Or, Mme Faudon semble bien vouloir les nier les uns après les autres, comme si ces risques n’existaient pas, étaient surévalués ou déjà pris en compte de façon suffisante par les mesures mises en œuvre.

Qu’il y ait effectivement des mesures prises, nous n’en doutons pas. Et qu’une bonne partie de celles-ci doive rester secrète, c’est souhaitable et parfaitement légitime.

Mais, on le sait, les experts sérieux du terrorisme nous le répètent, « le risque zéro n’existe pas ».

Et cela vaut aussi de toute évidence pour ce qui est de la question nucléaire.

Il serait peut-être bon que les différents spécialistes du nucléaire osent enfin le reconnaître une bonne fois pour toutes, et commencent à prendre les citoyens pour des adultes.

Toute discussion sérieuse sur le sujet devrait donc commencer par le rappel de cette évidence. Il s’agit là d’une condition sine qua non de la crédibilité du discours.

En passant, une telle remarque est valable aussi en ce qui concerne le nucléaire militaire. Je faisais jadis rire (jaune) mes élèves en leur posant cette question : « Je peux vous donner les exemples de 50, 100, mille objets qui n’ont pas été conçus pour tuer et qui ont pourtant servi dans ce but. Mais pouvez-vous me donner un seul exemple d’un objet inventé pour tuer, et qui n’a pas été utilisé pour le faire ?»

L’arme nucléaire elle-même – prétendu élément indispensable de la dissuasion ne devant en aucun cas servir une visée offensive – a déjà été utilisée, ne l’oublions pas. Et Günther Anders fait œuvre du plus élémentaire bon sens en nous avertissant qu’elle servira à nouveau. La seule question est de savoir où et quand… Et certains événements actuels devraient nous aider à guérir ce déni supplémentaire auquel nous nous accrochons de façon infantile.

Il en va de même avec les accidents, involontaires (qui relèvent donc de la sûreté) ou intentionnels (qui relèvent donc de la sécurité), en ce qui concerne le nucléaire civil.

Même si, bien sûr, un tel constat ne doit pas décourager – bien au contraire – le travail de prévention, admirablement effectué par bien des responsables, la question est de savoir où et quand la cuirasse sera inéluctablement prise en défaut, de quelle manière, et d’évaluer la gravité de tels événements.

La reconnaissance de ce genre d’éventualités devrait donc être la condition préalable de tout débat honnête sur le sujet.

Il y aura des accidents (il y en a déjà eu…). Il y aura des attentats (on est parfois passé bien près…).

Cela paraît inévitable.

Une fois reconnue une telle condition préalable, la réflexion peut continuer sur une base plus solide.

En particulier en se dégageant de ce qui est un sophisme trop partagé (en particulier par M. Yannick Rousselet et bien des écologistes) quand on aborde la question du nucléaire civil :

En dénoncer de la façon la plus claire les dangers possibles et améliorer en conséquence la sécurité comme la sûreté est une question qui doit être documentée et argumentée de façon spécifique.

Mais qui est en soi indépendante du fait d’être pro ou anti-nucléaire.

Car refuser l’usage du nucléaire civil constitue une affirmation qui relève d’un autre argumentaire, utilisant divers éléments d’analyse. L’indispensable réflexion sur la sécurité doit en faire partie, mais l’argumentation ne peut se limiter à ce seul aspect.

Le sophisme consistant à soutenir que les problèmes propres à la sécurité devraient nécessairement justifier l’abandon du nucléaire civil.

Ce pourrait éventuellement être le cas s’il s’avérait après analyse que les risques qui lui sont inhérents sont rédhibitoires, beaucoup trop importants pour en maintenir l’usage de façon légitime.

[ajout du 08/12: sur cette question, voir la fin de l’ajout de ce jour après le post].

Mais c’est justement cela qui reste à documenter et à établir, et la question ne peut être résolue d’avance par une pétition de principe.

On le sait, les catastrophes industrielles les plus meurtrières dans l’histoire sont dues à l’industrie chimique, pétrolière, ainsi qu’aux activités minières et aux ruptures de barrages.

Les catastrophes nucléaires, en dépit de leur impact médiatique, n’incrémentent le bilan que d’une très faible quantité de victimes directes. Et le nombre de victimes indirectes (cf. plus bas) est lui aussi très faible par rapport à celles causées par l’exploitation du charbon, du pétrole, etc.

https://jancovici.com/transition-energetique/nucleaire/quelques-idees-recues-nucleaire-civil/

(les chiffres seraient toutefois à mettre à jour).

Sans parler bien sûr des catastrophes aériennes, des accidents de la route et des ravages bien connus du tabac, de l’alcool, etc.

La question des risques liés au nucléaire civil ne peut donc être évaluée dans l’abstrait et l’absolu, mais doit faire l’objet d’un rigoureux bilan bénéfices-risques, à l’égal de toute autre activité humaine, en particulier en comparant cette source aux énergies concurrentes, charbon, pétrole, gaz (je reviendrai plus bas sur la question des renouvelables).

C’est bien ici qu’intervient Machiavel : le principe de la meilleure pire conséquence, dit principe du « maximin » en théorie moderne de la décision – et dont l’auteur du Prince est l’un des précurseurs en politique – est celui qui se révèle le plus rationnel en situation d’incertitude. « La sagesse consiste à savoir analyser la nature des inconvénients, et à prendre le moins mauvais pour bon » (Le Prince XXI).

Comme j’ai eu l’occasion de le développer plusieurs fois dans des posts précédents, en ce qui concerne les questions écologiques et énergétiques (et politiques dans un sens plus large), le choix ne peut se faire sans grave et dangereuse illusion entre blanc et noir, mais bien entre des nuances de gris.

Si le bilan bénéfices-risques du tabac et des dizaines de millions de morts dont il est responsable doit bien sûr inciter à renoncer d’urgence à cette substance inutile, faut-il pour autant renoncer au transport aérien, à l’automobile, ou à l’hydroélectricité en arguant des dangers effectivement considérables qu’ils font peser sur les populations ? Rappelons qu’en plus de causer d’innombrables victimes au quotidien, la voiture et le camion (tout comme l’avion) ont servi et serviront d’armes aux terroristes.

Le même type d’évaluations et de réponses devrait avoir cours en ce qui concerne les choix régissant notre usage de l’énergie.

La procédure rationnelle consistera donc dans ce domaine à évaluer rigoureusement du mieux possible à la fois les avantages et les risques inhérents aux diverses solutions envisagées.

S’il est illusoire, comme on l’a vu, de soutenir qu’on peut parvenir au « risque zéro » pour ce qui est du nucléaire civil, les menaces effectivement considérables analysées par le documentaire d’Éric Guéret sont toutefois de l’ordre d’un probable contre lequel il est possible d’œuvrer et contre lequel on œuvre déjà, même si des mesures supplémentaires devraient être prises de toute urgence. Parmi lesquelles, par exemple, le stockage sec pour remplacer les piscines, la fin du transfert de déchets, la mise en place d’organismes internationaux indépendants pour contrôler la sécurité autant que la sûreté des centrales, etc.

Or, outre le fait que les prévisions concernant ce probable sont loin d’atteindre la somme de dommages que nous subissons déjà du fait de notre utilisation quotidienne des moyens mentionnés ci-dessus, mettre au même niveau ce qui relève du probable et ce qui relève de l’existant constitue au mieux une erreur de méthode, au pire un sophisme dont l’intention est de fausser le raisonnement.

Une telle généralisation abusive du principe de précaution condamnerait en effet toute projection sur le futur. Entre autres exemples possibles, installer à grande échelle des énergies renouvelables suppose de développer un réseau de pilotage informatique sophistiqué qui sera donc à la merci d’un piratage pouvant avoir des conséquences tragiques. Faut-il alors en refuser par « précaution » la possibilité ?

[cf. par ex.:]

http://abonnes.lemonde.fr/pixels/article/2017/12/08/le-reseau-electrique-francais-peut-il-etre-pirate_5226462_4408996.html

Plus précisément et concrètement, nous le savons ou nous devrions le savoir, les nuisances dramatiques du charbon et du pétrole ne relèvent pas, elles, de l’éventualité et du possible. Elles sont d’ores et déjà réelles et avérées.

Et ne pas tenir compte de la masse des victimes réelles et actuelles des énergies fossiles pour se concentrer sur des victimes hypothétiques du terrorisme nucléaire constituerait un grave contre sens du point de vue éthique.

Car contrairement à ce que laisse penser la peur du nucléaire et une certaine complaisance médiatique qui l’entretient et contribue à détourner notre regard, les premières sont considérables même si elles sont moins spectaculaires, et ce sont elles dont l’existence ici et maintenant exige de nous des mesures d’urgence.

Bien au-delà des 4900 décès réels liés au nucléaire au cours de toute son histoire, – selon l’étude publiée par Environmental Science & Technology (recension dans

https://cen.acs.org/articles/91/web/2013/04/Nuclear-Power-Prevents-Deaths-Causes.html

et

http://www.huffingtonpost.fr/2013/04/04/nucleaire-empeche-mort-1-84-million-personnes-climatologues_n_3007198.html      ),

la pollution par le charbon cause annuellement dans la seule Europe 23 000 décès,

http://www.lemonde.fr/pollution/article/2016/07/05/le-charbon-entraine-23-000-morts-prematurees-en-europe-chaque-annee_4964092_1652666.html

et malgré l’imprécision des statistiques, énormément plus dans le monde, en Chine et en Inde en particulier.

On peut estimer que la seule mortalité directe, celle qui a lieu dans les mines de charbon dans le monde, atteint une dizaine de milliers de morts par an

https://jancovici.com/transition-energetique/charbon/est-ce-dangereux-dutiliser-du-charbon/

sans compter les maladies qui y sont liées, chez les mineurs,

Au mois de juillet, l’ONG China Labour Bulletin rapportait par exemple qu’une mine située dans la province nord-est de Jilin avait régulièrement caché des accidents et des morts au cours des deux dernières années. L’organisation pointe régulièrement le fait que les chiffres officiels sur le nombre de morts ne font pas état des « millions de mineurs qui ont contracté des pneumonies et d’autres maladies mortelles des poumons en travaillant dans les mines ».

https://www.latribune.fr/actualites/economie/international/20140106trib000807952/1.049-le-nombre-officiel-de-morts-dans-les-mines-chinoises-en-2013.html

https://www.lesechos.fr/25/03/2011/LesEchos/20898-104-ECH_moins-effrayant-que-l-atome–le-charbon-provoque-des-milliers-de-morts-chaque-annee-dans-le-monde.htm

etc.

mais aussi bien sûr chez les citoyens quotidiennement confrontés aux nuisances des cendres volantes, et particules fines, etc.

https://www.courrierinternational.com/article/2014/11/05/670-000-chinois-meurent-en-un-an-a-cause-du-charbon

https://www.sciencesetavenir.fr/nature-environnement/l-inde-rattrape-la-chine-en-nombre-de-morts-de-la-pollution_110560

http://www.20minutes.fr/monde/1787011-20160215-pollution-tue-55-millions-personnes-an-monde

etc.

De même, outre les catastrophes écologiques bien connues dues à son exploitation, le nombre des morts directement causé par le pétrole est lui aussi loin d’être négligeable.

Par exemple pour le seul Nigéria :

http://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/11/22/au-nigeria-les-fuites-de-petrole-causeraient-la-mort-de-16-000-nourrissons-par-an_5218650_3212.html

Si le nucléaire civil représente effectivement un risque important essentiellement de l’ordre de la probabilité, il serait donc bien ambigu d’instrumentaliser ce risque pour jeter un écran de fumée sur les catastrophes humaines et écologiques qui ravagent d’ores et déjà, de façon bien réelle notre présent.

Certes, nous y sommes peut-être moins sensibles parce que la présence de centrales nucléaires à nos portes, ainsi que bien des terreurs médiatiquement entretenues nous impressionnent plus que la mort chaque année de dizaines de milliers de chinois, d’indiens ou de nourrissons nigérians.

On peut tout de même se demander si, dans ce domaine, il ne serait pas urgent de passer d’une « éthique de la conviction » essentiellement idéologique, voire démagogique, à une éthique de la responsabilité, apte à prendre en considération la « verità effettuale della cosa », selon les paroles lucides de notre analyste florentin.

Même si cette vérité nous oblige à regarder un peu plus loin que les limites de notre petit jardin.

Mais, me dira-t-on, vous faites du hors sujet ! Vous vous trompez d’adversaires. Votre raisonnement vaudrait à la rigueur pour des partisans des énergies fossiles, mais pas pour les écologistes auxquels vous avez affaire. Ceux-ci sont les premiers à connaître l’étendue des dégâts des énergies fossiles et à savoir que la seule solution consiste à les refuser « en même temps » que le nucléaire civil.

Peut-être….

Mais comme je l’ai bien des fois montré dans d’autres posts,

http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2017/01/30/transition-energetique-versus-usine-a-gaz-ou-gazogene-a-propos-de-quelques-articles-et-emissions-recentes/

http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2017/11/16/dune-transition-intellectuelle-comme-condition-de-la-transition-energetique-et-demographique-et-encore-et-toujours-du-deni-et-du-jesuitisme-de-certaines-de-ses-justifications/

la question est un peu plus compliquée.

Car on peut se dire écologiste et considérer pourtant comme exemplaire (c’est le cas pour l’immense majorité de ceux qui revendiquent cette appartenance) telle « sortie du nucléaire » qui, en pérennisant de fait pour longtemps encore le charbon, le lignite et/ou le gaz (pour cause du redoublement de puissance nécessaire pour pallier l’intermittence, cf. posts ci-dessus), contribue de façon non négligeable, au réchauffement climatique bien sûr, mais aussi à un carnage annuel de 23 000 européens, autrement considérable que l’ensemble des victimes de toute l’histoire du nucléaire civil, et peut-être de bien des accidents ou attentats à venir.

Outre les 6 victimes directes de Fukushima (dont on nous dit que l’explosion pourrait être comparable à un incident nucléaire majeur dû au terrorisme),

http://www.sfen.org/fr/rgn/bilan-sanitaire-de-fukushima-18-000-morts

le nombre difficilement évaluable de victimes indirectes,

http://www.lepoint.fr/sante/fukushima-10-000-cancers-de-plus-attendus-au-japon-09-03-2016-2024293_40.php#xtmc=fukushima&xtnp=1&xtcr=7

s’il reste bien sûr encore trop important, est toutefois bien loin d’atteindre, dans les dix prochaines années, les performances seulement annuelles de nos seuls voisins d’Outre Rhin (et qu’en serait-il donc si nous considérions les USA, la Chine, l’Inde, etc.), performances tellement banalisées que nous n’en percevons même pas le caractère scandaleux.

Certes, personne n’accepte de gaité de cœur le nucléaire et les dangers qui lui sont liés. Pour une analyse un peu approfondie, il peut cependant relever, comme bien des choses en ce monde, de la meilleure des pires solutions, en attendant une moins pire qui soit véritablement opératoire et crédible.

Car celles actuellement proposées sont hélas encore loin de répondre à ces critères. En l’état, et étant donnés les ordres de grandeur (cf. pression démographique en particulier) elles ne peuvent que nous obliger encore longtemps à avoir recours aux énergies fossiles et donc à prolonger les dégâts écologiques et humains dont elles sont responsables (cf. post précédent et posts cités ci-dessus).

Il serait donc capital, au-delà de discours séduisants qui promettent, une fois encore, de repeindre notre inévitable gris en la pure blancheur de lendemains qui chantent, de considérer les conséquences de nos choix sur ce qui est le monde réel.

La dénonciation des insuffisances qui grèvent dangereusement la sécurité nucléaire est essentielle et indispensable. Et il faut savoir gré à Éric Guéret de remplir un rôle salutaire de lanceur d’alerte.

Mais on ne peut sans supercherie l’instrumentaliser au profit d’approches qui contribuent, une fois de plus, à occulter les urgences véritables.

Lutter contre les trop nombreux mensonges entourant encore le nucléaire ne peut se faire sans dénoncer aussi d’autres incohérences qui menacent ici et maintenant autant l’écologie de notre planète que la vie et la santé d’un grand nombre de ses habitants.

Ajout du 08/12:

Après visionnage de « Sécurité nucléaire, le grand mensonge », je ne vois pas la nécessité de remettre fondamentalement en cause les réflexions développées dans ce post, qui se fondait donc sur le « 28 minutes » du 05 décembre intitulé : « Nos centrales nucléaires sont-elles vulnérables ? ». Le réalisateur et l’un des acteurs principaux du documentaire étant présents dans ce « 28 minutes », les éléments essentiels du documentaire y étaient de fait évoqués.

Le début de l’enquête présente l’intérêt de montrer que la question de la sécurité nucléaire dépasse la seule problématique liée aux centrales, puisqu’y est évoqué bien sûr le trafic de matériaux nucléaire d’origine militaire, mais aussi l’aspect moins connu de trafics de substances issues de sites industriels, hospitaliers (césium 137), etc. et leur utilisation possible dans la fabrication de « bombes sales », potentiellement plus dangereuses que des armes plus sophistiquées, voire que des attaques de centrales, car plus faciles à réaliser.

Même si la question des centrales demeure bien sûr à juste raison le thème le plus développé.

À ce propos, les questions essentielles me semblent posées en particulier par Jean Marc Nollet lorsqu’il souligne (vers 1h38) que la sécurité doit avoir la priorité absolue sur tous les enjeux économiques.

C’est en effet la condition sine qua non de la poursuite d’une filière nucléaire, qui ne peut, encore moins que d’autres du fait de ses caractéristiques propres, être soumise aux seuls impératifs d’une rentabilité capitaliste. Le modèle de l’entreprise privée tel qu’il a cours aux États-Unis est donc difficilement admissible dans le cas du nucléaire civil.

Mais le documentaire montre qu’à condition d’y mettre les moyens, des solutions existent autant en ce qui concerne la sécurité contre d’éventuelles attaques aériennes (vers 54mn), qu’en ce qui concerne la question essentielle de la sécurisation des matières irradiées, en particulier par le remplacement des piscines, lieu hautement vulnérable, par la technologie dite des « châteaux à sec » (vers 1h17), déjà utilisée avec succès en Allemagne.

On pourrait ajouter, par rapport aux graves questions posées par les centrales de technologie ancienne établies à proximité directe de mégalopoles, comme celle d’Indian Point, sur laquelle s’attarde le documentaire, que face à l’impossibilité de mettre leur équipement en conformité avec les exigences modernes de sécurité, la meilleure solution devrait être d’en exiger purement et simplement la fermeture.

De même que des études géologiques poussées, assurer un périmètre de sécurité le plus adéquat possible, non seulement aérien mais aussi terrestre devrait être aussi l’une des conditions de la construction de nouvelles centrales. Malgré le renouvellement des normes, le renforcement systématique des équipements et des mesures de sûreté et de sécurité évoqués, les zones géologiques à risque ainsi que la proximité d’agglomérations importantes devraient être évitées, et les zones à faible densité de population privilégiées. Ce qui pose une fois de plus la question de la pression démographique et de sa compatibilité avec un avenir soutenable (cf. bien des posts sur le sujet)…

L’évocation bienvenue des efforts d’Obama en ce qui concerne la création des « Sommets sur la sécurité nucléaire », montre par ailleurs qu’il est possible de mieux faire intervenir les instances politiques sur ces dossiers brûlants, qui doivent faire l’objet de contrôles internationaux indépendants. Il est bien sûr regrettable que ses efforts ne soient pas, là non plus, poursuivis par son successeur.

Mais, comme il est demandé plus tard : l’industrie nucléaire a-t-elle encore les moyens de financer la sécurité indispensable face au risque terroriste actuel ?

On l’a dit, le risque zéro n’existe pas, et il serait illusoire de le laisser croire. Mais, dans ce domaine plus encore que dans d’autres (usines chimiques, construction et entretien de barrages, industrie minière, etc.), il est capital de faire en sorte que ce risque soit réduit le plus possible au moyen des investissements adéquats de sûreté et de sécurité dont certains ont été mentionnés.

Car le défi auquel est confrontée la filière est bien précisé en conclusion (vers 1h43) par Allison MacFarlane, ex présidente de la NRC (Commission de Réglementation Nucléaire des USA) : « Faut-il oui ou non conserver cette industrie si nous pensons que nous ne sommes pas capables de la sécuriser ?»

Si tous les moyens possibles (et il en existe donc) ne sont pas mis en œuvre pour réduire au maximum les conséquences des accidents nucléaires, involontaires comme provoqués, la question de la légitimité de cette industrie se pose en effet incontestablement.

Il incombe donc à ceux qui estiment qu’elle continue à avoir un intérêt de relever le défi.

Pour ma part, comme je l’ai exprimé plusieurs fois, je continue à penser que malgré les risques considérables dont il faut être conscients et sur lesquels Éric Guéret attire notre attention de façon salutaire, la conservation d’une part conséquente de nucléaire dans un mix énergétique est une nécessité (cf. différents posts cités sur la question).

J’ai été pendant longtemps « anti-nucléaire ».

Mais en mettant sur la balance les alternatives qui se présentent (conserver purement et simplement les énergies fossiles, ou bien être obligé d’adosser pour longtemps encore l’intermittence des renouvelables, comme le fait l’Allemagne par exemple, sur une part encore beaucoup trop importante de charbon, puis de gaz), les centaines de milliers de morts annuels passés sous silence qu’elles supposent d’ores et déjà (cf. ci-dessus) ainsi que leur contribution insoutenable au réchauffement climatique, font que  je continue à penser que les risques importants mais en partie surmontables du nucléaire constituent un moindre mal.

Encore une fois, même si le dire peut paraître surprenant, les catastrophes nucléaires que nous avons connues sont peu de chose, malgré leur caractère spectaculaire, par rapport à ces centaines de milliers de morts annuels occultés causés ici et maintenant par le charbon, le pétrole et le gaz, ainsi qu’aux crises gravissimes et aux millions de morts à venir du fait du réchauffement climatique.

Car il faudrait maintenant compléter « Sécurité nucléaire, le grand mensonge » par un autre reportage, tout aussi indispensable, qui pourrait s’appeler « Transition énergétique, la grande hypocrisie ». Avis aux amateurs !

Mais en effet, pour que les dangers du nucléaire, et en particulier celui considérable que représente le terrorisme moderne, ne deviennent rédhibitoires, il faut mettre d’urgence les responsables au pied du mur. Cela fait partie de nos devoirs de citoyens.

Encore merci aux réalisateurs du reportage de nous en faire prendre conscience.

Ajout du 11/12:

Et pour ajouter à la longue série des crimes du « business as usual »:

http://abonnes.lemonde.fr/planete/article/2017/12/11/charbon-petrole-gaz-les-trois-plaies-du-climat-continuent-de-prosperer_5228168_3244.html

Ajout du 09/01/2018:

Ces posts de Sylvestre Huet (voir site ci-contre dans les « favoris »), toujours remarquables:

http://huet.blog.lemonde.fr/2017/12/12/president-macron-encore-un-effort-sur-le-nucleaire/

http://huet.blog.lemonde.fr/2018/01/08/le-nucleaire-chinois-accelere-en-2018/

Ajout du 12/01:

Ce numéro du « 28 Minutes » d’Arte, pour l’intervention de Guillaume Pitron, et son livre « La Guerre des métaux rares » qui vient de sortir (01/2018), aux éditions « Les liens qui libèrent », et dénonce une fois de plus la mystification d’une certaine « croissance verte ».

https://sites.arte.tv/28minutes/fr/guillaume-pitron-migrants-faut-il-rendre-la-mediterranee-infranchissable-28minuten

Ajout du 26/11/2020:

Ce lien à l’important documentaire sur « la face cachée des énergies vertes » et leurs nuisances écologiques, sanitaires et humaines:

https://stultitiaelaus.com/2020/11/25/2476/

Un bref hommage à un grand homme de l’Islam. Et une lecture d’Hubert Védrine, en guise de réflexion sur notre nouveau Président, son programme et son gouvernement.

Après la disparition de Malek Chebel il y a quelques mois, un autre Grand de l’Islam nous a quittés dans la nuit du 30 avril au 1er mai.

http://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/05/05/mohamed-talbi-l-eclaireur-du-coran_5123219_3212.html

L’homme était certes rugueux, intransigeant, et sa façon d’appliquer une indispensable critique historique à la charî’a tout en préservant la « sacralité du Coran » a provoqué bien des controverses et attiré bien des inimitiés.

Aussi bien du côté d’exégètes « libéraux » pour lesquels le Coran peut lui aussi, sans perdre son essence, se prêter à une analyse utilisant les ressources des techniques littéraires les plus modernes et le recours aux méthodes historico-critiques, que du côté bien sûr des traditionalistes et des intégristes, pour lesquels les attributs de la sacralité doivent être étendus à la charî’a elle-même.

Mais peut-être l’antagonisme était-il un peu forcé.

Dès le départ nous sommes ainsi devant deux approches principales du fait coranique, approches qui connaîtront par la suite de multiples nuances, et des ajustements successifs.

Première approche: Le Coran est, contenu et forme, l’ultime Parole de Dieu aux hommes, vérité et perfection, descendu sur le « Sceau des Prophètes », transmetteur intègre et fidèle du Message.

Deuxième approche: Le Coran est une production humaine socio-culturelle située au carrefour de plusieurs influences, donc historiquement conditionnée, et explicable par le milieu spatio-temporel de son élaboration.

Selon que l’on opte au départ pour l’une ou l’autre de ces approches, la réception et la lecture du Message changent du tout au tout. Notre objectivité, la seule qui nous soit humainement accessible, consiste à annoncer clairement la couleur en nous situant résolument dans la première approche (…) (M. Talbi et M. Bucaille, Réflexions sur le Coran, Seghers, Paris 1989, p.18).

Car on peut penser, comme nous l’a montré l’histoire de l’exégèse biblique, que ces deux approches ne sont peut-être pas si incompatibles, comme en témoignent par exemple les ouvrages de Youssef Seddik, plusieurs fois mentionnés sur ce blog, et qu’il semble quelque peu cavalier de ranger du côté des « désislamisés », selon les catégories de M. Talbi.

Quoi qu’il en soit de ce genre de débats qui alimenteront encore longtemps les écoles, il me semble que l’apport essentiel de Mohamed Talbi, inestimable pour notre temps, réside dans sa théologie de la liberté, qui marque toute son œuvre. Liberté comme don gratuit de Dieu offert à l’homme, et qui constitue à la fois sa tragédie et son plus grand honneur, sa « vertigineuse grandeur ».

Dieu n’aime pas le Mal et ne le veut pas. Mais la liberté exige que Dieu offre à l’homme la faculté réelle, et non seulement illusoire et sans risque, de choisir son camp : celui du Créateur, ou celui d’Iblîs. [« djin », esprit principe du mal, qui s’identifiera au « Satan » biblique] (…)

Les nuisances du Mal nous apparaissent ainsi comme la rançon inévitable et complémentaire de la liberté (…). Deux voies étaient en effet offertes à l’Adam céleste, avant qu’il ne prît possession de la planète Terre : une existence de Paradis, sans misère physique ni nudité spirituelle, mais aussi pratiquement sans liberté réelle; ou une vie de dur labeur, polluée par les nuisances engendrées par le moteur d’une vraie et authentique liberté. Adam opta pour la liberté. Il opta pour la condition humaine, avec la gratuité de ses révoltants et scandaleux malheurs –nuisances inéluctables à l’intérieur du système – mais aussi avec sa vertigineuse grandeur. « Une vie déchirée d’ardeur vaut mieux que la paix perpétuelle », ainsi commence un poème de M. Iqbal intitulé La Tentation de l’Homme. (…) M. Iqbal clôt son poème sur La tentation de l’Homme par ce vers :

« Qu’est-ce que la vie? La brûlure perpétuelle. » (id. ibid. p.132-133).

C’est bien de cette déchirure d’ardeur, de cette « brûlure perpétuelle » d’une liberté qui est en l’homme le projet même de Dieu qu’a témoigné M. Talbi tout au long de sa vie.

Et c’est elle qui lui a inspiré ses éclats les plus célèbres, en particulier contre la sacralisation blasphématoire d’une charî’a tout humaine, devenue pour le profit de certains la plus basse des idéologies politiques,

http://www.jeuneafrique.com/68602/archives-thematique/la-charia-ou-l-islam-il-faut-choisir/

opposée au caractère le plus authentique de l’Islam, car « l’Islam est né laïc » :

http://www.jeuneafrique.com/47883/politique/mohamed-talbi-l-islam-est-n-laec/

Liberté dont l’affirmation courageuse et obstinée,

« Je ne cesserai jamais de dire que l’islam nous donne la liberté, y compris celle d’insulter Dieu… »

http://www.lemonde.fr/europe/article/2006/09/22/mohamed-talbi-libre-penseur-de-l-islam_815801_3214.html

n’est certes pas du goût de ceux qui prétendent annexer la religion à leur projet d’asservissement.

« Durant deux siècles les musulmans vécurent, très bien, sans charia. Elle n’oblige aucun musulman en son âme et conscience. Seul le Coran oblige » : telle est la phrase clé de Mohamed Talbi que les générations futures retiendront sans doute. Il aurait souhaité qu’elles en fassent bon usage.

http://www.jeuneafrique.com/434019/societe/tunisie-mort-de-mohamed-talbi-penseur-dun-islam-moderne/

 

Nous le souhaitons aussi. Que ce magnifique héritage demeure et soit une source d’inspiration pour ceux qui se reconnaissent dans l’Islam comme pour les autres !

Et quel dommage que notre monde, et nos médias en particulier, aient pu négliger une telle voix si urgente et lui préférer la dangereuse insignifiance de tant de bateleurs…

 

PS: La nouvelle ce jour de l’attentat de Manchester ne fait que confirmer l’urgence d’un tel héritage.

 

************************************************

 

« Tu n’oublies rien ?», me demande Stultitia. « Il s’est pourtant passé bien des choses depuis ton dernier post ».

En effet ! Nous avons désormais un nouveau Président, et un nouveau gouvernement. Merci de me le rappeler.

Malgré mes convictions politiques plusieurs fois exposées

http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2016/01/07/apprendre-le-chemin-de-lenfer-pour-leviter-ou-revenir-enfin-au-politique-reflexion-sur-leffondrement-avec-philippe-bihouix-pablo-servigne-et-raphael-stevens/

http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2014/03/27/politique-demagogie-demographie-une-petite-recension-dalan-weisman-compte-a-rebours-jusquou-pourrons-nous-etre-trop-nombreux-sur-terre/

etc.

qui me font penser que les orientations politiques classiques (dans lesquelles j’inclue la plupart des approches dites « écologistes ») nous laissent bien loin des urgences du monde réel, de la « verita effettuale della cosa », selon les termes de Machiavel, je me risque pourtant à ajouter cet « exercice spéculatif » à la masse de commentaires déjà disponibles.

« Attitude schizophrénique », susurre Stultitia.

Peut-être…

Mais je voudrais y voir aussi un respect de la procédure démocratique qui, malgré ses limites (cf. post précédent), nous fournit en ce moment un nouveau « modèle » qu’il est nécessaire de prendre en considération et d’essayer de penser du mieux possible.

La vision exprimée dans mes posts mentionnés ci-dessus, que j’estime pour ma part indispensable de promouvoir, relevant plus, pour le moment du moins et en dépit de son urgence, d’une stratégie de « lanceurs d’alertes ». Car l’établissement à son sujet d’un certain consensus démocratique ne se produira sans doute que sur le long terme.

C’est donc sans trop me sentir schizophrène que je me risque à ces quelques réflexions.

Pour commencer, je n’ai pas boudé mon plaisir devant la large défaite de la candidate du FN, en dépit de la croissance préoccupante de son score en nombre de voix, et de la proportion des abstentions et des votes blancs ou nuls.

La France ne s’est pas laissé gagner par les sirènes, et il me semble que ce sursaut a marqué un soulagement en Europe comme peut-être aussi dans le monde : une certaine pente n’est pas nécessairement inéluctable. La « virtù » peut encore triompher des aléas et de la fatalité de la « fortuna ». Et un tel rappel redonne espoir. À nous maintenant de consolider les digues qui permettront de parer aux risques d’inondations à venir.

Peut-être la nouvelle configuration qui se profile permettra-t-elle de plus quelques avancées favorables à une telle consolidation.

J’avais mentionné dans mon dernier post une tribune d’Hubert Védrine qui me paraît fort pertinente en ce qui concerne l’approche « classique » du politique.

http://www.lemonde.fr/idees/article/2017/03/21/hubert-vedrine-une-coalition-entre-gauche-et-droite-s-impose_5098157_3232.html?xtmc=vedrine&xtcr=3

Je voudrais continuer à m’y référer en l’élargissant à quelques citations de son petit livre, La France au défi, Paris, Fayard, 2014, qui, malgré quelques imprécisions et des remarques déjà dépassées, me semble suggérer avec autant de pédagogie que de rigueur ce que pourraient être quelques orientations rendues possibles par la relative « nouvelle donne » à laquelle nous assistons.

« Il n’y a rien d’idéologique dans ma démarche. Ni de partisan, moins que jamais », déclare l’auteur (op. cit. p.7 de l’édition électronique).

En dépit de désaccords concernant en particulier la politique étrangère

http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2017/01/18/sur-une-distinction-difficile-mais-pourtant-indispensable-entre-moindre-mal-et-intolerable/

je n’éprouve aucune réticence à reconnaître qu’Hubert Védrine est en effet à l’heure actuelle l’un des rares politiques à pouvoir se prévaloir d’une approche dépassant autant que possible les clivages partisans.

Nous le savons – ou nous devrions le savoir… -, la France figure, avec les pays scandinaves en particulier, parmi les nations dont la dépense publique est la plus élevée au monde :

 Rappelons (…) que les dépenses publiques (État, collectivités locales et transferts sociaux) atteignent en France un record absolu : 57,1 % du PIB en 2013, contre 49,5 % en moyenne dans la zone euro et 45,3 % en Allemagne (op. cit. p.9 ).

[l’ouvrage date de 2014, mais les chiffres donnés n’ont évolué que de façon marginale].

Ajoutons que

Les dépenses en protection sociale et transferts sociaux atteignent en France 33 % du PIB » (id. ibid. p. 11). Et que les prélèvements obligatoires ont augmenté jusqu’à 45,3% du PIB (id. p. 10).

En passant, de tels chiffres suffisent bien sûr à invalider le slogan absurde et démagogique qui accuse la France d’être un pays « ultra-libéral » ; tout comme les accusations sommaires portées à temps et à contretemps contre tels politiciens (ceux de « la République en marche » entre bien d’autres) de « vouloir faire de la France un pays ultralibéral ». Car en partant de ces chiffres-là, il faudrait en effet bien plus qu’un quinquennat pour y parvenir ! En tout cas tout autre chose que les programmes relativement timides des politiciens mentionnés.

Si donc les mots ont une signification, mieux vaut ne pas abonder dans des contre-sens aussi ridicules.

La façon dont l’accusation infamante d’ultra-libéralisme a été utilisée à tout bout de champ par la candidate du FN lors de sa pitoyable prestation du débat d’avant le second tour laisse d’ailleurs percevoir sans ambiguïté de quel niveau d’analyse relève ce genre d’incantation, dont on sait aussi hélas qu’elle ne se limite pas au FN…

Une fois donc écarté ce fantasme stérile, le problème réel est alors de savoir si la France dispose des moyens économiques de maintenir un tel niveau d’État Providence, sans que celui-ci n’étouffe sous son propre poids :

Il est vrai que ces transferts gigantesques ont permis à la société française de résister à bien des chocs. Jacques Delors a rappelé à juste titre que c’est la marque d’un modèle européen de société « équilibrée » que les dépenses sociales y soient plus importantes – entre un quart et un tiers du PIB suivant les pays – que dans les autres ensembles développés de la planète où ils ne représentent « qu’» entre 15 et 20 %. Mais cela a un coût très élevé, qui risque de le devenir trop, dans un monde ouvert et compétitif. Les dépenses en protection sociale et transferts sociaux atteignent en France 33 % du PIB contre 25 % en moyenne dans la zone euro et 22 % pour l’OCDE. (id. p.11).

 

Car, on devrait le savoir aussi, un tel taux de dépense publique, qui place la France parmi les nations les plus redistributrices du monde, doit bien être financé par quelque chose.

J’habite une petite ville où bien des petites et moyennes entreprises ont du mal à maintenir la tête hors de l’eau. À l’image de mon garagiste qui employait 4 personnes il y a deux ans, et qui, écrasé par les charges, s’est vu contraint de licencier. Il travaille désormais tout seul, régulièrement jusqu’à 1 heure du matin.

Lors de sa première conférence de presse en novembre 2012, c’est le président Hollande lui-même qui avait dit : « La dépense publique atteint aujourd’hui 57 % de la richesse nationale. C’était 52 % il y a cinq ans. Est-ce qu’on vit mieux pour autant ? Est-ce que l’État est devenu plus juste, plus efficace ? Est-ce que cela a permis de réduire les inégalités ? Non ! » (id. p.9-10).

L’aveu est certes significatif de la part d’un président socialiste. Il n’empêche que depuis 2012, la situation ne s’est guère améliorée. Parlez-en à mon garagiste !

Notre « fiscalité devenue excessive et imprévisible [« les prélèvements obligatoires rapportés au PIB ont atteint en France, en 2012, 45,3% (seul le Danemark fait plus) (id. p. 10)] figure parmi les plus élevées du monde et est surtout anti-économique (…) le poids des dépenses publiques est trop lourd, sans que cela assure une meilleure efficacité des services publics que dans les pays européens comparables » (id. p. 38).

Mentionnons par exemple ce rapport de la Cour des Comptes montrant que «  900 000 fonctionnaires d’État déconcentrés seraient affectés aux mêmes tâches que 1,8 millions d’agents des collectivités locales !  » (id. p. 100).

Comment donc sauver notre État-providence, c’est-à-dire continuer à le financer sans tuer la poule aux œufs d’or, la vitalité entrepreneuriale qui le nourrit et le rend possible ?

En accord avec H. Védrine et bien d’autres, de gauche de centre ou de droite (de ceux qui ne cèdent aux incantations ni de l’ultralibéralisme ni d’un anti-ultralibéralisme mythifié), il me semble que c’est bien là la question essentielle que notre pays doit affronter.

Équation relativement simple, pourtant depuis longtemps énoncée et analysée, mais sur laquelle la France reste bloquée depuis quelques décennies.

Une fois écartées aussi les incantations protectionnistes de droite comme d’une certaine gauche,

Pascal Lamy souligne que le « protectionnisme ne marche pas dès lors que 40 % de nos exportations sont réalisées à partir de ce que nous importons ». Et un salarié sur deux travaille dans une entreprise multinationale. (id. p.22).

Il faut bien reconnaître qu’à l’évidence, il y a des pays qui gèrent cette équation bien mieux que nous.

Les exemples réels se situent plutôt du côté de l’Europe du Nord, ou de l’Allemagne dont les leçons, depuis qu’elles sont proférées, deviennent plus évidentes, plus admissibles, moins récusables après avoir été amendées par la grande coalition CDU/SPD, à tout le moins pour sortir de la phase aiguë dans laquelle nous sommes. (id. p. 22).

Ce ne sont pas en effet les rapports qui manquent sur le sujet (Rapport Rueff-Armand de 1960 ; Camdessus 2004 ; Commission pour la libération de la croissance française 2008 ; qui évoquent en particulier les cas du Canada, de la Suède, du Danemark, du Portugal, etc… (id. p.28).

À l’été 2013, Jean Pisani-Ferry, responsable du nouveau Commissariat général à la stratégie et à la prospective (CGSP), évoque lui aussi la Suède- comme un exemple de réformes réussies dans les années 1990 – notamment grâce à un même régime de retraites pour tous – et le Japon comme contre-exemple d’une décennie perdue.

Il y a donc des leçons à tirer de l’expérience d’une petite dizaine de pays plus ou moins comparables au nôtre, en nous concentrant sur ceux qui ont un État providence très développé fondé sur la solidarité qu’ils ont voulu sauver en le réformant avant que sa faillite ne le fasse s’effondrer tout entier, et qui y sont parvenus malgré leurs jeux politiciens, un temps neutralisés. On aurait également intérêt à mieux connaître les méthodes autrichiennes de négociations dites « de partenariat social » (depuis la guerre, l’Autriche a été dirigée pour les deux tiers du temps par une coalition centre gauche/centre droit), de même que le programme de baisse des impôts et du coût du travail engagé à l’automne 2013, après la tentative inaboutie de Mario Monti, par le nouveau Premier ministre italien Enrico Letta pour sortir l’Italie d’une situation pire que celle de la France.

Mais il faut bien reconnaître que ces comparaisons internationales ne convainquent en France que les convaincus- les « libéraux » ou « sociaux-libéraux » et le monde économique, pour schématiser – et que la plupart des rapports en question sont restés lettre morte, à l’instar des éditoriaux récurrents de la presse économique allant dans le même sens. Le grand public pense d’abord chômage, il ne voit pas le lien étroit entre celui-ci et un code du travail trop protecteur, décourageant l’embauche, et il estime que tous ces bons apôtres ne comprennent rien aux problèmes « des gens ». (id. p.31-32).

À de tels exemples banalement « sociaux-démocrates » ou « sociaux-libéraux », on est bien entendu en droit de préférer, avec quelques charismatiques leaders politico-médiatiques, les modèles cubains ou vénézuéliens, voire maoïstes. Ce n’est pas mon cas.

On le sait aussi, une phraséologie populiste disqualifiant l’entreprise en l’assimilant aux abus certes réels de certains « patrons » ne contribue pas non plus à faciliter les choses.

[N’oublions pas non plus que « Sur les trois millions d’entreprises en France, 95 % sont des microentreprises », d’après le rapport de l’INSEE 2015

https://www.insee.fr/fr/statistiques/1906509?sommaire=1906539

et qu’ « En 2011, la France compte 3,1 millions de PME soit 99,8 % des entreprises, 48,7 % de l’emploi salarié (en équivalent temps plein). Elles réalisent 35,6 % du chiffre d’affaires et 43,9 % de la valeur ajoutée« . (c’est moi qui souligne)].

http://www.economie.gouv.fr/cedef/chiffres-cles-des-pme   ]

Certes, il existe – fort heureusement – les entreprises du CAC 40, « réussite extraordinaire » (id. p. 33), ainsi que – malheureusement cette fois – des multinationales spécialistes de l’évasion fiscale contre lesquelles il est urgent de sévir de façon appropriée, ainsi que des patrons rapaces auxquels il serait urgent que la loi et la fiscalité fassent rendre gorge.

[Pour ma part, si je peux revendiquer quelques années bac +, je n’ai jamais compris en quoi ce privilège m’autoriserait à gagner 50, 100 ou 300 fois plus qu’une personne ayant manié toute sa vie le marteau piqueur, et dont les statistiques disent que son espérance de vie est de 7 ans inférieure à la mienne. Je suis pour l’inversion de l’échelle des rémunérations en fonction de la pénibilité des tâches. À quoi servent donc des années d’étude, si elles n’engendrent pas un surcroît de responsabilité citoyenne, et n’amènent pas à faire comprendre qu’une échelle de 1 à 10, voire moins, outre son influence puissante sur la pacification sociale, serait largement suffisante pour « récompenser » ce que d’aucuns considèrent comme leurs « mérites », avec un infantilisme pitoyable (bébé fait mumuse avec ses soussous…) ?]

Mais réduire le monde de l’entreprise, comme le font de façon démagogique l’extrême droite et la gauche de la gauche, à une jungle de multinationales et de patrons voyous relève aussi d’une immaturité parfaitement contre-productive.

Le maintien dans l’opinion française, à un niveau beaucoup plus élevé que dans tous les autres pays développés – et d’ailleurs que partout ailleurs -, du rejet du « marché », du « capitalisme », la confusion des entreprises avec « les patrons » et la stigmatisation catégorielle de ces derniers, sans compter, répétons-le, la croyance en une « autre » politique dont la vertu première serait, bien sûr, de nous dispenser de réduire la dépense publique, compliquent grandement la problématique de la réforme en France. Même si, sous le discours protestataire, les Français sont peut-être plus lucides qu’on ne le croit. (id. p.32-33).

Comment donc vaincre « la résistance mentale à l’exemplarité des réformes accomplies par les autres » ? (id. p. 33).

Nous en sommes témoins :

presque toutes les tentatives de réforme s’enlisent dans un marécage politico-corporatisto-judiciaro-médiatique, ou prend deux à trois fois plus de temps que prévu. (id. p. 61).

Ceci en grande partie parce que, si les blocages ne sont surmontables que par la négociation entre partenaires sociaux, on le sait depuis longtemps,

ce dialogue suppose des syndicats forts, et des syndicats réformistes plus forts que ceux qui veulent et peuvent bloquer, aussi minoritaires soient-ils. Or les syndicats français sont tous faibles, peu représentatifs (environ 16 % des salariés dans le public, 7 % dans le privé), donc condamnés à la surenchère ou à ne pas prendre de risques par rapport à leur base maximaliste ou à leurs concurrents. Exception : la CFDT, très courageuse à certains moments. Les syndicats font partie du problème à résoudre. (id. p. 62).

Là encore, il serait bien entendu urgent d’œuvrer à un renouvellement de la culture syndicale, en faisant une place en ce domaine à l’exemplarité de nations qui nous entourent, chez lesquelles le syndicalisme n’a rien perdu de sa puissance.

Quoi qu’il en soit, la gauche n’a pas le choix. Il ne s’agit pas pour elle de se convertir à perpétuité à des politiques d’austérité, mais d’assumer avec courage une phase inévitable de réduction des dépenses publiques. Pour recouvrer demain souveraineté et capacité d’agir, la cigale doit se faire fourmi, au moins pour un temps. Mais beaucoup (près de 30 %) au PS et à la gauche de la gauche, ainsi qu’une large part des écologistes nient cette nécessité ou pensent, comme le Front national, que ces contraintes pourraient être abolies par une sortie de l’euro (ou de l’Europe). Pourquoi pas du système solaire ? (id. p. 87).

Mais ce travail de réforme est loin de se limiter à la gauche :

Nous n’avons donc pas le choix. Nous devons nous réformer davantage. La France, avec sa droite et sa gauche. Et c’est possible.(id. p. 89).

Un tel effort ne demandant pas de « dépasser » la dualité droite-gauche, ou de s’affirmer de façon probablement illusoire « ni de droite ni de gauche », mais d’arriver à travailler ensemble « avec sa droite et sa gauche » en effet, en une sorte de « comité de salut public » en vue de promouvoir quelques réformes essentielles à la survie de la vitalité économique, et donc de l’État providence.

Chaque participant conservant la liberté de se reconnaître « de droite » ou « de gauche », cette reconnaissance assumée permettant cependant un travail commun sur des points précis.

En cela, notre nouveau Président et son gouvernement représentent sans doute une chance.

Il n’y a donc rien de plus ridicule, de plus sectaire et stérile, de la part des partis, que d’excommunier les « hérétiques » qui font le choix de la coalition en les privant abusivement d’un ancrage dans lequel ils se reconnaissent, pour en faire des sortes d’apatrides politiques, alors qu’on peut parfaitement concevoir des alliances circonstancielles en vue de parvenir à des objectifs urgents et fondamentaux, comme cela se fait avec succès dans des pays qui nous entourent.

Même si les enquêtes auxquelles se réfère H. Védrine peuvent dater légèrement, on peut penser que les français sont encore prêts à comprendre ce type de stratégie, et l’urgence des enjeux qui la légitiment.

En septembre 2013, à la veille des élections allemandes, 63 % des Français considéraient ainsi que la France devrait s’inspirer du modèle allemand. Autre signe de disponibilité : 71 % des salariés du secteur privé approuvaient des compromis sur le temps de travail et les salaires en contrepartie d’un engagement à préserver l’emploi (Sofres, avril 2013). Signe de lucidité : 61 % des Français pensaient que la Sécurité sociale pouvait faire faillite (Opinion Way, septembre 2013). Et, signe de pragmatisme, à la question : « Qui pourrait sortir la France de la crise ? », ils répondaient à égalité : les gens (46 %), les dirigeants politiques (44 %), les entreprises (41 %). Autre sondage frappant : celui de la Sofres, pour Le Figaro du 3 décembre 2013, selon lequel 65 % des Français jugeaient que la France n’avait pas fait beaucoup d’efforts pour rester compétitive ; 27 % seulement la jugeaient bien placée dans la compétition ; 94 % trouvaient urgent d’entreprendre des réformes ; 61 % jugeaient nécessaire de faire des économies budgétaires, y compris sur les services publics ; 60 % jugeaient possible de réduire le nombre de fonctionnaires tout en ayant des services publics de qualité. S’agissait-il des mêmes Français que ceux que redoute tant, depuis des années, la classe politique ? (id. p. 98).

Ou que ceux du moins que certains syndicats essayent de nous présenter comme l’expression du « peuple » dans son ensemble…

Cela supposerait que tous les mécanismes autobloquants du « système » soient désamorcés. Mais cela supposerait aussi que la gauche du PS, les écologistes et la gauche de la gauche soient convaincus, entraînés ou alors empêchés d’entraver ce nouveau cours. Cela supposerait enfin que de nouvelles forces économiques et politiques le soutiennent résolument pour en assurer la réussite.(id. p. 101).

(…)

Une coalition pour la réforme ? (…)

Est-il utopique de penser que les Français ayant fini par ouvrir les yeux sur les enjeux et les défis de l’époque, observant le monde nouveau, constatant ce qui marche ou pas, jugeant positivement le « modèle » économique allemand et devenus de plus en plus lucides sur les problèmes de leur pays veuillent enfin interrompre ce glissement français et, ayant clarifié leur rapport à l’Europe, parviennent à se mettre d’accord, à l’initiative du Président et de la majorité du moment, pour mener à bien et en un laps de temps limité quelques réformes essentielles pour le redressement du pays ? Est-il utopique de penser qu’une coalition pour la réforme n’est pas impensable ? Qu’elle est même souhaitée par beaucoup ?

Si une telle « coalition majoritaire pour la réforme » parvenait à se constituer, une législature, voire une durée plus courte – deux à trois ans – pourrait y être consacrée. (…)

Les jeux partisans seraient mis entre parenthèses pour un temps bref et dans un but précis. L’accord politique le plus large serait recherché, dans la clarté, sur les objectifs et le calendrier, afin de réaliser de façon multipartisane quelques réformes vitales.

La France a bien su, pendant la IVe République, sous des majorités centristes à géométrie variable, et même sous la Ve, y compris à travers les alternances, poursuivre durablement, dans des contextes très différents, des programmes politiques aussi importants que la reconstruction, l’équipement du pays en infrastructures, le nucléaire civil et la dissuasion nucléaire, la sécurité sociale, la politique familiale, culturelle, étrangère (dans ses grandes lignes) et, pendant longtemps, la construction européenne.

L’idée peut paraître utopique et, de fait, tout semble interdire a priori une pareille approche. Au cours des dernières années, chaque alternance a débuté par une « rupture » proclamée à son de trompe, ou en tout cas par l’annulation systématique des mesures prises par l’équipe précédente (y compris, lors de l’alternance au sein de la droite), ce qui ne fait que dresser un camp ou un courant contre l’autre, sans jamais rassasier les maximalistes, et alimente la morosité générale et le rejet de la politique. Pourtant, c’est bien un accord « bipartisan » entre majorité et opposition, justifié par la gravité de la situation du pays, qui devrait être recherché sur quelques grandes questions, et ce le temps d’accomplir des réformes essentielles.

(…) Ce large accord, s’il était conclu, permettrait de neutraliser à la source, autant que faire se peut, les mécanismes permanents de rejet – dénaturation, opposition, intimidation, stérilisation, diversion, dramatisation factice – de la part des intérêts contrariés. Réactions connues. Peu surprenantes. Il n’est pas étonnant que les défavorisés veuillent préserver leurs (petits) avantages acquis, tout comme les classes moyennes, et les privilégiés conserver eux aussi leurs moyens ou gros avantages. Il n’empêche que le moment est venu de retrouver le sens perdu de l’intérêt général. Il ne s’agit pas d’orienter la politique de la France pour vingt ans, mais, ici et maintenant, de sortir de l’ornière. Et ne disons pas que ce serait faire le jeu des extrêmes : ceux-ci prospèrent avant tout sur le déni et l’impuissance publics.( id. p. 102-104).

 

Souhaitons donc à notre Président et à son gouvernement de comprendre la nécessité d’oser un « réformisme radical », selon la belle expression de Camus (id. p. 116), afin de contribuer à restaurer « la confiance en l’avenir » à « dissiper les tentations chimériques et vaincre la défiance ». (id. p. 116-117).

 

PS :

Quelques considérations iconoclastes, dont il serait bon qu’elles alimentent les débats entre le premier ministre et son ministre de l’écologie :

http://huet.blog.lemonde.fr/2017/05/11/le-soleil-le-vent-et-lelectricite/

Sur une distinction difficile mais pourtant indispensable entre « moindre mal » et « intolérable ».

Une discussion à propos d’un article récent

http://www.lemonde.fr/syrie/article/2017/01/08/c-est-parfois-le-prix-a-payer-bachar-al-assad-justifie-la-mort-de-populations-civiles_5059501_1618247.html

m’incite à revenir quelque peu sur une distinction qui me paraît particulièrement importante en nos temps de relativisme et de confusion.

Il s’agit de celle entre « moindre mal » et « intolérable ».

Vieux souvenir de sujets de dissertation maintes fois soumis à mes élèves, du type : « Y a-t-il des limites à la tolérance », « Peut-on tout tolérer », etc.

Car le relativisme contemporain du « chacun a tout de même le droit de faire ce qu’il veut » – réponse spontanée à ce genre d’interrogation… – a pris de telles proportions qu’il est parfois bien difficile de faire entendre un autre discours.

Or, ce type de question est au cœur du politique, et du problème du recours à la guerre en particulier, où les limites entre le tolérable et l’intolérable semblent disparaître dans un flou pour le moins préoccupant.

La question est certes délicate.

Mais je suis tout de même étonné par la récurrence d’arguments hautement problématiques et dangereusement sommaires, en particulier lors des « réactions » qui suivent les articles de journaux traitant de sujets tels que la guerre en Irak, en Syrie ou au Yémen, la question de la Crimée et de l’Ukraine, etc.

Faut-il rappeler qu’en tant que lecteur assidu de Machiavel, je crois être relativement immunisé contre les virus envahissants du bisounoursisme et du droit-de-l’hommisme à moindre frais ; et qu’en tant que pratiquant tout aussi régulier du Hobbes du Léviathan et du Freud de « Malaise dans la civilisation », il m’est souvent arrivé d’ironiser sur ce blog au sujet de ceux qui persistent à voir en l’homme un « être débonnaire, au cœur assoiffé d’amour ».

Pourtant, on ne peut sans conséquences graves se résoudre à voir confondre le réalisme lucide d’un Freud, d’un Hobbes ou d’un Machiavel avec le cynisme pur et simple de ceux qui soutiennent que certains enjeux bien troubles légitimeraient l’extermination massive de populations civiles, ou justifieraient le mépris pur et simple du droit international.

Il y a de l’intolérable, il faut le dire, le répéter, et s’efforcer d’en délimiter les traits du mieux possible.

En ce qui concerne pour commencer le droit de guerre,

On entend par crimes de guerre violations graves du droit international humanitaire commises à l’encontre de civils ou de combattants à l’occasion d’un conflit armé international ou interne » (…)

Ces crimes découlent essentiellement des Conventions de Genève du 12 août 1949 et de leurs Protocoles additionnels I et II de 1977 et des Conventions de La Haye de 1899 et 1907. Leur codification la plus récente se trouve à l’article 8 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI) de 1998.

http://www.ohchr.org/Documents/Countries/CD/Fiche2_crimes_FINAL.pdf

(signalons une coquille dans l’article des « décodeurs » qui cite ce texte : il y est question de « conflit armé international ou externe » au lieu de « conflit armé international ou interne »)

http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/01/09/syrie-bachar-al-assad-se-depeint-en-leader-democrate-pacifiste-et-populaire_5059967_4355770.html

 

Selon la définition de ces accords internationaux (cf. les 59 alinéas de l’article 8 du Statut de Rome du 17 juillet 1998),

http://mjp.univ-perp.fr/traites/1998cpi.htm

et les Conventions de Genève du 12 août 1949

https://www.icrc.org/fre/assets/files/other/icrc_001_0173.pdf

Article 3 : Conflit de caractère non international.

En cas de conflit armé ne présentant pas un caractère international et surgissant sur le territoire de l’une des Hautes Parties contractantes, chacune des Parties au conflit sera tenue d’appliquer au moins les dispositions suivantes :

1) Les personnes qui ne participent pas directement aux hostilités, y compris les membres de forces armées qui ont déposé les armes et les personnes qui ont été mises hors de combat par maladie, blessure, détention, ou pour toute autre cause, seront, en toutes circonstances, traitées avec humanité, sans aucune distinction de caractère défavorable basée sur la race, la couleur, la religion ou la croyance, le sexe, la naissance ou la fortune, ou tout autre critère analogue.

(…)

2) Les blessés et malades seront recueillis et soignés. Un organisme humanitaire impartial, tel que le Comité international de la Croix-Rouge, pourra offrir ses services aux Parties au conflit.

Les Parties au conflit s’efforceront, d’autre part, de mettre en vigueur, par voie d’accords spéciaux tout ou partie des autres dispositions de la présente Convention.

(…)

Que ce soit donc dans le cadre d’un « conflit international » comme d’un conflit « non international », « interne », les atteintes aux civils et autres « personnes qui ne participent pas directement aux hostilités » doivent être considérées comme « crimes de guerre ».

Ainsi, en dépit de divergences concernant le nombre des victimes en fonction des différentes sources d’information, nul ne devrait nier l’existence massive de crimes de guerre dans le cas des interventions menées contre son propre peuple par Bachar el Assad et ses alliés, comme dans le cas des opérations menées au Yémen sous la direction de l’Arabie Saoudite.

[bien d’autres cas seraient bien sûr à évoquer, en ce qui concerne les conflits africains en particulier, mais l’approche serait la même].

L’observatoire syrien des droits de l’homme fait état d’au moins 90 500 civils sur les 312 000 à 450 000 victimes du conflit dont l’essentiel est imputable à Damas.

(cf. art. des « Décodeurs » cité plus haut, ainsi que

http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2015/09/08/en-syrie-qui-de-l-ei-ou-du-regime-de-bachar-al-assad-a-fait-le-plus-de-victimes_4748890_4355770.html

article qui rappelle s’il en est besoin que les crimes commis par Damas sont de beaucoup plus importants que ceux commis par l’EI).

Alors même que la guerre est menée en Irak contre l’EI, ce qui n’est pas le cas en Syrie, il semble difficile de mettre sur le même pied le siège de Mossoul et la boucherie d’Alep.

En dépit d’indéniables et graves « dégâts collatéraux » imputables aux forces de la coalition contre l’EI en Irak, mettre au même niveau les morts de civils causés par  cette intervention et les crimes commis par l’État Syrien et ses alliés  contre le peuple de Syrie relève donc d’une scandaleuse supercherie.

Si, moyennant une vigilance rigoureuse, il paraît dans la plupart des cas légitime de considérer les premiers, qui se chiffrent hélas en dizaines, voire centaines de victimes, comme relevant du « moindre mal » (même si certains peuvent relever des crimes de guerre, voire contre l’humanité, et devront être jugés comme tels), les seconds, qui se chiffrent en dizaines, voire centaines de milliers de crimes délibérés relèvent eux clairement de l’intolérable.

Dans des proportions moindres, et en dépit des critiques grandissantes de ses alliés, il en va de même en ce qui concerne la guerre menée par l’Arabie Saoudite au Yémen, avec l’aide des États-Unis :

http://abonnes.lemonde.fr/proche-orient/article/2017/01/16/yemen-10-000-civils-tues-en-moins-d-un-an_5063699_3218.html

http://abonnes.lemonde.fr/proche-orient/article/2016/10/11/pourquoi-la-guerre-au-yemen-dure-t-elle-encore_5011952_3218.html

Et ce ne sont pas les arguments puérils quoique sordides (« puisque d’autres le font, on peut le faire« …) qui visent à justifier les atrocités des uns par celles des autres (du style, hélas fréquent : « Certes la Syrie fait cela, mais les saoudiens font la même chose au Yémen », ou vice versa…) qui peuvent changer quoi que ce soit à la désignation des crimes contre l’humanité et à l’indispensable dénonciation et condamnation de l’intolérable, d’où qu’il vienne.

Car il va de soi qu’en dépit de la disproportion des moyens de destruction dont ils disposent, que ce soit en Syrie, au Yémen ou ailleurs, crimes de guerre et crimes contre l’humanité peuvent être aussi le fait de personnes ou de groupes qualifiés de « rebelles » ou de « résistants ».

 

Du côté de la dynastie Assad, il est en outre depuis longtemps solidement établi que, non contente d’être responsable des crimes de guerre mentionnés, elle s’avère coupable de façon massive d’indéniables crimes contre l’humanité :

https://www.amnesty.org/fr/latest/campaigns/2016/08/syria-torture-prisons/

http://abonnes.lemonde.fr/proche-orient/article/2015/12/16/syrie-du-dossier-cesar-au-dossier-bachar_4833112_3218.html

(Rappelons qu’en dépit de controverses persistantes concernant sa définition juridique précise, l’article 7 du Statut de Rome de la Cour Pénale Internationale en dessine une approche faisant l’objet d’un relatif consensus :

http://mjp.univ-perp.fr/traites/1998cpi.htm )

Il est donc inquiétant d’entendre par exemple un analyste en général équilibré comme Hubert Védrine (avec lequel je m’accorde bien souvent, cf. mon post du 05/01 sur la question des migrations) confondre de façon si flagrante  « moindre mal » et «intolérable».

En particulier lorsqu’il mentionne parmi les « erreurs commises » par les occidentaux le fait « de ne pas écouter les chrétiens de Syrie et du Liban, qui avertissaient que, si le régime de Bachar était cruel, le suivant serait pire ».

http://www.lemonde.fr/international/article/2017/01/13/hubert-vedrine-la-tragedie-d-alep-symbolise-l-effondrement-des-politiques-occidentales-guidees-par-la-morale-et-l-ethique_5062264_3210.html

Outre le fait que les chrétiens en question sont, pour leur honneur, loin de parler d’une seule voix

http://www.la-croix.com/Debats/Forum-et-debats/TRIBUNE-Non-Bachar-Al-Assad-bouclier-Chretiens-Orient-Hind-Kabawat-2016-03-24-1200748872

on est tout de même en droit de se demander si, malgré les échecs évidents de la plupart des « printemps arabes », un régime du type de celui de la Tunisie, voire de l’Égypte, ne serait pas, cette fois en rigueur de terme, en dépit des errements condamnables, un « moindre mal » ou du moins un « moindre pire »par rapport aux décennies de tortures intolérables infligées à son peuple par le clan Assad.

Quel étrange sens de la divination devrait donc obliger à penser que les syriens seraient par essence incapables de faire, si ce n’est mieux, du moins pas plus mal que ces pays ? Ce qui serait déjà un progrès considérable au regard des prouesses des actuels maîtres de Damas…

Sur ce point, le documentaire à paraître bientôt sur le bagne de Tadmor pourrait faire réfléchir un ex-ministre qui doit tout de même être le premier informé de ce genre de réalités.

http://orientxxi.info/lu-vu-entendu/l-ombre-du-bagne-de-palmyre-plane-sur-la-syrie,1633

Sur ce sujet encore, l’indécente équivalence posée par certains « commentateurs » sur les forums entre les agissements de la famille Assad et les « excès américains » du bagne de Guantanamo se révèle proprement scandaleuse. Tout comme est intolérable l’argument pourtant repris en boucle qui évoque le bombardement de Dresde en vue de justifier le massacre des civils syriens.

Il est abject de renvoyer dos à dos des réalités qui n’ont pratiquement rien en commun. Malgré leurs indéniables défauts (persistance de la peine de mort dans certains états, situation de certaines prisons voire « délocalisation de la torture », etc.) accuser les États Unis de crimes et de tortures de masses comparables à ceux commis en Syrie par dizaines de milliers relève de la cécité idéologique et du mensonge éhonté.

La guerre civile contre une opposition interne sous prétexte de lutte contre quelques centaines, au plus quelques milliers de djihadistes ne peut non plus sans imposture être assimilée au combat contre le nazisme.

De telles falsifications font en outre courir le risque, en estompant les limites, de réduire la spécificité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité.

 

Un autre sujet d’étonnement concerne la banalisation des violations du droit international, lesquelles relèvent pourtant elles aussi de l’intolérable.

À propos de la mode des allégations pro-russes de certains de nos candidats à la présidence de la République,

http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2016/11/22/dalep-de-la-russie-et-de-m-fillon-qui-risque-fort-dhypothequer-son-honneur-et-le-notre/

j’avais rappelé les violations réitérées du droit international par la Russie.

Je me permets de reprendre ces lignes :

N’oublions pas non plus que la Russie de laquelle il faudrait se rapprocher, alliée d’un Bachar el Assad qu’il conviendrait de courtiser, présente en outre la particularité unique dans le monde de l’après-guerre de bafouer de façon réitérée le droit international ainsi que ses propres engagements.

« En 1994, le Mémorandum de Budapest avait été signé entre l’Ukraine, la Russie, les États-Unis et le Royaume-Uni. Par cet accord, l’Ukraine acceptait de se défaire du stock d’armes nucléaires dont elle avait hérité à la dislocation de l’URSS ; en contrepartie, les États signataires s’engageaient à respecter l’indépendance et la souveraineté ukrainiennes dans ses frontières et à s’abstenir de toute menace ou usage de la force contre l’Ukraine »

Plus tard, le 31 mai 1997, est signé le Traité d’amitié, de coopération et de partenariat entre la Russie et l’Ukraine, lors de la première visite officielle du président russe, Boris Eltsine, en Ukraine.

« Le traité a fixé l’intégrité territoriale des deux États : l’article 2 stipule que « Les hautes parties contractantes, en conformité avec les dispositions de la charte des Nations Unies et des obligations en vertu de l’acte final de la conférence sur la sécurité et la coopération en Europe respectent l’intégrité territoriale de l’autre et affirment l’inviolabilité de leurs frontières existantes ».

Enfin un troisième traité, l’Accord entre la Russie et l’Ukraine sur la frontière russo-ukrainienne, signé à Kiev en 2003, stipule que la Crimée est et demeure partie intégrante de l’Ukraine.

http://www.robert-schuman.eu/fr/questions-d-europe/0382-l-annexion-de-la-crimee-lecons-pour-la-securite-europeenne

Le fait qu’une nation, quelle qu’elle soit, se permette de ne tenir aucun compte des déclarations, traités et accords internationaux qu’elle a elle-même ratifiés et qui ont pourtant fait l’objet de reconnaissances officielles constitue un danger intolérable contre lequel la communauté internationale se doit de réagir de façon appropriée (fortes sanctions, éventuelle privation de droits à l’ONU, etc.), et certainement pas en « passant l’éponge », comme nous le proposent hélas des politiciens qui ne font en cela que manifester l’indignité de leurs programmes.

La violation par Moscou du Mémorandum de Budapest en ce qui concerne la garantie des frontières de l’Ukraine devrait logiquement avoir pour contrepartie la restitution à ce dernier État de la puissance nucléaire qui faisait l’objet du traité.

Peut-on donc imaginer ce que signifierait pour la sécurité mondiale une Ukraine nucléarisée aux portes de la Russie ? C’est pourtant ce qu’implique en toute justice la transgression par la Russie du Mémorandum de Budapest.

De telles violations intolérables de leurs engagements suffisent à qualifier « d’États voyous » les nations qui les commettent.

Au nom de tels précédents, faudra-t-il donc accepter un jour sans réagir que la Chine s’empare de la Sibérie, d’îles du Pacifique, ou la Corée du Nord de la Corée du Sud ?

La justification d’une telle « jurisprudence » du laxisme est la porte ouverte à un dangereux aventurisme qui risque fort de caractériser notre XXIème siècle si des limites ne lui sont pas fermement édictées.

Ce ne serait hélas, une fois de plus, que la navrante répétition des erreurs des siècles passés.

Souhaitons donc à nos gouvernants présents et futurs de ne pas prendre l’habitude de jouer avec un tel feu…

Dans ce domaine encore, il est bien surprenant de lire ou d’entendre des « russophiles » ou « poutinolâtres » de plus en plus nombreux mettre sur le même plan les évidentes erreurs ou maladresses de l’Occident et/ou des États-Unis (par exemple dans le traitement du « dossier ukrainien ») et les intolérables violations permanentes des engagements internationaux dont la Russie se fait la championne exclusive ces dernières décennies.

Cela relève une fois de plus de la supercherie et de la cécité idéologique. À ma connaissance, aucune nation occidentale, fort heureusement, ne peut se prévaloir d’un mépris incontestable du droit international tel que celui que manifestent de façon réitérée les actuels maîtres du Kremlin.

Pour le moment du moins…

Car il est bien évident que si l’exemple s’étendait, comme on a des raisons de le craindre au vu de certaines évolutions, la sécurité mondiale relèverait alors de l’arbitraire intolérable qui caractérise la loi de la jungle et la raison du plus fort.

Quelques mots pour finir sur ce que j’avais qualifié, dans un commentaire de « tentation néo-franquiste ».

http://filiu.blog.lemonde.fr/2017/01/12/linsoutenable-legerete-de-fillon-face-a-assad/

(cf. aussi les derniers ajouts à mon post du 22/11/2016

http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2016/11/22/dalep-de-la-russie-et-de-m-fillon-qui-risque-fort-dhypothequer-son-honneur-et-le-notre/ ).

Comme le savait parfaitement Machiavel, l’Histoire repasse périodiquement les mêmes plats :

« Pensant pour ma part à la façon dont procèdent les choses, j’estime que le monde a toujours été pareil… » (Discours sur la première décade de Tite Live, II, Avant-propos, Œuvres, Robert Laffont, Paris 1996, p. 292).

Et il est désolant de constater combien, dans des configurations similaires, la même justification de l’intolérable recommence sans cesse à faire des adeptes.

Car comme d’autres en leur temps ont béni l’un des grands bourreaux du XXème siècle parce qu’il se faisait le « défenseur des croyants » au prix de crimes intolérables, certains soi-disant croyants (cf. encore mon post du 22/12/2016 et les « pseudo croyants ») désormais contemporains, ne semblent pas éprouver de difficulté particulière à soutenir  au nom du « moindre mal » les efforts de l’un des bouchers les plus sanguinaires de ces dernière décennies et de ses complices, du moment qu’ils garantissent le « respect des minorités », chrétiennes en particulier.

Cela vaut bien en effet quelques centaines de milliers de morts, et des dizaines de milliers de torturés.

Or, tout comme il est loin d’être assuré qu’un régime succédant à celui de Bachar el Assad « serait pire », comme l’affirme de façon bien légère M. Védrine, rien ne permet de penser que les forces anti-franquistes (qui, tout comme l’opposition syrienne,  comprenaient, faut-il le rappeler, des républicains et des démocrates…) auraient fait régner en Espagne la dictature communiste tellement exhibée comme épouvantail par les thuriféraires du Caudillo.

Et pourtant, le néo-franquisme est une réalité bien tangible en Espagne.

http://www.lemonde.fr/m-moyen-format/article/2017/01/13/les-papys-du-franquisme-font-de-la-resistance_5062293_4497271.html?xtmc=franquisme&xtcr=1

Mais il serait bien illusoire de croire qu’il serait cantonné outre Pyrénées.

Car la « défense des valeurs chrétiennes » (« défense » qui, fort heureusement, est loin de mobiliser l’ensemble de ceux qui se reconnaissent sous l’appellation de « chrétiens »), des « valeurs nationales », de celles de « l’Occident » a désormais le vent en poupe, en Russie, aux USA, en France ou ailleurs.

Avec les visages qu’on sait, et dont – dans leurs versions trumpiennes, poutiniennes et/ou néo-fascistes du moins – il est légitimement permis de douter qu’ils fassent honneur aux « héritages chrétiens » et « occidentaux ».

En particulier lorsqu’ils exigent que nous nous accommodions sans états d’âme de ce qu’il est pourtant essentiel de continuer à nommer l’intolérable.

 

PS (ajout du 19/01):

La publicité (justifiée) faite autour du débat organisé par Y. Calvi

ne peut en aucun cas faire oublier ce qui précède.

Le fait que l’opposition syrienne ait été de plus en plus gangrénée par un djihadisme responsable, à Alep en particulier, de crimes de guerre manifestes et condamnables (cf. ci-dessus) n’est un secret pour personne.

Il est cependant navrant, quoique prévisible (cf. les nouvelles tendances mentionnées ci-dessus) et caractéristique, que cet constat justifié soit commodément récupéré pour renvoyer dos à dos les crimes d’Assad et de ses alliés (Russie, Hezbollah), et ceux de l’opposition, djihadistes compris.

Cela relève encore de la supercherie.

Il est tragiquement grotesque de laisser croire qu’on pourrait placer au même niveau les crimes d’un tyran, avérés depuis des décennies (cf. ci dessus par exemple lien aux articles d’Amnesty International), avec ceux – certes bien réels – d’une opposition dont je n’ai pas ouï dire qu’elle disposerait, entre autres armements, d’une aviation pour accomplir ses méfaits.

Si certaines mises au point sont justifiées, l’immense majorité des crimes demeure, en Syrie, le fait du régime de Damas. On ne doit pas le faire oublier. Et prendre prétexte de carences dans l’information pour insinuer autre chose se révèle pour le moins ambigu.

Dénoncer certaines insuffisances ou manipulations est certes nécessaire, mais ne doit en aucun cas signifier se faire complice de supercheries bien plus massives et pernicieuses…

 

Ajout du 24/01:

Et à propos de « roulage dans la farine », un portrait de celui qui reste tout de même le champion toutes catégories:

http://www.france3.fr/emission/bachar-moi-ou-le-chaos/diffusion-du-23-01-2017-22h35

avec un rappel succinct mais salutaire de quelques repères historiques.

Et puis un étonnement, tout de même: dans la floraison d’articles qui nous parlent en ce moment des négociations d’Astana, il est question d’Armée Syrienne Libre,  de Mohamed Allouche, d’Ahrar al Cham, de Noureddine Zinki et d’autres encore.

Il y a donc, sous les bombes, une opposition en Syrie !

Et nous qui croyions naïvement, comme Bachar et ses amis nous le répètent, qu’il n’y avait que les terroristes de l’EI et du Front Fatah Al-Cham.

Aurions-nous donc été une fois de plus  « roulés dans la farine »?

Ajout du 15/03:

À ne pas manquer:

http://abonnes.lemonde.fr/syrie/article/2017/03/15/message-to-la-profession-de-foi-radicale-de-pacifistes-syriens_5094522_1618247.html

 

 

 

Désolé M. Frans de Waal : il existe bien un « propre de l’homme ». Et même un sale… Et quelques remarques, en attendant mieux, sur « l’effet réversif de l’évolution » de Patrick Tort.

J’aime beaucoup Frans de Waal.

http://abonnes.lemonde.fr/sciences/article/2016/10/10/frans-de-waal-il-est-temps-d-arreter-de-courir-apres-le-propre-de-l-homme_5011270_1650684.html

J’apprécie autant l’homme que ses recherches, que j’ai d’ailleurs mentionnées quelquefois sur ce blog.

Sa persévérance à réhabiliter les « autres animaux » (il faudrait toujours s’exprimer ainsi, plutôt que distinguer systématiquement l’homme et l’animal, comme si l’animalité n’était pas l’élément premier de notre définition) et à démontrer scientifiquement leurs capacités affectives, émotionnelles, cognitives, etc. me paraît être une approche essentielle pour nous situer à notre juste place dans ce « contrat naturel » qui lie depuis toujours l’homme a son environnement.

Ainsi, je le remercie sincèrement et m’émerveille devant ses expériences – et celles de bien d’autres éthologues – qui nous incitent à mieux rencontrer nos cousins, voire nos frères sur le grand arbre de l’évolution.

Je reviendrai peut-être un de ces jours, à propos de la scandaleuse disparition annoncée des gorilles,

http://abonnes.lemonde.fr/planete/article/2016/09/04/la-biodiversite-mondiale-disparait-a-grande-vitesse_4992382_3244.html

sur la magnifique nouvelle de Vassili Grossman intitulée « Tiergarten » et sur la poignante amitié entre Fritzi le gorille et Ramm son gardien.

« Notre race de seigneurs semble croire que le monde entier ne vaut rien à côté d’elle. Des êtres bons, honnêtes, sympathiques et sans défense ont tout perdu, et eux, ils se sont emparés de ce que la vie a de meilleur. Si certains animaux les gênent, ils n’hésitent pas à exterminer toute l’espèce. C’est pour eux du sable, des briques (…). Pourquoi le massacre d’animaux n’est-il pas considéré comme un crime ? Pourquoi ? Un être supérieur doit prendre soin de ceux qui lui sont inférieurs, les protéger comme un adulte protège un enfant » (Tiergarten, dans : V. Grossman, Œuvres, Paris, Robert Laffont 2006, p. 786).

Mais il faut croire que tout spécialiste voit un peu midi à sa porte. C’est une déformation fréquente et compréhensible.

Ainsi, bien des spécialistes de Shakespeare verront dans celui-ci le père de la littérature occidentale, alors que le passionné de Cervantès confèrera ce statut à son préféré, place que lui contestera l’amoureux de Rabelais, etc.

D’une façon similaire, lorsque M. de Waal affirme que, pour ce qui est de la spécificité, il ne nous reste, à nous humains « honnêtement, pas grand-chose », on peut tout de même se demander si son point de vue d’éthologue amoureux des animaux ne relève pas du parti pris qui fausse quelque peu son jugement.

Même s’il signale aussitôt, au bénéfice de l’humain : « Le développement du langage comme moyen de communication symbolique, quand même».

Mais cette précision apparaît comme une concession accordée presque à regret, et ne touchant de toute façon qu’un aspect marginal, plutôt secondaire.

Or, même si on peut penser que le linguiste cède à une même tentation d’hypertrophier sa propre spécialité au détriment des autres, il est tout de même essentiel de l’écouter, afin de rééquilibrer le propos.

Certes, les animaux sont capables de communication, parfois remarquablement complexe et développée, comme nous le montre par exemple l’exemple bien connu du bonobo Kanzi, qui maîtriserait plusieurs centaines de symboles et comprendrait plus de 3000 mots parlés.

Mais cela signifierait-il pour autant que la différence entre l’homme et l’animal serait insignifiante du point de vue de la linguistique et, plus largement, de ce que F. de Waal nomme la « théorie de l’esprit » ?

Cela semble loin d’être le cas, comme nous le confirment nombre de spécialistes.

Parmi de nombreux exemples :

« Aussi spectaculaires soient-elles, les performances des animaux ne sont pas assimilables aux compétences linguistiques, et ceci pour plusieurs raisons. L’une d’entre elles tient aux différences entre les progrès réalisés par les chimpanzés (par exemple Kanzi) et ceux des enfants humains au cours de la période d’acquisition du langage. En premier lieu, Kanzi est beaucoup plus lent qu’un enfant puisque trois années lui sont nécessaires là où une seule suffit au petit d’homme. De plus, au bout de ces trois ans, les combinaisons de lexigrammes et/ou de gestes sont beaucoup moins nombreuses chez le bonobo que chez l’enfant. Enfin et surtout, 96 % des symboles utilisés par Kanzi sont produits dans un contexte impératif, c’est-à-dire sur demande, alors que l’enfant utilise le langage dans un contexte informatif ou déclaratif pour apporter des informations sur le monde. Par ailleurs, si l’on compare les messages produits par Kanzi et sa compréhension des expressions transmises en anglais, on s’aperçoit que les premiers restent en retrait par rapport à la seconde. (…) ». J.Vauclair et B.L. Deputte, « Se représenter et dire le monde : développement de l’intelligence et du langage chez les primates », dans : P. Picq et Y. Coppens, Aux origines de l’humanité. II. Le propre de l’homme, Fayard 2001, p. 308-309.

 

Lorsque les singes « parlent », ils ne disent pas la même chose que nous. On peut le voir dans ce qu’on appelle les modalités de communication. Il y en a deux principales : injonctive, qui désigne les demandes et les ordres (« viens », « sortons », « donne ») et déclarative, où le langage sert à échanger des informa­tions sur le monde ou sur soi-même. Quand je vous dis : « le chat est dans le jardin », je vous informe de l’exis­tence de cet animal et de sa place. Parmi les énoncés pro­duits par les chimpanzés, même les plus malins comme Kanzi, on ne trouve pratiquement que des injonctions. Chez l’enfant humain, cette modalité injonctive est pré­sente, mais elle cède la place très vite à la modalité décla­rative. C’est une différence capitale : toute la communi­cation animale connue à ce jour semble être de type injonctif. Dans les situations de laboratoire, et contrai­rement à l’enfant, les singes ne produisent pas de mes­sages sur leurs états intérieurs.

Quant au langage proprement dit, il me semble que celui du chimpanzé ne rentrera jamais dans les cadres du langage humain. Je soutiens l’idée d’une discontinuité entre l’homme et l’animal, y compris les primates, pour tout ce qui est des fonctions linguistiques. J.Vauclair, Propos recueillis par N. Journet, Sciences humaines n° 61, p. 12-13.

 

Une observation intéressante parmi d’autres émanant de D. Premack, dont on connaît la familiarité avec les primates, puisque lui et sa femme ont élevé leurs propres enfants en même temps que des chimpanzés du même âge, et dans les mêmes conditions. Elle atteste elle aussi d’une radicale « discontinuité » :

« Un jeune enfant, avant même de savoir parler, va traîner sa mère vers la fenêtre pour lui montrer tel ou tel objet – pas parce qu’il veut cet objet : simplement pour partager l’excitation de sa découverte avec elle. Cela, je ne l’ai jamais vu faire à un chimpanzé » (D. Premack, dans, J. Dortier ed., Le cerveau et la pensée, Ed. Sciences humaines, Paris 2003(2) p. 203).

 

Des remarques de cet ordre étant encore confirmées par exemple par André Langaney :

« Les singes sont bien loin de pouvoir, comme nous le faisons, structurer une phrase en sujet – verbe- complément […] Pourtant un chimpanzé peut apprendre jusqu’à 800 et 900 mots, alors que certains créoles n’en comprennent que 600 ». A. Langaney, « Les impossibles dans les origines du langage, dans Pour la science 211(1995)10

« En fait, ce qui distingue vraiment notre espèce des autres, c’est notre langage: nous sommes capables de combiner des mots selon une grammaire pour construire des phrases, et celles-ci acquièrent alors un sens supérieur à ce que donnerait la simple addition des mots entre eux. C’est un langage « à double articulation » des mots et des sens. Seul le cerveau humain est capable de communiquer des informations de cette manière. On a démontré que les grands singes pouvaient apprendre plusieurs centaines de mots, jusqu’à 900 pour cer­tains chimpanzés. Mais ils ne produisent pas spontanément des phrases nouvelles ». Id. dans : La plus belle histoire de l’homme, Seuil 1998, p. 23-24:

Etc. etc.

Ceci nous permettant de comprendre la permanente actualité d’une affirmation de l’un de nos plus grands linguistes :

« Appliquée au monde animal, la notion de langage n’a cours que par abus de termes », (E. Benvéniste, Problèmes de linguistique générale, Gallimard 1966, I, p.56).

Et si, en bons darwiniens, il faut sans doute souscrire à l’affirmation de F. de Waal :

« Nos capacités d’intelligence sont parfois plus développées que celles des autres [animaux]. Mais c’est une différence de degré, pas de nature » (article cité, Le Monde du 10/10/2016).

Cela ne doit pas nous faire oublier qu’une « différence de degré » peut être quasiment « infinie ».

« Les abeilles ne peuvent guère communiquer que trois ou quatre classes de messages […]. Chez les corbeaux, on a inventorié une quinzaine de cris correspondant à des situations ou à des comportements […] dis­tincts […]. D’où vient au contraire que les langues humaines peuvent tout dire, au moyen de milliards et de mil­liards de messages distincts ? » (G. Mounin, Clefs pour la linguistique, Seghers, Paris 1971, p.57).

Fondée sur ce qu’André Martinet, autre géant de la linguistique, nomme la « double articulation », et qui ne se trouve que chez l’homme,

http://www.sfu.ca/fren270/semiologie/page2_9.html

« Le type d’organisation que nous venons d’esquisser existe dans toutes les langues décrites jusqu’à ce jour. Il semble s’imposer aux communautés humaines comme le mieux adapté aux besoins et aux ressources de l’homme. Seule l’économie qui résulte des deux articulations permet d’obtenir un outil de communication d’emploi général et capable de transmettre autant d’information à aussi bon compte », (A. Martinet, Éléments de linguistique générale, A. Colin, Paris 1967, p. 17).

cette différence de « milliards de milliards » de degrés entre le langage humain et la communication animale, si développée soit-cette dernière, rend compte d’une spécificité qui semble bien représenter, n’en déplaise à M. de Waal, un « propre de l’homme » et de ses capacités « spirituelles » : la faculté de développer un monde de significations de façon virtuellement infinie. La créativité linguistique de l’être humain, manifestation de la spécificité de son esprit, n’a en effet pas de limites :

« Cette analyse, qui semble aller de soi maintenant qu’elle est faite, offre pourtant la clef des propriétés mystérieuses du langage humain par rapport aux systèmes de communication des animaux : sa richesse et sa flexi­bilité infinies ». (G. Mounin, Clefs pour la linguistique, op.cit., p.57).

Ainsi le linguiste complète-t-il de façon essentielle les apports de l’éthologie :

Quelles que soient les possibilités des « autres animaux », nos frères, et quelle que soit notre proximité en ce qui concerne la sensibilité et les capacités affectives (peut-être certains animaux développent-ils d’ailleurs sur ce plan des dispositions supérieures aux nôtres, qui sait ?), notre langage témoigne d’un degré de développement cognitif et réflexif sans commune mesure avec celui qu’atteignent ces « autres animaux ».

Le constat évident des réalisations effectuées au cours de son histoire par cet « esprit humain » au niveau cognitif, que ce soit dans la science, dans l’art, dans la littérature, mais aussi dans tout ce qui concerne l’expression de l’éthique, l’organisation juridique et politique atteste de façon indéniable de notre particularité.

À l’évidence, les autres animaux, en dépit des merveilles que constituent leurs systèmes cognitifs respectifs, n’ont pas inventé l’orchestre symphonique ni envoyé des sondes aux limites de notre système solaire…

En somme, malgré les remarquables avancées des sciences expérimentales, nous ne sommes pas très loin de ce que nous disait Aristote, qui, tout en définissant l’homme comme un animal, n’en observait pas moins, dans le Politique (I,2) :

« Seul, entre les animaux, l’homme a l’usage de la parole; la voix est le signe de la douleur et du plaisir, et c’est pour cela qu’elle a été donnée aussi aux autres animaux.

Leur organisation va jusqu’à éprouver des sensations de douleur et de plaisir, et à se le faire comprendre les uns aux autres ; mais la parole a pour but de faire comprendre ce qui est utile ou nuisible, et, par conséquent aussi, ce qui est juste ou injuste. Ce qui distingue l’homme d’une manière spéciale, c’est qu’il perçoit le bien et le mal, le juste et l’injuste, et tous les senti­ments de même ordre dont la communication constitue préci­sément la famille et l’État ».

La fine distinction entre « voix » et « parole » anticipe celle qu’opèrent les linguistes modernes entre la « communication » que nous partageons avec les autres animaux comme avec l’enfant qui ne parle pas encore, et le langage « doublement articulé », qui nous est propre, et qui reflète les capacités si particulières dont est doué notre cerveau, ainsi que le haut degré de réflexivité qui caractérise la conscience que nous avons de nous-mêmes et du monde.

Celle-là-même qui nous distingue « d’une manière spéciale », en nous faisant percevoir « le bien et le mal, le juste et l’injuste », perception à l’origine des règles et des normes qui gouvernent nos Cités, faisant de nous des « animaux politiques ».

Non que les autres animaux manquent d’une certaine perception du bien et du mal, et même du juste et de l’injuste, comme le montrent excellemment F. de Waal et nombre de ses collègues. Ni même, on le sait, qu’ils soient incapables d’élaborer des sociétés structurées.

Mais, alors que la ruche et la harde de loups se renouvellent à l’identique depuis que l’homme les observe, la « Polis » humaine se caractérise, elle, par les formes diverses qu’elle invente au cours de son histoire, depuis les modèles monarchiques jusqu’au modèles communistes ou anarchistes, en passant par les démocraties, les socialismes, les expériences libertaires, etc.

Cette « flexibilité infinie » (cf. G. Mounin) des modèles politiques semble être le reflet même de la « flexibilité infinie » de notre langage et de sa créativité dans l’ordre sémantique. Elle aussi constitue donc un « propre de l’homme ».

Comme le dit excellemment Pascal Picq (lien aimablement transmis par Qear dans le post précédent), l’homme semble bien être « le seul grand singe capable de marcher vers d’autres horizons ».

http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/10/08/homo-le-seul-grand-singe-capable-de-marcher-vers-d-autres-horizons_5010285_3232.html#t3fz3HYV6iHMUkas.99

 

Or, ne l’oublions pas, cette capacité inédite liée au caractère particulièrement élaboré de notre conscience réflexive est aussi à l’origine d’un autre « propre » de l’homme, que j’ai tout-à-l’heure nommé dans mon titre son « sale ».

Car si les autres animaux manifestent probablement les prémisses de ce que nous nommons « l’éthique »,

« On peut soutenir que l’animal connaît le souci de la communauté, le sens de l’ordre social et l’intériorisation des normes. Dans cette perspective, le sens du bien et du mal s’est développé peu à peu au cours de l’évolution biologique. Ses premiers éléments consti­tutifs sont perceptibles chez les primates autres que l’homme. Il est alors possible d’affirmer que ces derniers possèdent les rudiments d’un système moral (De Waal, 1996; Flack et De Waal, 2000) ». (F. de Waal et B. Thierry, « Les antécédents de la morale chez les singes », dans : P. Picq et Y. Coppens (ed.) Aux origines de l’humanité. Le propre de l’homme, op. cit., p. 442-443).

« la morale ne peut être attribuée à des êtres dépourvus d’un langage symbolique élaboré », comme le reconnaissent eux-mêmes F. de Waal et B. Thierry (id. ibid.).

En d’autres termes, le caractère complexe de la conscience réflexive humaine fait que l’homme est celui qui est probablement capable de faire du bien et du mal, du juste et de l’injuste l’objet d’un choix réfléchi.

Si, au moyen âge, on pouvait encore intenter un procès au taureau qui avait tué son gardien, le développement, en dépit de résistances philosophiques dont on peut penser qu’elles frisent le déni,

http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2014/01/03/eternite-de-lessence-du-corps-chez-spinoza-et-resurrection-et-derechef-de-nietzsche-et-de-ses-mythes-et-de-m-onfray-qui-gagnerait-a-lire-un-peu-mieux-ses-maitres-2/

de la réflexion sur la responsabilité, elle-même liée à l’approfondissement de notre connaissance de la réflexivité de la conscience, relègue ces pratiques dans un folklore bien suranné.

De la même manière qu’on ne juge pas un enfant de 4 ans pour un crime qu’il peut avoir commis, le faible développement de la conscience réflexive, et donc de la conscience morale, d’un animal, ferait paraître à juste titre insensé le fait de le traîner devant un tribunal.

Il n’en va pas de même des hommes.

Lorsque je disais plus haut que ceux-ci se caractérisent par une « flexibilité infinie » dans l’imagination des modèles politiques, on sait qu’une telle « flexibilité » inclut aussi l’invention des modèles totalitaires, tyranniques et criminels de tous ordres.

Et de tels modèles, nous sommes, à la différence des animaux, collectivement et individuellement, responsables. C’est-à-dire que nous avons le choix de les promouvoir ou de les refuser.

C’est bien cette possibilité du mal conscient, réfléchi, au niveau collectif comme au niveau individuel, qui constitue, depuis Caïn et Abel, le « sale » de l’homme, qui n’est jamais que le corollaire négatif de son « propre ».

De la même manière que le caractère virtuellement infini de sa créativité lui permet d’inventer Bach, Gandhi, les sondes cosmiques et l’orchestre symphonique, il lui permet d’inventer nos Gengis Khan, nos Auschwitz et nos Hiroshima.

En dépit de l’existence patente, souvent négligée par les éthologues du fait de leur focalisation compréhensible sur la réhabilitation des animaux, de l’agressivité et de la violence dans le monde animal,

http://www.lemonde.fr/sciences/article/2016/09/28/les-racines-de-la-violence-humaine-plongent-dans-l-arbre-de-l-evolution_5005088_1650684.html

le caractère réfléchi, choisi, délibéré, qu’ajoutent à cette agressivité et à cette violence animale les facultés propres à l’état élaboré de la conscience humaine font que ces composantes en partie partagées avec nos frères en évolution vont devenir chez nous ce qu’on nomme le mal moral.

Et ceci aussi est donc le « propre de l’homme », en ce qu’il est capable d’un « sale » inédit et inconcevable dans l’ensemble du règne animal.

Les singes se battent, voire se dévorent entre eux. Mais aucun n’a inventé Auschwitz, ni surtout « Mein Kampf » ou autres ouvrages similaires qui en portent l’élaboration au niveau de la réflexion, de l’intelligence et de la conscience.

Sur ce plan, « le propre de l’homme » est indéniablement une étonnante originalité sans équivalent dans l’ordre naturel.

Cela me pousse à me pencher sur une expression qui m’interroge depuis bien longtemps, et sur laquelle j’espère pouvoir revenir si je parviens à bout d’un ouvrage de 984 pages qui constitue l’un de mes chantiers actuels (Patrick Tort, Qu’est-ce que le matérialisme, Paris, Belin, 2016).

Celle « d’effet réversif de l’évolution », dont M. Tort est « l’inventeur ».

Voilà comment il le définit dans son dernier ouvrage (op. cit. p. 568).

« Ce que j’ai nommé l’« effet réversif » est le mouvement par lequel l’humanité passe, au cours de son histoire évolutive, d’un état archaïque où sévit encore la loi de l’élimination des moins aptes (sélection naturelle) à un état dit « civilisé » dans lequel s’organise au con­traire et s’étend leur protection.

Ce mouvement, très long à l’échelle historique quoique très court par rapport aux temps que l’on mesure dans l’évolution, a lieu suivant Darwin (La Filiation de l’Homme, 1871) grâce à la sélection des « instincts sociaux », dont le déploiement, couplé avec celui des capacités rationnelles, s’accompagne d’un élargissement coextensif du sentiment de « sympathie », lequel se caractérise par des effets notablement anti-sélectifs : soins apportés aux malades et aux infirmes, assistance envers les miséreux, reconnaissance du « semblable » dans l’étranger, sentiment d’humanité envers les animaux, etc. Telle est pour Darwin la tendance évolutive du processus de civilisation.

Corrélativement, explique Darwin, la « lutte pour l’existence », bien qu’elle ne disparaisse pas entièrement du présent, abandonne peu à peu son rôle de mécanisme dominant — ou de dynamique majeure – au sein de l’évolution de l’humanité « civilisée » au profit de l’éducation sous ses multiples formes – intellectuelle, religieuse et morale ».

Soit.

Tout en reconnaissant les mérites de l’auteur et le travail gigantesque et admirable qu’il a accompli pour mieux faire connaître en France la pensée de Darwin, il m’est difficile de ne pas m’interroger sur la portée véritablement opératoire d’une telle formule :

Que l’animal-homme apparaisse sur une lignée évolutive comme un être doué d’un niveau particulièrement complexe de conscience réflexive qui lui rend possible des comportements éthiques, sociaux et politique nettement plus élaborés que ceux qu’on observe chez les « autres animaux » est un truisme. Cela relève du constat. Même s’il manquait bien sûr chez lui la connaissance du fait évolutif, notre bon vieil Aristote l’avait déjà exprimé, nous l’avons vu, de façon particulièrement pertinente.

Et si l’on intègre maintenant les données fournies par Darwin et le néo-darwinisme, ce processus peut être compris comme une dynamique tout bonnement évolutive. Pas besoin « d’effet réversif » pour cela. Il s’agit plutôt d’un effet « continu » et « linéaire », tout à fait classique.

Alors que veut donc montrer Patrick Tort ?

Voudrait-il dire qu’au-delà de cet effet continu et linéaire de l’évolution qui lui fait donc produire chez l’animal humain un degré particulier de conscience réflexive, il y aurait, comme inscrit au cœur de la nature et de l’évolution une sorte de « projet » qui « sélectionnerait » l’altruisme et l’empathie au détriment de l’égoïsme et de l’agressivité ? D’où l’affirmation de l’aspect « réversif », puisque « l’élimination des moins aptes » propre au schéma classique de l’évolution ferait place à « l’élargissement (…) du sentiment de ‘’sympathie’’, lequel se caractérise par des effets notablement anti-sélectifs ».

Il semble bien que ce soit là la thèse de l’auteur.

Mais alors on semble passer du constatif à la théorie métaphysique, en partie proche de celle, par exemple d’un Kropotkine concernant le caractère « naturel » de « l’entraide » comme « moteur de l’histoire » et de l’humanité.

http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2014/07/30/entraide-empathie-bienveillance-de-kropotkine-a-hobbes-et-retour-2/

Le propos de Patrick Tort, il ne s’en cache nullement (cela fait partie des aspects que je voudrais préciser ultérieurement), est par ailleurs proche des thèses de Engels et de Marx en ce qui concerne l’idée d’une « dialectique de la nature » qui produirait de façon nécessaire une évolution de ce type. Et la notion « d’effet réversif de l’évolution » s’inscrit alors en plein dans cette perspective « dialectique », dont on est en droit d’interroger la scientificité.

Outre que son approche du matérialisme (concept purement métaphysique, faut-il le rappeler…)

http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2015/10/15/cosmos-ou-cosmetique-petite-participation-au-degonflage-de-quelques-baudruches-de-m-onfray-2/    etc.

néglige de façon étonnante la réflexion sur la physique pour privilégier l’approche biologique de façon disproportionnée [cf. la dessus les remarques particulièrement pénétrantes de B. d’Espagnat dans « l’Annexe » en fin du post cité ci-dessus, concernant « le partisan de ces hypothèses (qui est le plus souvent, de notre temps, un biologiste) »…, sans doute parce que les physiciens ont de plus en plus de mal à définir ce qu’est la « matière » (autre terme métaphysique, faut-il encore le rappeler…)],

on peut se demander en quoi la notion « d’effet réversif de l’évolution » éclaire en quoi que ce soit la condition humaine dont nous faisons l’expérience.

Peut-on vraiment dire sans céder à l’idéologie que nous assistons à une sélection, induite par un processus naturel nécessaire, même lente, même progressive, des « sentiments de sympathie » et des « sentiments d’humanité » ?

Je laisse aux victimes d’Auschwitz et d’Alep le soin d’en juger, tout en m’étonnant de la résurgence relookée de telles théories qui fleurent bon le XIXème siècle.

En tout cas, l’approche darwinienne me semble loin d’imposer ce type d’interprétation. Quoi qu’il en soit, la diversité du néo-darwinisme contemporain et de ce qui constitue au sens moderne la « théorie synthétique de l’évolution » montre qu’il n’est pas interdit de soumettre à l’herméneutique la pensée de Darwin.

Pour ma part, je continue à penser la remarque de bon sens de Machiavel plus lucide et opératoire pour ce qui est d’affronter, au niveau éthique et politique, les problèmes concrets de notre monde.

« Pensant pour ma part à la façon dont procèdent les choses, j’estime que le monde a toujours été pareil et que toujours il y a eu en lui autant de bien que de mal ». (Discours sur la première décade de Tite Live, II, Avant-propos, Œuvres, Robert Laffont, Paris 1996, p. 292).

Et si on assiste, au cours de notre Histoire, à une fragile formalisation théorique dans des textes, des chartes, etc. du patrimoine de valeurs et de principes qui honorent le « propre » de l’humanité, la mise en œuvre pratique de ces valeurs demeure un travail à renouveler pour chaque génération et chaque individu, travail à la merci de régressions tragiques, comme cette Histoire ne cesse de le montrer.

Cela n’a certes pas grand-chose à voir avec la croyance aux mythes de « lendemains qui chantent », peu à peu dégagés de façon nécessaire par une « dialectique de la nature » dans laquelle l’altruisme finirait par « sursumer » toute contradiction.

Laissons donc Darwin à Darwin, et Engels ou Kropotkine à Engels ou Kropotkine.

[précision: si l’on trouve effectivement chez Darwin, en particulier dans La Descendance de l’homme, des formulations qui vont dans le sens d’une métaphysique de la Nature assez commune au XIXème siècle, on ne voit pas en quoi la théorie synthétique de l’évolution dans ses énonciations scientifiques modernes devrait s’y trouver ligotée].

Que l’évolution produise quelque part dans sa dynamique un être dont la conscience est indéniablement plus complexe que celle des « autres animaux », cela relève du darwinisme tel que le conçoit une approche contemporaine.

Et que cette conscience fasse de l’homme celui qui est capable de responsabilité – et donc de liberté – dans le choix du bien et du mal, du juste et de l’injuste, et de ses modèles politiques, cela semble relever du constat.

Mais vouloir qu’un mécanisme nécessaire inscrit dans la « Nature » fasse de l’évolution un processus « dialectique » qui finirait par se retourner contre lui-même pour produire de façon automatique des êtres de plus en plus altruistes et empathiques, cela relève du mythe, respectable certes comme tous les mythes, du moins de la construction métaphysique.

L’évolution dote l’être humain d’une conscience complexe qui lui rend possible le jugement éthique. Mais elle ne semble pas le rendre altruiste – ni nazi… – sans la décision d’un sujet.

J’espère avoir l’occasion d’y revenir.

Je terminerai en ajoutant que cette problématique me tient à cœur car elle n’est pas seulement une réflexion théorique.

Car chaque fois qu’on assimile, même avec la meilleure volonté du monde, la société des hommes à une ruche ou une harde, certes un peu plus perfectionnée, mais sans plus, chaque fois qu’on réduit, sous prétexte d’une dénonciation en partie légitime de l’anthropocentrisme, la « virtualité infinie » qui fait le « propre de l’homme » (et donc aussi son « sale ») et qui rend incommensurable notre éloignement par degré, certes, de l’animalité commune, on court le risque d’aplanir l’énigme de notre conscience réflexive, et donc de notre responsabilité et de notre liberté.

Car alors même qu’il appartient pleinement, comme tout animal, à l’ordre de la nature, l’homme s’en distancie en ce qu’il appartient aussi à l’ordre de la liberté, selon la formulation du vieux Kant.

Et si nous sommes des animaux « sans plus », que devient la spécificité de notre responsabilité ?

« La moitié des gens ne font pas une différence majeure entre les hommes et les animaux » (F. de Waal, article du Monde).

Sans doute. Mais la moitié des gens risquent fort de ne pas faire une différence majeure entre Trump et Martin Luther King. Et une grosse majorité préfère en Russie Poutine à Anna Politkovskaïa.

D’une ambiguïté similaire relèvent les thèses (métaphysiques)  qui voudraient nous faire croire que c’est la « Nature » qui serait éthique, que c’est elle qui « ferait le job » – au besoin donc en se retournant contre elle-même ! – et que la responsabilité d’un sujet conscient serait dans ce processus quantité négligeable.

Or, s’il est bien une chose dont nous avons un besoin urgent, c’est de la réflexion consciente qui nous incombe sur notre responsabilité éthique et politique vis-à-vis de nos semblables, mais aussi par rapport à la situation que nous faisons subir aux « autres animaux » nos frères, qui eux ne jouissent pas de cet étonnant degré de conscience qui fait notre spécificité, et donc notre responsabilité propre.

Celle de nos incroyables réussites mais aussi celle de nos erreurs et de nos horreurs passées, présentes et à venir.

 

Une fois de plus, hélas, sur le mal, et sur quelques remarques de Günther Anders qui ne sont pas faites pour nous rassurer. Sur la trahison des politiques face à la question des réfugiés ; et que la démagogie n’est pas nécessairement un bon calcul. Brèves.

Il faut du temps et du silence pour surmonter l’horreur et l’abattement que cause le caractère probablement inéluctable d’événements comme ceux de Nice.

Et s’il faut bien sûr dénoncer ce qu’il est sans doute légitime de dénoncer, et réformer ce qui est à réformer, il serait hélas bien illusoire de penser que des rectifications forcément à la marge suffiront à déjouer les attaques d’un mal à l’évidence profondément enraciné.

Car à qui fera-t-on croire que des mesures nécessairement limitées par les possibilités matérielles d’effectifs déjà engagés sur tous les fronts et déjà harassés, pourront entièrement déjouer les ressources et l’inventivité que déploient des êtres malveillants lorsqu’ils veulent parvenir à leurs fins au prix de leur propre vie ?

On le sait, le mal aura toujours un coup d’avance : qu’on se mette à surveiller les aéroports et les gares, à contrôler la location des camions, et voilà qu’il va se manifester dans un cinéma de province, dans un supermarché à l’heure de pointe, sur une plage ou dans un autobus, toujours là où on l’attend le moins…

Il est si facile de trouver les moyens lorsque la séduction du fanatisme, sous quelque forme que ce soit, en élevant le meurtre au niveau d’un devoir soi-disant « sacré », permet à des vies médiocres et banales de lever toute inhibition et, en se réalisant dans la mort, d’accéder ainsi à l’illusion d’une « gloire » bien pitoyable.

http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2015/11/17/une-fois-encore-sur-le-mal-la-pulsion-de-mort-lagressivite-et-sur-ceux-qui-savent-si-bien-utiliser-tout-cela/

Pour résister à ce dévoiement dans le « Viva la muerte » de la fascination du sacré, la civilisation doit sans doute puiser dans ses ressources les plus profondes.

Travail de fond certes hors de portée des rodomontades accablantes de la période électorale et de la surenchère ridicule de « primaires » qui multiplient les exhibitionnismes obscènes : « si j’avais été en place ! Si ça avait été moi ! Et quand j’y serai, vous verrez ! ».

Bien sûr que nous verrons. Nous n’en doutons pas le moins du monde…

On souhaiterait donc un minimum de décence et de retenue, non seulement devant la souffrance des victimes et de leurs proches, mais aussi devant la détresse des personnes qui sont tous les jours sur la brèche pour essayer de parer tant bien que mal à la folie des hommes, et qui, fort heureusement, y réussissent dans bien des cas dans le silence. Mais qui voient en ces occasions tragiques leurs efforts épuisants réduits à néant.

Simplement parce que le « risque zéro » n’existe pas, et qu’il ne sert à rien de le laisser croire.

Car comment résister à celui qui s’estime investi d’une mission sacrée au point que sa vie propre ne compte plus ? Toutes les occasions, tous les moyens peuvent servir à son dessein. À commencer par les lieux et les objets les plus anodins, les plus quotidiens, impossibles à déceler à l’avance, comme le clame l’infâme communiqué d’Abou Mohamed Al-Adnani.

http://abonnes.lemonde.fr/societe/article/2016/07/15/ecrasez-le-avec-sa-voiture-la-consigne-de-l-etat-islamique_4969939_3224.html

 

Mais il ne faudrait pas croire que cette incorporation du terrorisme dans notre quotidien le plus banal soit la seule menace que nous ayons à redouter.

Car le terrorisme constitue hélas aussi l’un des lieux où s’exprime pleinement l’une des caractéristiques le plus troublantes de notre époque.

Nous le savons, l’attentat des tours jumelles du 11 septembre 2001 nous a montré que nous devons nous attendre aussi à un envahissement de l’ensemble de notre technologie par la menace terroriste.

Car c’est aussi sur ce front-là que les combats sont déjà menés, et devront l’être de plus en plus.

Günther Anders (1902-1992 – il n’est peut-être pas indifférent qu’il ait connu deux guerres mondiales…-), philosophe essentiel trop méconnu car resté dans l’ombre et les vapeurs toxiques d’un maître dont il s’est fort heureusement rapidement éloigné (il a été disciple de Martin Heidegger avant de le critiquer avec véhémence), décrit avec précision ce à quoi nous sommes confrontés :

l’incapacité de nous représenter entièrement ce que nous sommes pourtant désormais capables de faire. Car nous n’avons plus les moyens, ni intellectuels ni éthiques, de maîtriser ce que nous avons mis au monde.

« Il m’a fallu des années avant d’oser me mettre devant une feuille de papier, pour remplir cette tâche qui était de rendre concevable ce que nous – par ce « nous », j’entendais l’huma­nité – étions alors capables de produire. Je me souviens: c’est en Nouvelle-Angleterre, quelque part du côté du mont Washington, que j’ai essayé pour la première fois. Je suis resté assis des heures entières sous un noyer, la gorge nouée, devant ma feuille de papier, incapable d’écrire un seul mot. La deuxième fois – c’était en Europe, déjà, probablement en 1950 ou 51 – je crois que j’y suis arrivé. Ce qui a pris forme là, était le chapitre de Die Antiquienheit des Menschen [ trad. Française : l’Obsolescence de l’homme, ed. de l’Encyclopédie des Nuisances, et Fario, Paris, I, 2002 ; II, 2011] sur les « Racines de notre aveuglement face à l’Apocalypse » et sur le décalage [Diskrepanz] entre ce que nous sommes capables de produire [herstellen] et ce que nous sommes capables d’imaginer [vorstellen]. Aujourd’hui encore, je pense que j’ai effectivement dépeint, en soulignant ce déca­lage, la conditio humana de notre siècle et de tous les siècles à venir, pour autant qu’ils nous soient encore accordés ; (…)

aujourd’hui, notre premier postulat doit être: élargis les limites de ton imagination, pour savoir ce que tu fais. Ceci est d’ailleurs d’autant plus nécessaire que notre perception n’est pas à la hauteur de ce que nous produisons (…)

Science et conscience ont toujours été liées. Et aujourd’hui, cette distinction est complè­tement obsolète. Quoi qu’il en soit, rien ne prouve, me semble-t-il, que les hommes d’aujourd’hui, qui commettent des méfaits monstrueux, provoquent des génocides, soient plus « mauvais » que ceux des générations précédentes. Les qualités morales de l’homme moyen, de mon voisin, par exemple, qui est un homme très serviable, sont certainement aussi grandes que celles de son père ou de son grand-père tant qu’il est seulement question d’agir au sein d’un entourage limité. Les conséquences de ce que nous, hommes d’aujourd’hui pouvons provoquer, à l’aide de notre technologie hautement perfectionnée, ne nous sont, en un certain sens, pas impu­tables. Dans ma correspondance avec le pilote d’Hiroshima, Eatherly, j’ai forgé le concept de « coupable sans faute » [schuldlos Schuldigen]. Je ne prétends donc pas que l' »homme » soit aujourd’hui plus mauvais, mais je dis que ses actions, à cause de l’énormité des outils dont il dispose, sont devenues énormes.

(Günther Anders, Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ? Entretien avec Mathias Greffrath, Alia, Paris 2010, p. 65-67.

Ceci vaut bien sûr pour les attentats que nous aurons désormais à affronter, et dont il est prévisible qu’ils utiliseront – une telle utilisation étant déjà bien commencée -, de façon de plus en plus déroutante, outre les objets du quotidien, toutes les sophistications de la technique (drones, ressources informatiques, chimiques, bactériologiques, nucléaires, réseaux sociaux, communication et manipulation de l’information, etc. etc.).

« Ce que nous sommes capables de produire » offre à des minorités malveillantes qui peuvent se réduire à quelques individus la puissance qui était jusqu’alors réservée à des milliers, voire des millions, ou encore aux armées et à la population de nations entières.

Quelques criminels prêts à tout, « à cause de l’énormité des outils dont ils disposent », peuvent désormais ruiner des économies entières, fomenter des guerres civiles, mettre en péril l’humanité dans son ensemble.

(Un tel « décalage » n’est pas propre au terrorisme : pour Anders, il s’inscrit avant tout  dans la logique d’un ensemble de processus que nous avons lancés, d’autres forces gigantesques que nous avons mises en œuvre, sans forcément « penser à mal », mais dont nous ne possédons pas les moyens intellectuels d’imaginer précisément la totalité des conséquences : les réactions en chaîne dues à la surexploitation des énergies fossiles, qui a elle-même donné lieu à l’explosion démographique, cause de la crise écologique, du réchauffement climatique, du peak everything, etc. n’étaient proprement pas imaginables au début de la révolution industrielle; pas plus que ne le sont les conséquences des manipulations génétiques, de l’entrée dans l’ère de l’homme bionique, etc. etc. etc.)

Cf :

http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2016/01/07/apprendre-le-chemin-de-lenfer-pour-leviter-ou-revenir-enfin-au-politique-reflexion-sur-leffondrement-avec-philippe-bihouix-pablo-servigne-et-raphael-stevens/

Certes, nous ne sommes en effet pas nécessairement plus mauvais que nos prédécesseurs.

« Pensant pour ma part à la façon dont procèdent les choses, j’estime que le monde a toujours été pareil et que toujours il y a eu en lui autant de bien que de mal »,

disait Machiavel (Discours sur la première décade de Tite Live, II, Avant-propos, Œuvres, Robert Laffont, Paris 1996, p. 292).

Mais le fait est que les moyens à la disposition du mal sont aujourd’hui multiformes, plus gigantesques et imprévisibles que jamais, et que les dysfonctionnements dont il saura faire son profit vont en s’accroissant.

Et si nul ne peut prévoir de quelles façons ponctuelles il parviendra à ses fins, une chose au moins est certaine : c’est qu’il saura utiliser du mieux possible, comme il l’a toujours fait, la totalité des ressources que les circonstances lui offrent.

Et ces ressources sont aujourd’hui considérables. Dans l’Histoire, elles n’ont jamais été aussi puissantes…

Rendons la parole à Günther Anders :

« Le courage? Je ne sais rien du courage. Il est à peine nécessaire à mon action. La consolation? Je n’en ai pas encore eu besoin. L’espoir? Je ne peux vous répondre qu’une chose: par principe, connais pas. Mon principe est: s’il existe la moindre chance, aussi infime soit-elle, de pouvoir contribuer à quelque chose en intervenant dans cette situation épouvantable, dans laquelle nous nous sommes mis, alors il faut le faire ». (op. cit. p. 94-95).

 

*****

Précurseur lucide de Günther Anders, Henri Bergson en appelait, au chapitre IV des « Deux sources de la morale et de la religion » à un « supplément d’âme » susceptible de combler le « décalage », le « vide » redoutable entre l’hypertrophie de notre « corps » matériel, technologique, et le caractère étriqué d’une conscience éthique de moins en moins capable d’en assurer la maîtrise.

« Dans ce corps démesurément grossi, l’âme reste ce qu’elle était, trop petite maintenant pour le remplir, trop faible pour le diriger. D’où le vide entre lui et elle. D’où les redoutables problèmes so­ciaux, politiques, internationaux, qui sont autant de définitions de ce vide et qui, pour le combler, provoquent aujourd’hui tant d’efforts désordonnés et inefficaces : il y faudrait de nouvelles réserves d’énergie potentielle, cette fois morale. (…) le corps agrandi attend un supplément d’âme ».

C’était en 1932, et la guerre lui a dramatiquement donné raison.

On ne peut dire hélas que la situation ait changé en quoi que ce soit.

Bien au contraire ! Anders nous montre à quel point le « vide » devient de plus en plus béant, et combien l’inertie laisse entrevoir des conséquences tout aussi dramatiques que celles que prévoyait Bergson.

De cette inquiétante carence d’âme témoigne en particulier la capitulation éthique et l’aberration stratégique avec lesquelles notre Occident continue de traiter la question des réfugiés.

http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2016/07/18/moins-de-9-des-refugies-accueillis-dans-les-6-pays-les-plus-riches_4971222_4355770.html

Certes, le discours de l’extrême droite est bien connu sur le sujet.

Mais un autre discours, plus sournois, tend à se répandre dans l’opinion : un discours qui se prétend « réaliste » et insinue que la situation économique, la crise, la misère, le chômage, etc. rendraient imprudent l’accueil de réfugiés (c’est-à-dire, en passant, le respect de nos obligations vis-à-vis du droit international…), que cela risquerait de déstabiliser notre société, nos institutions, de faire le jeu des partis extrémistes, etc.

Il n’est pas de mon propos de nier que ce genre de danger existe effectivement.

Surtout quand on contribue à l’amplifier en l’étalant à temps et à contretemps…

Mais les chiffres du rapport de l’Oxfam dénoncent clairement ce genre de justifications hypocrites empreintes d’un misérabilisme plutôt veule :

« Ces six pays [les États-Unis, la Chine, le Japon, l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni ], qui représentent près de 60 % de l’économie mondiale, accueillent moins de 9 % du nombre total de réfugiés dans le monde. A l’inverse, la Jordanie, la Turquie, le Pakistan, le Liban, l’Afrique du Sud et le territoire palestinien occupé, qui pèsent pour moins de 2 % dans l’économie mondiale, en accueillent plus de 50 %, soit près de 12 millions de personnes ».

Y a-t-il besoin de commentaires ?

Sinon que les nations nanties que nous sommes se révèlent incapables d’un niveau de solidarité qu’exercent pourtant des pays bien plus pauvres, confrontés eux-mêmes à une misère et une détresse économique que nous avons du mal à imaginer.

Et que la sauvegarde de ce qui est, au regard de la situation dans la plupart de ces pays d’accueil, notre confort égoïste d’occidentaux, est en train de mettre en place des bombes à retardement qui ne manqueront pas de nous exploser à la figure dans un futur très proche.

L’expérience du Liban nous a-t-elle si peu appris, pour que nous nous évertuions à la multiplier de façon délibérée ?

La citation de H. Walzer [Les guerres du climat. Pourquoi on tue au XXIème siècle, Gallimard 2009] reprise par P. Servigne et R. Stevens dans mon post du 07/01/2016 devrait pourtant nous faire réfléchir :

« Les habitants des pays riches s’habitueront aussi très probablement à des politiques de plus en plus agressives envers les migrants ou envers d’autres États, mais surtout ressentiront de moins en moins cette injustice que ressentent les populations touchées par les catastrophes. C’est ce décalage qui servira de terreau à de futurs conflits ».

Faut-il donc que notre déshonneur moral se double d’une stupidité stratégique telle qu’elle nous fait semer les germes des conflits mêmes que nous aurons à affronter ?

À moins de construire ces murs que certains mettent à leur programme aux États-Unis, tout comme ils commencent à devenir effectifs chez nous.

Faut-il alors s’étonner que l’égoïsme pernicieux et  la vacuité de tels « projets » européens soient loin de susciter l’enthousiasme, celui des jeunes en particulier ?

********

Pourtant, un article, surprenant dans le contexte d’incohérence et de démission généralisée dont il est question ci-dessus, nous met sur la voie de solutions possibles.

Même si la situation de l’Autriche est loin d’être réglée,

http://www.lemonde.fr/international/article/2016/07/01/l-election-presidentielle-autrichienne-invalidee_4961933_3210.html

Thorsten Denkler, dans la Süddeutsche Zeitung (Courrier International 1335, 02-08/06 2016, p. 27) s’interroge : Et si la plupart de nos partis, de droite comme de gauche, au lieu de se montrer tétanisés par les slogans nationalistes, islamophobes, anti-immigration, etc. qui caractérisent l’extrême-droite européenne, décidaient courageusement de revenir à leurs valeurs au lieu de s’engager dans une surenchère démagogique en vue de récupérer ce qui serait un air du temps populiste ?

Pour Denkler, c’est justement le retour à ces valeurs assumées qui a permis à l’ancien chef des verts, Van der Bellen, de l’emporter contre toute attente au détriment de Norbert Hofer, candidat du FPÖ, eurosceptique et nationaliste, « apologiste du Ausländerraus und Österreich zuerst » [l’Autriche d’abord, les étrangers dehors], pourtant arrivé en tête au premier tour avec une confortable avance.

« Il y a une leçon à tirer de la récente présidentielle en Autriche : au lieu de courtiser les électeurs en reprenant les thématiques xénophobes, les partis du centre feraient mieux de réaffirmer leurs valeurs ».

(…)

« L’évolution de l’Autriche montre à quel point les partis du centre peuvent avoir tout faux face à la droite populiste – leur échec a créé les conditions qui ont rendu l’ascension de Hofer possible.

Pendant des années, et tout particulièrement lors de cette campagne présidentielle, le SPÖ social –démocrate et l’ÖVP [chrétien-démocrate] ont repris bêtement le discours du FPÖ, par peur. Ils ont durci la loi sur le droit d’asile et mis en place des barrières au tunnel du Brenner. Les électeurs doivent avoir cette impression : si les autres voient eux-aussi les choses ainsi, c’est que le FPÖ a raison. Alors pourquoi ne pas voter directement pour ceux qui tiennent ce discours depuis toujours ?

Le FPÖ ne diffère en rien des autres partis européens de la droite populiste et extrémiste. Ils s’y entendent tous à bercer les électeurs d’illusions et résolvent des problèmes complexes avec des mots simples : les étrangers dehors, à commencer par les musulmans ; contrôle aux frontières ; marre de l’UE…

(…)

Alors que faire face aux simplifications et à l’esbroufe des populistes ? D’une part, le cas de l’Autriche montre à quelle vitesse le vent peut tourner et la droite populiste prendre l’avantage quand on lui abandonne le terrain sans coup férir, quand le terreau de la victoire est apporté précisément par ceux qui devraient la combattre.

Mais l’élection présidentielle autrichienne a montré d’autre part que les choses peuvent se passer différemment. Pour surprenant que soit le score du FPÖ, Hofer a tout de même fini par être battu par un écologiste de gauche vieille école et plutôt insipide. Pourquoi ? Parce que Van der Bellen est resté fidèle à ses positions et à ses principes. Il s’est engagé pour une Europe unie, pour une bonne politique des réfugiés, pour des réformes sociales. Il n’a pas fait du pied aux clients du FPÖ. Une courte majorité des électeurs a donc choisi un programme diamétralement opposé à celui de Hofer.

(…)

Quelles leçons à tirer des élections autrichiennes pour faire face à la droite populiste des autres pays d’Europe ?

Voici trois pistes.

  1. Prendre au sérieux les préoccupations des électeurs, d’accord. Mais caresser les préoccupés dans le sens du poil est une chose délétère.

2) Ceux qui hésitent perdent. Chef de la CDU, Angela Merkel, par exemple, a tenu le cap sur la question des réfugiés – en tout cas verbalement. Cela lui vaut des résultats bien au-dessus de la moyenne actuelle dans les sondages (…).

3) Enfin, il ne faut pas avoir peur, il vaut mieux faire peur aux populistes.

(…) Ce sont les populistes qui doivent avoir peur des Européens. Et non les Européens des populistes. On peut être influencé par la peur quand on vote. Mais on ne vote pas pour la peur.

N’y a-t-il pas là un beau programme ? Espérons que les autrichiens sauront le confirmer aux prochaines échéances.

Et que nos propres dirigeants et candidats, au-delà des politiques hypocrites et timorées face au drame des réfugiés, et en place de leurs coups de menton laïcards de courtisans simplistes de l’islamophobie, sachent en prendre de la graine.

Et plutôt que de surenchérir dans la démagogie délétère, fassent honneur aux valeurs d’accueil et de respect de l’autre qui donnent leur sens à nos lois et nos institutions.

http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2016/01/30/de-la-critique-a-la-phobie-a-propos-de-declarations-recentes-de-mme-badinter-et-m-valls-et-dune-derive-semantique-pas-si-innocente-quelle-le-parait/

 

De Diogène en politique ; ainsi que des lapins de Fibonacci et de la façon pernicieuse dont ils grignotent nos prévisions, autant économiques que démographiques. Quelques brèves.

Pas mal de lassitude en ce moment, devant la succession déprimante des événements de notre pauvre monde, et l’insigne médiocrité de ceux que nous nommons nos « politiques ».

Au vu des résultats d’élections qui nous entourent et se rapprochent dangereusement de nous, comme au vu de campagnes électorales plus lointaines, Stultitia me rappelle avec à-propos la phrase prêtée à Diogène lorsqu’il parcourait les rues d’Athènes en plein jour, une lanterne à la main : « Je cherche un homme ».

Or, en donnant à cette phrase son sens le plus immédiat (qui n’est peut-être pas le bon, mais ceci est une autre affaire…), elle s’avère d’une étonnante actualité :

Quel homme (ou quelle femme, ou quel collège de dirigeants, cela importe peu…) paraît en ce moment capable de gouverner, où que ce soit ?

Certes, ayant fait souvent mémoire de Machiavel dans mes posts précédents, je conviens, avec Stultitia, qu’il serait bien illusoire d’attendre « le meilleur » comme une jeune fille romantique peut rêver du Prince Charmant.

Le problème étant que l’interrogation machiavélienne concernant la « meilleure-pire conséquence », dite « stratégie du maximin » en théorie de la décision est en ce moment bien aléatoire, tellement le pire le dispute au pire.

Il est hélas trop facile d’évoquer un Cameron qui se laisse prendre à un jeu dont il avait pourtant fixé les règles avec un affligeant manque de conviction, ou les partisans du « leave » Boris Johnson et autres Farage, qui, avec un manque de préparation tout aussi affligeant, semblent déjà ne plus savoir très bien quoi faire de la patate chaude qui vient de leur échoir ;

http://www.lemonde.fr/referendum-sur-le-brexit/article/2016/06/28/brexit-l-inquietante-impreparation-du-vainqueur-boris-johnson_4959301_4872498.html

http://www.lemonde.fr/referendum-sur-le-brexit/article/2016/06/28/immigration-systeme-de-sante-les-brexiters-se-dedient-deja_4960045_4872498.html

mais encore un PP ou un Podemos qui montent et descendent au gré d’élections dont se détournent de plus en plus les citoyens ; sans parler de l’Autriche et des États Unis où s’exhibent les populismes et la xénophobie la plus abjecte.

On se demande bien où trouver cet homme, cette femme, ces collectifs capables de tenir la barre de notre pauvre monde.

Diogène, reviens ! Ils sont devenus fous !

Bien sûr, de tels événements ne manquent pas de susciter des déclarations enflammées selon lesquelles il faut de toute urgence « réformer l’Europe » (oh ! le scoop !, on ne s’en serait pas douté…), y renforcer l’adhésion populaire et les procédures démocratiques, faire prévaloir le politique sur l’économique, etc.

Mais voilà : cela fait des décennies que les donneurs de leçons qui nous abreuvent de ces excellentes intentions sont aux manettes, et qu’ils avaient toute latitude de déployer ces efforts. Que ne l’ont-ils donc fait ! Et comment peut-on croire qu’ils feront désormais ce qu’ils auraient dû faire depuis un demi-siècle  ?

Et du côté de ceux qui peuvent se prévaloir au moins de ne pas avoir été aux dites manettes, outre les populistes et les xénophobes déjà cités qui donnent aujourd’hui la preuve de leur amateurisme rédhibitoire, on a du mal à concevoir en quoi des organisations capables de balayer la liberté de la presse dans le seul but de publier leurs diktats pourraient représenter une quelconque alternative crédible.

« Je cherche un homme » disait Diogène. Mais, plus que d’un homme, c’est d’une pensée, d’un souffle, d’une cohérence, dont nous avons un criant besoin.

Toutes choses qui pourraient venir au secours d’une Europe et d’un monde où le souci du bien commun semble s’effacer devant la médiocrité des calculs politiciens à court terme, des intérêts corporatistes et des démagogies, autant de droite que de « gauche », et des repliements égoïstes.

Une pensée qui ne craindrait pas de rendre vie aux projets de justice et de solidarité, de fraternité, de liberté et de paix, en ne cachant aucunement les difficultés et les sacrifices nécessaires qu’exigeront immanquablement de tels projets.

Sans doute faudra-t-il « du sang et des larmes » pour construire ou reconstruire l’Europe et le monde d’une façon qui ne fasse pas honte à la juste solidarité, à la fraternité et à la liberté.

Il ne faut pas se le cacher, ni le cacher, par lâcheté politique et par démagogie.

Mais beaucoup restent capables de l’entendre, et aspirent à un engagement qui les délivre de cette médiocrité qui les étouffe. Au point que la seule échappatoire pour certains serait de verser dans la violence, voire le terrorisme.

Certes, les modalités peuvent et doivent être diverses pour concevoir comme pour atteindre un tel projet.

Mais il ne pourra survivre s’il ne rassemble pas, au-delà de la diversité des approches légitimes. Il est essentiel d’oser, sur les questions les plus essentielles, un tel œcuménisme politique.

Car, comme le remarque Richard Werly dans un numéro fort intéressant de « Kiosque » sur TV5 Monde (vers 50mn),

http://www.tv5monde.com/cms/chaine-francophone/Revoir-nos-emissions/Kiosque/Episodes/p-31875-BREXIT.htm

un projet européen ne pourra survivre que s’il rassemble une vraie majorité démocratique, plus de 60% des suffrages, en tout cas bien au-delà des 1 ou 2% de différence qui basculent à la moindre difficulté, attestant d’un état permanent de division.

L’Europe a besoin de conviction, et d’une conviction qui rassemble largement.

 

*******************************

 

Bien sûr, il est en même temps indispensable d’élargir notre approche politique de l’Europe et du monde au-delà des visions de court et de moyen terme auxquelles nous nous limitons.

Et là encore, la lanterne de Diogène doit être mise à contribution de façon urgente pour chercher et investir les personnes qui se montrent capables d’un tel élargissement.

J’ai plusieurs fois plaidé pour un retour au politique qui s’occupe enfin de la « verità effettuale della cosa », selon l’expression de Machiavel, plutôt que de se complaire dans le déni de notre situation effective.

http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2014/03/27/politique-demagogie-demographie-une-petite-recension-dalan-weisman-compte-a-rebours-jusquou-pourrons-nous-etre-trop-nombreux-sur-terre/

http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2016/01/07/apprendre-le-chemin-de-lenfer-pour-leviter-ou-revenir-enfin-au-politique-reflexion-sur-leffondrement-avec-philippe-bihouix-pablo-servigne-et-raphael-stevens/

etc.

Je voudrais revenir brièvement sur ce qui est certainement une erreur d’appréhension, que je reconnais avoir commise moi-même, à la suite de la plupart des démographes (dont Alan Weisman, dans le post cité plus haut) comme de nombreux prévisionnistes.

On pourrait l’éclairer par la petite histoire des « lapins de Fibonacci » (Fibonacci, mathématicien italien (vers 1175-vers 1250).

Voilà : je décide de me lancer dans l’élevage des lapins ! La facilité avec laquelle se reproduit ce petit animal me paraissant un gage de réussite.

[Stultitia me rappelle à point nommé que j’ai déjà disserté sur la reproduction des lapins:

http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2015/01/26/ou-lon-apprend-comment-le-bon-pape-francois-preche-aux-petits-lapins-dans-le-jardin-enchante-de-double-injonction/

En effet, une simple « suite de Fibonacci »

https://fr.wikipedia.org/wiki/Suite_de_Fibonacci

m’apprend qu’à partir d’un couple de lapins, je pourrai après un mois obtenir un nouveau couple, lequel deviendra lui-même productif après deux mois.

Si je ne me trompe, au bout de deux ans, je devrais ainsi me retrouver avec un capital enviable de 46 368 couples, soit 92 736 lapins.

Ma fortune est faite. Merci M. Fibonacci !

À part que, dans mon enthousiasme, j’ai simplement oublié un petit paramètre : comment mon petit jardin de 10 mètres sur 30 pourra-t-il jamais supporter une telle population de lapins ?

La suite de Fibonacci fonctionne correctement pour prévoir l’évolution des lapins dans l’abstraction mathématique, ou dans un environnement aux ressources illimitées, comme l’était par exemple l’Australie de jadis; mais elle doit être radicalement corrigée dans un environnement aux ressources limitées.

Or, bien que de nombreux paramètres soient évidemment pris en compte dans les projections concernant l’évolution démographique (évolution des taux de fécondité, etc.), on est en droit de penser que le facteur environnemental et écologique y est tragiquement négligé.

Lorsque les diverses prévisions nous annoncent par exemple, selon l’hypothèse moyenne, environ 11 milliards de personnes sur Terre en 2100,

http://www.lemonde.fr/planete/article/2013/06/13/onze-milliards-de-terriens-en-2100-dont-3-milliards-auront-plus-de-60-ans_3429978_3244.html

on peut se demander si le facteur environnemental a été évalué à sa juste mesure.

Comme dans le cas des prévisions concernant les émissions de CO2, ainsi que le montre J.M. Jancovici (Dormez tranquille jusqu’en 2100 et autres malentendus sur la climat et l’énergie, Odile Jacob, Paris, 2015), il se pourrait bien que les chiffres annoncés ne soient jamais atteints.

Hélas, c’est tout le contraire d’une bonne nouvelle !

Et les prévisions qui nous laissent croire que les problèmes deviendront vraiment graves aux alentours de 2100, quand la population de la terre sera de 11 milliards ou quand la concentration de CO2 atteindra tel taux nous maintiennent dans une dangereuse illusion:

celle de croire que nous avons encore une latitude de croissance qui nous permettrait, pour un temps encore, de « dormir tranquille ».

« (…) Avec la hausse de la moyenne planétaire [des émissions], nous aurons aussi une multiplication et une intensification de tout ce qui est évoqué plus haut : mauvaises récoltes, dommages aux infrastructures, ruptures d’approvisionnement, instabilités politiques, et ces conséquences constitueront une gêne croissante pour la machine économique… et donc pour les émissions. Ainsi, en annonçant des émissions croissantes sans limites en cas d’inaction, les partisans de l’action accréditent paradoxalement une idée très sympathique : « ne rien faire » signifierait une économie encore en croissance sur quatre-vingt-cinq ans, quoi que puisse faire le climat ! » (op.cit. p. 116)

Il en va de même pour la question démographique : ne pas prendre le problème à bras le corps comme il devrait l’être de toute urgence accrédite l’idée d’une croissance encore possible jusqu’à l’horizon 2100.

Mais continuons notre comparaison :

« En fait, cette conclusion pourrait à la limite être valable si, dans le même temps, nous disposions d’une énergie infinie. L’énergie étant ce qui nous permet de devenir des surhommes pour de vrai, avec de l’énergie sans limites nous pouvons envisager de contrer presque n’importe quel coup du sort. La sécheresse empêche les cultures de pousser ? Qu’importe, nous dessalerons de l’eau de, mer (avec du gaz), construirons un système d’irrigation (avec des engins de travaux publics fonctionnant au pétrole, et des tuyaux fabriqués avec du gaz et du charbon), mettrons toutes les cultures, sous serre (fabriquées avec du gaz et éventuellement chauffées de la même manière), et éventuellement transporterons de partout où cela pousse vers partout où cela ne pousse pas (avec du pétrole).

Mais le jour où il y aura un climat hostile, et même de plus en plus hostile à cause de l’inertie de l’évolution climatique que nous avons déclenchée, et de moins en moins de gaz et de pétrole, comment ferons-nous ?

Aujourd’hui, les ouragans abattent maisons et infrastructures ? Qu’importe, les cimenteries tourneront à plein régime, les engins de travaux publics aussi, tout comme les usines métallurgiques et pétrochimiques, et nous reconstruirons tout cela, contribuant au passage à booster un PIB toujours trop pâlichon. Même question : que devient l’équation quand le pétrole des engins de travaux publics, le gaz des usines et, plus tard, le charbon des cimenteries sera moins disponible ? En 2003, la sécheresse fissure nos maisons ? À nouveau, pas de problème ! Les assurances – prélevant une part du PIB, donc indirectement de notre consommation d’énergie – payent, et les camionnettes des artisans et les mêmes cimenteries entrent en action, les premières grâce au pétrole et les deuxièmes grâce au charbon. Et l’on devine la question qui suit…

Mais pourquoi devrions-nous avoir un jour moins d’énergie si nous ne décidons pas de nous limiter ? Du pétrole, quand il n’y en a plus, il y en a encore, et c’est pareil pour le gaz et le charbon ! En fait, nous aurons un jour de moins en moins d’énergie fossile à notre disposition en tendance, cela est absolument certain, car c’est ce que les mathématiques imposent quand on tape dans un stock de départ qui est donné une fois pour toutes, ce qui est le cas pour le pétrole, pour le gaz, pour le charbon. Et à ce moment, nous émettrons fatalement de moins en moins (…) (op.cit. p. 116-117).

Et paraphrasons maintenant la phrase qui suit :

« Le lien avec notre sujet est évident : si l’approvisionnement en combustibles fossiles doit finir par baisser parce que nous avons atteint des limites physiques, alors les émissions d’utilisation de ce combustibles baisseront aussi ! » (op.cit. p. 118) :

Le lien avec notre sujet est évident : si notre environnement (climatique, agricole, océanique, énergétique, ressources en matières premières, etc.) commence à faire défaut parce que nous avons atteint des limites physiques, alors la population baissera aussi, de façon probablement catastrophique. Peu de chances que nous atteignons jamais les 11 milliards d’humains annoncés, chiffre qui nous laisse croire de façon abusive que nous avons encore du temps avant que la situation devienne critique.

Tout simplement parce que la Terre et notre environnement ne seront, selon toute probabilité, pas en mesure de les supporter, pas plus que mon jardin n’est capable de supporter 92 736 lapins…

Cf :

http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2016/01/07/apprendre-le-chemin-de-lenfer-pour-leviter-ou-revenir-enfin-au-politique-reflexion-sur-leffondrement-avec-philippe-bihouix-pablo-servigne-et-raphael-stevens/

J.M. Jancovici met d’ailleurs lui-même en relation ces deux perspectives fondamentales de l’énergie et de la démographie :

« Mais, pour en revenir à nos émissions, si l’énergie fossile – donc l’énergie tout court pour l’essentiel – commence à faire défaut de manière croissante à partir de 2050, et que l’humanité se met à vivre en récession perpétuelle, au surplus dans un contexte de chan­gement climatique de plus en plus intense, est-il encore logique d’imaginer que cette même humanité devienne sans cesse plus nombreuse, vive en paix, et n’ait comme seul objectif que de couper des arbres pour créer des surfaces agricoles ?

Il semble bien plus rationnel d’imaginer que, en pareil cas, un nombre croissant de «catastrophes» se chargera de mettre en cohé­rence une planète de plus en plus mitée et une humanité qui devra suivre le même chemin. Autrement dit, le « laisser-faire » ne garantit qu’une seule chose : bien avant 2100, les émissions se mettront à baisser, et ce sera parce que l’humanité commencera à se contracter sous la double pression du défaut de combustibles fossiles, et d’une modification globale de l’environnement qui ne pourra plus être compensée avec les moyens à la disposition des hommes.

Jolie perspective ! » (op.cit. p. 126-127).

 

Comment en est-on alors venu à se méprendre de façon aussi grave sur les évolutions à venir ?

« Pourquoi, alors, les physiciens qui se servent de modèles de climat testent-ils des scénarios où les émissions croissent sans cesse jusqu’en 2100 ? La première partie de la réponse est très simple : les scénarios en question n’ont jamais eu dans leur cahier des charges qu’ils devaient tenir compte des données connues sur les ressources en combustibles fossiles dans le monde. Ils ont été élaborés par des chercheurs qui ne sont pas des spécialistes de la question, et qui ont supposé qu’il y en avait autant qu’on le voulait. Impossible, dès lors, de coupler la contrainte amont (la disponibilité en énergie fossile) et la contrainte aval (le changement climatique)

(…)

Le fait d’avoir limité les modèles à une relation dans un seul sens (des émissions vers la perturbation climatique, sans rétroaction sur l’humanité et ses émissions), et de ne pas avoir fait le lien avec la disponibilité en combustibles fossiles a ainsi répandu, au corps défendant de l’essentiel des chercheurs, l’idée que le laisser-faire était une forme de garantie que les ennuis seraient pour dans très longtemps. Hélas, c’est tout l’inverse… » (op.cit., p. 127-128).

Il en va de même avec la problématique démographique: du fait d’un cloisonnement fort compréhensible des domaines de recherche, les prévisions démographiques ne prennent pas en compte les modifications environnementales induites par l’écologie d’un système environnemental fini, de la même manière que, dans mes rêves de fortune lapinesque, j’avais tout simplement oublié les limites imposées par les dimensions de mon jardin.

En fait, ces observations de J.M. Jancovici, qui incitent à intégrer de plus nombreux paramètres lorsqu’il s’agit de risquer des prévisions sur notre réel complexe, ne sont qu’une application de ce que nous disait déjà, il y a bien longtemps, projections à l’appui, le rapport du « Club de Rome » connu sous le nom de « rapport Meadows », texte essentiel hélas incroyablement oublié, mais cependant étudié de façon fort rigoureuse et pertinente par le même Jancovici.

https://jancovici.com/recension-de-lectures/societes/rapport-du-club-de-rome-the-limits-of-growth-1972/

Reprenons en quelques éléments à partir de versions actualisées, telles que nous les présente le livre de P. Servigne et R. Stevens, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Le Seuil, Anthropocène, 2015.

http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2016/01/07/apprendre-le-chemin-de-lenfer-pour-leviter-ou-revenir-enfin-au-politique-reflexion-sur-leffondrement-avec-philippe-bihouix-pablo-servigne-et-raphael-stevens/

Un modèle robuste : World3

Le modèle World3 est un vieux modèle qui a plus de quarante ans. Il a été décrit dans le best-seller vendu à plus de 12 millions d’exemplaires dans le monde, Les Limites à la croissance, plus connu sous le nom de « rapport au Club de Rome ». Cependant, le message principal de ce dernier a été très mal compris depuis tout ce temps, aussi bien par ceux qui pensent être d’accord que par ceux qui ne veulent pas être d’accord. Il disait ceci : si l’on part du principe qu’il y a des limites physiques à notre monde (c’est une hypothèse de base), alors un effondrement généralisé de notre civilisation thermo-industrielle aura très probablement lieu durant la première moitié du xxie siècle.

À la fin des années 1960, le Club de Rome demande à des chercheurs du MIT (Massachusetts Institute of Technology, États-Unis) d’étudier l’évolution à long terme du système « monde ». Parmi eux se trouvent Jay Forrester, professeur de dynamique des systèmes, et ses étudiants parmi lesquels Dennis et Donella Meadows. C’est alors le début de l’informatique, et ils décident de concevoir un modèle informatique systémique (World3) qui décrira les interactions entre les principaux paramètres globaux du monde, dont les six plus importants sont la population, la production industrielle, la production de services, la production alimentaire, le niveau de pollution et les ressources non-renouvelables. Puis de l’insérer dans un ordinateur.

Le but du jeu était d’introduire les données réelles du monde dans le modèle et d’appuyer sur Enter pour simuler le comportement de ce système-monde sur 150 ans. Le premier résultat, appelé « standard run » et considéré comme le scénario « business as usual », a mis en évidence que notre système était extrêmement instable, et décrit un effondrement généralisé au cours du xxie siècle [voir schéma suivant]. Entre 2015 et 2025, l’économie et la production agricole décrochent et s’effondrent totalement avant la fin du siècle, à un rythme plus rapide que la croissance exponentielle qui a suivi la Seconde Guerre mondiale. À partir de 2030, la population humaine se met à décroître « de manière incontrôlée » pour atteindre environ la moitié de son maximum à la fin du siècle, soit environ 4 milliards d’êtres humains (ces chiffres sont approximatifs, ils donnent des ordres de grandeur).

Modle Meadows

Surpris par ce résultat, les chercheurs ont alors simulé des « solutions », soit autant de scénarios que l’humanité pourrait appliquer pour essayer de rendre le système stable. Que se passerait-il si on développait des technologies efficientes ? Si on découvrait de nouvelles ressources ? Si on stabilisait la population ou la production industrielle ? Si on augmentait les rendements agricoles ou si on contrôlait la pollution ? Les chercheurs ont alors changé les paramètres du modèle et testé tout cela en deux ou trois clics. Enter, enter enter.

Malheureusement presque tous les scénarios alternatifs ont mené à des effondrements, parfois plus catastrophiques que le premier. La seule manière de rendre notre « monde » stable, c’est-à-dire de déboucher sur une civilisation « soutenable », était de mettre en place toutes ces mesures simultanément et de commencer dès les années 1980 !

Dans les années 1990, une mise à jour du rapport montrait que ces limites (et « frontières », au sens du chapitre 3) existaient bel et bien et que notre civilisation était en train de s’en approcher (en ce qui concerne les limites) ou de les dépasser (frontières).

Encore plus tranchante, la mise à jour de 2004 montrait que rien n’avait été mis en place depuis 1972 pour éviter le scénario « business as usual ». Bien au contraire, depuis 1963, la production industrielle mondiale a doublé tous les 24 ans ! En 2008 puis en 2012, un scientifique australien, Graham Turner, a entrepris de comparer les données réelles de ces quarante dernières années avec les différents scénarios pour savoir lequel se rapprochait le plus de la réalité. Résultat ? Notre monde s’est clairement dirigé vers le scénario « business as usual », c’est-à-dire le pire scénario. Et Turner de conclure : « Ceci est une sonnette d’alarme très claire. Nous ne sommes pas sur une trajectoire soutenable. »

Le modèle a non seulement résisté aux innombrables et violentes critiques qui lui ont été adressées depuis le début, mais a même été corroboré par 40 ans de faits. Le principal résultat du rapport Meadows n’est pas de nous prédire l’avenir avec précision, de prôner la « croissance zéro » ou d’annoncer la fin du pétrole pour l’an 2000, comme ont pu le dire ses détracteurs. Il met simplement en garde sur l’extrême instabilité de notre système (car il génère des exponentielles). Le modèle montre remarquablement bien l’interconnexion de toutes les crises, ainsi que la puissance d’une pensée systémique. On ne peut pas se contenter de « résoudre » un problème, par exemple le pic pétrolier, ou la régulation des naissances, ou la pollution, car cela ne changerait presque rien à l’issue. Il faut les traiter simultanément.

Après la version de 2004, l’optimiste de la bande, Donella Meadows, aimait à dire qu’il restait peut-être une toute petite fenêtre d’opportunité à ne pas manquer. Le modèle indiquait qu’il faudrait remplir trois conditions pour arriver à maintenir l’économie et la population en équilibre autour de la capacité de charge de la Terre.

Condition 1. Si l’on parvient à stabiliser rapidement la population (2 enfants en moyenne par famille), alors la population atteindrait 7,5 milliards en 2040 (soit 0,5 milliard de moins que prévu), ce qui permettrait de repousser de quelques années un effondrement global de l’économie et de la population. Mais cela ne suffirait pas. « On ne peut donc couper à l’effondrement si on ne stabilise que la population mondiale », il faut un deuxième levier.

Condition 2. Si l’on parvient à stabiliser la production industrielle mondiale à 10 % au-dessus du niveau de l’année 2000, et à redistribuer équitablement les fruits de cette production, on repousserait encore l’échéance de quelques années. Mais cela ne suffirait toujours pas à l’éviter à cause des niveaux de pollution qui continueraient à s’accumuler et à mettre en péril les capacités de régénération des écosystèmes. Il faut donc un troisième levier.

Condition 3. Si l’on parvient en plus à améliorer l’efficience des technologies, c’est-à-dire à diminuer les niveaux de pollution et d’érosion des sols tout en augmentant les rendements agricoles, alors le monde pourrait se stabiliser et permettre à une population d’un peu moins de 8 milliards d’habitants de vivre avec un bon niveau de vie (proche de celui que nous connaissons) à la fin du xxie siècle. Ce scénario d’équilibre n’est envisageable que s’il est mis en place très rapidement. Or, ces résultats datent de 2004… Il est impossible d’avancer une date avec précision, mais ce qui est certain, c’est que chaque année qui passe réduit significativement notre marge de manœuvre.

La fenêtre d’opportunité que nous avions pour éviter un effondrement global est en train de se refermer. Ainsi, dans sa tournée européenne en 2011-2012, Dennis Meadows, plus pessimiste que jamais, répétait dans les interviews, et dans un article qu’il a écrit pour l’institut Momentum : « il est trop tard pour le développement durable, il faut se préparer aux chocs et construire dans l’urgence des petits systèmes résilients».

Alors ? Que vous murmure votre intuition ? 2020 ? 2030 ? 2100 ?

(Servigne et Stevens, op. cit., p.167-173)

(…)

Combien sera-t-on à la fin du siècle ? (démographie de l’effondrement)

On ne saurait discuter d’effondrement sans aborder la question démographique. Le problème, c’est qu’il n’est pas possible de discuter sereinement de démographie. C’est un sujet absolument tabou et rares sont ceux qui osent aborder la question publiquement sans craindre de voir immédiatement arriver un point Godwin (un moment à partir duquel toute discussion devient impossible parce que l’une des personnes traite l’autre de nazi). En démographie, ce seuil est d’une autre nature, mais il est toujours le même : « Vous voulez faire comme en Chine, c’est ça ? »

Dans un débat sur l’avenir du monde, on peut aborder tous les sujets et discuter tous les chiffres de l’énergie, du climat, de l’agriculture, de l’économie, mais jamais on ne remet en cause les chiffres officiels de l’ONU sur la population : 9 milliards en 2050, et entre 10 et 12 milliards en 2100. Tentez l’expérience : lancez, par exemple, un débat sur l’avenir de l’agriculture avec n’importe quelle personne, et toute argumentation commencera par ce chiffre massue, 9 milliards en 2050.

Or – faut-il le rappeler ? – ce chiffre est une prévision mathématique issue d’un modèle théorique. Ce dernier est d’ailleurs sérieusement déconnecté des réalités du système-Terre, car il est uniquement basé sur des projections des taux de natalité, des taux de mortalité et des taux d’immigration des populations actuelles, sans tenir compte de facteurs comme les ressources, l’énergie, l’environnement, ou la pollution. C’est donc un modèle « hors-sol », qui se résume ainsi : notre population devrait arriver à 9 milliards en 2050 toutes choses étant égales par ailleurs. Le problème est que toutes les choses ne restent pas égales, comme nous l’avons détaillé dans la première partie de ce livre. Il est donc possible que nous soyons moins que prévu en 2050 ou en 2100. Mais alors, combien serons-nous ?

Pour l’équipe Meadows (…), qui a développé au MIT un modèle bien plus ancré au système-Terre, l’instabilité de notre civilisation industrielle mène à un déclin « irréversible et incontrôlé » de la population humaine à partir de 2030. Bien entendu, ce n’est pas une prévision, car, malgré sa robustesse, ce modèle ne tient pas compte des cygnes noirs, c’est-à-dire des aléas positifs (inventions géniales ou sursauts humanistes) et négatifs (guerre totale, astéroïde géant, graves accidents nucléaires, etc.). Alors qui croire ?

(Servigne et Stevens, op. cit., p. 202-203).

 

En tout cas, plutôt que d’avoir à subir passivement en « dormant tranquilles » l’évolution catastrophique qui se profile, demandons à Diogène de nous éclairer de sa lanterne afin de découvrir celles et ceux qui nous aideront à choisir activement, s’il en est temps encore, l’avenir qui sera le nôtre.

Une chose est sûre : cela nécessitera en tout cas un sérieux travail de ménage !

« Apprendre le chemin de l’enfer, pour l’éviter », ou revenir enfin au politique. Réflexion sur « l’effondrement », avec Philippe Bihouix, Pablo Servigne et Raphaël Stevens.

Lors d’une recension d’Alan Weisman (post du 27/03/2014) j’avais évoqué cette réflexion de Machiavel, tirée d’une Lettre à Guichardin du 17 mai 1521 :

« Ils voudraient un prédicateur qui leur apprenne le chemin du paradis, et moi je voudrais en trouver un qui leur apprenne celui du diable […]. Je crois que ce serait la vraie manière d’aller au paradis que d’apprendre le chemin de l’enfer, pour l’éviter ».

Or, nos politiques continuent hélas de ressembler à ces prédicateurs qui, au lieu de « pourvoir et par digues et par levées », « d’organiser des forces » capables de résister aux catastrophes à venir, se contentent de quelques manifestations électoralistes à grand spectacle, montagnes médiatiques qui accouchent de souris parfaitement anecdotiques, incapables de répondre en profondeur aux défis posés par la « verità effettuale della cosa », ces réalités auxquelles nous avons à nous confronter.

Dans un post précédent,
http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2015/11/04/quelques-breves-sur-le-mythe-de-la-croissance-verte-et-sur-la-necessite-denvisager-une-economie-de-leffondrement-et-sur-pasolini-les-homosexuels-les-femmes-et-les-scandales-d/

j’avais brièvement évoqué deux livres qui me paraissent essentiels, tous deux parus dans la collection « Anthropocène » des Éditions du Seuil : L’âge des low tech. Vers une civilisation techniquement soutenable, de Philippe Bihouix (2014), et Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, de Pablo Servigne et Raphaël Stevens (2015).

Ils font partie de ces réflexions qui nous ramènent à une approche authentiquement politique, au sens étymologique et machiavélien du terme, de souci et d’engagement pour le bien-être et la survie de la Cité, de la communauté des humains.

Je voudrais me risquer aujourd’hui à en présenter de façon un peu plus approfondie quelques éléments d’analyse et de synthèse « croisées », ces deux livres me paraissant aller dans une même direction.
Ces réflexions nécessairement sommaires et lacunaires ne pouvant évidemment pas se substituer à une lecture de ces ouvrages, tant ils demandent à être réfléchis, approfondis et discutés en détail.

Je prolongerai cet abord analytique des trois premières parties par une quatrième, non pas critique (car je manque des compétences requises pour émettre sur de tels sujets des critiques pertinentes), mais du moins « questionnante » et « interrogative », car il me semble que les diagnostics posés par les auteurs, et auxquels j’adhère pour l’essentiel, ne peuvent pas ne pas susciter dans l’esprit du citoyen lambda que je suis des interrogations auxquelles les ébauches de solutions proposées ne fournissent pas de réponses suffisantes.
(Les auteurs reconnaissant d’ailleurs avec honnêteté qu’ils ne présentent pas de « solutions », celles-ci étant encore à chercher, mais de simples ébauches de réflexion).

1. Urgence du retour au réel au-delà du déni :

Nous le savons bien, la Cop21 nous l’a rappelé à sa manière (sur laquelle on reviendra…), la situation de la planète est grave. Ou plutôt la situation de l’homme dans l’environnement tel qu’il l’a modelé sur cette planète et tel qu’il menace aujourd’hui de le transformer de manière inédite.

Plutôt que de faire une fois de plus la liste des symptômes, je voudrais simplement reproduire le « tableau de bord » que nous propose, en deux parties, le livre de P. Servigne et R. Stevens (je citerai désormais : S&S) aux pages 33 et 34 :

(cliquer pour agrandir)

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Ces graphiques manifestent que « de nombreux paramètres de nos sociétés et de notre impact sur la planète montrent une allure exponentielle » (S&S p. 32). Suit une énumération interminable (démographie, PIB, consommation d’eau et d’énergie, utilisation de fertilisants, concentration de gaz à effet de serre, taux d’extinction des espèces, etc. etc.).
Autant de développements exponentiels dont on sait qu’ils sont le fruit de « l’âge de la machine thermique et des technosciences » (S&S 35) qui ont remplacé les « sociétés agraires et artisanales » (id. ibid.).

Cet avènement d’un type de civilisation désormais en grande partie mondialisé a entraîné des progrès décisifs (dans le domaine de la santé, de l’alimentation, du confort, etc.) à l’origine de l’augmentation exponentielle de la population, et donc de la consommation et de l’impact que nous faisons subir à notre environnement.

Mais nous savons que ce régime de consommation croissante est intenable, du fait du caractère fini de nos ressources (énergies non renouvelables, minerais, matières premières, etc.). Une croissance infinie n’étant pas concevable dans un monde fini.

« De 1 milliard d’individus en 1830, nous sommes passés à 2 milliards en 1930. Puis, c’est l’accélération : il ne faut que 40 ans pour que la population double une fois de plus. Quatre milliards en 1970. Sept milliards aujourd’hui. En l’espace d’une vie, une personne née dans les années 1930 a donc vu la population passer de 2 milliards à 7 milliards ! Au cours du XXe siècle, la consommation d’énergie a été multipliée par 10, l’extraction de minéraux industriels par 27 et celle de matériaux de construction par 34. L’échelle et la vitesse des changements que nous provoquons sont sans précédent dans l’histoire » (S&S 36).

(à propos des matériaux de construction, cf. la recension de l’article « Tués pour du sable », dans mon post du 15/09/2015 :
http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2015/09/15/quelques-breves-sur-lemigration-la-demographie-la-sagesse-cosmique-alejandro-et-julio-llamazares/

De plus, l’extrême complexité de notre civilisation a multiplié sa vulnérabilité d’une façon elle aussi exponentielle, sans précédent dans l’histoire de l’humanité : vulnérabilité des systèmes financiers, à la merci des crises, vulnérabilité des systèmes informatiques, à la merci de bugs ou d’attaques terroristes, vulnérabilité de notre agriculture de plus en plus dépendante de la mécanisation, de la chimie, de l’informatique, vulnérabilité de notre industrie et de nos technologies de pointe, vulnérabilité de nos réseaux d’interconnexions, etc.

« Au total, six millions de pièces sont nécessaires pour construire un Boeing 747. Pour assembler ses avions, Boeing fait appel à près de 6 500 fournisseurs basés dans plus de 100 pays et effectue environ 360 000 transactions commerciales chaque mois. Telle est l’incroyable complexité de notre monde moderne.
En l’espace de 50 ans, nous avons vécu une interconnexion globale de la plupart des régions du monde. L’information, la finance, le commerce et ses chaînes d’approvisionnement, le tourisme, ainsi que les infrastructures qui sous-tendent tous ces flux, tous ces systèmes se sont étroitement connectés
Pour le physicien Yaneer Bar-Yam, spécialiste en science des systèmes et directeur du New England Complex Systems Institute de Cambridge (États-Unis), ‘’une société en réseau se comporte comme un organisme multicellulaire’’ : la plupart des organes sont vitaux, on ne peut amputer une partie sans risquer la mort de l’organisme. Ce qu’a découvert ce chercheur, c’est que plus ces systèmes sont complexes, plus chaque organe devient vital pour l’ensemble de l’organisme. À l’échelle du monde, donc, tous les secteurs et toutes les régions de notre civilisation globalisée sont devenus interdépendants au point de ne pouvoir souffrir d’un effondrement sans provoquer le vacillement de l’ensemble du métaorganisme. Autrement dit, nos conditions de vie à ce moment et à cet endroit précis dépendent de ce qui s’est passé il y a peu à de nombreux endroits de la Terre. Ce qui laisse penser que, comme Bar-Yam le souligne, ‘’la civilisation [industrielle] est très vulnérable’’ » (S&S 107-108).

L’ensemble de ces éléments amène à penser que :

« Nous disposons aujourd’hui d’un immense faisceau de preuves et d’indices qui suggère que nous faisons face à des instabilités systémiques croissantes qui menacent sérieusement la capacité de certaines populations humaines – voire des humains dans leur ensemble – à se maintenir dans un environnement viable »(S&S 14).

Pour certains scientifiques comme James Lovelock par exemple (cité S&S 74), les bouleversements climatiques en particulier pourraient impacter considérablement l’avenir de l’espèce humaine : « Quoi qu’il en soit, si de tels bouleversements se produisent, peu d’habitants, parmi les milliards que compte la planète, devraient survivre ».

Pourtant, loin de susciter la réflexion féconde qui pourrait faire émerger des solutions, cette situation qui est la nôtre fait généralement l’objet d’un « déni collectif décomplexé qui caractérise si bien notre époque » (S&S 18).

« Le plus fascinant et le plus étrange dans la problématique des catastrophes est qu’il n’est pas rare que nous sachions ce qui se passe – et ce qui risque de se passer -, mais que nous n’y croyons pas. En effet, personne ne peut dire aujourd’hui qu’il manque des données scientifiques sur les constats alarmants ou que les médias n’en font pas assez mention. Mais, force est de constater que, pour la plupart des gens, ces informations ne sont pas crédibles. ‘’Nous tenons la catastrophe pour impossible dans le même temps où les données dont nous disposons nous la font tenir pour vraisemblable et même certaine ou quasi certaine. […] Ce n’est pas l’incertitude, scientifique ou non, qui est l’obstacle, c’est l’impossibilité de croire que le pire va arriver’’. » (S&S 222. La citation est de J.P. Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, Paris, Seuil, 2002, p. 142-143).

Le premier travail essentiel à accomplir sera donc celui de « dénier le déni », de considérer la réalité en face, non pour en désespérer, mais pour nous donner les moyens d’affronter le plus sereinement et raisonnablement possible les bouleversements considérables, et les probabilités croissantes de catastrophes que suppose, de façon mathématique, un tel état des lieux.

Ce que J. P. Dupuy nomme donc le « catastrophisme éclairé », ou nos auteurs la « collapsologie » (du latin collapsus, ‘’qui est tombé d’un seul bloc’’).

« Le but n’est pas de nourrir le simple plaisir scientifique d’accumulation des connaissances, mais plutôt de nous éclairer sur ce qui nous arrive et qui pourrait nous arriver, c’est-à-dire de donner un sens aux événements. C’est aussi et surtout une manière de traiter le sujet avec le plus de sérieux possible pour pouvoir discuter sereinement des politiques à mettre en place dans une telle perspective » (S&S 20).

En quoi pourraient donc consister de telles « politiques » ?

2. On passe au vert et on recommence, ou le mythe de la « croissance verte ».

« Les limites de notre civilisation sont imposées par les quantités de ressources dites ‘’stock’’, par définition non renouvelables (énergies fossiles et minerais) » (S&S 38).

Ce constat de bon sens est pourtant loin d’être partagé. La Cop21 en particulier nous a offert le spectacle – prévisible –
http://petrole.blog.lemonde.fr/2015/05/25/le-climat-cest-cuit-pourquoi-la-conference-climatique-de-paris-sera-un-succes/
d’une multitude d’industriels et de chefs d’État « bien intentionnés », qui pensent qu’il suffirait de quelques mesurettes visant à réguler de façon minimale et par ailleurs peu contraignante la hausse de la température et de « passer au vert » pour maintenir ou retrouver cette idyllique croissance qui a fait jusqu’à aujourd’hui le confort d’une bonne partie de l’humanité. Et aussi, bien sûr, le grand profit du capital. Industriels et chefs d’État ou autres ministres qui, bien évidemment, se positionnent tous désormais sur ce « créneau porteur », les premier ne tarissant pas de publicité (la Cop21 a été à ce niveau une bonne opération marketing…), les seconds de démagogie.

Hélas, la situation semble un brin plus complexe.

Penchons-nous un peu pour commencer sur la notion de « taux de retour énergétique » :

« Le bon sens veut que, dans une entreprise d’extraction, la quantité d’énergie que l’on récolte soit supérieure à l’énergie investie. Logique. Si on récolte moins que ce qu’on investit, cela ne vaut pas la peine de creuser. Ce rapport entre l’énergie produite et l’énergie investie s’appelle le taux de retour énergétique (TRE ou ERoEI en anglais pour Energy Return on Energy Invested).
« C’est un point absolument crucial. Après un effort d’extraction, c’est le surplus d’énergie qui permet le développement d’une civilisation. Au début du XXe siècle, le pétrole étasunien avait un fantastique TRE de 100:1 (pour une unité d’énergie investie, on en récupérait 100). On creusait à peine, le pétrole giclait. En 1990, il n’était plus que de 35:1, et aujourd’hui, il est d’environ 11 :1. À titre de comparaison, le TRE moyen de la production mondiale de pétrole conventionnel se situe entre 10:1 et 20: l (…)
Le concept de TRE ne s’applique pas qu’aux énergies fossiles. Pour obtenir de l’énergie d’une éolienne par exemple, il faut d’abord dépenser de l’énergie pour rassembler tous les matériaux qui servent à leur fabrication, puis les fabriquer, les installer et les entretenir. Aux États-Unis, le solaire à concentration (les grands miroirs dans le désert) offrirait un rendement autour de 1,6:1. Le photovoltaïque en Espagne, autour de 2,5:1. Quant à l’éolien, il afficherait un bilan à première vue plus encourageant d’environ 18:1. Malheureusement, ces chiffres ne tiennent pas compte du caractère intermittent de ce type d’énergie et de la nécessité d’y adosser un système de stockage ou une centrale électrique thermique. Si on tient compte de cela, le TRE des éoliennes redescendrait à 3,8:1. Seule l’hydroélectricité offrirait un rendement confortable situé entre 35:1 et 49:1. Mais outre le fait que ce type de production perturbe sérieusement les habitats naturels, une étude récente a montré que les 3 700 projets en cours ou planifiés dans le monde n’augmenteraient la production électrique mondiale que de 2 % (de 16 à 18 %).
En résumé, les énergies renouvelables n’ont pas assez de puissance pour compenser le déclin des énergies fossiles, et il n’y a pas assez d’énergies fossiles (et de minerais) pour développer massivement les énergies renouvelables de façon à compenser le déclin annoncé des énergies fossiles. Comme le résume Gail Tverberg, actuaire et spécialiste de l’économie de l’énergie, « on nous dit que les renouvelables vont nous sauver, mais c’est un mensonge. L’éolien et le solaire photovoltaïque font autant partie de notre système basé sur les énergies fossiles que n’importe quelle autre source d’électricité ».
(S&S 53-54).

Approche partagée et complétée par l’ingénieur spécialiste des métaux Philippe Bihouix :

« Si vous interrogez des spécialistes des métaux, la plupart vous diront qu’il n’y a pas de problème fondamental. Certes la qualité des minerais – leur concentration en métal est en forte baisse (cuivre, zinc, plomb…), avec l’épuisement des grandes mines à forte teneur en métal. Mais il suffira de creuser plus profond, d’extraire plus de minerai de moindre qualité. « Toute chose égale par ailleurs », donc, il n’y a pas de risque de pénurie. Cependant, il faudra dépenser plus d’énergie par tonne de métal produite : et c’est là que les ennuis commencent » (L’âge des low tech, je citerai « LT », p.63).
(…)
« Pour en revenir à la question métallique, des énergies fossiles moins accessibles entraînent également un besoin accru en métaux : il suffit de comparer un simple puits texan avec son homologue deep offshore, gigantesque plateforme métallique entourée d’une nuée de bateaux de ravitaillement, d’hélicoptères » (LT 65).
(…)
« Mauvaise nouvelle, c’est également le cas pour les énergies renouvelables, qui font massivement appel aux ressources métalliques, et des plus rares, comme le néodyme et le dysprosium dans les aimants permanents pour les génératrices d’éoliennes, le gallium, l’indium, le sélénium, le cadmium ou le tellure pour les panneaux photovoltaïques à haut rendement (technologies CIGS ou Cd-Te), le cuivre qui est utilisé en quantité plus importante par unité d’énergie produite (LT 66).
(…)
Nous pourrions nous permettre des tensions sur l’une ou l’autre des ressources, énergie ou métaux. Mais le défi est que nous devons maintenant y faire face à peu près en même temps : plus d’énergie nécessaire pour les métaux moins concentrés, plus de métaux nécessaires pour une énergie moins accessible. Le pic de pétrole sera donc vraisemblablement accompagné ou suivi d’un pic de tout, un «peak everything» (LT 66-67).

Et ce n’est pas non plus le poncif incantatoire à la mode de «l’économie circulaire » qui règlera la question, car le recyclage, bien sûr indispensable, est loin d’être la panacée rêvée:

« Bien sûr, il y a une autre différence entre l’énergie et les métaux: ceux-ci, une fois extraits, ne sont pas perdus comme les énergies fossiles parties en fumée. Il suffirait donc de les recycler indéfiniment, une fois extraite la quantité adéquate (mais laquelle ?) de métaux nécessaires à notre société. Même si, en réalité, en vertu du second principe de la thermodynamique, on en dissipe toujours un peu, que ce soit au moment du recyclage lui-même (la perte au feu) ou pendant l’usage (la pièce de monnaie qui s’use imperceptiblement au fil du temps, car « le fer et le cuivre se vont usant et consumant par le seul attouchement des mains de l’homme»).
Malheureusement, il existe des limites physiques, techniques et sociétales au recyclage dans un monde aussi technicisé que le nôtre. D’abord, certains matériaux, comme les polymères thermodurcissables (polyuréthanes par exemple), ne peuvent tout simplement pas être refondus. D’autres, comme les emballages alimentaires ou médicaux, sont souillés et inexploitables.
Ensuite, la complexité des produits, des composants (dizaines de métaux différents dans un téléphone portable ou un ordinateur) et des matières (milliers d’alliages métalliques différents, mélanges de plastiques et d’additifs, matériaux composites) nous empêche d’identifier, de séparer et de récupérer facilement les matières premières. Ainsi du nickel, pourtant facilement repérable (aciers inoxydables) et assez coûteux, qui n’est recyclé correctement qu’à 55%. 15% sont bien captés et recyclés, mais perdus « fonctionnellement » ou avec « dégradation de l’usage » car ils ont été noyés dans de l’acier carbone de bas de gamme, tandis que 35 % sont égarés entre mise en décharge et incinération. En trois cycles d’utilisation, on perd donc de l’ordre de 80 % de la ressource. Et il s’agit d’un métal plutôt bien recyclé, le pourcentage de récupération ne dépassant pas 25 % pour la plupart des « petits » métaux.
Enfin, pour une part non négligeable, les métaux font également l’objet d’usages dispersifs, donc non recyclables. Ils sont utilisés comme pigments dans les encres et les peintures, comme fertilisants, additifs dans les verres et les plastiques, pesticides (…)
Perte par dispersion (à la source), perte mécanique (la boîte de conserve, l’agrafe et le stylo partis en décharge), perte fonctionnelle (par recyclage inefficace), perte entropique (marginale) : tel est notre destin, le cercle vertueux du recyclage est percé de partout, et à chaque « cycle » de consommation on perd de manière définitive une partie des ressources » (LT 69).

Bien évidemment, tout ceci remet radicalement en question l’idée d’une « croissance verte» telle que la voudraient nos politiques et nos entrepreneurs capitalistes, qui souhaiteraient retrouver des taux de croissance aptes à satisfaire leurs électorats pour les premiers, et, pour les seconds, la perspective d’immenses champs d’éoliennes et de panneaux photovoltaïques à renouveler tous les 30 ou 50 ans, histoire de faire tourner les usines et de continuer à engranger les profits.

« Les technologies que nous espérons salvatrices ne font qu’ajouter à ces difficultés. En misant sur le tout-technologique pour notre lutte contre le changement climatique, nous risquons fort de créer de nouvelles pénuries (elles-mêmes nécessitant un recours accru à l’énergie) et d’accélérer ainsi le système de manière involontaire. Car les « technologies vertes » sont généralement basées sur des nouvelles technologies, des métaux moins répandus et contribuent à la complexité des produits, donc à la difficulté du recyclage. Prenons quelques exemples.
Pour réduire de quelques grammes les émissions de C02 par kilomètre, sans renoncer ni à la taille ni aux performances (principalement la vitesse et la résistance au choc) des véhicules, la seule solution, en dehors du rendement du moteur lui-même, est de les alléger. Pour cela, on utilise des aciers de haute performance, toujours plus complexes, alliés avec de petites quantités de métaux non ferreux (manganèse, vanadium, niobium, titane…): non seulement ceux-ci ne sont plus récupérables en fin de vie (et sont recyclés en acier carbone pour armatures à béton du bâtiment), mais le niveau attendu de « pureté » des alliages est tel qu’il est nécessaire d’y employer des aciers de première fonte.
(…)
Pour développer les énergies renouvelables de manière significative, sans remise en cause de nos exigences en termes de continuité de service, il serait (sera ?) nécessaire de relier les milliers d’éoliennes, de « fermes » photovoltaïques et de dispositifs de stockage (dans les batteries de véhicules, sous forme de méthane, d’hydrogène, etc.) par des smart grids (réseaux intelligents) afin de permettre à tout instant l’équilibre entre une offre erratique et intermittente et une demande variable, avec des consommateurs qui seront connectés par des compteurs eux aussi « intelligents » et communicants (Linky d’ERDF, en phase pilote) permettant d’effacer la demande. Un tel macrosystème technique sera basé sur de très nombreux équipements high tech, bourrés d’électronique et de métaux rares » (LT 71-72).
(…)
« Indéniablement nous pouvons, et devons, développer les énergies renouvelables. Mais ne nous imaginons pas qu’elles pourront remplacer les énergies fossiles et nous permettront de maintenir la débauche énergétique actuelle. Les promoteurs de projets titanesques qui font régulièrement la une des grands journaux et magazines, selon plusieurs variantes comme Desertec ou le plan B « Wind Water Sun » de Mark Z. Jacobson de l’université Stanford, font pourtant semblant d’y croire.
Desertec propose l’installation, d’ici 2050, de vingt centrales solaires à concentration (CSP) dans le Sahara, afin de produire 700 TWh (milliards de kWh) par an (13 % de la consommation électrique européenne actuelle). Et ce pour 400 milliards d’euros, inclus les lignes à haute tension. Ce qui en fait une électricité à peu près aussi chère que celle de l’EPR de Flamanville (avec 8,5 milliards d’euros pour 13 TWh/an, selon les dernières annonces), ce qui n’est pas peu dire. D’ailleurs, preuve de la viabilité économique bien incertaine du projet, la plupart des industriels partenaires s’en sont récemment retirés, mais les beaux effets d’annonce n’en sont pas moins restés dans notre inconscient collectif.
Certes, un quadrilatère de quelques dizaines ou centaines de kilomètres de côté dans le Sahara pourrait fournir toute l’électricité mondiale, mais ces calculs de coin de table ne veulent rien dire. Pour produire les 22000 TWh de la consommation électrique mondiale (en 2011), il faudrait installer l’équivalent de cinq cents années de production actuelle de panneaux solaires (ou, plus modestement, cent vingt années pour la consommation électrique européenne) ! Sans oublier qu’au bout de quarante ans au plus, il faudrait tout recommencer, étant donné la durée de vie des panneaux photovoltaïques. Et qui passerait le balai à chaque tempête de sable sur les dizaines de milliers de kilomètres carrés de panneaux?
Encore faut-il ne pas confondre électricité mondiale et énergie mondiale: je vous passe les assommants calculs (ne pas confondre énergie primaire et énergie finale, comparer les rendements des moteurs thermiques et électriques…), mais il faudrait alors au bas mot deux mille années de production de panneaux solaires. Bien sûr, je suis un peu de mauvaise foi, car on peut faire de la croissance (verte) des capacités de production, par exemple les décupler (on l’a déjà largement fait par le passé) ou les centupler. Mais quel défi industriel, tellement improbable ! Il faudrait commencer par construire des usines d’usines de panneaux, des bases logistiques monstrueuses… sans parler, surtout, de la disponibilité en métaux, en matériaux synthétiques, issus du pétrole et difficilement recyclables.
« Wind Water Sun » propose de couvrir les besoins en énergie de l’ensemble du monde, uniquement avec des renouvelables, d’ici 2030. Pour cela, il faudrait installer 3,8 millions d’éoliennes de 5 MW et 89000 centrales solaires de 300 MW chacune (on admirera la précision toute mathématique des chiffres). En s’y mettant en 2015, il faudrait donc installer en quinze ans 19000 GW d’éoliennes: sachant que l’on en a installé 40 GW au plus par an ces cinq dernières années, il s’agirait tout bonnement de multiplier par trente la capacité de production et d’installation actuelle. M. Jacobson n’a manifestement jamais mis les pieds dans une usine, et ne sait pas qu’il faut aussi de l’acier, du ciment, des résines polyuréthanes, des terres rares et du cuivre, des bateaux et des grues, entre autres, pour fabriquer et installer une belle éolienne «propre».

[À ce propos, quelle est d’ailleurs à ce jour la proportion des éoliennes et des panneaux solaires fabriqués dans des usines tournant aux énergies renouvelables et non au charbon ou au pétrole ?]

« Et comment ne pas mentionner des technologies enthousiastes comme l’énergie des vagues et de la houle, tel le système Pelamis (un boudin de 150 m de long pour 750 kW de puissance, soit une production annuelle d’environ 2,7 GWh, millions de kWh). Pour produire l’équivalent d’un seul réacteur nucléaire (8 TWh), il faudrait installer la bagatelle de 3000 boudins, dans 75 fermes océaniques de 130 hectares chacune. Nos derniers marins pêcheurs vont devoir apprendre à slalomer, et prière de ne pas rire, car certaines de ces solutions « innovantes », comme les hydroliennes, sont en test, avec de l’argent public.
Il existe des scénarios plus sérieux, bien sûr, comme négaWatt pour la France, dont l’immense mérite est de commencer par questionner le besoin, et de projeter une baisse significative de la consommation énergétique à l’horizon 2050. La production de 200 TWh en éolien et 90 TWh en solaire photovoltaïque, en complément d’une exploitation forte et systématique de la biomasse, reste cependant un objectif très ambitieux (à comparer à la production mondiale actuelle, de l’ordre de 450 TWh et 60 TWh respectivement).
Bref, que l’on se le dise : éolien, solaire, biogaz, biomasse, biocarburants, algues ou bactéries modifiées (…) hydrogène, méthanation, quels que soient les technologies, les générations ou les vecteurs, nous serons rattrapés par un des facteurs physiques : impossible recyclage des matériaux (on installe d’ailleurs aujourd’hui des éoliennes et des panneaux solaires à base de matériaux que l’on ne sait pas recycler), disponibilité des métaux, consommation de surfaces, ou intermittence et rendements trop faibles. Les différentes énergies renouvelables ne posent pas forcément de problème en tant que telles – mieux vaut probablement une éolienne qu’un générateur de même puissance au diesel – mais c’est l’échelle à laquelle certains imaginent pouvoir en disposer qui est irréaliste. Le déploiement généralisé du bon mix d’énergies renouvelables reste à penser et ne pourra répondre que difficilement à certains usages. En particulier, la question des transports et celle du stockage (et donc de la capacité à adapter la production à la demande très variable) n’ont pas de réponse satisfaisante, avec un besoin en métaux irréaliste (batteries) ou des pertes de rendement trop grandes (gazéification et méthanation). Il n’y a pas assez de lithium sur terre pour équiper un parc de plusieurs centaines de millions de véhicules électriques, et pas assez de platine pour un parc équivalent de véhicules à hydrogène. Et rappelons, une bonne fois pour toutes, que l’hydrogène n’est pas une source d’énergie, mais seulement un vecteur. Nul doute que le pétrole, et surtout le charbon, sont encore là pour longtemps. Même si ce n’est pas une bonne nouvelle… » (LT 75-79)
(…)
« Enfin, il faut garder en tête que les besoins s’emballent, notamment sous l’effet du « rattrapage » des pays « émergents et de l’effet démographique. C’est bien de gagner quelques points ou dizaines de points de pourcentage sur le rendement d’un procédé industriel. Mais, en parallèle, la consommation de charbon ou d’aluminium a augmenté de 60% en dix ans. D’une manière ou d’une autre, il va falloir changer de braquet » (LT 79-80).

Et ce n’est certes pas le mirage de la « robotisation » – délire à la mode et nouveau déni du « peak everything » – qui permettra de le faire :
http://abonnes.lemonde.fr/robotique/article/2016/01/03/robotisation-generale_4841007_4620106.html

Cf. encore, sur la « mystification » de la « croissance verte », ces deux articles, parmi d’autres, du même Philippe Bihouix :
http://rue89bordeaux.com/2015/09/du-mythe-de-la-croissance-verte-a-un-monde-post-croissance/
http://www.reporterre.net/La-croissance-verte-est-une-mystification-absolue

Ce n’est donc pas de la « croissance verte » qu’on peut attendre la résolution de nos problèmes. Elle présente même un danger certain, considérable, de fournir un alibi qui substituerait à la « croissance carbonée », responsable des ravages que nous savons, une croissance « présentable » (du moins à très court terme), parce que non carbonée, alors qu’étendue à l’échelle de l’humanité elle ne ferait que poursuivre et même accélérer l’épuisement irrémédiable à moyen terme de nos dernières ressources.

Et l’on entrevoit déjà combien la frénésie d’investissement dans ce genre de croissance soi-disant propre ou « écoresponsable » promet, après quelques lendemains très lucratifs pour certains (toujours les mêmes, bien sûr…), des surlendemains qui ne peuvent que tragiquement déchanter.

On pourrait faire ici un parallèle avec la « révolution verte », laquelle, partant d’une nécessité compréhensible d’assurer à court terme les besoins alimentaires des humains dans l’après-guerre, a rendu rapidement possible l’explosion démographique exponentielle à l’origine, certes des « trente glorieuses » de la croissance, mais aussi des problèmes majeurs de surexploitation des ressources et de bouleversements climatiques et environnementaux que nous connaissons aujourd’hui.

Cf. là-dessus :
http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2014/03/27/politique-demagogie-demographie-une-petite-recension-dalan-weisman-compte-a-rebours-jusquou-pourrons-nous-etre-trop-nombreux-sur-terre/

3. Organiser une décroissance viable plutôt que subir un effondrement catastrophique.

Si donc la « croissance verte », nouveau « must » tellement invoqué, se révèle illusoire et surtout conçue pour maintenir quelques temps encore les bénéfices, politiques ou économiques, de certains (« Après nous le déluge »…) plutôt que pour assurer à l’ensemble des êtres humains un avenir durable, quelles peuvent être les solutions viables ?

Là encore, nos auteurs s’accordent sur la seule alternative envisageable, celle de la décroissance, afin de stabiliser puis d’inverser le plus rapidement possible la série d’exponentielles mentionnées plus haut.

Et ceci consiste tout simplement à anticiper et organiser de façon volontaire et raisonnée ce que nous serons autrement obligés de subir de toute manière de façon involontaire et catastrophique : « la fin définitive de la croissance économique mondiale » (S&S 57), conséquence inéluctable de la finitude de nos ressources.

« Il nous faut prendre la vraie mesure de la transition nécessaire et admettre qu’il n’y aura pas de sortie par le haut à base d’innovation technologique – ou qu’elle est en tout cas si improbable, qu’il serait périlleux de tout miser dessus. On ne peut se contenter des business models émergents, à base d’économie de partage ou de la fonctionnalité, peut-être formidables mais ni généralisables, ni suffisants.
Nous devrons décroître, en valeur absolue, la quantité d’énergie et de matières consommées. Il faut travailler sur la baisse de la demande, non sur le remplacement de l’offre, tout en conservant un niveau de « confort » acceptable » (Ph. Bihouix, .Du mythe de la croissance verte à un monde post croissance, article mentionné plus haut).

Il nous faut désormais intégrer le fait que rien ne sera plus comme avant, et que, sur bien des plans, notre pain blanc a déjà été mangé.

Mais il ne tient qu’à nous de faire que ce constat ne soit pas simplement négatif : le pain noir aussi peut être un aliment goûteux, et surtout durable ! Et la sobriété, lorsqu’elle est choisie en connaissance de cause, peut aussi bien que l’abondance être source de joie.
Nous le savons, les gens et les peuples les plus heureux sont loin d’être nécessairement les plus nantis.

« Une surpopulation mondiale, une surconsommation par les riches, et de piètres choix technologiques » [P.R. et A. Ehrlich] ont mis notre civilisation industrielle sur une trajectoire d’effondrement. Des chocs systémiques majeurs et irréversibles peuvent très bien avoir lieu demain, et l’échéance d’un effondrement de grande ampleur apparaît bien plus proche qu’on ne l’imagine habituellement, vers 2050 ou 2100. Personne ne peut connaître le calendrier exact des enchaînements qui transformeront (aux yeux des futurs archéologues) un ensemble de catastrophes en effondrement, mais il est plausible que cet enchaînement soit réservé aux générations présentes. Telle est l’intuition, que nous partageons avec bon nombre d’observateurs, qu’ils soient experts scientifiques ou activistes.
Il est gênant de le dire, tant la posture est souvent ridiculisée, mais nous sommes devenus catastrophistes. Soyons clairs, cela ne signifie nullement que nous souhaitons les catastrophes, ni que nous renonçons à nous battre pour en atténuer les effets, ou encore que nous sombrons dans un pessimisme irrévocable. Au contraire ! Même si l’avenir est sombre, « nous devons nous battre, car il n’y a aucune raison de nous soumettre passivement aux faits ». Être catastrophiste, pour nous, c’est simplement éviter une posture de déni et prendre acte des catastrophes qui sont en train d’avoir lieu. Il faut apprendre à les voir, accepter leur existence, et faire le deuil de tout ce dont ces événements nous priveront. C’est selon nous cette attitude de courage, de conscience et de calme, les yeux grands ouverts, qui permettra de tracer des chemins d’avenir réalistes. Ce n’est pas du pessimisme !
La certitude est que nous ne retrouverons plus jamais la situation « normale » que nous avons connue au cours des décennies précédentes. (…)
Il y a eu par le passé de nombreux effondrements de civilisations qui restaient confinés à certaines régions. Aujourd’hui, la mondialisation a créé des risques systémiques globaux, et c’est la première fois que la possibilité d’un effondrement à très grande échelle, presque globale, est devenue envisageable. Mais cela ne se fera pas en un jour. Un effondrement prendra des vitesses, des formes et des tournures différentes suivant les régions, les cultures et les aléas environnementaux. Il doit donc être vu comme une mosaïque complexe où rien n’est joué à l’avance.
Penser que tous les problèmes seront résolus par le retour de la croissance économique est une grave erreur stratégique. À la fois car cela présuppose qu’un retour à la croissance est possible, mais surtout, car aussi longtemps que les dirigeants se concentreront sur cet objectif, aucune politique sérieuse de préservation de la stabilité du climat et des écosystèmes ne pourra être mise en place pour faire ce qui est nécessaire : réduire considérablement et rapidement la consommation de carburants fossiles. Tous les débats actuels entre relance et austérité ne sont donc que des distractions qui détournent des questions de fond. En fait, il n’y a même pas de « solutions » à chercher à notre situation inextricable (predicament), il y a juste des chemins à emprunter pour s’adapter à notre nouvelle réalité.
Se rendre compte de tout cela, c’est entamer un renversement. C’est voir que soudainement, l’utopie a changé de camp : est aujourd’hui utopiste celui qui croit que tout peut continuer comme avant. Le réalisme, au contraire, consiste à mettre toute l’énergie qui nous reste dans une transition rapide et radicale, dans la construction de résilience locale, qu’elle soit territoriale ou humaine ». (S&S 249-252)

Mais un tel réalisme laisse aussi entrevoir « d’autres moyens de faire la fête ».

« Aujourd’hui, les chemins à prendre – car il y en a – sont à peine balisés, et ils mènent à un changement radical de vie, une vie moins complexe, plus petite, plus modeste, et bien cloisonnée aux limites et aux frontières du vivant. L’effondrement n’est pas la fin mais le début de notre avenir. Nous réinventerons des moyens de faire la fête, des moyens d’être présent au monde et à soi, aux autres et aux êtres qui nous entourent. La fin du monde ? Ce serait trop facile, la planète est là, bruissante de vie, il y a des responsabilités à prendre et un avenir à tracer. Il est temps de passer à l’âge adulte » (S&S 256-257).

4. Vers un avenir de « low tech ». Accord global sur l’évidence, mais des interrogations, cependant.

La poursuite d’une croissance par la high tech « verte » ne se révélant pas soutenable à moyen et long terme, il faut donc « changer de braquet », comme il est dit plus haut.

 » Puisque le système high tech va dans le mur (ou vers la falaise, ne chipotez pas), pourquoi ne pas tenter autre chose, prendre le contre-pied et se tourner vers les low tech, les basses technologies ? Concrètement, qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Inutile d’essayer de dresser une liste exhaustive des « bonnes » technologies contre les « mauvaises (…) Comme pour le high tech, la définition restera floue et les frontières de toute manière perméables. (…) Quand nous évoquons les basses technologies, c’est donc plutôt, à ce stade, d’orientations, de principes généraux, que nous devons parler, fondés sur le renoncement réfléchi à l’espoir d’une «sortie par le haut» basée sur des percées technologiques à venir. Des principes visant à effectivement diminuer notre prélèvement de ressources ». (LT 113).

J’avoue que si je partage entièrement le constat rapporté dans les paragraphes précédents, ainsi que la solution globale qui ne peut en effet passer que par une décroissance radicale en tant que « principe visant à diminuer notre prélèvement en ressources », les dispositions pratiques proposées par nos auteurs pour parvenir à ce but me laissent dubitatif par ce qui me semble être leur décalage par rapport à l’ampleur des défis à affronter.

Ce dont ils sont d’ailleurs conscients, car ils ne prétendent pas présenter des solutions, mais seulement ébaucher à titre d’hypothèses quelques orientations possibles :

« il ne s’agit que de pistes, de quelques réflexions incomplètes. Je n’ai pas la prétention d’avoir réponse à tout, ni aux quoi, ni aux comment », nous dit Ph. Bihouix (LT 164).

Bien sûr, proposer l’abandon des sacs en plastique ou le retour à la consigne des bouteilles en verre (LT 130), le rechapage des pneus (LT 120), limiter à 40 ou 60km/h la vitesse de voitures plus légères consommant moins d’1 litre aux 100 km (LT 199), étendre le co-voiturage (LT 192) et revenir au vélo, « la vraie voiture propre » (LT 192-193), traquer les gaspillages et « l’obsolescence programmée » en recourant systématiquement à des équipements moins sophistiqués et plus réparables (cf. LT 138-139 ; « petit éolien », solaire thermique, etc. : « faire robuste et simple avec des matériaux et des technologies éprouvées »), prôner le retour à une économie plus locale et autres évolutions similaires va à l’évidence dans le bon sens.

Mais il me semble tout de même qu’on reste encore très largement loin du compte !

Surtout en ce qui concerne la question de l’énergie.

Bien sûr, la première urgence est évidemment celle des indispensables économies, urgence soulignée par nos auteurs :

« Il n’y a donc pas de produit ou de service plus écologique, économe en ressources, recyclable, que celui que l’on n’utilise pas. La première question ne doit pas être «comment remplir tel ou tel besoin (ou telle envie…) de manière plus écologique ? » mais « pourrait-on vivre aussi bien, sous certaines conditions, sans ce besoin?».
Il s’agit donc d’ « acquérir le réflexe d’une « écologie de la demande » (décroissante), plutôt qu’une «écologie de l’offre» (croissance verte) ».
« Pourquoi couvrir des hectares de panneaux solaires pour alimenter des panneaux publicitaires énergivores dans les rues ou les gares et des écrans plats dans les bureaux de poste ? » (LT 114-115).

Si l’on veut en effet échapper aux attraits illusoires de la « croissance verte » et à ses conséquences tout aussi suicidaires que celles de la croissance « classique », il s’agira donc en premier lieu de réduire nos besoins.

Mais n’est-il pas bien aventureux de faire croire que cette réduction suffirait à résoudre les problèmes de 7 milliards de personnes, qui seront 11 à 14 milliards à la fin du siècle ?

Car des besoins vitaux, même réduits, demeurent des besoins qu’il faudra satisfaire, surtout lorsqu’il s’agit de besoins énergétiques propres à assurer le fonctionnement de notre agriculture, de nos industries et artisanats les plus fondamentaux, du logement, de l’éclairage et du chauffage, de nos services les plus basiques, etc.

Il faudrait évidemment chiffrer tout cela de façon précise et détaillée, ce que nos auteurs avouent être dans l’impossibilité de faire, et qu’on ne peut leur reprocher étant donnée la complexité de la tâche.

Mais les solutions qu’ils proposent pour pourvoir aux besoins énergétiques d’une humanité future sans pour autant retomber dans les pièges dénoncés de la « croissance verte » et du « macrosystème » évoqué plus haut (avec ses grandes éoliennes high tech, ses gigantesques « fermes » photovoltaïques dévoreuses de métaux et de terres rares, ses smart grids – toutes choses de toute façon condamnées à moyen terme par le « peak everything » – ses bases logistiques entraînant la création de routes, de bétonnages terrestres et sous-marin, de flottes d’hélicoptères et de bateaux indispensables au off shore, de réseaux complexes de câbles, etc., et donc une ponction considérable en ressources et de très importants dégâts environnementaux), ces solutions laissent tout de même dubitatif :

Car, en l’absence des énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz, nucléaire) et si l’on refuse de plus le « macro-système » de la « croissance verte », en appeler au « petit éolien » (LT 138-139), à une hydroélectricité qui plafonne déjà, à la biomasse et au biogaz (quid alors de la disponibilité des déchets organiques dans une agriculture d’où les intrants chimiques devront disparaître ? cf. LT 186 et la question cruciale du « retour à la terre des nutriments »), au « principe d’acceptation de la moindre performance », ainsi qu’à assumer la « non disponibilité immédiate de l’énergie » (c’est-à-dire arrêter de s’éclairer, de se chauffer et … de travailler lorsque le vent ne souffle pas ou quand le soleil ne brille pas… cf. LT 140) paraît tout de même bien léger pour assurer la survie de milliards de personnes.

La génération à laquelle j’appartiens a connu, dans les années 50, celles de mon enfance, un monde qui ressemblait un peu à celui que décrivent nos auteurs comme pouvant être celui de notre futur : jusqu’au début des années 70, ma grand-mère qui vivait à la campagne ne disposait pas d’eau courante et allait la chercher à la pompe. Elle préparait sa nourriture dans la grande cheminée de la cuisine, parcimonieusement alimentée par des chutes de bois, rarement sur un vieux gaz à deux feux. Cette cuisine étant la seule pièce chauffée de la maison, en dehors des visites des enfants et petits-enfants, lors desquelles on allumait dans les chambres deux ou trois petits poêles « Mirus », qui venaient en aide aux grosses couettes de duvet et à la « bassinoire » pour réchauffer l’atmosphère de façon essentiellement symbolique.
À cette occasion aussi, quelques rares lampes de 40 watts demeuraient allumées un peu plus longtemps que d’habitude, sous le regard vigilant de la grand-mère, prompte à en dénoncer le gaspillage.
Inutile de dire que l’électro-ménager – et ne parlons pas bien sûr de l’électronique ! – étaient inexistants, à part un poste de radio, lui aussi utilisé de façon parcimonieuse.
Par ci-par là, dans la campagne, le « petit éolien » montait poussivement l’eau des puits (et pas plus), et, dans les années 50, quelques rares voitures individuelles, surtout de type 2CV (ces « pots de yaourt » qui devraient d’urgence redevenir nos voitures d’après Ph. Bihouix, cf. LT 140 ; 198), sillonnaient des routes dont beaucoup ne connaissaient pas encore ce dérivé du pétrole qu’est le goudron, l’essentiel des transports s’effectuant encore par le train et le bus, et la tournée du facteur se faisant certes « à l’américaine », mais à bicyclette toutefois !.

Quoiqu’évidemment bien moins diversifiée, la fourniture alimentaire était suffisante. Pas de supermarchés, mais un dense réseau de proximité (marchés, petits commerces, boulangeries, boucheries, épiceries…) faisant pour l’essentiel appel à la production locale.

Pour ma part, j’avoue que j’ai la nostalgie de ce monde-là, dont la sobriété naïve permettait de mieux distinguer l’essentiel de l’accessoire, et dont la « déconnection » rendait possibles d’autres types de relations humaines, rythmées par le tic-tac de la pendule centenaire, qui se moquait bien de « l’obsolescence programmée » (la preuve : elle marche encore !). Et que je ne craindrais aucunement son retour pour nos petits-enfants. J’ose dire bien au contraire !

C’est d’ailleurs un monde de ce genre que connaissent encore une bonne partie des habitants de la planète, dont certains, on le sait, estiment leur taux de « bonheur national brut » plus élevé que le nôtre. C’est encore dans un monde de ce type que sont apparues, ne l’oublions pas, la plupart des grandes intelligences à l’origine des inventions qui ont rendu possible le « développement » des XXème et XXIème siècles, ainsi que d’immenses artistes, écrivains, philosophes, etc.

Mais voilà : il y a tout de même quelques précisions à apporter :

Tout d’abord, malgré ce qui nous semble désormais être sa frugalité et sa « rusticité », ce monde était déjà, depuis plus d’un siècle dans les pays les plus développés – dont faisait partie celui de ma grand-mère – le fruit d’une révolution industrielle où les énergies carbonées jouaient un rôle déterminant. C’était déjà le monde des privilégiés du charbon et du pétrole.

Car il fallait bien fabriquer avec quelque chose les poêles Mirus, les cuisinières Godin, les bus, les trains, et les quelques « pots de yaourt » qui circulaient sur les routes, fournir le charbon pour le chauffage des citadins, des écoles, faire tourner les hôpitaux, transporter aux halles de Paris ou de Lyon les poissons de Boulogne, les fruits du Lot et Garonne ou les fromages d’Auvergne (qu’il fallait tout d’abord produire…), ou aux petites épiceries de campagne les poissons séchés ou salés, ou les conserves de sardines qui constituaient l’essentiel de la consommation des produits de la mer (qu’il fallait tout d’abord pêcher…), habiller la population, faire tourner les aciéries et les usines Formica ou Lustucru, etc. etc. etc.

Tout ce confort inouï, même s’il nous paraît spartiate, était assuré par ce charbon et ce pétrole qu’il faut désormais remplacer de toute urgence.

Mais surtout, ce monde comptait alors quelques 5 milliards d’habitants de moins que le nôtre (la population mondiale était de 2,5 milliards d’habitants en 1950 ; de 3 milliards en 1960), et entre 9 et 11 milliards de moins que celui qu’on nous prévoit pour la fin du siècle (la France comptait, elle, 40 millions d’habitants en 1950, elle en compte aujourd’hui 67 millions, et on en prévoit 80 à l’horizon 2100). Et sur cette population réduite, seule une minorité privilégiée bénéficiait du dit « confort ».

Si donc on table sur un modèle sans énergies fossiles ni nucléaire, et de plus sans le « macrosystème » du « renouvelable » high tech, ses terres rares et ses smart grids, et s’il faut alors se contenter de « petit éolien » (celui qui tirait à grand peine l’eau des puits dans mon enfance…), de biogaz, de biomasse et du déjà existant en hydroélectricité, j’avoue que j’ai bien du mal à penser que « ça le fera »…

Surtout s’il faut, de plus, et en toute cohérence, relocaliser au moins une partie de notre production industrielle (qui ne consomme plus aujourd’hui en France « que » 23% de nos ressources en énergie) et agricole, pour lutter contre la gabegie des transports inutiles, etc.
Cette nécessaire relocalisation signifiant alors des dépenses énergétiques supplémentaires considérables au niveau national.

Or, les scénarios « alternatifs » les plus optimistes comme celui du rapport de l’ADEME 2015
http://www.ademe.fr/mix-electrique-100-renouvelable-analyses-optimisations

ou le ou le scénario Négawatt 2011
http://www.negawatt.org/scenario-negawatt-2011-p46.html

tablent tous sur le high tech en ce qui concerne en France le développement du renouvelable, voire – puisque l’intermittence et la quasi impossibilité de stockage efficace est le problème de ce type d’énergie – sur une part non négligeable d’énergie fossile de substitution, au moins (ou prétendument… cf exemple catastrophique de l’Allemagne, etc. voir là-dessus mon post du 18/10/2014 mentionné ci-dessous et les liens) à titre de transition.

On connaît les problèmes posés par ces modèles et les critiques dont ils peuvent être l’objet.
Cf. par ex. :
http://www.lemonde.fr/economie/article/2015/12/02/l-illusion-d-une-electricite-100-renouvelable_4822316_3234.html?xtmc=balibar&xtcr=3

http://sciences.blogs.liberation.fr/home/2015/11/ademe-un-mix-%C3%A9lectrique-100-enr.html

[ajout du 26/02: j’apprends juste, avec bien du retard, l’arrêt du blog remarquable de Sylvestre Huet et son départ de Libération. Un grand merci à vous ! En espérant que vos contributions continueront de quelque manière…

ajout: le blog de Sylvestre Huet est désormais hébergé par Le Monde. Voir le lien ci-contre ].

ainsi que les liens cités dans mes posts :
http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2014/10/18/des-vertus-comparees-du-surf-et-de-la-plongee-sous-marine-ou-quand-la-transition-energetique-suppose-la-stabilite-demagogique-ainsi-que-du-bon-usage-de-mr-jancovici/
http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2015/04/24/quelques-breves-a-propos-dun-rapport-de-lademe-doskar-groning-et-de-michel-onfray-et-toujours-du-pape-et-de-lhomosexualite/

Est-il alors raisonnable de penser qu’un degré de « frugalité suffisante » – même s’il est, pour moi du moins, souhaitable – comparable à celui des années 50, puisse être assuré pour tous en 2100 dans un monde de 11 milliards d’habitants (selon l’hypothèse basse) alors même que les énergies carbonées concentrées qui le rendaient possible à l’époque pour ces quelques privilégiés occidentaux doivent de toute urgence être abandonnées ?

J’avoue que les propositions ébauchées par nos auteurs ne me permettent pas de l’envisager avec sérieux.

Peut-on alors essayer d’articuler la pertinence du diagnostic qu’ils posent avec des scénarios un peu plus vraisemblables ?

C’est avec une grand perplexité et humilité que je m’y risque.
– En constatant d’abord, qu’une fois de plus, le paramètre essentiel de la démographie, s’il est présent (cf. LT 206 ; S&S 169ss ; 171 ; 181, 202 etc.) me semble dans l’ensemble sous-estimé.

Car, si nos auteurs proposent, à juste raison, une décroissance globale et radicale de la consommation d’énergie, de biens, de services, etc., décroissance sans équivalent sur le long terme dans l’histoire de l’humanité – au point que P. Servigne envisage des politiques de rationnement (S&S 240) dont on a du mal à imaginer qu’elles pourraient se limiter au volontariat – celle-ci paraît au moins aussi difficile et aléatoire à mettre en œuvre qu’une politique résolue de décroissance démographique, relativement « bénigne » et aux résultats rapides : rappelons qu’une politique de « l’enfant unique » étendue au niveau mondial ramènerait en un siècle la population mondiale aux alentours de 1,6 milliard d’habitants, ce qui semble constituer la population optimale étant données les possibilités de l’écosystème qui est le nôtre.

Sur tout cela, cf. :
http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2014/03/27/politique-demagogie-demographie-une-petite-recension-dalan-weisman-compte-a-rebours-jusquou-pourrons-nous-etre-trop-nombreux-sur-terre/

Une telle politique paraît de plus à notre portée : le taux mondial actuel de fécondité étant de 2,6 enfants par femme, l’objectif de 1 enfant ne paraît pas si lointain ou irréaliste, s’il faisait l’objet bien sûr de de politiques résolues qui sauraient en présenter la nécessité vitale.

Et il est clair que cette réduction « à la source » de la consommation et de la pollution, si elle n’est pas pour autant suffisante, et en dépit des problèmes spécifiques qu’elle poserait (cf. post cité), permettrait d’envisager les questions de l’avenir de l’humanité de façon plus sereine.

La problématique incontournable d’une indispensable évolution vers une « humanité low tech » paraîtrait aussitôt plus envisageable et moins utopique.

Car s’il paraît difficile d’assurer par le seul low tech les besoins en nourriture et en énergie de 11 ou 14 milliards d’êtres humains, ce genre de technologie paraît beaucoup mieux proportionné à une population 5 ou 6 fois inférieure, sans pour autant négliger une sobriété et une économie circulaire qui demeureront encore le seul moyen de contourner du mieux possible le « peak everyting ».

Pour ma part, je ne vois toujours pas comment on peut raisonnablement, en dépit des difficultés politiques (et/ou religieuses ; cf. posts cités plus haut) qu’elle suppose, faire l’impasse sur une telle condition préalable.

À propos des dites « difficultés », cf. encore la citation d’Herman Daly, tirée de l’ouvrage d’A. Weisman rappelé plus haut, en PS du post :
http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2015/08/15/rien-de-nouveau-sous-frere-soleil-a-propos-des-langues-regionales-et-de-la-demographie-pontificale/

– Mais il ne faut pas se leurrer : que ce soit en ce qui concerne la décroissance « énergétique » ou la décroissance démographique (ou, dans le meilleur des cas, ces deux décroissances simultanées) il est nécessaire d’envisager une phase de transition, et c’est bien là que se concentreront les difficultés.

Là encore, la perspective de nos auteurs, qui semble le plus souvent passer d’un « tout carboné » à un « tout low tech » sans suffisamment aborder la réalité complexe de la phase intermédiaire, me paraît inadaptée pour envisager (encore une fois dans le meilleur des cas…) l’accompagnement de notre population actuelle de plus de 7 milliards d’habitants vers une décroissance énergétique et démographique la plus non-violente possible.

Étant donnés les aléas et les difficultés d’un tel passage, n’est-il pas nécessaire de conserver, de façon transitoire, quelques « high tech » (en précisant bien toutefois ce caractère éminemment transitoire rendu obligatoire par l’approche inéluctable du «peak everything », et non bien sûr en maintenant l’illusion – si profitable aux politiques et aux capitalistes – d’une « croissance verte » façon COP 21…).

Se posera donc la question du choix le plus pertinent de ces « high tech » à conserver de façon à permettre la transition : et tant qu’à en conserver, voire à en promouvoir certaines pour un temps, autant privilégier bien sûr les plus efficaces, et, dans le domaine de l’énergie, celles qui ont le rendement le plus concentré et n’ont pas besoin d’adosser leur intermittence à des énergies de substitution carbonées non-renouvelables (cf. dans le post cité ci-dessous les cas désastreux de l’Allemagne, Espagne, etc.) ou exigent des systèmes de stockage disproportionnés, polluants et peu performants.

C’est dans cette perspective que j’assume, à défaut de mieux et sans trop de « dissonance cognitive » [cf. S&S, en note p. 327 : « État de tension désagréable provoqué par des « connaissances, opinions ou croyances sur l’environnement, sur soi ou son propre comportement » incompatibles entre elles (Leon Festinger, Henry Riecken et Stanley Schachter, L’échec d’une prophétie, [1956] Paris, PUF, 1993] mes positions exprimées à propos de la place du nucléaire et d’un modèle « à la suédoise » [en dépit des risques évidents maintes fois soulignés, et que nos auteurs ne manquent pas eux-mêmes de mentionner (cf. LT 67 : problèmes inhérents au high tech nucléaire, manque à long terme de matériaux et de ressources ; LT 240 : quasi impossibilité du démantèlement ; S&S 197-199 : vulnérabilité ; difficulté à gérer l’arrêt comme le redémarrage en cas de crise ; difficulté à garantir la maîtrise technologique et la maintenance sur le long terme, etc.)] dans le mix énergétique à venir.
http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2014/10/18/des-vertus-comparees-du-surf-et-de-la-plongee-sous-marine-ou-quand-la-transition-energetique-suppose-la-stabilite-demagogique-ainsi-que-du-bon-usage-de-mr-jancovici/

N’en déplaise aux « respiriens », on ne peut se nourrir d’air pur et de soleil. De même, dans un monde réel de 7 milliards d’habitants, en marche vers les 11 milliards, une « énergie propre » est une illusion : pour échapper du mieux possible aux gigantesques dégâts des énergies carbonées sans entraîner de crises économiques et humanitaires majeures qui mettraient en péril notre survie, il nous faut faire, au moins pendant un temps, avec le moindre mal ou le « moindre pire ».

« Nul doute que le pétrole, et surtout le charbon, sont encore là pour longtemps. Même si ce n’est pas une bonne nouvelle… », nous dit Ph. Bihouix (LT 75-79).

Au vu des dizaines de milliers de morts par an imputables au charbon (cf. liens dans le post ci-dessus) et des nuisances climatiques bien connues, il reste tout de même légitime de se demander s’il ne serait pas justifié de réduire cette « mauvaise nouvelle » au profit du nucléaire plutôt que du charbon ou du lignite, comme le fait l’Allemagne.
Cf. encore sur ce point l’article cité plus haut :
http://www.lemonde.fr/economie/article/2015/12/02/l-illusion-d-une-electricite-100-renouvelable_4822316_3234.html?xtmc=balibar&xtcr=3

[correctif: sur la légère baisse récente de la part du charbon dans le mix énergétique allemand, cf:

http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2017/01/30/transition-energetique-versus-usine-a-gaz-ou-gazogene-a-propos-de-quelques-articles-et-emissions-recentes/

Nous voilà donc ramenés une nouvelle fois, pour conclure, à l’urgente nécessité d’une prise en compte sérieuse de la question démographique, question essentielle qui a été, une fois de plus, la grande absente de la Cop 21,
http://www.lefigaro.fr/vox/politique/2015/12/09/31001-20151209ARTFIG00309-cop21-la-surpopulation-mondiale-grande-absente-des-debats.php
tout comme, on le sait, elle constitue un sacro-saint tabou pour certaines autorités religieuses, qui la traitent avec une rare incompétence et une irresponsable désinvolture :
http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2015/08/15/rien-de-nouveau-sous-frere-soleil-a-propos-des-langues-regionales-et-de-la-demographie-pontificale/

Hélas, la physique et les mathématiques – en particulier le calcul des probabilités – laissent peu d’incertitudes :

La première nous rappelant que nos ressources sont limitées et qu’il ne peut y avoir de transformation de l’énergie sans impact sur l’environnement.

Les deuxièmes nous rappelant que l’augmentation des crises environnementales et humaines (réchauffement, montée des océans, pénurie d’eau – 80% de la population mondiale exposée, cf. S&S p. 86 ; voir aussi dans le n° anniversaire du Courrier International de décembre-janvier, p.14-15, la carte des pays en « stress hydrique » en 2040 – et de terres cultivables, baisse des rendements agricoles, chute de la biodiversité – S&S p.77- pénurie de matières premières, pollution, tout ceci dans un contexte de surpopulation etc. cf. sur tout cela les tableaux des exponentielles en début de post) signifie une augmentation de la probabilité des catastrophes et des conflits :

« Le dernier rapport du Giec indique bien la possibilité de ‘’rupture des systèmes alimentaires’’ qui aggravera les situations déjà existantes de pauvreté et de famine (particulièrement dans les villes) et augmentera ‘’les risques de conflits violents sous la forme de guerres civiles et de violences intergroupes » (S&S 73).

Cf. aussi p. 125 sur le « risque systémique global » ; p. 208 sur « les conflits pour l’accès aux ressources », déjà commencés avec comme exemple la guerre du Darfour, etc.).

« Mais à part ça, Madame la marquise, tout va très bien, tout va très bien !» :

Nos politiques assurent et nous rassurent en préparant l’échéance si importante de 2017, bien évidemment appelée à changer la face de la France et du monde.
Nos autorités religieuses nous gratifient de discours lénifiants qui s’évertuent à nous montrer que la question démographique n’existe pas :
http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2015/08/15/rien-de-nouveau-sous-frere-soleil-a-propos-des-langues-regionales-et-de-la-demographie-pontificale/

Le déni, en somme, se porte pour le mieux. Merci pour lui !

Pourtant, on le sait, le statu quo est impossible (LT 268-269).

Et si nous ne nous décidons pas à affronter rigoureusement les problèmes, nous serons obligés de subir une situation chaotique qui se règlera nécessairement par le conflit et la violence. La guerre étant la façon hélas la plus facile et habituelle de « résoudre » les questions d’accès aux ressources comme les questions de surpopulation.

Bien sûr, il est à prévoir que ce sera, une fois de plus, les mieux armés et les plus riches qui triompheront, laissant présager, dans un monde dévasté (l’article du Voenno-Proychlenny Kourier, de Moscou, traduit dans le Courrier International cité ci-dessus annonce 30 pays possédant l’arme nucléaire en 2040…), un avenir tel que celui que décrivent Lob, Rochette et Legrand dans Le Transperceneige (Casterman 2014, pour l’intégrale) ou Cormac McCarthy dans La Route.

Avenir loin d’être exclu, tant l’expérience de l’Histoire montre que notre confiance dans le discernement et la conscience éthique de l’homme a de bonnes raisons d’être limitée…

« H. Welzer [Les guerres du climat. Pourquoi on tue au XXIème siècle, Gallimard 2009] montre comment une société peut lentement et imperceptiblement repousser les limites du tolérable au point de remettre en cause ses valeurs pacifiques et humanistes, et sombrer dans ce qu’elle aurait considéré comme inacceptable quelques années auparavant. Les gens s’habitueront (et s’habituent déjà) aux événements climatiques extrêmes, aux épisodes de disette ou aux déplacements de population. Les habitants des pays riches s’habitueront aussi très probablement à des politiques de plus en plus agressives envers les migrants ou envers d’autres États, mais surtout ressentiront de moins en moins cette injustice que ressentent les populations touchées par les catastrophes. C’est ce décalage qui servira de terreau à de futurs conflits » (S&S 208-209).

L’exemple actuel de ce qui est nommé la « crise des migrants » en est hélas la triste illustration…

Pourtant, le fait qu’il y ait des gens qui refusent d’admettre la fatalité du déni et l’incohérence politique, économique et/ou religieuse est une raison de ne pas désespérer de notre possibilité d’accéder à l’âge adulte, comme nous le rappellent Pablo Servigne et Raphaël Stevens, utilisant de façon inattendue le modèle concernant le deuil proposé par E. Kübler-Ross :

« Le processus de deuil traverse plusieurs étapes, selon le modèle bien connu établi par Elisabeth Kübler-Ross, la psychologue américaine spécialiste du deuil : le déni, la colère, le marchandage, la dépression et l’acceptation. Nous retrouvons toutes ces étapes dans les réactions du public, et même dans les réactions que nous avons ressenties en préparant ce livre. Lors de discussions et d’ateliers sur la transition ou sur l’effondrement, nous avons constaté que les moments de témoignages et de partage d’émotions étaient essentiels pour permettre aux personnes présentes de se rendre compte qu’elles n’étaient pas seules à affronter ce genre d’avenir et à ressentir ces émotions. Tous ces moments nous rapprochaient de l’étape d’acceptation, indispensable pour retrouver un sentiment de reconnaissance et d’espoir qui nourrit une action juste et efficace.
Aller de l’avant, retrouver un avenir désirable, et voir dans l’effondrement une formidable opportunité pour la société, passe nécessairement par des phases désagréables de désespoir, de peur et de colère. Cela nous oblige à plonger dans nos zones d’ombre personnelles, à les regarder en face, et à apprendre à vivre avec. Le « travail » de deuil est donc à la fois collectif et personnel. Comme le soulignent les remarquables travaux de Clive Hamilton, Joanna Macy, Bill Plotkin ou Carolyn Baker, ce n’est qu’en plongeant et en partageant ces émotions que nous retrouverons le goût de l’action et un sens à nos vies. Il s’agit ni plus ni moins que d’un passage symbolique à l’âge adulte » (S&S 232-233).

Et c’est bien ce passage vers un espoir au-delà du deuil que je nous souhaite pour l’année 2016 !

Bonne année à toutes et à tous, dans le goût de l’action et la joie du sens de la vie !

Ajout du 11/01 :

Un ami, du genre plutôt attaché au déni…, me signale que l’approche de Ph. Bihouix a été remise en cause par Mark Jacobson lui-même qui, « dans ses études qui sont très fouillées, arrive exactement à la conclusion inverse » :
http://objectifterre.over-blog.org/2015/10/HubertGuillaud-Decroissance
http://objectifterre.over-blog.org/2015/05/mark-jacobson-stanford-repond-a-philippe-bihouix-ingenieur-decroissant-renouvelo-sceptique.html

Il se trouve que je connais ces travaux, même si je reconnais ne pas être capable de les discuter dans le détail.
http://web.stanford.edu/group/efmh/jacobson/Articles/I/JDEnPolicyPt1.pdf

(Ils étaient d’ailleurs mentionnés dans les discussions – fort intéressantes – qui suivent la recension du livre de Ph. Bihouix :
http://internetactu.blog.lemonde.fr/2015/10/17/faut-il-prendre-leffondrement-au-serieux/#xtor=RSS-3208 )

Mais, à l’évidence, Ph. Bihouix les connaît aussi ! Car lorsqu’il mentionne le projet « Wind Water Sun » (cf. citation dans le post, LT 75-79), ce n’est pas à la faisabilité en tant que telle de ce projet qu’il s’attaque, mais à la disproportion de sa mise en œuvre: «’‘Wind Water Sun » propose de couvrir les besoins en énergie de l’ensemble du monde, uniquement avec des renouvelables, d’ici 2030. Pour cela, il faudrait installer 3,8 millions d’éoliennes de 5 MW et 89000 centrales solaires de 300 MW chacune (on admirera la précision toute mathématique des chiffres). En s’y mettant en 2015, il faudrait donc installer en quinze ans 19000 GW d’éoliennes: sachant que l’on en a installé 40 GW au plus par an ces cinq dernières années, il s’agirait tout bonnement de multiplier par trente la capacité de production et d’installation actuelle » ;

Ainsi qu’au fait que, si son chiffrage concernant les ressources en énergie et leur utilisation est précis (cf. § 5) il oublie tout bonnement les infrastructures et les « dégâts collatéraux » nécessaires à sa mise en œuvre.

Ce qui est justement relevé par Ph. Bihouix : « M. Jacobson n’a manifestement jamais mis les pieds dans une usine, et ne sait pas qu’il faut aussi de l’acier, du ciment, des résines polyuréthanes, des terres rares et du cuivre, des bateaux et des grues, entre autres, pour fabriquer et installer une belle éolienne ‘’propre’’ ».

À ma propre lecture, je n’en trouve pas moi non plus la moindre mention.

Et il me paraît donc difficile de faire croire que tout cela entrerait dans la perspective d’un renouvelable à 100% ou d’une « économie circulaire » sans impact sur le « peak everything » !

Serait-il en effet légitime de réfléchir sur « l’avion propre » en se limitant aux appareils, et en oubliant le besoin en infrastructure que constituent les aéroports, les moyens et les nuisances nécessaires à leur construction (cf. N.D des Landes…); ou sur le « train propre » en négligeant la construction des voies, la mise en place des rails, du ballast et l’impact au sol des lignes de chemin de fer (cf. ligne à grande vitesse Lyon-Turin…); ou encore réfléchir aux possibilités de « l’hydroélectrique propre » « dans l’abstrait » en passant outre les effets sur l’environnement et les opinions (Sivens…) ?

Pour toutes ces raisons, on ne voit pas en quoi le gigantisme du projet « Wind Water Sun» échapperait aux critiques que Ph. Bihouix adresse à la viabilité écologique à long terme des « macrosystèmes » et de la « mégamachine technique », qui, malgré les efforts des lobbies, américains ou autres, appartiennent de plein droit à une « croissance verte » bien mystificatrice.

Autre petite remarque en passant sur la question du néodyme, matériau que mentionne Ph. Bihouix comme étant utilisé dans la construction de certaines éoliennes.

Il se trouve en effet que ce matériau ne leur est pas indispensable.

« Une partie des éoliennes actuelles utilise du néodyme, mais l’on peut s’en affranchir complètement. Tenter de faire croire que cet élément serait indispensable aux éoliennes, ceci en réalité dans l’unique objectif de freiner le développement des énergies renouvelables et ainsi de continuer à vendre le plus longtemps possible l’électricité obtenue en brûlant des combustibles fossiles, est pour le moins stérile ».
http://www.techniques-ingenieur.fr/actualite/articles/les-terres-rares-sont-elles-indispensables-pour-les-moteurs-electriques-les-eoliennes-et-les-panneaux-solaires-1300/

Mais Ph. Bihouix ne « tente aucunement de faire croire que cet élément serait indispensable aux éoliennes », d’une part. Ce n’est pas là que réside la pointe de sa critique du « macrosystème » auquel appartient le « grand » éolien.

D’autre part, il semble difficile de penser que son « unique objectif [soit] de freiner le développement des énergies renouvelables et ainsi de continuer à vendre le plus longtemps possible l’électricité obtenue en brûlant des combustibles fossiles ». Il suffit de lire son livre !

Mais, là encore, il est bien difficile de soutenir qu’une éolienne –avec ou sans néodyme- puisse être une source d’énergie « propre ». Habitant près de l’Espagne, je suis bien placé pour connaître les travaux gigantesques d’infrastructures (routes, camions, grues, sable, béton, câblages, etc.) que suppose la construction d’une éolienne. Et que dire du offshore avec sa noria de bateaux et hélicoptères… !

http://www.asso3d.fr/phasesdeconstructiondunparceolien.pdf

En dépit des efforts des lobbies, on ne voit donc pas comment les éoliennes pourraient échapper aux remarques de Ph. Bihouix concernant les risques du « macrosystème » et de sa high tech, remarques qui constituent le fond de son discours.

Comme je le dis dans mon paragraphe 4, je pense pour ma part (à la différence de Ph. Bihouix) qu’une certaine dose de high tech (y compris nucléaire) sera nécessaire, au moins pour assurer la phase de transition. Les éoliennes en feront partie, tout comme le photovoltaïque.

Mais de là à laisser croire que d’immenses champs d’éoliennes géantes et de panneaux photovoltaïques assureront sans problème un avenir « renouvelable » à des milliards d’humains délivrés pour toujours du « peak everything » et des nuisances environnementales, il y a tout de même un pas…

Et c’est bien sur ce genre d’illusion idéologique soigneusement entretenue (pour quel profit ?….) que le post ci-dessus, à la suite de Ph. Bihouix, P. Servigne et R. Stevens cherche à attirer l’attention.

Entraide, empathie, bienveillance. De Kropotkine à Hobbes et retour (2).

On le voit, l’Entraide est une belle et séduisante affirmation d’optimisme anthropologique, qui, nous l’avons dit, annonce, tout en s’inscrivant dans une lignée qui remonte à Aristote et aux stoïciens, bien des études contemporaines pluridisciplinaires concernant le rôle essentiel de la solidarité dans les processus évolutifs et dans la genèse des comportements moraux.

Mais, comme toujours, une telle anthropologie philosophique n’est pas exempte de postulats, de « récits fondateurs » qui recèlent nécessairement des présupposés métaphysiques.

Peut-on alors pour autant souscrire sans l’interroger de façon critique à une telle profession de foi ?

 

On s’en doute, l’un des adversaires principaux dénoncé par Kropotkine sera le philosophe anglais Thomas Hobbes (1588-1679), puisque celui-ci se présente d’emblée en « anti-Kropotkine » en affirmant que « C’est donc une chose tout avérée, que l’origine des plus grandes et des plus durables sociétés, ne vient point d’une réciproque bienveillance que les hommes se portent, mais d’une crainte mutuelle qu’ils ont les uns des autres » (Th. Hobbes, Le Citoyen, GF 1982, I,2, note, p. 93), et que « [les hommes] ne peuvent pas être nés capables de société civile (…). Ce n’est donc pas la nature, mais la discipline qui rend l’homme propre à la société » (id. ibid. note de l’auteur).

Dans une approche critique, il est donc intéressant de confronter les thèses de Kropotkine avec quelques éléments de la pensée de celui qui peut apparaître comme son plus grand adversaire.

Car cette opposition à Hobbes, Kropotkine la manifeste de façon permanente (cf. L’Entraide, p. 93 ; L’Éthique, p. 16 ; p. 97 : « la philosophie de Hobbes et de ses disciples, qui représentaient les hommes primitifs sous l’aspect d’une bande de bêtes féroces qui s’entre-dévorent » ; p. 175, etc.

Pour la pensée moderne, sa philosophie ne pourrait être qu’erronée : « À présent que nous avons des connaissances sur la vie des sauvages primitifs, ainsi que sur celle de la très grande majorité d’animaux peuplant les continents où la population humaine est encore clairsemée, nous comprenons à quel point les idées que se faisait Hobbes de l’homme primitif étaient erronées. » (L’Éthique, p. 178).

Et donc, cette « fausseté des idées de Hobbes » (id. ibid.) concernant l’anthropologie [à la différence d’Aristote et des stoïciens, l’origine de la morale et de la vie politique n’est pas à rechercher pour lui dans la ‘’nature’’ de l’homme, mais dans une ‘’convention’’ – covenant –; l’homme n’est pas ‘’par nature’’ un ‘’animal politique’’, comme le dit Aristote, il l’est par culture, par ‘’contrat’’] va nécessairement refluer sur la compréhension du rôle et de la fonction de l’État, Hobbes étant certes sur ce point bien éloigné de l’anarchisme :

« Hobbes et ses disciples n’admettaient pas que la morale pût découler de la nature même de l’homme. Ils la considéraient comme prescrite à lui par une puissance extérieure. À la place de la Divinité et de l’Église, ils mettaient l’État et la crainte devant ce ‘’Léviathan’’ créateur de la morale dans le genre humain. Ainsi, un mythe était remplacé par un autre. » (L’Éthique, p. 244).

Mais notre interrogation sur les mythes nous a montré qu’un système philosophique quel qu’il soit ne peut se prétendre indemne, si ce n’est de mythes, du moins de « récit fondateur », de postulats métaphysiques permettant d’établir des ‘’modèles’’ d’interprétation de notre être au monde (cf. posts de décembre 2013, etc.).

Tel est bien le cas du recours, chez Hobbes, à l’idée ‘’d’état de nature’’ comme à celle de ‘’convention’’ ou de ‘’contrat’’.

Il est donc un peu facile, de la part de notre Prince, de reléguer les postulats hobbesiens au rang de « mythes » (encore une fois hélas en un sens péjoratif), sans avoir pris le temps de les évaluer de façon un peu plus approfondie. Et c’est la confrontation à l’extrême complexité de la pensée de Hobbes (que je ne ferai bien sûr qu’effleurer ici) qui fait alors apparaître quelque peu simpliste le modèle de Kropotkine (et donc de bien de ses disciples).

Car on peut penser que Hobbes, loin d’ignorer la pensée des Kropotkine de son temps (Aristote, les stoïciens, etc.), en conteste les postulats sur des points particulièrement cruciaux, ceux-là même dont on chercherait en vain une analyse rigoureuse chez notre Prince.

Que l’homme soit « par nature un animal politique », comme le dit Aristote, et qu’il le soit « plus que n’importe quelle abeille et que n’importe quel animal grégaire » (Les politiques I,2, traduction P. Pellegrin, GF 1993 p. 90-91, voir la note importante qui justifie cette traduction), cela Hobbes ne l’ignore ni ne le conteste. Le problème est de savoir si la disposition du « langage » qui, à la différence de la seule « voix » caractérisant les animaux (cf. mon post du 26/06), permet à l’homme de « manifester l’avantageux et le nuisible et par suite aussi le juste et l’injuste » (id. ibid. p.92) rendant ainsi possible l’établissement de la polis, de la Cité, et l’invention de l’ordre du droit et du politique, suffit en tant que telle à assurer l’ordre du juste.

« Que Hobbes recoure à l’idée de droit naturel n’a rien d’une innovation – il a lu Platon et Aristote (…). Mais il n’accorde pas au concept de jus naturale [droit naturel] la signification dont la tradition, issue d’Aristote et adaptée par le christianisme augustinien et thomiste, l’a lestée. Il refuse le système de référence qui, identifiant le jus [droit] au justum [juste], l’incorpore à l’ordre cosmique (…). À la référence cosmologique et théologique du droit naturel classique, Hobbes substitue une référence anthropologique. Le droit n’est rien d’autre qu’un pouvoir naturel de l’homme, un pouvoir inhérent à la nature humaine (S. Goyard-Fabre, Introduction à Hobbes, Le Citoyen, GF Paris 1982, p. 34).

En d’autres termes, le fait que la nature, disons – pour être plus en phase avec Darwin, Kropotkine et un courant actuel des neurosciences – l’évolution, fasse de l’homme un animal social et politique, ne présage en rien de la qualité de cette sociabilité. Ce n’est pas parce que l’homme est « naturellement politique » qu’il est naturellement bon et altruiste. Cela ne serait le cas que si l’on identifiait, à la façon quelque peu panthéiste d’Aristote, la Nature avec un Ordre Cosmique (l’expression est quasiment un pléonasme pour le grec, pour lequel Cosmos signifie justement ordre) d’essence divine et partant raisonnable et « bon ».

Or, n’est-ce pas encore le cas si l’on considère, comme le fait Kropotkine que la nature – et donc l’évolution – « prescriraient » à l’être humain de devenir altruiste et moral ? Paraphrasons un peu notre auteur, avec ses propres termes : Hobbes et ses disciples « considéraient la morale comme prescrite à [l’homme] par une puissance extérieure. À la place de la Divinité et de l’Église, ils mettaient l’État et la crainte devant ce ‘’Léviathan’’ créateur de la morale dans le genre humain. Ainsi, un mythe était remplacé par un autre ». Alors que moi, Kropotkine, je considère que la morale est prescrite à l’homme par l’évolution naturelle.

Mais une telle « prescription » ne place-t-elle pas alors, au lieu de l’Église et de l’État, une instance tout aussi « extérieure » à l’origine de la conscience morale, et donc tout aussi « mythologique », au sens négatif que Kropotkine confère à ce terme ?

La remarque pourrait être étendue à bien des partisans contemporains des « fondements naturels de l’éthique » (cf. M. Ruse, cité plus haut).

Car si le comportement éthique est le résultat d’un processus évolutif purement « naturel », il demeure en relation d’extériorité par rapport à la conscience de l’homme, tout comme s’il était imposé de façon extrinsèque par la religion ou par l’État. Cela serait, une fois de plus, la négation même de l’éthique, dont on peut penser qu’elle n’existe que si l’on présuppose une autonomie de la décision du sujet.

Certains animaux sont, par nature, incapables d’inceste. Cela ne les rend pas « éthiques » pour autant. Pas plus que le cèpe serait plus « éthique » que l’amanite phalloïde sous prétexte que l’évolution en a fait un « bon » champignon, consommable par les humains.

L’homme devient un être éthique parce que, capable d’inceste, il se l’interdit ; et non parce que la nature ou l’évolution l’aurait rendu « éthique » sans sa libre décision.

On en revient ainsi à Kant et à la fine articulation entre autonomie et hétéronomie, dont il a souvent été question dans les posts précédents. Elle pourrait recouper en partie la distinction des concepts, d’usage plus scientifiques, de prédisposition et de prédétermination.

On pourrait ainsi dire que l’être humain est prédisposé aux comportements éthiques. Mais cette prédisposition n’est en rien une prédétermination.

[Le fait par exemple d’être génétiquement prédisposé à certaines addictions, d’être plus vulnérables que d’autres sur ce point, ne veut pas dire que je suis prédéterminé à devenir drogué ou alcoolique : le savoir peut me rendre au contraire plus prudent quant à l’emploi de ces substances].

Ou que, prédéterminé en effet par la nature et l’évolution à disposer d’une conscience réflexive rendant possible le jugement éthique, cette prédétermination « laisse la main » au sujet humain auquel appartient la décision de choisir entre l’entraide et son contraire, entre l’altruisme et l’égoïsme mortifère.

Or, si Kropotkine fait bien allusion dans l’Entraide à l’ambiguïté de « la revendication du ‘’moi’’ de l’individu » (p. 18-19), on est tout de même en droit de se demander si, chez lui, comme d’ailleurs chez nombre de scientifiques contemporains dont il est aussi le précurseur, et qui, sur ce point, n’échappent pas au scientisme, la naturalité du processus évolutif n’annihile pas le caractère déterminant de la conscience subjective dans la décision morale ; et donc aussi l’éthique, tout simplement, qui devient en fait un simple mécanisme, l’homme sécrétant ainsi de l’éthique, éventuellement altruiste, tout comme il peut sécréter du sperme ou de la transpiration.

Or, c’est justement de tels modèles que Hobbes s’emploie à démonter, en distinguant finement la causalité naturelle de la causalité « accidentelle » (contingente) :

« La plupart de ceux qui ont écrit touchant les républiques, supposent ou demandent, comme une chose qui ne leur doit pas être refusée, que l’homme est un animal politique, ςωον πολιτικον, selon le langage des Grecs, né avec une certaine disposition naturelle à la société. Sur ce fondement-là, ils bâtissent la doctrine civile ; de sorte que pour la conservation de la paix, et pour la conduite de tout le genre humain, il ne faut plus rien sinon que les hommes s’accordent et conviennent de l’observation de certains pactes et conditions, auxquelles alors ils donnent le titre de lois. Cet axiome, quoique reçu si communément, ne laisse pas d’être faux, et l’erreur vient d’une trop légère contemplation de la nature humaine. Car si l’on considère de plus près les causes pour lesquelles les hommes s’assemblent, et se plaisent à une mutuelle société, il apparaîtra bientôt que cela n’arrive que par accident, et non pas par une disposition nécessaire de la nature. En effet, si les hommes s’entr’aimaient naturellement, c’est-à-dire, en tant qu’hommes, il n’y a aucune raison pourquoi chacun n’aimerait pas le premier venu, comme étant autant homme qu’un autre ; de ce côté-là, il n’y aurait aucune occasion d’user de choix et de préférence. » (Le Citoyen, op. cit. I,2, p. 90).

Dans sa concision, ce texte est une charge très puissante contre le modèle de Kropotkine.

« Je ne nie pas que la nature ne nous contraigne à désirer la compagnie de nos semblables » concède Hobbes à Aristote (et à Kropotkine) (id. ibid. note, p. 93). Mais, ne nous y trompons pas : « Les sociétés civiles ne sont pas de simples assemblées, où il n’y ait qu’un concours de plusieurs animaux de la même espèce : elles sont outre cela des alliances et des ligues soutenues par des articles qu’on a dressés et cimentés par une fidélité qu’on s’est promise » (id. ibid.).

Or, respecter cette « promesse », les faits en témoignent à l’envi, ne semble hélas pas devoir faire partie des capacités « naturelles » des hommes. Leur pouvoir de délibération et leur libre arbitre semble ne pas pouvoir y suffire. Le « langage », la raison dont fait état Aristote, et qui distingue les sociétés humaines des sociétés animales n’y suffit pas non plus, car l’expérience montre qu’ils peuvent tout aussi bien susciter les conflits que les résoudre :

À la différence des animaux, « parmi les hommes, très nombreux sont ceux qui se croient plus sages et plus capables que les autres de gouverner de meilleure façon la chose publique, qui tâchent de réformer et d’innover, l’un en ce sens, un autre en cet autre sens, et qui, de cette façon, la mènent au désordre et à la guerre civile ().

Ces créatures [les animaux, Hobbes commente ici Aristote], quoiqu’elles aient quelque usage de la voix pour se faire connaître les unes aux autres leurs désirs et autres affections, manquent cependant de cet art des mots par lequel certains peuvent représenter aux autres ce qui est bon sous l’apparence du mal, et ce qui est mal sous l’apparence du bien, et augmenter ou diminuer la grandeur apparente du bien et du mal, mécontentant les hommes et troublant leur paix selon leur bon plaisir » (Léviathan XVII).

De telles remarques ne décrivent-elles pas de façon étonnamment lucide un paysage que nous ne connaissons hélas que trop bien ?

La seule raison ne tranchera donc pas, par exemple, entre le droit légitime d’un peuple à disposer de sa terre et celui tout aussi légitime d’un autre à garantir son existence. On ne pourra se passer d’une instance qui impose le respect des traités et des conventions à des frères qui se déchirent. Le problème alors n’étant pas tant que les hommes soient tels qu’ils sont (nous devrions tout de même commencer à le savoir !), mais que l’instance en question, censée réguler leurs excès, s’avère incapable d’accomplir son rôle…

Et si la solidarité et l’altruisme étaient choses purement naturelles entre les hommes, alors on ne voit pas pourquoi la nature se verrait si souvent prise en défaut.

« En effet, si les hommes s’entr’aimaient naturellement, c’est-à-dire, en tant qu’hommes, il n’y a aucune raison pourquoi chacun n’aimerait pas le premier venu, comme étant autant homme qu’un autre ». Un pommier ne peut pas ne pas produire des pommes ou un cerisier des cerises. Pourquoi donc un altruisme « naturel » produirait-il de l’inimitié et de la haine ? Le naturalisme optimiste soutenu par Kropotkine a du mal à répondre à l’objection, qu’il paraît d’ailleurs éviter. Mais comment comprendre avec les moyens qu’il nous donne cette évolution perverse qui, pour Kropotkine engendrerait le système étatique et son fondement égoïste, si on postule la naturalité de l’entraide et de l’altruisme ? Faut-il concevoir une sorte de « fatalité » de la chute originelle, telle que celle que nous avons pu voir à l’œuvre chez Engels dans L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, qui tire l’homme d’un paradis originel sans l’intervention de son arbitre ? (cf. post du 04/12/2013).

Hobbes, qui vit à une époque de guerres civiles et de guerres de religions assiste en direct à ce qui paraît bien être un échec de la thèse de la sociabilité naturelle, et ne peut s’arrêter à une « trop légère contemplation de la nature humaine » qui en viendrait à nier le caractère massif d’une telle réalité. En fait, l’un des enjeux du débat est l’élaboration d’un discours capable de prendre la pleine mesure du mystère du mal dans sa dimension sociale et politique.

Et bien sûr, le modèle hobbesien, qui intègre une nécessaire coercition librement consentie  comme  en vue d’assurer la possibilité d’une existence humaine pacifiée du mieux possible, existence que la nature ne peut donc rendre possible à elle seule, aura, on le sait, des conséquences bien éloignées de l’interprétation anarchiste en ce qui concerne la pensée du politique, et la fonction de l’État en particulier.

[ajout: le fait que, chez Hobbes, le contrat qui institue le pouvoir souverain soit issu du libre consentement d’une communauté de citoyens qui cherche à se protéger de la violence interdit de présenter l’État, comme le fait Kropotkine dans un texte cité plus haut, comme une « puissance extérieure » hétéronome. Le contrat et l’État sont des créations  de la culture, à la différence d’une éthique évolutionniste telle que la conçoit Kropotkine, qui serait, elle, une nécessité naturelle, et en tant que telle, forcément hétéronome].

« Dans l’état de nature, aucun pacte, c’est-à-dire aucun contrat envelop­pant une promesse n’a de validité assurée. L’absence d’une garantie réelle, concernant le respect de la promesse par autrui, rend déraisonnable le contrat et suspend l’obligation, même si la fin recherchée est la paix. Bien plus, la connaissance que chacun peut avoir des passions humaines le conduit à anticiper de telles déconvenues et à en prévenir les effets, par une défense active de ses intérêts propres. Le développement du calcul rationnel, dans l’esprit même des lois naturelles, ne fait qu’exacerber l’état de guerre. Aussi la raison commande-t-elle, en vue de la paix, que soit recherchée une telle garantie et, comme il n’y a de garantie véritable que celle qui a la puissance de la réalité, que soit établi un pouvoir assez fort pour imposer, par crainte ou violence, le respect universel des conventions. Covenants without the sword are but words, and of no strength to secure men at all : les conventions sans l’épée ne sont que des mots, et n’ont aucune force pour apporter la sécurité aux hommes (Lev, XVII, 154, 173). « La nature de la justice consiste à observer les conventions valides ; mais la validité des conventions ne commence qu’avec la constitution d’un pouvoir civil suffisant pour forcer les hommes à les observer » (Lev, XV, 131, 144) » (M. Malherbe, Hobbes, Vrin, Paris 1984, p. 134).

Max Weber s’en souviendra lorsqu’il présentera l’État, dans Le savant et le politique, comme le « monopole de la violence légitime » (monopole de la violence physique légitime (Monopol legitimer physischer Gewaltsamkeit).

Certes, nous demeurons dans le domaine de l’interprétation. Et pas plus que le modèle de Kropotkine, celui de Hobbes ne peut prétendre à une « vérité » exempte de postulats métaphysiques et anthropologiques.

Mais on peut tout de même légitimement se demander quel modèle assume de la façon la plus complète la complexité de l’expérience humaine telle que nous l’observons, celle du mal en particulier. Bien sûr, Kropotkine attire légitimement l’attention sur un aspect trop oublié, et qu’il est donc urgent de réévaluer, celui de l’importance déterminante de l’entraide et de la solidarité tout au long du développement du vivant comme de l’histoire humaine.

Mais peut-on ignorer, juste avant les horreurs de la guerre de 1940, les rappels tellement évidents de Freud, ici disciple de Hobbes bien plus que de Kropotkine :

« L ‘homme n’est point cet être débonnaire, au cœur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être, au contraire, qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d’agressivité. Pour lui, par conséquent, le prochain n’est pas seulement un auxiliaire et un objet sexuel possible, mais aussi un objet de tentation. L’homme est, en effet, tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagements, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer. Homo homini lupus [l’expression, qu’on rencontre chez Plaute comme chez bien d’autres auteurs, est reprise par Hobbes]: qui aurait le courage, en face de tous les enseignements de la vie et de l’histoire, de s’inscrire en faux contre cet adage ?

En règle générale, cette agressivité cruelle, ou bien attend une provocation, ou bien se met au service de quelque dessein dont le but serait tout aussi accessible par des moyens plus doux. Dans certaines circonstances favorables en revanche, quand par exemple les forces morales, qui s’opposaient à ses manifestations et les inhibaient jusqu’alors, ont été mises hors d’action, l’agressivité se manifeste aussi de façon spontanée, démasque sous l’homme la bête sauvage qui perd alors tout égard pour sa propre espèce…

Cette tendance à l’agression, que nous pouvons déceler en nous-mêmes et dont nous supposons à bon droit l’existence chez autrui, constitue le principal facteur de perturbation dans nos rapports avec notre prochain » (Malaise dans la culture, Traduction de la Revue française de psychanalyse, Janvier 1970).

Et pas plus que l’argumentaire communiste, celui des anarchistes n’aurait sans doute suffi à convaincre l’inventeur de la psychanalyse :

« Les communistes croient avoir trouvé la voie pour délivrer du mal. L’homme est bon hors de toute équivoque, bien intentionné envers son prochain, mais l’institution de la propriété privée a corrompu sa nature. La possession de biens privés donne à un seul la puissance et par là la tentation de maltraiter le prochain; celui qui est exclu de la possession ne peut, dans son hostilité, que se révolter contre l’oppresseur. Si l’on supprime la propriété privée, si l’on met en commun tous les biens et si l’on fait participer tous les hommes à leur jouissance, la malveillance et l’hostilité disparaîtront d’entre les hommes. Étant donné que tous les besoins sont satisfaits, nul ne sera fondé à voir dans l’autre son ennemi; tous se soumettront avec empressement au travail nécessaire. La critique économique du système communiste n’est nullement mon affaire, je ne puis examiner si l’abolition de la propriété privée est opportune et avantageuse. Mais je suis en mesure de reconnaître en son présupposé psychologique une illusion sans consistance. En supprimant la propriété, on soustrait au plaisir-désir d’agression humain l’un de ses outils, assurément un outil solide, mais assurément pas le plus solide ».

Sans doute de telles attestations de réalisme lucide expliquent-elles la haine dont a pu être l’objet leur auteur chez certains thuriféraires de « l’innocence du devenir » comme de l’optimisme anthropologique anarchiste. (cf. cependant plus haut mes remarques sur l’étonnante incohérence de telles associations).

Et si on peut, à juste titre, rapprocher les thèses de Kropotkine de certaines études fécondes contemporaines en éthologie et anthropologie, cela ne peut infirmer pour autant le bon sens de ces grands scientifiques, paléontologue et médecin, que sont aussi Jean Guilaine et Jean Zammit lorsqu’ils constatent, dans leur approche de l’histoire de la guerre, après avoir confronté les thèses « optimistes » et « pessimistes » :

« Et si l’homme, dans son comportement, ses réactions, n’avait pas fondamentalement changé? S’il n’avait été ni cet agneau ni cette brute que dépeignent certaines images caricaturales ? S’il avait été d’emblée cet être complexe, doté de sentiments affectifs, mais aussi, dans certaines occasions, capable de réactions sévères et violentes ? Si, en particulier, le bon sauvage des origines, doux et innocent, n’était que mythe ? Si, périodiquement, l’humanité avait manifesté un certain goût pour l’affrontement, un besoin de domination? À l’aide d’exemples historiques ou ethnographiques, on a pu démontrer la permanence des conflits à travers le temps. Pourquoi, dans ces conditions, les époques préhistoriques auraient-elles constitué une période pacifique ? La probabilité d’une parenthèse paisible pendant de très longs millénaires est peu certaine ». (Le sentier de la guerre. Visages de la violence préhistorique. Seuil, Paris, 2001, p.55).

Qu’il existe depuis toujours en chaque homme des « forces actives » du mal, qui s’opposent à ce qui pourrait être des forces actives du bien, un texte étonnant, intitulé « L’empire du laid », de ce remarquable observateur de l’être humain qu’est Simon Leys, l’atteste encore de façon originale :

« La beauté appelle la catastrophe aussi sûrement que les clochers attirent la foudre. Les services publics qui font passer une autoroute au milieu de Stonehenge, ou un chemin de fer à travers les ruines de Villers-la-Ville, le moine qui met le feu au Kinka-kuji, la municipalité qui transforme l’abbatiale de Cluny en une carrière de pierres, l’énergumène qui lance un pot d’acrylique sur le dernier autoportrait de Rembrandt, ou celui qui attaque au marteau la madone de Michel-Ange, obéissent tous, sans le savoir, à une même pulsion.

Un jour, il y a longtemps, un minuscule incident m’en a donné l’intuition. J’étais en train d’écrire dans un café ; comme beaucoup de paresseux, j’aime sen­tir de l’animation autour de moi quand je suis censé travailler – ça me donne une illusion d’activité. Aussi la rumeur des conversations ne me dérangeait pas, ni même la radio qui beuglait dans un coin – toute la matinée, elle avait déversé sans interruption des chansonnettes à la mode, les cours de la Bourse, de la « muzak », des résultats sportifs, une causerie sur la fièvre aphteuse des bovins, encore des chansonnettes, et toute cette panade auditive coulait comme une eau tiédasse fuyant d’un robinet mal fermé. Et d’ailleurs, personne n’écoutait. Tout à coup – miracle ! – pour une raison inexplicable, cette vulgaire routine radiophonique fit place sans transition à une musique sublime : les premières mesures du Quintette avec clarinette de Mozart prirent possession de notre petit espace avec une sereine autorité, trans­formant cette salle de café en une antichambre du Paradis. Mais les autres consommateurs, occupés jusqu’alors à bavarder, à jouer aux cartes ou à lire les journaux, n’étaient pas sourds après tout : en entendant ces accents célestes, ils s’entre-regardèrent, interloqués. Leur désarroi ne dura que quelques secondes – au soulagement de tous, l’un d’entre eux se leva résolument, vint tourner le bouton de la radio et changea de station, rétablissant ainsi un flot de bruit plus familier et rassurant, qu’il fut à nouveau loisible à chacun de tranquillement ignorer.

À ce moment, je fus frappé d’une évidence qui ne m’a plus jamais quitté depuis : les vrais philistins ne sont pas des gens incapables de reconnaître la beauté – ils ne la reconnaissent que trop bien, ils la détectent instantanément, et avec un flair aussi infail­lible que celui de l’esthète le plus subtil, mais c’est pour pouvoir fondre immédiatement dessus de façon à l’étouffer avant qu’elle ait pu prendre pied dans leur universel empire de la laideur. Car l’ignorance, l’obscurantisme, le mauvais goût, ou la stupidité ne résultent pas de simples carences, ce sont autant de forces actives, qui s’affirment furieusement à chaque occasion, et ne tolèrent aucune dérogation à leur tyrannie. Le talent inspiré est toujours une insulte à la médiocrité. Et si cela est vrai dans l’ordre esthéti­que, ce l’est bien plus encore dans l’ordre moral. Plus que la beauté artistique, la beauté morale semble avoir le don d’exaspérer notre triste espèce. Le besoin de tout rabaisser à notre misérable niveau, de souiller, moquer, et dégrader tout ce qui nous domine de sa splendeur est probablement l’un des traits les plus désolants de la nature humaine » (S. Leys, Le bonheur des petits poissons, Jean Claude Lattès/Le livre de Poche 2008, p.52-54).

Ne nous y trompons pas, ces « forces actives, qui s’affirment furieusement à chaque occasion, et ne tolèrent aucune dérogation à leur tyrannie » sont à l’œuvre en ce moment même, comme elles l’ont toujours été. Orange mécanique demeure, à cet égard, un chef d’œuvre sur lequel il reste urgent de méditer.

Et comme toujours, elles n’attendent que « certaines circonstances favorables » pour affirmer leur empire, pour bombarder les mosquées, incendier les synagogues ou les églises, et pour faire lever le bras à des dizaines de milliers d’hommes en vociférant des slogans de haine :

« Dans certaines circonstances favorables en revanche, quand par exemple les forces morales, qui s’opposaient à ses manifestations et les inhibaient jusqu’alors, ont été mises hors d’action, l’agressivité se manifeste aussi de façon spontanée, démasque sous l’homme la bête sauvage qui perd alors tout égard pour sa propre espèce… » disait donc Freud à la veille de la deuxième guerre mondiale.

On sait aussi suffisamment combien un contexte de crise économique prolongé peut constituer une « circonstance favorable »…

Et c’est en toute connaissance de cause que Hobbes a édifié, pour juguler de telles forces, le modèle politique de son Léviathan.

Bien sûr, on pourra à juste raison, avec Rousseau, refuser le dessaisissement relatif de la liberté que suppose le contrat social de Hobbes (puisque, pour ce dernier, il s’agit de transférer librement à l’État, « pour notre paix et notre protection » (Léviathan), une partie de notre liberté « naturelle » dans le but d’assurer notre protection contre la violence). Dessaisissement que Rousseau récuse : « Renoncer à sa liberté, c’est renoncer à sa qualité d’homme » (Contrat social I,4), affirme-t-il dans une de ses phrases les plus célèbres.

D’où la notion non moins célèbre de « volonté générale », qui est censée assurer la préservation de chaque liberté individuelle dans la recherche consentie de l’intérêt commun. Ce qui ne peut s’accomplir pour Rousseau, on le sait, que dans un cadre démocratique.

Mais on sait que, même si le régime monarchique a la préférence de Hobbes, en faire un chantre de l’absolutisme relève de la caricature : celui-ci n’est pas opposé par principe à la démocratie : le pouvoir, nous dit Léviathan XVII, peut être exercé indifféremment « par un homme ou une assemblée d’hommes ».

Car l’essentiel n’est pas là.

« Dans l’État s’exerce nécessairement la ‘’contrainte ‘’ de la loi [Le Citoyen, VI,2]. Voilà l’essentiel – et qui montre l’erreur des commentateurs qui, de Benjamin Constant à J. Vialatoux, ont insisté sur le caractère englobant et envahissant du Souverain pour crier au despotisme ou au totalitarisme. L’important n’est pas l’étendue de la puissance législatrice, c’est son caractère contraignant ; ce n’est pas en son contenu mais en sa forme que le pouvoir législateur de l’État doit être considéré. Il apparaît alors que les lois sont ‘’posées’’ par le Souverain, dans l’exercice même de ses compétences et sous quelque régime que ce soit, comme des modèles normatifs de conduite » (S. Goyard-Fabre, dans Hobbes, Le Citoyen, Introduction, op. cit. p. 42).

Or, la question de la nécessité et de la fonction de la contrainte dans l’accès à la liberté comme dans son maintien est sans doute le point crucial de la pensée politique. Et sur ce point, Rousseau n’est peut-être pas si éloigné de Hobbes qu’on ne le pense : « Hobbes, avec une extraordinaire lucidité, avait discerné, avant Spinoza, Rousseau ou Kant, que l’homme est plus libre dans la Cité où il obéit à la loi que dans la nature où il n’obéit qu’à lui-même » (id. ibid., p. 44). Ce que Rousseau exprimera par la distinction entre liberté naturelle et liberté civile, la première devant s’effacer au bénéfice de la seconde dans le Contrat Social qui l’accomplit. Même si la réflexion sur la nécessaire contrainte que suppose cet effacement ne laisse pas d’être énigmatique et lacunaire chez l’apôtre de la « volonté générale » : « quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera à être libre » (Contrat Social I,7). On aimerait savoir comment, mais surtout être mieux éclairé sur ce qui peut pousser un individu à refuser cette libération.

De même, Kant savait lui aussi que la liberté n’est pas immédiate, et qu’elle doit se dégager de l’emprise des pulsions par une éducation appropriée qui ne peut pas ne pas faire sa part à une certaine contrainte : « On doit lui prouver [à l’enfant] qu’on exerce sur lui une con­trainte qui le conduit à l’usage de sa propre liberté, qu’on le cultive afin qu’un jour il puisse être libre » (Réflexions sur l’éducation, trad. A. Philonenko, Paris, Vrin 1966, p.88).

Nous sommes bien loin, en tout cas, de l’éducation libertaire prônée par Kropotkine, qui, là encore, se pose, avec Charles Fourier et d’autres, en précurseur de nos modernes Summerhill : « Nous reconnaissons la liberté pleine et entière de l’individu ; nous voulons la plénitude de son existence, le développement libre de toutes les facultés. Nous ne voulons rien lui imposer et nous retournons ainsi au principe que Fourier opposait à la morale des religions, lorsqu’il disait : Laissez les hommes absolument libres ; ne les mutilez pas — les religions l’ont assez fait. Ne craignez même pas leurs passions : dans une société libre, elles n’offriront aucun danger » (La morale anarchiste, op.cit. p. 60).

Quoi qu’il en soit, « sous quelque régime que ce soit », il semble que le problème de l’articulation de la liberté et de la contrainte ne puisse pas ne pas se poser. Le nier serait nier la confrontation de l’homme au mal. On peut, bien sûr, assumer cette négation en faisant de l’homme un ange « par nature », en inscrivant de façon nécessaire l’empathie dans le processus de l’évolution, comme le fait Kropotkine, ou en le plongeant dans « l’innocence du devenir », comme le fait Nietzsche, ou d’autre manière encore. Mais on le sait, l’histoire nous l’a suffisamment prouvé, que « qui veut faire l’ange fait la bête », et que la négation de la question du mal se traduit nécessairement par son retour dans un innomé apte à justifier les pires atrocités. Hitler, Pol Pot ou Staline n’ont jamais agi que pour le bien commun, comme on le sait.

Il me semble donc que c’est là que réside la faiblesse et la limite de la thèse généreuse de Kropotkine, comme de ceux qui s’en inspirent, de façon directe ou indirecte que ce soit en éthologie, en anthropologie ou en psychologie : dans le fait de ne pas prendre la mesure de la prégnance du mal dans l’homme et dans les sociétés qu’il construit.

Bien sûr, nombre d’anarchistes, à l’image de Kropotkine ou des frères Reclus, étaient de véritables saints. Et peut-être l’anarchisme pourrait-il en effet fonctionner dans une société de saints. Tout comme, au dire de Rousseau lui-même, la démocratie ne peut convenir qu’à « un peuple de dieux » (Contrat Social III,4). Or, la « sainteté » ou la « divinité » dont il est question ici ne serait-elle pas, justement, la capacité d’assumer sereinement l’indispensable contrainte par laquelle nous nous gardons du mal, jusqu’à en faire une « disposition habituelle », cette ἕξις (hexis) qui, pour Aristote, est indissociable de la Vertu ?

Mais ceux qui ont une petite expérience de la vie communautaire savent qu’il est bien difficile de trouver des saints, encore moins des dieux, y compris chez des gens qui se rassemblent sur la base d’idéaux et de convictions fortes, seraient-ils anarchistes. Qu’en sera-t-il donc de peuples entiers chez lesquels, comme le dit Kant, la liberté n’a pas encore été vraiment cultivée ?

Alors sans doute convient-il de continuer à greffer à nos idéaux démocratiques, voire libertaires, une part de la pensée de Hobbes.

Car il a l’immense mérite – certes bien loin des démagogies à la mode… – de poser sans détour la question essentielle de la fonction de la contrainte, en morale et en politique, dans un monde réel où le mal existe. Même si demeure ouverte la question, fondamentale elle aussi, du nécessaire contrôle démocratique (ce qui suppose sur ce point précis un dépassement de Hobbes) de cette tout aussi nécessaire fonction de contrainte.

Tout ceci fait que, malgré l’immense sympathie que j’éprouve à son égard, rien ne peut m’empêcher de penser que Kropotkine fait souvent figure de « petit garçon » devant son vieil adversaire.

Peut-être aurait-il fallu, pour conférer plus de crédibilité à son œuvre et pour équilibrer sa vision nécessaire, mais par trop optimiste, que le Prince rencontre aussi l’auteur du « Prince », celui pour lequel le travail du politique ne pouvait se concevoir que dans la conscience que « les hommes sont – aussi ! – méchants ».