Quand les muguets sont fanés. Ou de l’anachronisme en politique.

« Réélection de Macron. Et sa première mesure est de mettre le 1er et le 8 mai un dimanche ! » peste Stultitia furieuse.

Cela me rappelle un commentaire récent lu à la suite de je ne sais quel article : « Cinq ans de Macron. Et vous avez vu le prix de l’essence ? ».

Gags ? Pas tant que cela, hélas.

Car quel qu’ait été l’ (heureux ?) élu, il fallait s’attendre à ce que ce premier mai soit marqué par les revendications rituelles : défense du pouvoir d’achat, hausse de salaires, baisse de l’âge de la retraite, etc.

Revendications sans doute légitimes, mais qui, par les temps qui courent, prennent un air encore plus irréaliste que le classique « demain on rase gratis ».

Les signes ne s’accumulent-ils donc pas, qui montrent que nous sommes en train de changer d’ère encore plus rapidement que ne l’avaient pensé les plus pessimistes ?

Et que l’augmentation continue du niveau de vie, de la croissance économique, qui ont caractérisé le XIXème siècle et les trois premiers quarts du XXème ne peuvent relever que d’une époque désormais définitivement révolue, en dépit de ce que veulent imperturbablement nous faire croire des slogans de campagnes électorales déphasés d’un bon demi-siècle ?

Certes, l’exigence de justice sociale doit rester à la première place des revendications. Les superbénéfices opérés ces dernières années en profitant de la pandémie, les salaires de plus en plus indécents des grands patrons et les rétributions injustifiées des actionnaires sont une honte inqualifiable que ne devrait tolérer aucun gouvernement digne de ce nom.

Mais les temps ont changé : cette exigence ô combien légitime doit désormais s’inscrire dans une perspective qui n’est plus, qui ne sera sans doute jamais plus, celle d’une croissance, mais celle d’une répartition équitable des efforts soutenus vers la décroissance et la sobriété.

La simple justice veut que les plus privilégiés soient les premiers à se serrer la ceinture en proportion de leur richesse, pour ce qui est du niveau interne aux nations où perdurent des disparités inacceptables, mais aussi de l’équilibre entre les nations, si tant est que, pour ne prendre que l’exemple français, 97% de notre population appartiennent aux 30% les plus riches du monde.

Mais nous n’avons plus le temps de nous illusionner : c’en est fini de la politique de grand papa et de ses promesses à tout va.

Sauf anachronisme fatal, la tâche du politique n’est plus de gérer une « Révolution Industrielle » ou quelques « 30 Glorieuses », mais d’assurer du mieux possible aux populations une survie décente dans un monde confronté à une « économie de guerre », à des crises sans précédents, énergétique, climatique, démographique, environnementale.

Car alors même qu’elle était prévue depuis bien longtemps et annoncée à celles et ceux qui voulaient bien l’entendre, voici que la crise énergétique due à la diminution inéluctable des ressources fossiles frappe à notre porte, à l’occasion d’une guerre, elle aussi prévisible, qui n’est jamais que le prélude à d’autres, tout aussi prévisibles qu’entraîneront les pénuries alimentaires dont nous avons un avant-goût, la dégradation des terres arables et l’épuisement des sols, la crise de l’eau, l’effondrement de la biodiversité sur terre et dans les océans du fait de la surexploitation, de la surpopulation, du réchauffement climatique, etc.

Sur tous ces défis, les politiques ont gravement failli. Empêtrés par démagogie dans les modèles du passé focalisés sur le pouvoir d’achat, les retraites et autres fruits d’une croissance devenue chimérique, ils n’ont pas su ni voulu envisager le changement de paradigme désormais indispensable.

Et ils n’en continuent pas moins d’entretenir l’illusion, dans la surenchère électoraliste et les annonces impossibles à assumer à long terme.

Or les muguets sont fanés.

Je me souviens des premiers mai de ma jeunesse étudiante, où j’allais vendre ces jolies clochettes au bénéfice de quelque parti qui promettait les lendemains qui chantent d’un progrès perpétuel.

Mais les lendemains ne chantent plus. Et si promettre pour tous plus de justice et une meilleure répartition des biens encore disponibles doit demeurer à tout prix un engagement qui mobilise, il est désormais indispensable d’adapter notre discours à la configuration d’un monde où une telle justice doit être radicalement désolidarisée des promesses fallacieuses d’un accroissement matériel ininterrompu.

Nous le savons, et tout nous porte à le constater aujourd’hui, notre avenir sera plus modeste, plus sobre, ou ne sera pas.

C’est la seule condition qui pourrait permettre de voir refleurir, si nous nous y employons, la fragile espérance des muguets.

Croissance et démographie. Où l’on apprend comment les fausses promesses de la COP dissimulent de nouvelles « 30 Glorieuses » qui, cette fois, nous seront fatales.

En 2050, 151 des 195 pays du globe seront en situation de décroissance démographique. Le vieillissement des populations déjà notable en Asie et en Occident entraine pénurie de main-d’œuvre et ralentissement économique. (…)

Décideurs politiques et scientifiques ouvrent les yeux sur une réalité nouvelle : le monde est au bord du déclin, voire de l’extinction. (…)

L’Asie orientale est l’une des régions les plus touchées par l’effondrement du nombre de naissances – notamment la Corée du Sud (dont l’indice synthétique de fécondité – ISF – s’établit à 1,11), Taïwan (1,15) et le Japon (1,37) sur la période 2015-2020, selon le rapport “World Population Prospects 2019” [“Projections démographiques mondiales”] publié par les Nations unies. La population d’un pays commence à décliner lorsque la fécondité tombe en dessous du taux de remplacement de 2,1, avec, à la clé, des pénuries de main-d’œuvre, une crise des fonds de pension et la péremption des vieux modèles économiques. (…)

Christopher Murray prévoit que les taux de fécondité convergeront autour de 1,5, voire en deçà dans certains pays.  Et il ajoute:

Ce qui veut dire que l’humanité finirait par disparaître d’ici quelques siècles”

Cette donne inédite va engendrer une nouvelle dynamique – déjà visible ici ou là – dans des domaines allant de la politique monétaire aux régimes de retraite, en passant par les prix de l’immobilier et la structure du capitalisme dans son ensemble. À l’heure où la population mondiale approche de son pic, beaucoup de gouvernements se voient en effet contraints de revoir leurs orientations politiques, qui reposaient jusque-là essentiellement sur l’essor démographique pour leur croissance économique et leur poids géopolitique.

Les pénuries de main-d’œuvre viendront gripper les modèles de croissance du passé. La protection sociale, dont les retraites et l’assurance-maladie, présuppose par ailleurs une population croissante, et elle sera dès lors mise à mal. (…)

Même les pays développés qui sont devenus riches avant de subir les effets du vieillissement ne sont pas à l’abri de telles difficultés. Les systèmes de sécurité sociale du Japon, du Canada et des pays européens reposent sur le principe du soutien intergénérationnel, en vertu duquel la population active subvient aux besoins des retraités. Avec la chute du taux de natalité, la seule manière de pérenniser le système de retraite sans alourdir le fardeau pour la population est d’améliorer les retours sur investissement. Or la baisse de la population entame également les réserves de croissance de l’économie, créant un cercle vicieux qui est à l’origine de chutes historiques des taux d’intérêt.

Kazuo YansaeYohei MatsuoEugene Lang et Eri Sugiura, Nikkei Asia, Tokyo, Courrier international n°1628 du 13 au 19 janvier 2022.

https://www.courrierinternational.com/article/demographie-vers-un-monde-depeuple

« Voilà un dossier qui va conforter les arguments de tes adversaires préférés, papes et autres jésuites comme natalistes de tous poils » me dit Stultitia, tout émoustillée.

« Que nenni ! » est-t-il impératif de lui répondre.

Car de telles observations, par ailleurs connues depuis longtemps, constituent simplement le pendant démographique de l’incantation à la croissance économique tellement dénoncée, sur ce blog en particulier.

D’autres passages de ce dossier ne le cachent d’ailleurs pas :

La solution serait de soutenir la croissance économique en augmentant la productivité du travail (art. cit).

Rien de nouveau sous le soleil, donc.

La révolution industrielle fut effectivement, comme le reconnaît l’article, une « période au cours de laquelle la croissance économique était soutenue par la croissance démographique et inversement ».

On le sait, un tel cercle a été rendu possible par la surexploitation des ressources naturelles, en particulier fossiles, cause de la crise écologique actuelle désormais quasi-universellement dénoncée, du moins en paroles.

Depuis deux cents ans, une croissance démographique soutenue consume les ressources naturelles, dévaste l’environnement, engendre des guerres (art. cit).

 sont bien obligés de reconnaître les auteurs.

Mais voilà : au lieu de prendre acte de l’urgente nécessité de passer du déni lénifiant à l’indispensable mobilisation et à l’exhortation au seul programme responsable, celui qui supposerait inévitablement « du sang et des larmes », c’est-à-dire une double réduction – celle de la croissance matérielle avec l’inéluctable réduction de la consommation, du pouvoir d’achat, des retraites, et celle de la démographie -, voilà qu’on nous propose une fois de plus l’incantation magique qui accompagne la fuite en avant : « Croissons ! Augmentons la productivité du travail », indissociable du traditionnel « Croissez et multipliez ! Faites des enfants pour sauver la protection sociale et les retraites ! ».

Car on le sait, même les papes nous le serinent à l’envi, un enfant est avant tout une variable économique ayant pour but la sauvegarde de la croissance et du confort des personnes âgées.

L’exemple de la Chine, terrorisée par les effets de la baisse prochaine de sa population sur sa puissance économique, son poids géopolitique et son système de protection sociale, est des plus significatifs :

Directeur de recherche à l’université de Wisconsin-Madison, Yi Fuxian estime que les contraintes démographiques à l’œuvre en Chine malmèneront son économie.

En Chine, le PIB actuel par habitant ne représente que 16 % de celui des États-Unis. Ce qui attend la Chine, c’est une récession induite par son vieillissement. Sans relance de la natalité, le taux de croissance économique ne repartira pas et le pays ne dépassera jamais les États-Unis en termes de PIB” (art. cité).

Quelle effroyable nouvelle, en effet ! On comprend que l’ouvrage de Yi Fuxian, « Un grand pays dans un nid vide » ait été interdit en Chine : il ne faut pas désespérer le Billancourt chinois dans ses rêves exhibitionnistes d’arborer à la face du monde le plus gros fantasme infantile de toute puissance.

Trop nombreux sont encore les obsédés du déni et les partisans effrénés d’une « croissance verte » bien problématique, soutenue par de très improbables progrès techniques dont les effets sur la résolution des problèmes énergétiques et environnementaux sont selon toute vraisemblance de l’ordre du vœu pieux.

On se rassure comme on peut…

Mais les penseurs sérieux, ceux qui prennent réellement la mesure du problème, sont conscients des difficultés considérables que suppose la réduction obligatoire de la croissance économique, dont la régulation démographique constitue nécessairement une composante essentielle.

Difficultés considérables que nous ne pouvons pourtant pas manquer d’affronter si nous voulons simplement survivre.

« Celui qui croit que la croissance peut être infinie dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste »

 disait l’économiste Kenneth Boulding, cité par notre article.

Et j’ai moi-même plusieurs fois rappelé l’alternative évoquée par Herman Daly en 2005 dans la revue Scientific American :

Le basculement vers l’économie durable « impliquerait un énorme changement d’état d’esprit, sur le plan intellectuel comme sur le plan affectif, de la part des économistes, des décideurs politiques et des électeurs. On pourrait même être tenté d’affirmer qu’un tel projet est irréalisable. Mais l’alternative à l’économie durable –l’économie indéfiniment croissante – est une impossibilité biophysique. Si je devais choisir entre m’attaquer à une impossibilité politique et m’attaquer à une impossibilité biophysique, je jugerais la seconde comme la plus impossible des deux et tenterais ma chance avec la première ».

Pourtant, on le sait, les atermoiements, faux-semblants et pures proclamations d’intentions qui accompagnent les diverses COP s’accommodent fort bien d’un retour espéré, mieux, programmé, de « 30 Glorieuses » new style.

Car si cette période de croissance qui a vu en Occident l’explosion du consumérisme et de la démographie, entraînant le quasi-épuisement de nos ressources naturelles et la dévastation de notre environnement n’est plus concevable dans les pays de l’Ancien Monde, elle est d’ores et déjà en cours dans les pays dits « en développement » et amplement promue et bénie par ceux qui prévoient d’en tirer profit.

L’Afrique, en particulier, qui compte 1,3 milliards d’habitants et possède le taux de fertilité le plus élevé du monde avec une moyenne de 4,4 enfants par femme,

 a entamé son baby-boom : 41% de a population africaine a moins de 15 ans. D’ici à 2050, la population africaine devrait augmenter de 91% passant de 1,3 milliards en 2020 à 2,6 milliards, ce qui représentera près de 60% de la croissance démographique mondiale prévue (…). [D’après une étude] publiée en 2020 dans le journal scientifique The Lancet, l’Afrique subsaharienne devrait voir sa population tripler d’ici à 2100, passant de 1 à 3 milliards d’habitants (art. cité).

Comment dès lors s’étonner que toutes les nations industrialisées du monde rivalisent en déclarations d’amour exaltées aux pieds de cette belle capable d’assurer de nouvelles « 30 Glorieuses » qui mèneront le monde cette fois droit dans le mur ?

Mais qu’importe ? Les producteurs chinois, américains, européens, russes, turcs et autres encore disposeront là du Sacro-Saint Marché qui leur permettra de maintenir sous perfusion la Divine Croissance avant l’agonie définitive.

Routes de la soie, investissements tous azimuts en Afrique, devant de telles réalités déjà bien tangibles, à quels naïfs peut-on donc encore faire croire aux bonnes intentions vertueusement énoncées lors des COP ?

Certes, on le sait, le poids environnemental d’un africain moyen en hectares globaux (hag) est, pour le moment, de beaucoup inférieur à celui d’un américain moyen, d’un européen ou même d’un chinois.

(Rappel : si le mode de vie américain était généralisé à l’ensemble de la population mondiale, nous aurions besoin de 5 planètes pour subvenir à nos besoins, 2,5 si c’était le mode de vie français. Alors que le mode de vie – actuel – d’un indien ou d’un habitant du Burundi se contente largement de cette seule planète dont nous disposons).

Cela veut dire à l’évidence que les américains, européens, chinois, etc. ont à réduire drastiquement de façon urgente leur mode de consommation ainsi qu’à réguler leur natalité afin de ne pas peser de manière scandaleuse sur l’équilibre écologique de notre pauvre Terre.

Mais cela signifie aussi qu’il serait fatal pour les africains et autres peuples en développement de revendiquer au nom de la justice un type de croissance, économique comme démographique, conçu selon le modèle du « rattrapage », qui ne pourrait être que suicidaire à moyen terme pour eux comme pour l’ensemble de l’humanité.

Ceci en dépit de nombre de discours soi-disant bien intentionnés entendus ici et là qui estiment, au nom d’une déculpabilisation à courte vue, que la justice serait de promouvoir pour les peuples qui n’en ont pas « bénéficié » le genre de développement matériel qu’a connu l’Occident.

« En vertu de quoi les occidentaux devraient-ils conseiller aux africains et pakistanais de réguler leurs naissances et leur contester le droit de rouler en SUV ? Qui sommes nous pour prétendre leur donner des leçons ? ».

C’est bien pour cela que même si le taux de fertilité des habitants des nations industrialisées effectivement en décroissance et souvent inférieur au taux de renouvellement entraînera prochainement des problèmes pour maintenir le pouvoir d’achat et équilibrer les systèmes de retraites et de protection sociale, laisser croire que la solution passerait par une politique nataliste constitue une dangereuse supercherie.

Il est de la responsabilité de l’Occident, en tant que plus gros consommateur, pollueur et gaspilleur mondial par têtes, de mettre en œuvre une rigoureuse réduction, et même inversion, de sa croissance matérielle tout en maintenant un faible taux de natalité.

Donner l’exemple est la seule façon d’être crédibles si l’on veut inciter les pays en développement à ne pas suivre la voie fatale que nous avons suivie en entrant dans le cercle infernal qui lie croissance économique et croissance démographique.

Supposons […] -de façon purement théorique -que le monde entier adopte demain une politique de l’enfant unique. À la fin de ce siècle, nous serions de nouveau 1,6 milliard d’habitants. Le chiffre de 1900. [contre 9,7 milliards en 2064 selon la dernière étude de l’Université de Washington, citée dans l’article. Il faudrait cependant tenir compte de l’effet catastrophique des changements environnementaux sur la population mondiale]

Nous dit Alan Weisman.

Un tel chiffre étant considéré comme le plus conforme aux ressources dont nous disposons, le plus respectueux pour notre environnement et donc le plus approprié au maintien durable de l’espèce humaine sur notre Terre.

À partir de ce moment, bien sûr, la politique de l’enfant unique pourrait être abandonnée et la régulation démographique pourrait se baser sur le taux de remplacement, d’environ 2,05 enfants par femme.

(Rappelons qu’une telle politique a été suivie par l’Iran, de façon incitative et non coercitive à la différence de la Chine ou de l’Inde, avec des résultats remarquables, avant que M. Ahmadinejad y mette fin de façon catastrophique pour l’avenir de ce pays, d’ores et déjà en stress hydrique du fait de sa surpopulation).

Cette politique, qui ferait certes le bonheur de notre climat et de notre biodiversité, a bien évidemment toutes les chances de ne pas être du goût des capitalistes qui gouvernent notre monde et de leur recherche d’un profit optimal grâce à un nombre maximal de consommateurs.

Il y a donc hélas peu de chances de la voir mise en œuvre…

Pourtant, l’urgence est donc, bien loin des politiques natalistes qui font hélas leur retour dans des programmes électoraux, de conjuguer une indispensable décroissance économique des plus riches, sélective en fonction de la pression environnementale exercée, avec une croissance maîtrisée des plus pauvres, elle aussi sélective en fonction des retards de développement et d’équipements essentiels qui s’observent dans certaines nations.

Mais dans tous les cas, la persistance ou le développement de la régulation démographique doit demeurer, elle, un objectif partagé.

Cela passerait, bien évidemment, par des mesures aptes à réduire le scandale de la répartition inégalitaire des richesses et des ressources, au niveau des nations comme au niveau international.

Ainsi que par la mise en place de politiques migratoires rationnelles, enfin débarrassées des dangereuses stupidités démagogiques en vogue, et capables d’opérer les rééquilibrages démographiques qui s’imposent au niveau international.

Notre étude le reconnaît :

La réponse, dans bien des cas, a été de recourir à l’immigration, qui a contribué à la croissance des pays développés après le ralentissement de la croissance démographique (…).

Nécessité du recours à l’immigration

Sans l’immigration, bon nombre d’économies développées ne sont déjà plus en mesure de satisfaire leurs besoins en main-d’œuvre. Dans le Royaume-Uni post-Brexit, la combinaison des barrières à l’immigration et des restrictions sanitaires a entraîné une grave pénurie de travailleurs. Avant la pandémie, seuls 12 % des chauffeurs routiers étaient originaires de l’Union européenne. Or, en vertu des nouveaux règlements britanniques, il est désormais interdit d’embaucher des chauffeurs à l’étranger (…)

Concurrence pour séduire les travailleurs étrangers

Certains pays se mettent désormais en quête de main-d’œuvre. L’Allemagne accepte davantage de travailleurs non européens depuis 2020. En 2019, l’Australie a allongé la durée maximale des visas vacances-travail de deux à trois ans, à la condition que les personnes concernées travaillent pendant un temps donné dans des secteurs victimes de pénuries de main-d’œuvre, comme l’agriculture. Le Japon fait également entrer plus de travailleurs étrangers au titre de son programme Specified Skilled Worker [ouvert aux travailleurs qualifiés dans certains secteurs spécifiques].

Les forces économiques à l’œuvre pourraient bien faire naître une concurrence nouvelle entre les pays pour séduire les travailleurs étrangers. L’objectif est de devenir un pays de prédilection. Keizo Yamawaki, spécialiste des politiques migratoires à l’université Meiji de Tokyo ajoute:

Si l’on veut attirer les travailleurs étrangers, il faut leur donner la possibilité de s’installer à demeure dans le pays.” (art. cité).

Politique indispensable, certes, mais dont l’évocation ne semble pas prête à figurer dans les programmes électoraux aussi étriqués qu’irréalistes que nous subissons.

Terminons par un peu d’humour, en évoquant l’un des arguments les plus burlesques des natalistes :

Dans une étude de 2020, l’économiste Charles I Jones, de l’université de Stanford, explique « qu’à long terme, tout effet économique positif découlant d’une diminution de la population pourrait être annulé par la réduction de la capacité créative de l’humanité ». Les idées étant le moteur de la croissance, « une baisse du nombre absolu de cerveaux pourrait freiner sérieusement l’innovation, et donc les perspectives de croissance » (art.cit).

Ce monsieur ignorerait-il donc qu’Einstein, Platon et autres Jean Sébastien Bach ou Descartes, sans parler des inventeurs du feu, de l’agriculture, ou des peintres de Chauvet et de Lascaux, ont vu le jour dans un monde qui comptait six ou sept milliards d’habitants de moins que le nôtre ?

Et que l’augmentation « du nombre absolu de cerveaux » qu’il appelle de ses vœux risque hélas de faire, en raison des crises probables et des guerres dues à la pression démographique insupportable et à la raréfaction des ressources, que le nombre absolu des cerveaux de djihadistes, terroristes et autres dictateurs dépasse amplement le nombre de cerveaux d’Einstein ?

*

Ajout du 10/02 :

Ce lien à l’article fort instructif de Sylvestre Huet, qui montre de façon chiffrée à quel point nous ne sommes pas égaux en ce qui concerne la pollution et la production de gaz à effet de serre.

Au niveau national comme international (cf. ci dessus la comparaison des poids environnementaux en hectares globaux (hag) ) les riches sont beaucoup plus nocifs que les moins riches et bien sûr que les pauvres.

Pour être crédible et donc efficace, l’indispensable politique de sobriété écologique doit avant tout s’attacher à la réduction des inégalité sociales.

Une politique climatique efficace suppose donc la réduction drastique des écarts d’émissions entre groupes sociaux classés par revenus et patrimoines. Or, le seul moyen efficace d’y parvenir est de s’attaquer à la cause de cet écart… qui est justement l’inégalité de revenus et de patrimoine.

Donc, la France a besoin d’un Président qui ne souhaite pas que « plus de jeunes rêvent de devenir milliardaires« , mais d’un Président qui se fixe l’objectif de réduire drastiquement cet écart en confisquant les plus gros revenus et patrimoines au bénéfice de programmes d’action climatique collectifs. Après, il lui sera possible de s’adresser au reste de la population, notamment aux classes moyennes, pour lui demander la sobriété.

Qu’on se le dise !

Pandémies, dérèglements climatiques, transitions énergétiques, « libertés individuelles »… Vers la fin du mirage de « l’effet cliquet ».

« Encore à jouer les oiseaux de mauvais augure ! », dirait une fois de plus Stultitia.

Ce n’est certes pas de gaîté de cœur, mais il faut bien avouer qu’il y a de quoi…

Cela fait tout de même un certain temps que je m’étonne … d’un étonnement largement partagé.

En quoi devrait-il être étonnant, en effet, qu’une pandémie s’éternise en prenant des formes nouvelles qui mettent à mal nos capacités sanitaires ?

On le sait depuis longtemps, un poulailler ou un clapier surpeuplé, tout comme les élevages intensifs, constituent le milieu idéal pour la transmission de maladies de toutes sortes.

Or notre humanité n’arrête pas d’entasser les individus dans ce clapier grouillant que devient notre pauvre Terre. En vertu de quel miracle devrait-elle échapper à cette logique que connaît tout éleveur, contraint de recourir de plus en plus à une permanente médicalisation de son cheptel, faute de pouvoir ou de vouloir adopter des méthodes d’élevage plus extensives qui supposent plus de place pour moins d’animaux ?

Mais peut-être la fréquentation de l’ENA ainsi que la perte de contact avec notre Terre nourricière empêchent-elles de percevoir des vérités aussi simples et évidentes ?

Certains pourtant s’efforcent de rappeler de telles évidence, ainsi que leurs conséquences inévitables sur ce que d’aucuns nomment la « restriction des libertés individuelles » :

« Il est probable que nous ayons à faire face à d’autres restrictions dans l’avenir. Pas parce que cela crée un précédent car les mesures liées aux pandémies sont réversibles. Mais parce que les situations qui créent les conditions de propagation des virus sont amenées à se reproduire », déclare par exemple François Saint-Bonnet, professeur en histoire du droit à Paris 2.

Rapidité des communications tous azimuts, fonte du permafrost, déforestations en Afrique ou en Amazonie qui vont incessamment libérer, comme le souligne par exemple le grand photographe Sebastião Salgado (vers 7mn) quantité de virus encore inconnus, tout cela indique que des mesures qui nous paraissent encore « d’exception » ont de fortes chances de constituer la règle de notre quotidien dès les années à venir.

Mesures d’exception qui ne seront pas seulement dictées par les pandémies, mais aussi, et simultanément, par les divers cataclysmes – incendies géants, inondations massives, etc. – provoqués par cette « surexploitation de la Terre » régulièrement dénoncée, hélas sans grand effet, par des milliers de scientifiques de premier plan.

Les « signes vitaux » de la planète s’affaiblissent face à la surexploitation générée par l’économie mondiale, ont mis en garde des scientifiques de premier plan, mercredi 28 juillet. Auteurs d’une étude publiée dans la revue BioScience, ils s’inquiètent de l’imminence possible de certains « points de rupture » climatiques.

Ces chercheurs font partie d’un groupe de plus de 14 000 scientifiques ayant plaidé pour la déclaration d’une urgence climatique mondiale. Ils estiment que les gouvernements ont, de manière systématique, échoué à s’attaquer aux causes du changement climatique : « la surexploitation de la Terre ». Depuis une évaluation précédente en 2019, ils soulignent la « hausse sans précédent » des catastrophes climatiques, des inondations aux canicules, en passant par les cyclones et les incendies.

(…)

Avec plus de quatre milliards d’animaux, notamment vaches et moutons, la masse du bétail dépasse, désormais, celle des humains et des animaux sauvages combinés, selon l’étude. « Nous devons réagir face aux preuves qui montrent que nous allons vers des points de rupture climatiques, en prenant des mesures urgentes pour décarboner l’économie et en commençant à restaurer la nature plutôt que la détruire », a déclaré l’un des auteurs, Tim Lenton, de l’université britannique d’Exeter.

La menace de l’irréversibilité

Les auteurs estiment qu’il existe, en effet, « de plus en plus de preuves que nous approchons, voire avons déjà dépassé » certains des points de bascule qui pourraient entraîner le système climatique vers un changement dramatique et irrémédiable. Cela inclut la fonte des calottes glaciaires du Groenland et de l’Antarctique, qui pourrait être irréversible à l’échelle de plusieurs siècles, même si les émissions de CO2 étaient réduites. Pour les récifs coralliens, menacés notamment par le réchauffement, et dont dépendent un demi-milliard de personnes, l’atteinte d’un point de non-retour est également possible.

Les auteurs réclament des actions rapides et radicales dans plusieurs domaines : éliminer les énergies fossiles, réduire la pollution, restaurer les écosystèmes, opter pour des régimes alimentaires basés sur les plantes, s’éloigner du modèle de croissance actuel et stabiliser la population mondiale.

Stabilisation – mieux, décroissance – de la population mondiale sur laquelle je revenais dans mes derniers posts, en réponse à la permanence du déni…

Tout cela nous montre, s’il en était encore besoin, que l’humanité a mangé son pain blanc et que nous sommes au pied du mur.

Que les modélisations de Meadows qui étaient, dans les années 1970, de l’ordre de la prévision, sont désormais, incontestablement, de l’ordre des faits.

Là encore, on ne peut que s’étonner de l’étonnement que peuvent susciter chez certains de tels constats, et des incantations réitérées à un « retour de la croissance » voué à être désormais indéfiniment différé, du simple fait des capacités physiques d’une Terre qui ne peut fournir plus de ressources – en énergie, en matières premières, etc.- qu’elle n’en a, et du fait des phénomènes climatiques – sécheresses, inondations, incendies, etc.- appelés à peser de plus en plus lourd sur les économies tout comme pèsera l’inéluctable succession des pandémies.

Dettes abyssales, crises financières plus que probables, il n’empêche : le « retour de la croissance » est guetté du haut de leurs tours d’ivoire par les économistes : « Sœur Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? ».

Car depuis deux siècles l’humanité a vécu dans la croyance, en Occident du moins, qu’un accroissement permanent de nos possibles était garanti de façon magique par un « effet cliquet » rendant impossible tout retour en arrière.

Que la possibilité d’augmenter sans cesse notre consommation d’énergie, de se déplacer où l’on veut, quand on veut, en voiture, en avion, de circuler aux quatre coins du monde sans précautions particulières, d’accroître indéfiniment notre niveau de vie, de richesse, de santé, notre durée moyenne de vie, constituaient des acquis incontestables, érigés au rang de « droits » sur lesquels il était impossible de revenir.

Que tout cela faisait partie d’une sorte de dynamique inéluctable, un sens millénariste de l’histoire, voire une théologie laïque qu’il s’avérait sacrilège de remettre en question.

Et beaucoup ne sont toujours pas sortis de ce genre de vision, comme le prouvent encore une résistance forcenée du déni, ainsi que les promesses délirantes d’un transhumanisme des lendemains qui chantent – pour ceux du moins qui en auraient encore les moyens-.

En dépit du nombre croissant, fort heureusement, de ceux qui se rendent compte, comme le chantait Alain Souchon, qu’on commence sérieusement « à voir le vide à travers les planches ».

Or, si ce n’est pour un libertarianisme à courte vue, la Liberté ne se réduit pas à l’infinie poursuite de tous les possibles suscités par nos fantasmes infantiles de toute puissance.

Nombre de nos « acquis » ou de nos « libertés » prétendument intangibles relèvent en fait d’agréments qu’a permis un certain développement économique, mais qui n’ont aucun caractère essentiel, encore moins pérenne.

Et il serait bien illusoire de croire que ces « acquis », ces « libertés », ces « droits » pourraient eux aussi bénéficier de « l’effet cliquet » abusivement attaché aux autres aspects de la soi-disant « croissance ».

N’en déplaise aux libertariens de toute sorte, ce genre de croyance est déjà, et sera de plus en plus, battue en brèche par le principe de réalité qui accompagnera nécessairement l’évolution de nos conditions d’existence.

Fort heureusement, le plaisir grisant de rouler à la vitesse qu’on veut sur les réseaux routiers publics après un repas bien arrosé a bien dû céder devant le nombre de morts dont cette « liberté » était la cause. En dépit des contestations récurrentes (rien de nouveau sous le soleil…) des défenseurs de la « liberté de vitesse », la limitation de ce genre de « liberté » – limitation qui, rappelons-le, a divisé par six le nombre de victimes de la route – est désormais majoritairement acceptée.

Cela devrait nous faire prendre conscience qu’il existe une dimension bien plus essentielle de ce que nous nommons « liberté », et qui en appelle à une compréhension moins superficielle.

Si, comme le dit Paul Ricoeur que j’ai souvent cité sur ce blog, « on entre en éthique quand, à l’affirmation par soi de sa liberté, on ajoute l’affirmation de la volonté que la liberté de l’autre soit », alors la Liberté s’inscrit dans la dimension d’une solidarité collective nécessairement médiatisée par la Loi.

Car si « l’impulsion du seul appétit est esclavage », « l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite –[collectivement]-est liberté », nous dit encore Rousseau.

Les événements actuels, et ceux à venir, vont désormais nous obliger quotidiennement à mieux distinguer ce qui appartient aux seuls « appétits » et conforts individualistes dont nous sommes bien souvent les esclaves, de ce qui relève d’un Bien Commun que le Politique se doit de préserver afin que chacun puisse jouir de la Liberté authentique qui lui revient de droit.

Travail de discernement et de vigilance, autant en ce qui concerne les abus possibles du politique que ceux qui émanent des caprices des citoyens en ce qui concerne la distinction entre de futiles « libertés d’agrément » et la Liberté en tant que telle.

Et dans un monde dont « l’ordre » se révèle de plus en plus éloigné de ce que voudraient lui imposer nos caprices et nos fantasmes prétentieux, il devient urgent de renoncer à nos ambitions prométhéennes de croissances infinies pour revenir à l’antique sagesse stoïcienne dont témoignait le vieux Descartes lorsqu’il conseillait de « changer nos désirs plutôt que l’ordre du monde ».

Ou peut-être faudrait-il parler d’une urgente conversion de ces désirs vers la poursuite d’objectifs plus en accord avec ce qui constitue la dignité de notre humanité.

Le temps est sans doute révolu des rêves de toute puissance et de triomphe d’un bien être purement individualiste par une « levée des inhibitions » quelque peu adolescente.

Car c’est bien la survie collective d’une humanité digne de ce nom qui est en jeu.

Et notre époque exige un engagement adulte de notre Liberté, au-delà des revendications puériles d’un simple confort désormais obsolète et d’un certain nombre de facilités accessoires dont les circonstances exigent d’ores et déjà d’accepter, qu’on le veuille ou non, la disparition.

Même lorsque la démagogie de politiques irresponsables continue à entretenir le mirage funeste de « l’effet cliquet ».

*

Ajout du 28/08:

Bien évidemment, le dernier rapport du GIEC ne fait que confirmer les propos qui précèdent.

https://www.lemonde.fr/planete/article/2021/08/09/la-crise-climatique-s-aggrave-partout-a-des-niveaux-sans-precedent-alerte-le-giec_6090961_3244.html

Ainsi que cet article qui pose bien la question de la nécessaire distinction entre l’affirmation du « principe » et la confrontation à la réalité lorsqu’il s’agit de liberté :

https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/08/26/covid-19-sur-la-question-des-libertes-nous-confondons-le-principe-et-la-realite_6092363_3232.html

Encore et encore sur la démographie. Et sur la mauvaise foi que semblent affectionner ceux qui font pourtant profession de cultiver la bonne.

« Mais tu passes ton temps à te répéter », me dit Stultitia, « tu as déjà tant de fois parlé de démographie ».

Soit.

Mais le déni se répète lui aussi. Et c’est bien là le problème : il faut donc se répéter pour tenter de lutter contre la répétition du déni.

J’avais en effet déjà relevé quelques incohérences de Gaël Giraud, en dépit de l’intérêt que je peux porter à nombre de ses idées, en matière économique en particulier.

Et voilà que je me sens obligé de revenir sur des affirmations concernant la démographie qu’il réitère lors du « 28 Minutes » d’Arte du 23 de ce mois (Vers 9mn 18).

À la question d’Élisabeth Quin : « Est-ce que la notion de décroissance démographique est quelque chose qui est tabou pour vous », Gaël Giraud répond :

« Ma réponse à ceci, c’est ‘’Ne nous voilons pas la face’’. J’entends dans les salons parisiens des amis qui me disent : ‘’J’arrêterai de rouler en SUV le jour où les femmes maliennes arrêteront d’avoir six enfants’’. La réponse à ceci c’est premièrement : ce n’est pas les femmes maliennes qui sont responsables des émissions de co2 sur la planète ».

Certes. C’est bien là ce que se tuent à dire tous les partisans de la décroissance démographique, comme les 15 364 scientifiques de 184 pays, signataires de l’appel du 13 novembre 2017 de la revue « BioScience », suivis des 11 000 de 153 pays, dont 1500 français, le 05 novembre 2019, tous parfaitement au courant que l’empreinte écologique en hectares globaux (hag) d’un habitant des États-Unis est plus de 11 fois supérieure à celle d’un habitant du Burundi, et que si tous les humains consommaient comme cet Américain, il faudrait disposer de 4,97 planètes, ou de 2,79 planètes s’ils consommaient tous comme un français.

Ce genre de documentation est désormais connu de tous, et la responsabilité des nations occidentales dans le réchauffement climatique est effectivement écrasante.

En plus d’une radicale cure d’austérité en vue de réduire leur consommation, c’est donc logiquement aux occidentaux qu’il appartient d’abord de maîtriser leur démographie.

Ce n’est pourtant pas, on l’a vu,  ce que prône le pape, complice et grand inspirateur des thèses du père Giraud, lorsqu’il incite les italiens (dont l’empreinte écologique est proche de celle des français et plus ou moins conforme à la moyenne européenne et sa consommation de près de 3 planètes donc…) à une « explosion des naissances » en vue d’assurer la reprise économique.

Bien sûr, la femme malienne et ses enfants dont parle Gaël Giraud ne sont en rien responsables d’une telle surconsommation dont le pape se fait implicitement l’avocat en encourageant la natalité italienne.

Mais comment donc un pape et un père jésuite peuvent-ils être aveugles au point de ne pas se rendre compte que les plus de deux milliards d’africains seront en 2050 plus proches, du fait d’une croissance économique inéluctable, de l’empreinte écologique de la Chine, qui consomme plus de deux planètes, que de celle du Burundi actuel ?

On le sait, la Chine, qui est passée d’une empreinte écologique de type Burundi à l’époque de Mao à celle que nous lui connaissons aujourd’hui, met tout en œuvre pour que le continent Africain connaisse une croissance du même type, et l’augmentation de sa population de consommateurs fera à l’évidence l’affaire de ses marchés, comme de ceux des nations qui lui disputent la place.

Nos ecclésiastiques sont-ils donc naïfs au point de penser que, seuls dans notre monde de l’hyperconsommation, le milliard d’africains supplémentaire dans un horizon proche, assailli de tous côtés par les incitations à la sainte « croissance », parviendra à maintenir cette vie austère et frugale ne consommant qu’une seule planète qui devrait être notre modèle à tous ?

Mauvaise foi ?

Peut-être faut-il le reconnaître, car une « foi » ne peut être estimée « bonne » du seul fait qu’elle obéit à l’autorité de papes ou d’une tradition qui prône continûment l’adhésion à des thèses démographiques hautement discutables dans notre contexte écologique actuel.

Dans ce contexte, la parole juste et de simple bon sens est bien plutôt celle d’un Kako Nubukpo qui affirme dans son livre L’urgence africaine. Changeons de modèle de croissance, Odile Jacob, Paris, 2019, que « l’Afrique doit passer d’une démographie subie à une démographie choisie » ; « qu’il ne peut y avoir d’émergence sans maîtrise démographique ».

Est-ce à dire, contrairement à ce que prétend M. Giraud dans son troisième point (« la démographie ne se commande pas d’en haut » – je reviendrai sur le deuxième point pour finir -), qu’il est possible d’agir sur la croissance de la population et de la maîtriser ?

La réponse doit être affirmative.

Car à l’opposé de la croissance économique dont la dynamique, à l’origine des troubles écologiques que nous expérimentons de nos jours, ne s’est jamais radicalement inversée depuis les débuts de l’ère industrielle (à part sur de courts laps de temps – crises, guerres, etc.), le taux de fécondité a connu, lui, depuis deux siècle déjà un déclin significatif, constant sur le long terme, en Occident du moins.

Voir par exemple, parmi d’innombrables études allant dans le même sens : Anne Salles, Le contrôle des naissances en Europe du XIXe au XXIe siècle, Encyclopédie d’histoire numérique de l’Europe.

Alors que domine jusqu’au xviiie siècle en Europe l’idée qu’il faut accepter stoïquement toute grossesse, le contrôle des naissances se généralise à partir du xixe siècle et devient progressivement une pratique répandue, en dépit de l’opposition de l’Église et des responsables politiques. Celui-ci apparaît en effet comme un moyen d’ascension sociale, puis, à partir des années 1960, de manière croissante, comme un instrument de liberté. Les politiques, après avoir longtemps condamné cette évolution, finissent par s’y adapter, y contribuant par la libéralisation de la contraception.

En France, le taux de natalité passe, de 1900 à 2020, de 22,7 enfants pour 1000 femmes à 10,7, le taux de fécondité passant dans la même période de 2,80 à 1,80, etc. etc.

La baisse de la natalité résulte de divers facteurs (développement, progrès dans l’éducation des femmes en particulier, information sur les moyens contraceptifs féminins et masculins…) contribuant à un changement des mentalités qui s’émancipent de l’emprise d’habitudes liées le plus souvent à des idéologies traditionnelles, religieuses en particulier.

Dans ce genre de changements, le rôle du politique peut être déterminant, comme le montre aussi par exemple la lutte contre l’excision qui, partie de prises de conscience et de revendications de la base, a été relayée en de nombreux pays par des décisions politiques fortes, en dépit des résistances ancrées dans les traditions et les cultures.

Il n’y a donc aucune raison pour que la question démographique échappe à tout contrôle possible « d’en haut », comme M. Giraud essaye de nous le faire croire, de façon d’ailleurs tout à fait paradoxale quand on constate les efforts acharnés du pape, son mentor, lorsqu’il cherche lui-même à « commander d’en haut » « l’explosion démographique » dont il rêve et à laquelle il incite les italiens.

L’attitude du politique et des instances – traditionnelles, religieuses, etc. – qui influent sur l’opinion peut donc jouer un rôle essentiel dans les orientations démographiques.

Laisser penser que ces dernières pourraient y échapper revient à consacrer le statu quo, en l’occurrence la dérive qu’on veut nous faire croire inéluctable vers un monde à 10 milliards d’habitants dans un futur proche.

Dérive qui, outre qu’elle sert les intérêts idéologiques bien ambigus de religions incapables de mettre en question un dogmatisme nataliste anachronique et d’ores et déjà funeste, fait le jeu d’économies cultivant le mythe de la croissance.

Car si la Chine en particulier renonce à une limitation des naissances, ce n’est pas à cause de l’impossibilité de celle-ci – on verra plus bas qu’elle peut avoir une efficacité tout-à-fait avérée lorsqu’elle est appliquée de façon intelligente – mais avant tout pour des raisons économiques, pour fournir la main d’œuvre nécessaire au maintien d’une croissance qui assure son statut d’usine du monde ainsi que sa position dominante dans la géopolitique de l’Extrême Orient et du monde. Nécessités qui exigent une puissance démographique forte et une augmentation du nombre des consommateurs qu’elle veut séduire.

Mais rien n’empêche des politiques alternatives de décroissance démographique d’être opérantes et rapides, comme en témoigne l’expérience de l’Iran, hélas abandonnée elle aussi pour des raisons de domination géopolitique, en dépit de son urgence écologique.

Je reprends ici avec de minimes remaniements un de mes commentaires suite à un article d’Anne-Bénédicte Hoffner :

***

Marie Ladier-Fouladi souligne que l’Iran a connu « l’une des transitions démographiques les plus rapides de l’histoire ». La fécondité y est passée de 6,4 enfants par femme en 1986 à 2 en 2003, soit une baisse de près de 70 % en l’espace de dix-sept ans, « un résultat que la France a mis cent cinquante ans à obtenir ».

Contrairement aux exemples de la Chine et de l’Inde, cette transition s’est opérée en Iran de façon uniquement incitative et non coercitive, y compris en ce qui concerne l’incitation recommandée à l’enfant unique, qui a largement contribué au résultat, en plus d’autres moyens parmi lesquels la gratuité de la contraception féminine comme masculine, la stérilisation volontaire après le premier enfant, des mesures fiscales appropriées et bien évidemment l’éducation et le travail des femmes.

Ajoutons que la conscience des effets catastrophiques de la surpopulation sur un pays d’ores et déjà en stress hydrique et en risque alimentaire y était pour beaucoup avant que M. Ahmadinejad ne mette fin à l’expérience pour cause de compétition démographique insensée avec ses concurrents moyen-orientaux.

Mais cette expérience apporte encore d’importants enseignements.

D’abord qu’il est donc effectivement possible d’influer sur les comportements avec efficacité et rapidité, sans pour autant mettre en œuvre des mesures autoritaires. Ceci pourrait constituer un exemple pour le reste du monde, à condition que la politique et les croyances suivent.

Puis qu’il est sans doute plus rapide, efficace et facile de réduire la population que de prêcher de façon platonique la sobriété et la frugalité, même si cela reste bien sûr indispensable. Une réduction du niveau de vie et de consommation ne s’est jamais produite au cours de l’histoire de l’humanité que sous la contrainte de guerres ou de crises majeures, alors que nous avons eu en Iran l’exemple d’une décroissance démographique réelle, volontaire et non violente.

Rappelons qu’une politique généralisée de l’enfant unique pourrait ramener à la fin du siècle la population mondiale à 1,6 milliards d’habitants. Même si le chiffre reste théorique, on est en droit de penser qu’y tendre serait l’un des moyens les plus réalistes de réduire autant que possible les catastrophes qui nous menacent. Bien entendu, l’affaire n’irait pas sans crises, mais on peut raisonnablement concevoir qu’elles seraient sans commune mesure avec celles qui attendent 10 milliards de personnes dans le monde surchauffé et assoiffé que nous avons préparé, à l’énergie raréfiée et aux matières premières drastiquement réduites.

***

Ce n’est donc que pour des raisons idéologiques, économiques ou géopolitiques, que la thèse de l’impossibilité d’une alternative à la croissance démographique que connaît une partie du monde nous est complaisamment présentée comme une fatalité.

Et il est grand temps de dénoncer clairement le discours infondé de ceux qui en font un mantra inlassablement répété dans le but, conscient ou inconscient, de faire valoir leurs propres intérêts, en contradiction de plus en plus flagrante avec ceux de la planète et de ses habitants présents et à venir.

Reste le deuxième argument de M. Giraud, autre mantra psalmodié dans l’intention de susciter la terreur devant la perspective d’une « planète qui n’est composée que de vieux ».

Outre la fausseté de l’argument – car une politique de l’enfant unique, si elle accroîtra effectivement dans un premier temps la proportion des personnes âgées dans les populations, amènera à plus long terme à un nouvel équilibre entre jeunes et vieux, simplement avec une population réduite – de telles affirmations condamnent toutes les transitions possibles, en réduisant tout discours en particulier écologiste à une simple incantation bienpensante, si tant est que sa mise en œuvre suppose quelques inconvénients et renoncements : « on veut bien être écolos, mais avec la 5G, Netflix, la croissance du pouvoir d’achat et une planète de jeunes ».

Le beurre et l’argent du beurre, pour ne pas changer.

Il faut pourtant se résoudre à admettre que toute transition, qu’elle soit écologique, économique ou démographique, comportera nécessairement des difficultés, dont il ne faut pas minimiser l’ampleur, avant que nos petits enfants ou arrières petits-enfants retrouvent des conditions de vie plus équilibrées.

Prétendre restaurer notre situation sans avoir à affronter ces difficultés considérables est faire preuve de démagogie et d’irresponsabilité.

À cela, je ne vois qu’une réponse possible, que j’ai déjà plusieurs fois évoquée.

Celle que donne Herman Daly en 2005 dans la revue Scientific American :

Le basculement vers l’économie durable, et il en va bien sûr de même de la démographie durable, « impliquerait un énorme changement d’état d’esprit, sur le plan intellectuel comme sur le plan affectif, de la part des économistes, des décideurs politiques et des électeurs. On pourrait même être tenté d’affirmer qu’un tel projet est irréalisable. Mais l’alternative à l’économie durable –l’économie indéfiniment croissante [ou une croissance démographique exigeant plusieurs planètes Terre pour la supporter]– est une impossibilité biophysique. Si je devais choisir entre m’attaquer à une impossibilité politique et m’attaquer à une impossibilité biophysique, je jugerais la seconde comme la plus impossible des deux et tenterais ma chance avec la première » (Cité par A. Weisman, Compte à rebours. Jusqu’où pourrons-nous être trop nombreux sur terre, Flammarion, Paris 2014, p. 302).

L’humanité a l’expérience toute proche d’une Terre à deux milliards d’habitants. C’était celle des années 1950 et d’un début du XXème siècle qui a produit sa dose d’immenses génies et de réussites scientifiques comme culturelles considérables, sans encore mettre en danger notre environnement de façon irrémédiable. Pourquoi devrions-nous donc craindre de revenir, avec nos connaissances actuelles, à un cadre de vie de ce genre ?

Ce que nous n’avons pas, par contre, c’est l’expérience d’une planète obligée de supporter pendant les siècles à venir une population de 10 milliards d’habitants – car sans politiques démographiques fortes le pic ne va pas s’effondrer du jour au lendemain – dans des conditions environnementales dont nous connaissons désormais le caractère d’ores et déjà catastrophique qui a toutes les chances de devenir sans cesse plus générateur de fléaux divers, de violences et de guerres (le dernier rapport du GIEC est là-dessus sans équivoques).

Où donc se situe la voie – et la voix – de la raison ?

L’énorme changement d’état d’esprit auquel Herman Daly fait allusion n’est-il pas la condition sine qua non de notre survie ?

On attend les projets politiques susceptibles de le promouvoir et de le mettre en œuvre.

Je suis donc une fois de plus choqué de constater combien cette voie, et cette voix, sont occultées par des argumentations dont la rationalité abdique lâchement devant les diktats suicidaires de l’idéologie, de l’économie, et le fantasme infantile de croissances non maîtrisées.

Sur quelques supercheries de la transition énergétique. Ou quand le vert est dans le mur. Brève.

Un excellent reportage (visible jusqu’au 22 janvier 2021),

https://www.arte.tv/fr/videos/084757-000-A/la-face-cachee-des-energies-vertes/

qui fait le point sur la supercherie savamment orchestrée de la voiture électrique, mais aussi sur les ravages écologiques et sanitaires des nouvelles économies (économie graphite, lithium, cobalt, etc.).

Ainsi, aux 23 000 victimes annuelles du charbon en Europe, et aux dizaines voire centaines de milliers de morts supplémentaires causés directement ou indirectement chaque année par l’exploitation encore durable du charbon et du pétrole, en Chine et dans le reste du monde, on est en passe de rajouter quelques nouveaux milliers des suites de l’exploitation des ressources nécessaires à notre passage aux « voitures propres » et autres « énergies renouvelables », aux premiers rangs desquelles les éoliennes et autres panneaux photovoltaïques.

Mais tranquillisons-nous : ces victimes, nous ne les verrons pas, ou si peu.

Le « Monde nouveau » s’inscrit résolument dans les traces du « Monde d’avant » : exportation des activités les plus polluantes et dangereuses dans ces zones lointaines déjà vouées à produire nos vêtements et nos gadgets électroniques ; exploitation de travailleurs pauvres, tel ce mineur chinois noirci par le graphite, connaissant parfaitement les risques sanitaires auxquels il est exposé, et conscient que lui-même ne profitera jamais de ce progrès « écologique » dont il est l’artisan au bénéfice de bien plus riches que lui, etc.

Déni, cécité, cynisme de ceux qui savent et de tant de politiques qui ne cherchent qu’à en profiter au maximum avant les nouvelles catastrophes ô combien prévisible, liées à l’engagement frénétique des puissances d’argent dans la poursuite de cet eldorado funeste d’une pseudo transition énergétique version « greenwashing ».

Bien sûr, cela ne surprendra pas les lecteurs de ce blog, familiers des questions évoquées entre autres par Philippe Bihouix, l’un des intervenants principaux du documentaire, à propos de la raréfaction des métaux ainsi que des mirages juteux mais écologiquement dévastateurs du « macrosystème » et de l’économie high tech.

Mais combien il est difficile aux femmes et aux hommes de bonne volonté de s’opposer au culte triomphant de Moloch, indéboulonnable idole de la Divine Croissance !

*

Ajout du 29/11:

Sur une thématique différente mais tout aussi importante en ce qui concerne l’indispensable réflexion sur l’écologie réelle et sur notre avenir, ce documentaire en trois volets sur la question de l’eau:

https://www.arte.tv/fr/videos/095157-001-A/h2o-l-eau-la-vie-et-nous-1-3/

Ainsi que celui-ci en complément:

https://www.arte.tv/fr/videos/082810-000-A/main-basse-sur-l-eau/

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Ajout du 01/12:

Pour les abonnés, ce lien fourni par une fidèle lectrice, qui nous rappelle que la persécution des Ouïghours n’est pas sans relation avec la volonté de contrôle par la Chine de territoires riches en terres rares…

https://www.mediapart.fr/journal/international/221120/dans-les-camps-chinois-l-enfer-des-ouighours?onglet=full

De la 12G, du principe d’inertie et de l’hypocrisie qui fait encore nos beaux jours ainsi que ceux du politique.

Oui, oui. Vous avez bien lu.

Il s’agit bien ici de la 12G, et non de la 5. On ne voit pas pourquoi en effet on s’arrêterait à la 5. Car attention : une G peut en cacher une autre ! Pourquoi justement « 5G » « plutôt que une ou deux ou trois » comme le chantait notre chère Annie Cordy à propos d’une autre addiction, et surtout que 6, 7, 8 … ou 12.

Car après 5 viendra 6, après 11 viendra 12 aussi sûrement qu’après l’automne viendra l’hiver et qu’après nous viendra le déluge…

Ce déluge dont tout le monde parle depuis que la préoccupation écologique fait, pour le meilleur et pour le pire, la « Une » de tous les quotidiens, de tous les journaux télévisés, et de tous les discours politiciens.

Je ne suis en rien un spécialiste de la technologie des réseaux mobiles. Avant que je n’arrête d’enseigner, il y a de cela sept ou huit ans, l’une de mes élèves s’extasia un jour devant mon petit téléphone Nokia – celui que j’utilise encore-, vaillant représentant d’une technologie 2G déjà frappée d’obsolescence : « Ça alors ! C’est celui que j’avais quand j’étais petite ».

Je ne suis donc pas en mesure de discuter des avantages et inconvénients techniques, sanitaires, environnementaux etc. que représenterait ce passage à la 5G.

Des articles le font bien mieux que ce dont je suis capable.

Mon propos n’est donc pas de commenter de tels aspects.

La question qui m’intéresse est autre, et me paraît non moins essentielle.

Car notre positionnement par rapport à la 5G me semble hautement significatif et symbolique.

Il constitue un test, un révélateur qui nous met, nous, nos choix et nos politiques, au pied du mur.

« La décision sur la 5G concentre tous les éléments du débat sur la croissance, sans limite ou sobriété ». (Delphine Batho, citée dans : Le Monde, Treize questions pour comprendre la 5G et dépasser les caricatures, article cité en lien ci-dessus).

Car là est bien l’enjeu : au-delà de beaux discours qui ne mangent pas de pain, sommes-nous réellement capables de renverser la vapeur, de poser des actes, ne serait-ce qu’un premier geste quasi anodin mais qui aurait pourtant valeur de symbole ?

Qui va commencer ? Par quoi va-t-on commencer ? Et quand ?

La 5G nous confronte à cette épreuve de vérité.

Pour enrayer un tel enchaînement mécanique vers un toujours plus de consommation, de gaspillage et de pollution, il faudrait effectivement une volonté citoyenne et politique ; une volonté qui sache dire « Halte ! Arrêtons – au moins pour un temps – cette course au superflu, et prenons un moment pour réfléchir aux conséquences de ce que nous faisons. Décrétons un moratoire. Mieux : plusieurs, qui pourraient concerner différents sujets : publicité, aviation de proximité, pesticides, etc. ».

« Tiens – me rappelle Stultitia – à propos de la 5G, c’était justement la proposition de la Convention citoyenne pour le climat. Avant que ces braves citoyens se fassent traiter d’Amish nostalgiques de la lampe à huile ».

Aurons-nous le courage, dans le cas de la 5G, de cette sobriété minimale, de ce renoncement si insignifiant, mais qui manifesterait pourtant notre capacité à vaincre l’inertie, tout simplement notre liberté face à l’emprise sur nos vies de la technologie superflue et du consumérisme ?

Toutes choses dont les excès, nous le savons et le répétons, sont à l’origine des bouleversements et désastres environnementaux dont nous sommes d’ores et déjà victimes.

Sommes-nous capables d’échapper à l’escalade dérisoire d’un toujours plus qui nous fait considérer comme de première importance un gain de quelques secondes sur un téléchargement ? De surmonter cet esprit de compétition infantile qui nous pousse à décréter de façon grotesque que le « progrès » consiste à rester au niveau ou à dépasser le concurrent chinois, américain ou coréen qui, lui, a la 5 G, puis la 6, puis la 24, puis la 52, et peut, lui, télécharger son film porno ou sa série Netflix en 10 secondes alors qu’il nous en faut 20 ou 30 ?

Tout ceci au nom de la Sainte Trinité, Progrès, Compétitivité, Retour de la Croissance, alors même que la seule compétitivité qui s’avère désormais urgente est celle de la désescalade du consumérisme.

À en croire Eric Piolle, le maire écologiste de Grenoble, la 5G servirait à « regarder des films porno en haute définition dans l’ascenseur » ou à « vérifier [à distance] si on a encore des yaourts dans son frigo ». Quoique provocateur et caricatural, M. Piolle ne trahit pourtant pas complètement la réalité. Contrairement à ce qu’ont pu apporter les précédentes générations de téléphonie, qui ont permis de profiter pleinement de l’Internet mobile, la 5G ne sera pas porteuse, à son lancement, de nouveaux usages à destination du grand public.

Elle permettra « juste » une amélioration du service existant : téléchargement plus rapide des contenus, meilleure expérience pour les adeptes de jeux vidéo. Certains gagent aussi qu’elle pourrait enfin donner sa pleine puissance à la réalité virtuelle, grande consommatrice de données (Le Monde, Treize questions…, article cité en lien ci-dessus).

Alors ce « jeu » de la 5G en vaut-il vraiment la chandelle ? N’est-il pas au contraire plus urgent de siffler la fin de la récré ?

L’enjeu est donc essentiellement celui de la cohérence, celle de nous-mêmes à travers celle de nos actes et de nos discours.

Car si nous n’arrivons pas à faire ce petit pas, si nous préférons – en dépit de quelques avantages peut-être réels – nos divertissements futiles à un renoncement somme toute assez anodin et indolore, mais qui pourrait tout de même selon toute vraisemblance représenter des gains écologiques non négligeables, pourrons nous encore croire, en nous-mêmes, en notre parole, en nos capacités de citoyens et en la capacité de nos politiques à influer sur un avenir que nous savons bien compromis ?

Les gains d’efficacité énergétique attendus par le passage à la 5G – antennes plus « intelligentes » qui n’émettront plus en continu dans toutes les directions, meilleure maîtrise de la consommation, développement d’utilisations moins énergivores, comme les visioconférences… – risquent d’être annihilés par l’accroissement des usages qui en découlera. Le groupe de réflexion The Shift Project, qui étudie les impacts environnementaux du numérique, estime que la consommation d’énergie des opérateurs mobiles sera multipliée par 2,5 à 3 dans les cinq ans, soit une augmentation de 2 % de la consommation en électricité du pays.

C’est l’une des autres critiques émises par les opposants à la 5G : elle va entraîner une hyperconsommation numérique, à rebours des objectifs de modération suivis pour atténuer le dérèglement climatique.

Le passage à cette nouvelle norme impliquera, pour les consommateurs, de changer de smartphone. Or, le rythme de renouvellement des téléphones est déjà très rapide, de l’ordre de dix-huit à vingt-quatre mois. Les constructeurs espèrent d’ailleurs que la 5G dopera des ventes en berne ces derniers temps. Son déploiement va donc à l’encontre de la stratégie qui consiste à limiter l’obsolescence (programmée ou désirée) des smartphones. Son développement devrait par ailleurs stimuler fortement la croissance des objets connectés dont le traitement des données, réalisé dans le cloud (l’informatique dématérialisée), va mécaniquement alourdir l’empreinte carbone du numérique. (Le Monde, Treize questions…, article cité en lien ci-dessus).

Somme toute, l’enjeu essentiel du débat autour de la 5G est avant tout de savoir si, dans les circonstances difficiles que nous avons à affronter, nous pouvons être dignes de confiance, nous pouvons garder l’estime de nous-mêmes et nous regarder dans la glace devant nos enfants et nos petits-enfants.

Ou bien si nous nous satisfaisons d’être indéfiniment ces quelques milliards de bavards dérisoires qui désormais se feront délicieusement peur en échangeant « en temps réel » sur leurs smartphones compatibles 12G, bien sûr, quelques tweets et quelques vidéos sur le réchauffement climatique et la perte de la biodiversité. Histoire de nous donner mauvaise conscience entre nos tranches de Netflix en ultra haute définition.

Et pendant que nos centrales énergétiques diverses consumeront leurs derniers feux pour alimenter nos derniers caprices.

*****

Ajout du 01/10/2020:

Sans surprise:

https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/10/01/les-citoyens-de-la-convention-pour-le-climat-a-matignon-pour-defendre-leurs-propositions_6054299_3244.html

« On enterre nos mesures »

Car des petites phrases moqueuses aux nombreuses objections faites à leurs propositions par des membres du gouvernement, les conventionnels ont de quoi douter. Ce fut le ministre de l’économie, Bruno Le Maire, qui écarta la composante poids dans le bonus-malus automobile, la régulation de la publicité ou une future hausse de la taxe sur les billets d’avion. Le ministre délégué aux transports, Jean-Baptiste Djebbari, qualifia, lui, cette dernière mesure de « délétère » et susceptible de « mettre à terre le secteur aérien ». A son tour, le secrétaire d’Etat chargé de la transition numérique, Cédric O, annonça une fin de non-recevoir au moratoire sur la 5G, après les railleries d’Emmanuel Macron sur les « amish » et le « retour à la lampe à huile ».

Barbara Pompili eut beau tenter de les rassurer, en leur affirmant que seul comptait le projet que le gouvernement mettrait sur la table, nombre de citoyens expriment leur inquiétude. « On a vu tous les ministères, tous les élus et les entreprises, mais rien n’avance. On nous occupe pendant que tout est en train d’être décidé sans nous et que l’on enterre nos mesures. Et quand ça rue dans les brancards, les ministres nous convoquent du jour au lendemain pour éteindre le feu », juge ainsi, amère, Isabelle Robichon, gestionnaire de paie à La Poste dans les Hauts-de-Seine.

« Quand on voit l’investissement que l’on continue à fournir bénévolement, mais que des gens qui sont payés pour représenter la population s’essuient les pieds sur nos propositions, c’est démoralisant, peste aussi Matthias Martin-Chave, un développeur Web lyonnais. Parfois, je me demande si le but n’est pas que l’on lâche prise et que l’on laisse gagner les plus puissants. » Pour Eloïse, en première année de médecine à Lille, qui était l’une des sept mineurs de la convention, « on nous reçoit souvent, on nous prend au sérieux, maintenant il faut du concret ».

Et sans commentaires…

De Labastide de Sérou, de la vallée d’Aspe et de la fermeture de Fessenheim. Ou comment on repeint en vert la gabegie du monde d’avant.

Connaissez-vous Labastide de Sérou ?

C’est un charmant petit village de l’Ariège, d’où était originaire l’un de mes amis maintenant disparu.

Enfant, il avait suivi ses parents qui étaient « montés » à Paris. Mais il revenait régulièrement, par le train, dans son village natal où vivait encore une partie de sa famille.

Et il me disait que, dans les années 20 de son enfance, le voyage de Paris à Labastide de Sérou s’effectuait sans changer de wagon.

J’ai souvent pensé aux investissements colossaux et aux travaux gigantesques qui ont été nécessaires pour assurer ce quadrillage de la France entière par un réseau à ce point performant qu’il desservait jusqu’aux petits villages reculés.

Comme aussi, par exemple, à cette ligne qui traversait la vallée d’Aspe, dans les Pyrénées, pour amener les voyageurs à la frontière espagnole en passant par cette réussite architecturale que constitue le tunnel hélicoïdal du Somport.

Tant de kilomètres de voies, de ballast, de ponts, d’œuvres d’art, de viaducs, de tunnels…

Tout cela a-t-il jamais été amorti ?

Dans le cas du tunnel du Somport et de la ligne Pau-Canfranc, ouverte en 1915 et fermée en 1970, il est évident que ce ne fut pas le cas. Ce coût considérable resta donc à la charge du contribuable.

Et sans doute en a-t-il été de même de milliers de kilomètres de voies et de centaines d’œuvres d’art, condamnés peu de temps après leur naissance du fait de l’essor funeste de l’automobile, en dépit de quelques résistants clairvoyants, écologistes avant l’heure, parmi lesquels le grand Alfred Sauvy.

Incroyables gaspillages orchestrés par des politiques imprévoyants et démagogues…

Mais voilà : il serait bien rapide de penser que nous en avons fini avec ce genre d’incohérences.

Le toujours remarquable blog de Sylvestre Huet démontre comment une centrale nucléaire parfaitement viable selon les avis de l’Autorité de Sûreté Nucléaire, seule instance qualifiée pour évaluer en toute indépendance la sûreté d’une installation, a été condamnée parce que la démagogie d’un Président de la République en besoin de voix a seule décidé de sa fermeture :

Quelle est l’origine de cette décision ? Une étude technico-économique, une exigence de l’Autorité de sûreté nucléaire, une production d’électricité inutile, coûteuse ou polluante ? Nenni. Le résultat d’une négociation politique, à visée électorale immédiate, entre François Hollande et EELV lors de l’élection présidentielle de 2012 (S. Huet, blog cité).

Tout comme la fermeture de la voie internationale du tunnel du Somport donc, équipement parfaitement viable qui aura coûté quelques milliards de francs au contribuable, la fermeture de Fessenheim, équipement tout aussi viable et qui aura coûté encore bien plus cher au même contribuable, s’est opérée sur la base de décisions politiques douteuses, au prix d’une incroyable gabegie.

Un bilan financier catastrophique. Dans ces conditions, était-il bien raisonnable d’arrêter Fessenheim en 2020 plutôt qu’en 2030, date qui était tout à fait accessible techniquement ? Et aurait correspondu à une exploitation d’environ 50 ans… alors que la centrale dont elle est la copie, Beaver Valley (Pennsylvanie, USA), a été autorisée à fonctionner jusqu’à 60 ans en 2009. L’horizon des 80 ans est d’ailleurs envisagé pour nombre de réacteurs équivalents aux Etats-Unis. Quant à la Suisse, ses réacteurs ont 43 ans de moyenne d’âge, celui de Beznau a démarré en 1969 et vise les 60 ans.

Le bilan financier prévisionnel de l’arrêt prématuré de Fessenheim est pour le moins catastrophique, comme le souligne un rapport de la Cour des Comptes : «la fermeture de Fessenheim s’est caractérisée par un processus de décision chaotique et risque d’être coûteuse pour l’État.» Si l’on additionne les compensations financières de l’Etat à EDF pour cette décision anti-économique imposée à l’entreprise (la centrale de Fessenheim produisait le kwh le moins cher du parc nucléaire), les mesures d’accompagnement pour créer des emplois, les compensations aux collectivités locales, la perte d’exportation d’électricité… la facture pourrait monter à plusieurs milliards d’euros (S. Huet, id.).

L’affaire serait anecdotique, tellement les gabegies monstrueuses sont une constante de nos gouvernants éclairés, si ceux qui sont co-responsables de cette décision du fait de la pression politique exercée n’étaient ceux dont les résultats électoraux présentent la plus forte progression ces derniers mois, et qui revendiquent haut et fort un « projet d’avenir ».

Avenir qui semble bien avoir un goût de revenez-y…

Ainsi EELV s’engage-il résolument dans la politique de gaspillage effréné et de soutien aux énergies fossiles productrices de gaz à effet de serre qui caractérise la soi-disant « transition énergétique » à l’allemande. Véritable « usine à gaz » qui suppose à terme la création outre Rhin de 95 GW de centrales à gaz (soit nettement plus que les 64 GW de nos centrales nucléaires…) en vue de compenser l’intermittence des « renouvelables » (essentiellement l’équipement solaire et photovoltaïque).

Il fut un temps où nombre d’écologistes – dont votre serviteur – s’engageaient résolument contre la fermeture de la voie ferroviaire du Somport et le creusement du tunnel routier.

Des milliers de kilomètres de voies ferrées non encore amorties devaient-elles donc disparaître au nom du culte de la sacro-sainte bagnole et d’une culture du tout-camion responsables des dégâts écologiques que l’on sait ?

Las ! Nos « écologistes » actuels se font, eux, les promoteurs d’une « transition énergétique » qui commence en fanfare par le gaspillage de milliards d’euros, en attendant la prochaine gabegie, bien pire, d’autres nouveaux milliards en vue de pallier l’inéluctable intermittence, probablement – comme en Allemagne et en Espagne – par des équipements gaziers  – si ce n’est pire – producteurs massifs de gaz à effet de serre et de dépendances géopolitiques douteuses.

Et – cerise sur le gâteau – les voilà aux portes des plus hautes responsabilités politiques !

Au secours ! Le « monde d’avant » est toujours bien vivant. Aussi incohérent que toujours, si ce n’est plus.

Mais réjouissons-nous : il est maintenant tout vert.

***

PS : pour rester sur le thème de la gabegie, cette petite observation amusante :

Je n’ai rien contre la trottinette et le vélo électrique, surtout lorsque ce dernier permet à des personnes, disons d’un certain âge, de se déplacer sans utiliser de voiture. Même si je connais nombre d’alertes septuagénaires, voire octogénaires, qui ne craignent pas d’utiliser leurs jambes dans ce but.

Mais je suis tout de même étonné de voir ces instruments de plus en plus utilisés par des jeunes au détriment du vélo classique, la « vraie voiture propre » comme disait jadis René Dumont.

Mais peut-être se rendent-ils ainsi à quelque manif contre les centrales nucléaires et le réchauffement climatique…

Ah ! « monde d’avant », quand tu nous tiens !

Pensez : moi qui passe une bonne partie de mes loisirs à ahaner à l’ancienne sur des sentiers de montagne, voilà que je suis désormais dépassé par des jeunes triomphants juchés sur des VTT…électriques !

Il s’avère urgent de revaloriser la fonction des jambes pour ce qui est de la sobriété énergétique…

***

Ajout du 13/07:

Quelques lignes significatives de ce qui constitue la « transition énergétique » à l’allemande. Il serait temps qu’un tel « modèle » cesse de faire rêver nos « écologistes ».

Derrière ce soutien [ au gazoduc Nord Stream 2, qui relie la Russie à l’Allemagne par la mer Baltique] se cache la nécessité, pour Berlin, d’assurer sa sécurité d’approvisionnement en gaz. Alors que le pays s’est engagé dans une sortie progressive du nucléaire, il prévoit d’arrêter toutes ses centrales à charbon d’ici à 2038. Si l’Allemagne espère développer fortement les énergies renouvelables, elle prévoit de continuer à importer massivement du gaz, et les ressources russes sont peu chères et abondantes.

https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/07/13/l-europe-prise-en-etau-dans-la-bataille-du-gaz-entre-moscou-et-washington_6046047_3234.html

Quelques remarques sur l’ISF et l’actualité de Michel Rocard. Et sur Mandeville qui n’a jamais quitté la scène, bien au contraire, et qu’il serait dommage de confondre avec Adam Smith.

À propos de l’ISF, sujet sur lequel j’avais déjà commis quelques posts , j’avais récemment adressé ce petit « commentaire » au journal Le Monde suite à un article rappelant les convictions de notre Ministre de l’Économie et des Finances :

Comme cela a été dit, malgré quelques allégations pour le moment fantasmatiques, les bénéfices -éventuels- de la suppression de l’ISF ne peuvent encore être évalués. Ce qui a été largement évalué, en revanche, c’est qu’aux États Unis, le taux de l’impôt fédéral sur les hauts revenus a été en moyenne de plus de 80% des années 30 aux années 80, sans pour autant nuire au développement économique, bien au contraire. Rappelons aussi qu’Henry Ford, qui s’y connaissait vaguement en capitalisme, estimait inadmissible qu’un chef d’entreprise se paie plus de 40 fois le salaire moyen de ses employés. Ce taux peut passer de nos jours à 400 fois. Ce sont les politiciens qui prétendent qu’on ne peut modifier de telles aberrations – au moins par une taxation exceptionnelle des très hauts revenus en cette période de salut public – qui seront responsables de révoltes populaires, en tel cas légitimes aux dires d’Henry Ford lui-même, et de leur dévoiement probable dans des populismes incontrôlables.

https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/05/14/coronavirus-en-france-une-deuxieme-vague-d-ecolier-fait-sa-rentree-le-gouvernement-au-chevet-du-tourisme_6039640_3244.html

J’ai donc été heureux de constater que ma modeste opinion, fondée sur des études très documentées entre autres de Michel Rocard et Thomas Piketty, était partagée par quelques économistes, et non des moindres, puisque, outre Maxime Cochard, etc., ils comptent parmi eux la prix Nobel Esther Duflo.

Dans mon post mentionné ci-dessus, j’avais invoqué Machiavel pour avancer qu’en dehors de toute préoccupation directement « morale », les bénéfices probablement minimes de la suppression de l’ISF en ce qui concerne les finances publiques risquent d’être loin de compenser les préjudices en termes d’opinion publique et de perte de confiance.

Mais aussi en termes de soutien de l’économie elle-même.

C’était bien ce que constatait Michel Rocard dans l’article mentionné, datant de près de quinze ans, mais qui prévoyait de façon particulièrement précise quelques tourments de notre actuel gouvernement :

Il y a donc bien un système qui touche la banque mais encore plus le monde industriel au sein duquel se répandent salaires mirobolants et stock-options indécentes. À un tel niveau d’immoralité, le système n’est plus défendable, et cela ne manque pas d’être inquiétant dans nos sociétés fragiles parce que complexes. Mais le plus grave n’est peut-être pas de l’ordre de l’éthique. Il pourrait bien être de l’ordre de l’économie.

(…)

Il suit de tout cela qu’entre la masse des salariés qui sont atteints par le chômage, la précarité ou tout simplement la pauvreté, celle de ceux qui ne sont plus dans ces situations mais les ont connues, et celle encore plus grande de ceux qui sont rongés d’anxiété à l’idée d’y tomber, une grande désespérance s’est emparée non seulement des classes populaires, mais largement aussi des classes moyennes.

(…)

C’est l’insécurité dominante de l’emploi qui inquiète tous nos concitoyens. Elle découle directement de l’aggravation démesurée de cette pression capitaliste sur le travail. Nos opinions ne supportent plus un système pareil. Si maintenant la disqualification morale s’y ajoute, les tensions sociales risquent de s’aggraver beaucoup.

Le redressement de cette situation passe naturellement par une correction au profit des salaires dans le partage du produit brut. Mais il ne sert à rien de pousser uniquement le bas de l’échelle vers le haut : augmentation du SMIC, appui aux négociations salariales, quand la pression du marché est si forte en sens inverse. Ou alors la prime pour l’emploi prendra des dimensions himalayennes. Il n’y a pas d’autre moyen pertinent que d’alléger le haut de la pyramide, sinon toute hausse momentanée des petits salaires aggravera la pression sur la sécurité des emplois comme sur les rémunérations, pour les couches intermédiaires, c’est-à-dire les classes moyennes.

Il va devenir nécessaire de plafonner fiscalement les hautes rémunérations, de limiter à l’extrême les OPA, et de mettre fin au racket des cabinets spécialisés sur les pouvoirs d’actionnaires. Tout cela, pour être efficace, devrait se faire au niveau européen. C’est affaire de moralité publique autant que de cohésion sociale et c’est aussi le seul moyen de sauver la libre entreprise en lui rendant sa respectabilité.

Volonté de « moraliser » le capitalisme, Rocard ne s’en est jamais caché, mais surtout, dans une approche plus machiavélienne, « le plus grave n’est peut-être pas de l’ordre de l’éthique. Il pourrait bien être de l’ordre de l’économie ».

Car la « voracité́ spéculative des hautes classes moyennes et des classes riches » (M. Rocard, encore) fait que le capitalisme lui-même se tire une balle dans le pied.

« C’est affaire de moralité publique autant que de cohésion sociale et c’est aussi le seul moyen de sauver la libre entreprise en lui rendant sa respectabilité ».

On est en droit de penser que cette « grande désespérance [qui] s’est emparée non seulement des classes populaires, mais largement aussi des classes moyennes » dont faisait état M. Rocard en 2007 déjà est à l’origine directe du mouvement des Gilets Jaunes. Elle n’a fait que s’amplifier encore avec la crise actuelle, alors que quelques mesures courageuses pour lutter contre la « voracité » des riches (qui n’a rien d’un pur slogan communiste ou d’un simple cliché puisque les 10% les plus riches dévorent la moitié des revenus générés par le travail dans le monde) auraient pu et pourraient encore grandement restaurer la confiance d’une majorité de citoyens dans les politiques qui les prendraient, et donc la situation sociale aussi bien qu’économique.

Car le peu de confiance supplémentaire éventuellement accordée par les investisseurs à des gouvernements qui suppriment l’ISF et confèrent aux riches d’autres avantages risque de ne pas peser bien lourd face à une perte de confiance massive de la part des classes laborieuses – celles-là même qui font tourner la machine – à des troubles sociaux de grande ampleur et à leurs inévitables répercussions économiques.

Les conseils ô combien prophétiques donnés il y a quinze ans par M. Rocard n’ont rien d’extrémistes. Il s’est toujours réclamé d’une social-démocratie conséquente, considérant le marché et la libre entreprise comme des mécanismes irremplaçables, qui doivent être cependant fermement régulés dans le cadre d’un état de droit démocratique.

Rien de révolutionnaire donc, mais simple réalisme de bon aloi, probablement à même de couper l’herbe sous le pied de bien des extrémismes.

Un Président qui s’est parfois réclamé d’un rocardisme – bien édulcoré toutefois…- gagnerait à s’en inspirer par les temps qui courent, où la question d’une contribution accrue des plus riches à la résolution d’une crise majeure ne peut manquer d’être très légitimement évoquée.

« À bon entendeur, salut » répétait déjà la grand-mère de Stultitia…

***

À y regarder de plus près, on pourrait voir dans notre situation actuelle un cas d’école concernant l’interprétation de l’essence même de ce qu’on nomme « libéralisme ».

Réfléchir sur le sujet a son importance, car, qu’on l’avoue ou non, en dépit de critiques essentiellement caricaturales et dogmatiques, le libéralisme pénètre profondément notre culture et nos modèles politiques et économiques, pour le meilleur et pour le pire.

Pour le dire de façon simple mais néanmoins adéquate, est libérale toute théorie qui affirme que la liberté individuelle constitue pour l’être humain une valeur fondamentale qui doit être mise en œuvre dans une société respectueuse du droit de chaque homme à la liberté de penser et d’agir, et se voit garantie à tous niveaux, y compris politique et économique.

La fonction de l’État dans cette approche sera avant tout de protéger l’exercice de cette liberté.

Sera donc non libérale toute théorie affirmant que le bien de la collectivité prévaut sur cette liberté individuelle « bourgeoise », même si une autre liberté plus authentique se réalisera un jour dans une dimension collective qui en sera l’essence ultime. Que ce soit au terme de l’Histoire ou par la réalisation de la société sans classes instaurée par le Communisme. C’est du moins ce que promet la théorie.

La fonction de l’État dans cette approche étant de promouvoir l’avènement de cette société parfaite en ordonnant toute initiative individuelle au service de la collectivité.

Les formes diverses de ce qu’on peut appeler « social-démocratie » tentant d’insérer, en ce qui concerne l’ordre de l’économique et du politique, un troisième terme dans cette alternative (cf. ci-dessus par exemple le « rocardisme ») en cherchant à concilier du mieux possible respect de la liberté individuelle, responsabilité et solidarité envers la collectivité.

La fonction de l’État dans cette approche étant de réguler cette articulation en faisant que l’initiative privée, considérée comme indispensable au dynamisme de la société, contribue à la prospérité de tous.

Chacune de ces théories a donné naissance aux systèmes politico-économiques qui en découlent logiquement, avec leurs succès mais aussi leurs échecs respectifs et leurs tares, dans certains cas considérables, comme on le sait.

Ayant beaucoup d’ami.e.s de gauche et d’extrême gauche, et donc adversaires résolus de ce qu’ils nomment « libéralisme », j’ai été plutôt amusé de voir ces derniers temps nombre d’entre eux s’insurger contre les « lois liberticides », les « réductions des libertés », etc. qui accompagneraient les mesures prises contre le Covid.

Insurrection certes en partie compréhensible et légitime. Mais, en rigueur de termes, insurrection libérale s’il en est, et donc en parfaite incohérence avec leur système de pensée.

Surprise incrédule des intéressés, qui se considèrent comme farouchement anti-libéraux…

Mais, on le sait, la cohérence n’est pas la chose du monde la mieux partagée.

L’équivoque est pourtant compréhensible dans la mesure où le libéralisme a tendu le bâton pour se faire battre, en développant lui-même sa propre caricature.

En effet, bien loin de la pensée des Locke, Montesquieu, Condorcet ou encore Tocqueville pour lesquels l’éthique a la primauté sur le politique, et le droit sur l’économique, bien loin de la liberté d’un individu respectueux du droit de chacun à une « égale liberté » selon la formule de Kant, un quarteron d’économistes a sans conteste dévoyé les idéaux libéraux.

Écoutons encore M. Rocard :

Historiquement, les libéraux – Adam Smith (1723-1790), Thomas Malthus (1766-1864), David Ricardo (1772-1823) notamment – étaient des moralistes, des gens qui avaient une pensée sociale visant à intégrer la liberté humaine dans l’organisation de la société. Pour aucun d’eux, la liberté n’était le droit de faire n’importe quoi, elle avait besoin d’être canalisée par des règles.

La crise actuelle [Rocard traite de celle de 2008] ne remet pas en cause le libéralisme. En revanche, elle sonne le glas de l’ultralibéralisme, cette école de pensée criminelle fondée par Milton Friedman (1912-2006) qui voulait croire que l’équilibre du marché est optimal et que moins on a de règles, plus on a des chances d’arriver à l' »optimalité ». Elle a imprégné la droite américaine et une partie de la droite européenne.

En fait, la Fable des Abeilles de Mandeville, apologue qui précède les écrits du « père du libéralisme économique » Adam Smith, a pris le dessus sur la Théorie des Sentiments Moraux de ce dernier.

Et nos ultralibéraux contemporains ont joué à saute-mouton sur le dos des libéraux classiques pour retrouver les charmes sulfureux de Mandeville.

Car alors que Smith condamne

« la corruption de nos sentiments moraux occasionnée par cette disposition à admirer les riches et les grands et à mépriser ou négliger les personnes pauvres ou d’humble condition » (A. Smith, Théorie des sentiments moraux, PUF, Paris 1999, p.103),

parce qu’il place au fondement de l’anthropologie un sentiment d’universelle sympathie et de bienveillance qui fait qu’

« aussi égoïste que l’homme puisse être supposé, il y a évidemment certains principes dans sa nature qui le conduisent à s’intéresser à la fortune des autres et qui lui rendent nécessaire leur bonheur, quoiqu’il n’en retire rien d’autre que le plaisir de les voir heureux » (id. ibid. p. 23),

Bernard Mandeville (1670-1733) ne craint pas, lui, d’affirmer que « les vices privés font les vertus publiques ».

Intitulée La Ruche murmurante ou les Fripons devenus honnêtes gens dans sa première version de 1705, La Fable des abeilles raconte l’histoire d’une ruche florissante où prospèrent non seulement tous les métiers, mais aussi et surtout tous les vices (…)

Le vice, moteur initial, parce qu’il recherche d’emblée la richesse et la puissance, produit malgré lui de la vertu. Ce dont témoigne la maxime centrale de la Fable : « Les vices privés font la vertu publique », non seulement parce qu’ils brisent les entraves morales véhiculées par les histoires édifiantes colportées de génération en génération (Mandeville, médecin, était plus précisément « médecin de l’âme », c’est-à-dire « psy » comme on dirait aujourd’hui), mais aussi parce qu’en libérant les appétits ils apportent une opulence supposée ruisseler du haut en bas de la société. Ce qui promet le passage d’un état de pénurie à celui d’abondance. Aussi Mandeville n’hésite-t-il pas à dire que la guerre, le vol, la prostitution et la luxure, l’alcool et les drogues, la recherche féroce du gain, la pollution (pour employer un mot contemporain), le luxe, etc., contribuent en fait au bien commun. Tous ces vices s’expriment, comme il le répète dans une formule rituelle, « à l’avantage de la société civile ». Dany-Robert Dufour, Les prospérités du vice, dans : Le Monde diplomatique, 12/2017.

Douteuse « théorie du ruissellement » qui permettrait de rendre profitable à la communauté le « vice » que constitue le fantasme infantile de toute puissance ; désinhibition de la recherche de profit la plus cynique censée permettre une « croissance » capitaliste auto-régulée pour le plus grand bien de tous, etc.

On se rend compte combien c’est Mandeville qui constitue le véritable maître à penser de nombre de nos modernes businessmen :

C’est précisément cette logique que suivent aujourd’hui les grands groupes de l’ère néolibérale : abus de position dominante, dumping et ventes forcées, délits d’initiés et spéculation, absorption et dépeçage de concurrents, faux bilans, manipulations comptables, fraude et évasion fiscales, détournements de crédits publics et marchés truqués, corruption et commissions occultes, enrichissement sans cause, surveillance et espionnage, chantage et délation, violation des réglementations du travail, falsification des données compromettant la santé publique, etc. Autant de pratiques de « contournement » de la loi qui illustrent parfaitement la pensée mandevillienne : puisque les « vices » produisent de la « vertu », autrement dit de la fortune ruisselante, alors allons-y sans vergogne ! (id. ibid).

On est bien loin des « sentiments moraux », sympathie, bienveillance et compassion qui constituent les maîtres mots de l’éthique libérale d’Adam Smith, qui s’oppose explicitement à maintes reprises à son prédécesseur :

Tout esprit public, toute préférence pour l’intérêt public aux dépens de l’intérêt privé, n’est ainsi selon le Dr. Mandeville qu’une simple imposture qui en impose au genre humain. Et cette vertu humaine dont on se vante tant et qui est l’occasion de tant d’émulation parmi les hommes, n’est rien que le rejeton de la flatterie et de l’orgueil [la formule est de Mandeville, Fable des Abeilles, « Recherche sur l’origine de la vertu morale », p.49] (A. Smith, op. cit., p. 412).

(…)

Tel est le système du Dr. Mandeville, qui a fait autrefois tant de bruit dans le monde et qui, même s’il n’a peut-être pas donné l’occasion à plus de vice qu’il y en aurait eu sans lui, a du moins appris à ce vice, né d’autres causes, à se manifester avec plus d’effronterie et à avouer la corruption de ses motifs avec une audace dévergondée qui n’avait jamais été entendue auparavant (id. ibid. p. 416).

On ne peut pas mieux dire. N’est-ce pas, Carlos ?

Précisons cependant : il est évident, comme le soutient « le Dr. Mandeville », ici précurseur de Freud, que la désinhibition du fantasme de toute puissance constitue chez l’être humain un moteur puissant de production de richesse.

Mais là où notre Docteur se trompe et nous trompe, c’est lorsqu’il laisse croire que le « ruissellement » de la dite richesse adviendrait de façon spontanée, naturelle.

Or, un tel « ruissellement » spontané n’a aucune chance de se produire. La redistribution qui permettra à la communauté d’en bénéficier n’a jamais lieu que par l’intervention d’un tiers, en l’occurrence l’État, sa politique fiscale et les lois sociales qu’elle permet de financer, elles mêmes fruits de siècles de luttes ininterrompues.

Nulle « main invisible » ne peut être invoquée pour assurer une telle régulation. Adam Smith reprend en partie à Mandeville le thème de cette fonction quasi magique qui produirait aussi une auto-régulation du marché. Mais elle ne pourrait être effective que dans le cadre de cette conception optimiste de la Nature et de la nature humaine en particulier, qui est celle de l’auteur de la « Théorie des sentiments moraux ». Elle peut cependant à bon droit nous paraître bien problématique…

Pour établir une société juste, ou simplement moins injuste, compter sur le fonctionnement spontané de la Nature, de la nature humaine ou encore du marché semble bien insuffisant. Il est nécessaire de concevoir d’autres règles que celles d’une bienveillante sympathie et d’une compassion « naturelles ».

De façon inattendue (pas tant que cela toutefois, quand on sait que l’anarchisme peut être « libertaire » ou qu’on peut être « anarcho-libéral »…), cette confiance en un altruisme naturel rapproche le père du libéralisme économique des théories anarchistes de Kropotkine et de ses héritiers. Significativement, les deux ont d’ailleurs en Hobbes un adversaire commun.

Comme je le faisais dans un post précédent, on peut donc leur adresser des objections du même type que celles qui émanent de la philosophie politique de Hobbes, et les soumettre au questionnement décisif que soulève Jean-Pierre Dupuy : « Avons-nous oublié le mal ?». Au nom de quoi en effet la vie économique et politique pourrait-elle s’en prétendre épargnée, comme elle serait exempte d’une « prospérité du vice » (cf. Daniel Cohen) à la tonalité bien mandevilienne ?

Si toutefois ils veulent sauver leurs têtes, il est temps de rappeler à nos politiques, légitimement attachés à la sauvegarde d’un libéralisme authentique, qu’une stratégie économique et une juste politique fiscale de redistribution ne se feront pas en comptant naïvement sur les vertus mandevilliennes d’un « ruissellement » spontané, mais qu’il conviendrait plutôt d’avoir le courage de forcer les choses, afin d’échapper au modèle socialement et économiquement délétère de la « Fable des Abeilles ».

Donner des gages au vice et à l’égoïsme des riches et des puissants ne favorise en effet en rien la « vertu publique« , et n’est plus une voie concevable pour préserver la paix sociale et regagner la confiance des citoyens.

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Ajout du 26/05:

Une petite illustration parmi d’autres, si besoin est:

https://www.liberation.fr/france/2020/05/26/la-remuneration-des-dirigeants-d-air-france-klm-contestee-en-france-et-aux-pays-bas_1789416

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Ajout du 31/05:

Initiative intéressante que de nommer une « Commission d’experts sur les grands défis économiques ».

https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/05/28/emmanuel-macron-s-entoure-d-un-cercle-d-economistes-pour-penser-l-apres-crise_6041086_823448.html

Il est toutefois à noter que Thomas Piketty et Esther Duflo, pourtant tout aussi compétents que les membres retenus, ne font pas partie du voyage.

Le fait qu’ils demandent le rétablissement de l’ISF ou une taxation sur les hauts revenus y serait-il pour quelque chose?

Et encore, pour information…

https://www.la-croix.com/Economie/France/dirigeants-dentreprise-beneficient-salaires-hauts-France-2020-05-28-1201096490

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Ajout du 16/06:

L’indispensable rapport de L’Observatoire des Inégalités:

https://www.inegalites.fr/5-millions-de-riches-en-France

D’un de ces miracles minuscules qui font espérer le printemps. Et quelques brèves plus ou moins réjouissantes.

Hier matin, « ramasse » des Restos du Cœur. Avec un autre bénévole, nous allons chercher les caisses préparées par un supermarché. À l’entrée, un jeune africain régule le passage des clients pour faire respecter les règles de distanciation.

Nous discutons un peu en attendant la signature des papiers. Il travaille ici quelques heures par semaine pour un salaire de misère.

Nous chargeons les caisses et nous apprêtons à repartir.

Mais il accourt vers la voiture en disant « Attendez » !

Et il sort de sa poche un billet de 10 euros. « C’est pour les Restos du cœur » !

Après la distribution, il est toujours là. Je vais le remercier encore.

« Vous comprenez, on a été bien pauvres. Mais maintenant qu’on a un peu d’argent, il faut en faire profiter les autres ».

Merci, Monsieur, de tout cœur. Bon ramadan !

J’aimerais faire parvenir votre phrase à un certain Carlos et à bien d’autres. Mais ces gens-là résident bien trop haut pour que leurs coordonnées figurent dans les carnets d’adresses de ce bas monde.

Tant pis pour eux.

Allez, un peu de Brassens, tout de même. Car l’Auvergne n’est pas forcément où l’on croit.

*****

Un petit florilège d’articles qui m’ont paru particulièrement intéressants ces derniers jours.

J’en donne des extraits, plusieurs étant en lecture réservée.

https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/25/la-gestion-de-la-pandemie-de-covid-19-et-les-mesures-necessaires-a-la-sortie-de-crise-conspirent-a-faire-de-l-environnement-une-question-subsidiaire_6037754_3232.html

Par la voix de son patron, Geoffroy Roux de Bézieux, le Medef exige carrément, en réponse à la pandémie, « un moratoire sur la préparation de nouvelles dispositions énergétiques et environnementales », dans une lettre du 3 avril, au ministère de la transition écologique et solidaire, révélée par Le Canard enchaîné.

Un peu partout, ces demandes rencontrent l’oreille compatissante de ceux qui sont aux affaires. Relancer l’activité économique, reconstruire la demande, remettre le monde sur les rails qu’il a brièvement quittés : cela semble la priorité. En France, par exemple, aucune contrepartie environnementale ou climatique n’a été demandée aux grands groupes qui se verront soutenus à hauteur de 20 milliards d’euros d’argent public.

Pourtant, la mise à l’arrêt de l’économie était une opportunité de refaire de la politique au sens premier du terme, c’est-à-dire de définir et de poursuivre des objectifs communs désirables. L’occasion était inespérée de reprendre le contrôle de la marche du monde, et de commencer à l’infléchir en choisissant les secteurs d’activités à relancer et à soutenir.

(…)

Fort heureusement, des voix s’élèvent pour exiger cette reprise de contrôle :

« Ce n’est pas le moment de soutenir l’aviation coûte que coûte » : le Haut Conseil pour le climat rappelle l’urgence de la transition

https://www.la-croix.com/Economie/France/LEtat-doit-exiger-contreparties-ecologiques-entreprises-quil-soutient-2020-04-18-1201090043

Mais seront-elles suffisantes ?

On peut aussi joindre sa signature à des pétitions telles que celle-ci :

Si la catastrophe en cours renforce la sensibilité à la question environnementale, c’est plutôt qu’elle nous ouvre à la fragilité du système que forme l’interconnexion des structures sociales, du système productif et de la biosphère. Tout à coup, nous prenons conscience qu’un événement présentant peu de risques à l’échelle de l’individu (pour une grande majorité de la population, la probabilité de mourir du Covid-19 est très faible) se révèle capable de confiner la moitié de l’humanité et d’arrêter l’économie mondiale.

(…)

Il y a, en somme, une pédagogie de cette crise. Si le réarrangement de quelques nucléotides sur l’ARN d’un virus transporté par un petit mammifère est capable du désastre en cours, qui peut imaginer ce que produira sur le long terme l’élévation de plus d’un mètre des océans, comme le promettent les experts du climat pour les prochaines décennies ?

*****

Et – cela n’a rien d’un scoop – pendant le confinement, le réchauffement continue !

Cf. une fois de plus l’excellent article documenté de Sylvestre Huet :

Il est bien entendu à prévoir que cela ne facilitera pas la gestion de notre sécurité alimentaire.

Car celle-ci fait aussi partie – quelques décennies d’abondance nous l’ont fait un peu trop oublier en Occident – de nos vulnérabilités essentielles :

https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/26/des-ombres-planent-sur-la-securite-alimentaire-mondiale_6037794_3232.html

L’Union européenne, avec un niveau de stock équivalent à 12 % de la consommation annuelle, soit quarante-trois jours, fait office de cigale. C’est le pire niveau du monde parmi les grands pays producteurs, derrière la Russie (18 %), l’Inde (23 %), les États-Unis (25 %) et la Chine, on l’a vu, qui dispose de l’équivalent de neuf mois de consommation (75 %).

Tout se passe en effet comme si l’Union européenne souffrait d’une aversion aux stocks alimentaires : « les stocks, ça coûte cher ! » continue d’être une ritournelle fréquemment entendue, en France notamment.

(…)

Ça rappelle en effet quelque chose… N’est-ce pas, Roselyne ?

Il en est de même dans les enceintes multilatérales comme l’Organisation mondiale du commerce (OMC) où, rappelons-le, les stocks alimentaires à visée de stabilisation des marchés sont… proscrits ! Alors que le changement climatique se fait pressant, est-il vraiment pertinent de tester la résilience de l’humanité ? On relèvera d’ailleurs que, pour le pétrole, les pays européens disposent de stocks stratégiques équivalents à quatre-vingt-dix jours de consommation : rien de tel pour l’alimentation.

(…)

Espérons donc que la crise du coronavirus soit l’élément déclencheur d’une remise en cause des cigales européennes : « s’approvisionner sur le marché mondial » est une vue de l’esprit lorsque les aliments sont produits dans des pays qui ont des politiques agricoles dont le premier objectif est de nourrir leur population.

Ajout du 30/04:

Cet article à propos de l’embargo sur les exportations de céréales russes:

https://www.courrierinternational.com/article/economie-le-ble-plus-cher-que-le-petrole-la-russie-decrete-un-embargo-sur-ses-exportations

Quant on sait que la crise céréalière russe de 2010, qui a entraîné un doublement du prix des céréales sur les marchés, a constitué l’une des causes des Printemps Arabes (les pays du Maghreb en particulier étant de gros importateurs de blé), on est en droit de s’interroger sur de futures conséquences…

*****

Mais il n’y a pas, fort heureusement, que de mauvaises nouvelles :

En accès libre :

https://www.la-croix.com/JournalV2/Premier-proces-mondial-contre-tortionnaires-syriens-2020-04-24-1101090902

Et aussi (accès limité) :

https://www.lemonde.fr/international/article/2020/04/23/en-allemagne-le-proces-historique-des-tortures-dans-les-prisons-du-regime-syrien_6037481_3210.html

Historique : l’adjectif n’est pas exagéré pour qualifier le procès d’Anwar Aslan et d’Eyad Al-Gharib, qui s’ouvre, jeudi 23 avril, à Coblence, dans l’ouest de l’Allemagne. Accusés de crimes contre l’humanité, ces deux anciens membres des services de renseignement de Bachar Al-Assad sont les premiers à comparaître devant la justice pour des exactions commises par le régime syrien depuis 2011, année du début de la guerre qui ravage le pays.

Agé de 57 ans, Anwar Aslan doit répondre de la mort de 58 personnes ainsi que des sévices infligés à plus de 4 000 autres, d’avril 2011 à septembre 2012, dans le centre de détention d’Al-Khatib, à Damas, dont il avait la charge. Eyad Al-Gharib, 43 ans, qui travaillait sous ses ordres, est quant à lui accusé d’avoir participé à des actes de torture contre au moins trente manifestants arrêtés à Douma, près de la capitale syrienne, à l’automne 2011.

(…)

Les interpellations des deux accusés ont été possibles car l’Allemagne a décidé de recourir au principe de la « compétence universelle », qui autorise un État à poursuivre les auteurs de crimes particulièrement graves, quels que soient leur nationalité ou le lieu où les faits ont été commis. Un principe auquel a aussi recouru la France, ce qui a permis l’arrestation, en février 2019, d’un autre homme de main d’Anwar Aslan, dans le cadre d’une enquête préliminaire ouverte par le parquet de Paris pour « actes de torture, crimes contre l’humanité et complicité de ces crimes », commis en Syrie entre 2011 et 2013.

[Espérons donc que ce précédent allemand accélère le processus en cours en France]

Les charges qui pèsent sur les deux accusés qui seront jugés à Coblence se fondent sur deux sources d’information. L’une est le dossier « César », pseudonyme d’un photographe de la police militaire syrienne, qui a fui son pays, en juillet 2013, en emportant plus de 50 000 clichés de cadavres de détenus morts de faim, de maladie ou de torture, de 2011 à 2013. L’autre source est constituée par les plaintes déposées auprès du parquet fédéral de Karlsruhe par une trentaine de ­Syriens rescapés des geôles de Bachar Al-Assad et réfugiés depuis en Allemagne.

(…)

« A une période où les Syriens ont le sentiment que la communauté internationale leur a fait défaut, ce procès ravive l’espoir que justice soit rendue dans une certaine mesure », a, pour sa part, commenté Amnesty International, dans un communiqué. « [Nous demandons] aux Etats de suivre l’exemple de l’Allemagne et d’intenter des poursuites analogues contre les auteurs présumés de crimes relevant du droit international, et notamment d’allouer des ressources à leurs unités spécialisées dans les crimes de guerre », a ajouté l’ONG.

Jusqu’à présent, tous les efforts visant à juger les auteurs ou les complices des crimes commis par le régime de Bachar Al-Assad se heurtaient à deux obstacles. Le premier est le fait que la Syrie ne soit pas partie du statut de Rome, le texte fondateur de la Cour pénale internationale (CPI), empêchant celle-ci d’ouvrir des poursuites par elle-même. Le second est le veto russe au Conseil de sécurité des Nations unies, qui bloque toute tentative de saisine de la CPI par l’organe exécutif de l’ONU.

Une fois de plus, la question récurrente d’une réforme du fonctionnement du Conseil de Sécurité de l’ONU, en particulier du droit de veto, se révèle essentielle.

https://www.liberation.fr/debats/2016/12/19/pour-la-suppression-du-droit-de-veto-au-conseil-de-securite-des-nations-unies_1536292

https://onu.delegfrance.org/La-France-et-la-reforme-de-l-ONU

https://mx.ambafrance.org/Encadrement-du-droit-de-veto

etc.

À toutes et à tous, bonne fin ( ?) de confinement !

Des arbitrages. Variations sur un thème au cœur du politique.

Un « test Bachelot » pour distinguer fiabilité politique et démagogie.

Bien sûr, yaka-faucons et autres yavéka-falékons (cf. post précédent) ne disent pas que des bêtises.

Mais en ce qui concerne une politique de prévision des épidémies, force est de reconnaître que la plupart des actuel.le.s donneuses et donneurs de leçons se montreraient incapables de passer le « test Bachelot », qui met en évidence ce qui relève de la recherche effective du bien commun et ce qui ne relève que de la démagogie.

Combien en effet n’ont pas crié « haro sur le baudet » au moment de l’épidémie de H1 n1, alors qu’ils fustigent aujourd’hui l’absence de stocks de masques ou de moyens appropriés ?

Une petite enquête sur le sujet démontrerait rapidement – noms à l’appui – que les postures purement politiciennes ou plutôt politicardes sont largement majoritaires par rapport à la compétence effective ou au réel souci du bien commun.

Combien en effet, y compris dans son propre camp, se sont précipités pour accuser d’inadmissible gabegie la rare politicienne ayant osé un arbitrage réaliste et défendu une stratégie à peu près cohérente sur le sujet ?

Certain.e.s argueront du fait qu’ils n’étaient pas présents en politique dans ces années. Mais au vu de la ligne alors adoptée par leurs partis, tout laisse à penser qu’ils auraient hurlé avec les loups…

Mais laissons ces imposteurs à leurs pitoyables tricheries qui discréditent leur parole, et essayons d’aborder l’une des questions essentielles qui se pose en ce moment en politique, celle des arbitrages.

Arbitrer en temps de crise sanitaire.

Car si elle paraît à tort moins cruciale en période de calme relatif, la question des arbitrages révèle son caractère central dès que la crise se profile, caractère appelé à être encore renforcé dans « le monde aux ressources contraintes » qui est déjà le nôtre.

Faut-il confiner ou ne pas confiner ?

Le confinement appliqué dans des écosystèmes fragiles pourrait en outre se révéler totalement inadapté. En l’absence de revenu minimum, les plus pauvres devront vite ressortir chercher du travail, ce qui relancera l’épidémie. En Inde, le confinement a surtout consisté à chasser les ruraux et les migrants des villes, ce qui a conduit à des violences et des déplacements de masse, au risque d’aggraver la diffusion du virus. Pour éviter l’hécatombe, on a besoin de L’État social, pas de L’État carcéral.

Thomas Piketty, Le Monde.

Je considère que nous entrons dans une période où le confinement aura plus d’inconvénients (économiques, psychologiques, familiaux, médicaux) que de bénéfices.

William Dab, Le Monde.

Et lorsque les moyens arrivent à saturation, faut-il accorder à tous l’accès aux soins ou bien faut-il se résoudre à laisser de côté certaines personnes, et lesquelles ?

Dans un monde aux ressources contraintes [mais, on le sait, c’est aussi le cas actuellement dans certains hôpitaux], il faudra faire des choix dans l’allocation des moyens. Dans la représentation la plus « morale » du lien entre enfants et parents, ces derniers sont toujours invités à se sacrifier pour leurs enfants s’il n’y a pas assez pour tous, et ce parfois au péril de leur vie (« les femmes et les enfants d’abord », rappelez-vous).

Est-il humaniste de prôner que, si on ne peut pas tout faire, la société privilégie le maintien en vie, dans de mauvaises conditions, de personnes qui ont déjà longuement vécu, au détriment de l’avenir de ceux qui ont encore une large partie de leur existence devant eux ? A tout le moins ça doit pouvoir se discuter (…)

J.M Jancovici, Le Point.

Faut-il privilégier la santé ou l’économie ?

La question ne se limite pas à quelque caricature trumpienne ou bolsonarienne, quand on sait qu’une grave récession économique peut entraîner des troubles plus meurtriers encore qu’une pandémie, comme on l’a vu avec la crise de 1929, directement à l’origine de la montée des fascismes et donc de la deuxième guerre mondiale.

Car les risques ne sont pas négligeables :

Cette crise sanitaire et économique pourrait-elle déboucher sur un effondrement généralisé ?

Cela pourrait être le cas par des enchaînements et des boucles de rétroactions, dont les conséquences sont par définition imprévisibles.

Par exemple, si la finance s’effondre, met à mal les États, provoque des politiques autoritaires ou identitaires, cela pourrait déboucher sur des guerres, des maladies et des famines, qui, elles, interagissent en boucle.

Pablo Servigne, dans Le Monde du 10/04.

Comme on le voit, chacune de ces questions, et bien d’autres encore, suscite des réponses qui n’ont rien d’évident, et il est à prévoir que les hordes manichéennes de yavéka-falécons et autres prophètes à posteriori se déchaîneront quels que soient les choix opérés :

« Il aurait fallu reprendre le travail plus tôt pour éviter le chômage de masse et les crises qui ont amené aux explosions de violence et aux guerres qui sont en train de tout dévaster ».

En revanche, le fait de faire prévaloir un certain réalisme économique sur la sauvegarde de la santé publique, serait-ce pour tenter de prévenir des crises potentiellement plus graves encore, se heurterait à coup sûr aux attaques pavloviennes des mêmes yaka-faucons :

« Que de vies innocentes sacrifiées sur l’autel du profit capitaliste ! ».

Etc. etc. etc.

Gouverner, c’est-à-dire arbitrer, n’est certes pas chose facile. Et sans doute beaucoup de donneurs de leçons en salons sont-ils en ce moment bien soulagés de ne pas être aux commandes.

Arbitrer dans un monde aux ressources contraintes.

Comme ce blog essaie depuis bien longtemps de s’en faire l’écho, une politique responsable devrait oser rompre avec l’illusion de toute puissance qu’on s’évertue à entretenir pour des besoins démagogiques et électoralistes.

Car on ne peut pas, on ne peut plus, tout faire et tout avoir « en même temps ». Et il faut désormais avoir le courage de le dire clairement et d’en tirer les conséquences.

Il est impossible de tenir ensemble une augmentation de la croissance, du PIB, du pouvoir d’achat, une transition énergétique et écologique, un maintien du niveau des retraites à âge constant, un haut niveau de protection sanitaire et sociale, un enseignement d’excellence, etc. tout cela accompagné bien entendu d’une baisse des taxes et des impôts.

Faut-il ajouter un raton laveur et la promesse de rasage gratuit pour se rendre compte de l’impossibilité de tels programmes, dangereusement grevés par une illusion démagogique et populiste proprement infantile ?

Il faut à l’évidence arbitrer, opérer des choix, qui feront forcément des mécontents.

Avec l’actuelle crise, qui, comme on devrait le savoir, en cache une autre bien plus grave, qui est celle du réchauffement climatique et de l’épuisement des ressources en énergies fossiles, un grand nombre d’articles – le plus souvent du genre opportuniste -fleurissent dans les médias pour annoncer un changement radical de mode de vie dans l’après pandémie.

Soit.

Un tel changement, dont la nécessité est évidente, aurait pourtant dû avoir lieu depuis bien longtemps (voir le paragraphe sur René Dumont).

Mais même si le diagnostic est loin d’être complet, et si on peut se demander si de telles découvertes soudaines ne relèvent pas de coups médiatiques et d’effets de mode sans véritable lendemain, il faut profiter de cette occasion d’accéder à un peu plus de lucidité.

Encore faudrait-il qu’au-delà des effets de manches, on prenne véritablement la mesure de ce qui est à accomplir, et de ce que cela implique concrètement pour nos vies quotidiennes.

Écoutons encore Jean Marc Jancovici, vieux de la vieille qui a pour lui l’avantage de ne pas s’être aperçu du problème à l’occasion de l’apparition fortuite d’un virus, comme tant de prophètes de la dernière heure, mais qui nous met obstinément en garde depuis plus de deux décennies.

Car ce changement qui nous est indispensable, et dont la crise actuelle pourrait – si nous le voulons bien…-être l’un des déclencheurs, est loin d’être une petite affaire et nécessitera des arbitrages pour le moins douloureux.

Par exemple : 

[Le Point] : Vous ne pensez pas qu’un scénario « 100% énergies renouvelables » soit possible ?

Bien sûr que si, c’est possible. En l’an de grâce 1500, le monde était 100% renouvelables. Un monde « tout renouvelable » est du reste le seul que notre espèce ait connu entre son apparition, il y a 20.000 ans, et… le début de la révolution industrielle. Il n’y a donc aucun problème physique pour y retourner. Ce qui n’est pas possible, c’est d’y revenir avec 500 millions d’habitants en Europe, et 35 000 euros de PIB par personne et par an, et des retraites payées jusqu’à 85 ans.

La révolution industrielle, c’est avoir adjoint aux hommes, grâce aux énergies fossiles, la force toujours croissante d’un parc de machines toujours croissant, qui travaillent la matière à la place de nos bras et jambes, et qui désormais font tout à notre place : les cultures, les vêtements, les logements, les routes et ponts, les transport, et le milliard de produits différents que l’on peut trouver dans le monde.

Continuer à alimenter le même parc de machines surpuissant avec juste des énergies renouvelables, c’est cela qui ne sera pas possible. Un monde 100% ENR est donc un monde où le parc de machines qu’on peut adjoindre par personne sera considérablement plus petit, et la traduction économique de l’affaire est un PIB par personne beaucoup plus petit aussi. C’est cela que le politique n’a pas compris, ou fait semblant de ne pas comprendre (c’est difficile de savoir !) : un monde 100% ENR est un monde où le pouvoir d’achat a beaucoup diminué. Je ne dis pas qu’il ne faut pas le faire, je dis juste que c’est mentir que de le promettre sans contraction forte de la consommation.

Ou encore :

Entre autres exemples, promettre aujourd’hui plus de pouvoir d’achat ou des retraites préservées, ce qui suppose plus de PIB, sans expliquer comment on rend cela compatible avec de moins en moins d’énergie, soit pour des problèmes d’approvisionnement, soit pour la sauvegarde d’un climat stable sans lequel il n’y a plus de retraités (ce qui règle le problème !), devrait se heurter immédiatement à un tir nourri de questions incisives et factuelles. Je ne suis hélas pas sûr que la presse s’y emploie !

Etc. etc.

(Pour celles et ceux qui ont le temps – c’est plutôt facile en ce moment –  je recommande l’audition de cette séance de questions réponses. La question des arbitrages y est particulièrement présente, ainsi que des réflexions intéressantes à propos de l’illusion d’un changement rapide une fois sortis de la pandémie, changement qui sera supplanté, dans un premier temps du moins selon toute probabilité, par un retour au « business as usal » du fait de la nécessité urgente – et compréhensible – de recréer l’emploi…).

Ajout 18/04:

Une vidéo de plus:

Santé et arbitrages nécessaires.

Une question lancinante qui se pose donc désormais, question beaucoup plus ample que la crise sanitaire qui la met actuellement en lumière sans ménagement, est celle de savoir comment arbitrer, dans le contexte de décroissance et de contraction qui devient forcément le nôtre, entre ce qui est secondaire et ce qui est essentiel.

L’une des variables de cette équation concernant en particulier la place qu’il convient de réserver à la santé publique et la part de budget qu’il convient de lui consacrer.

On l’a vu, bien des yaka-faucons rivalisant d’incompétence, mais aussi nombre d’avis sérieux et documentés ont souligné – et ceci depuis longtemps -les carences réelles de notre secteur médical.

On ne peut certes qu’être partisan des remaniements et améliorations qui en renforceront l’efficacité.

En fonction de ce qui a été dit plus haut, il convient cependant de ne pas se voiler la face.

Si, comme c’est effectivement le cas, nous ne pouvons continuer à rêver de façon illusoire de tout faire en même temps, sur quel(s) poste(s) et dépenses faudra-t-il nécessairement gagner pour pouvoir assurer la mise à niveau d’un système de santé capable de prendre en charge des événements catastrophiques comme celui qui se présente aujourd’hui ?

Là encore, on est en droit de penser que des arbitrages en faveur d’une élévation considérable du budget de la santé, forcément au détriment d’autres secteurs, ne feront pas que des heureux.

Je ne revendique certes aucune compétence particulière sur le sujet, mais pour ma part, je vois mal comment on peut désormais envisager en ce domaine des arbitrages justes et efficaces en faisant l’économie d’une réflexion et d’un débat sur la nationalisation du secteur de la santé, qu’il s’agisse de la pratique médicale et infirmière, comme de l’industrie et la distribution pharmaceutique.

Alors qu’il est question, à juste raison, d’envisager la nationalisation de banques et d’entreprises pour les sauver de la faillite, que ne réfléchit-on pas à cette possibilité pour ce qui est de notre système de santé ?

Bien qu’elle ne fasse pas partie des attributions dites régaliennes (Armée, Justice, Intérieur, etc.), je ne vois pas pourquoi la question de la santé, de par son importance vitale pour la communauté, pourrait ne pas relever d’une administration nationale, au même titre au moins que les autres grands services publics que sont l’Éducation Nationale, l’armée ou la police.

Est-il cohérent que l’administration de l’impôt relève de l’État, alors que la santé publique, bien éminemment commun, relève en grande partie d’une gestion privée ?

Une nationalisation du secteur de la santé, si elle ne résoudrait certes pas tous les problèmes – cf. par exemple les diverses gabegies régulièrement dénoncées par la Cour des Comptes, la gestion chaotique du budget de l’Éducation Nationale, le coût des fonctionnaires surnuméraires, etc., etc..… – ne pourrait-elle cependant contribuer à un pilotage moins hasardeux de crises telles que celle que nous connaissons aujourd’hui ?

La plus grande partie des dépenses du secteur médical et pharmaceutique étant en outre d’ores et déjà à la charge de la collectivité par le biais de la Sécurité Sociale, on ne voit pas en vertu de quoi médecine et pharmacie ne pourraient pas être considérées légitimement comme des charges de la Nation, au même titre que l’Éducation Nationale ou l’Armée.

Les arguments qui s’opposent à cette possibilité paraissent bien spécieux.

Car en vertu de quoi faudrait-il, par exemple, continuer à considérer qu’un praticien fonctionnaire serait moins compétent ou efficace qu’un libéral ?

Si c’était le cas, la logique la plus élémentaire demanderait alors que les enseignants, pour gagner en efficacité et en compétence, quittent l’Éducation Nationale pour exercer dans le privé, au besoin en pratiquant le dépassement d’honoraires.

Je doute qu’une telle éventualité fasse l’unanimité chez les citoyens.

L’une des vertus de l’actuelle crise est de remettre au centre la fonction de l’État (tout en soulignant hélas l’absence criante d’une organisation efficace au niveau européen), ses responsabilités et son rôle irremplaçable en situation de catastrophe.

C’est la recherche du profit dans l’industrie pharmaceutique qui est à l’origine des très graves carences que nous observons, liées à la délocalisation de la fabrication de médicaments, de matériels et de produits de première nécessité.

Ne serait-il pas de la responsabilité de l’État de lutter contre les déserts pharmaceutiques causés par le libéralisme économique, mais aussi contre les déserts médicaux entraînés par la pratique libérale de la médecine ? Car on ne voit pas par quelle aberration il est impossible de disposer de médecins ou de dentistes dans certaines villes et bourgades, alors qu’y nommer des instituteurs ou des professeurs n’a jamais constitué le moindre problème.

Mais comme l’atteste la citation d’Einstein tellement appréciée par Stultitia :

« On ne résout pas un problème avec les modes de pensée qui l’ont engendré ».

Et ce qui manque à la résolution de tels problèmes est sans doute simplement un peu d’imagination et de courage politique.

Arbitrer entre des projets de société

Car l’arbitrage essentiel, désormais vital, est à opérer au niveau politique entre des projets de société, concrètement entre ceux qui poursuivent le mythe de la croissance et ceux qui optent pour une décroissance raisonnée.

J’ai maintes fois évoqué cette nécessité.

Comme on le sait, la pandémie actuelle ne constitue pas une nouveauté dans l’histoire d’une humanité ayant connu la peste, le choléra, la grippe espagnole et autres épidémies dévastatrices.

Mais l’une des nouveautés de cette crise est qu’elle nous fait toucher du doigt l’extrême vulnérabilité de nos sociétés contemporaines.

Ce n’est jamais qu’une manifestation supplémentaire des vulnérabilités multiples qui nous sont maintenant constitutives du fait d’une croissance disproportionnée : vulnérabilité écologique liée au réchauffement climatique dont nous sommes la cause, au gaspillage et à l’épuisement de nos ressources naturelles, à la pression démographique destructrice de la biodiversité ; vulnérabilité face aux zoonoses liées à une promiscuité plus grande avec les animaux sauvages causée par cette même pression démographique ; vulnérabilité face aux sécheresses à venir, au manque d’eau, aux famines du fait de la surpopulation ; vulnérabilité économique et financière; vulnérabilité informatique; vulnérabilité face aux conflits nucléaires, au terrorisme, etc. etc., multiples facteurs que nous connaissons sans nous résoudre à en prendre la mesure, tant nous sommes portés à les couvrir par le virus du déni.

Or, la crise actuelle vient ébranler ce déni qui nous est si intimement constitutif.

Oui, nous sommes mortels et vulnérables. Nous ne pouvons plus échapper à l’évidence.

Dans L’Obsolescence de l’homme, Günther Anders parlait de « décalage » [Diskrepanz] entre ce que nous sommes capables de produire et ce que nous sommes capables d’imaginer.

La situation actuelle nous permet d’imaginer tant soit peu l’ampleur des conséquences qu’un simple petit virus peut entraîner dans un monde aussi vulnérable que le nôtre.

De façon symptomatique, alors qu’elle était prévisible, une telle ampleur a pris de court même des spécialistes de « l’effondrement » ou de la « collapsologie ».

Mais parmi les catastrophes qui nous menacent – dont celles que nous sommes capables de produire – d’autres, peut-être plus considérables encore, nous sont proprement inimaginables.

Il est donc urgent de nous engager désormais dans le projet de construction d’une société résiliente, capable de surmonter autant que possible ses vulnérabilités les plus criantes.

Nous l’avons vu, nous l’avons dit, cela nécessite impérativement un certain nombre d’arbitrages douloureux, mais féconds, puisqu’il s’agit tout simplement de la survie de notre espèce dans des conditions à même de sauvegarder sa dignité.

Nous attendons bien sûr de nos politiques qu’ils s’engagent sur de tels arbitrages, qui nécessiteraient de grands débats démocratiques.

Mais leur promotion et leur défense dépend avant tout de notre conscience de citoyens du monde.

*

Bonnes fêtes de Pessah ou de Pâques pour celles et ceux que cela concerne, et pour toutes et tous, l’espérance, qui ne demande qu’à être partagée !