Il me semble nécessaire, pour tenter d’éclaircir encore les présupposés de débats de plus en plus nauséabonds par bien des aspects, de revenir une fois de plus à des remarques de terminologie et de méthode.
Et en particulier à la question du retour sur le devant de la scène d’un terme désormais omniprésent et étonnamment désinhibé, celui d’islamophobie.
Je m’appuierai essentiellement dans ce post sur l’excellent travail d’Alain Ruscio,
http://orientxxi.info/magazine/islamophobie-un-mot-un-mal-plus-que-centenaires,1155
jusqu’à le « piller », je le reconnais sans honte, car il est difficile de faire mieux que lui sur le sujet. Je lui adresse mes remerciements.
Il convient cependant de repartir d’un moment déterminant de l’histoire récente du terme islamophobie en France, moment qui confère sa tonalité à l’essentiel du débat actuel.
C’est en effet avec Tirs croisés. La laïcité à l’épreuve des intégrismes juif, chrétien et musulman, Calmann-Lévy 2003, que commence une nouvelle donne de l’histoire du terme, dont les querelles actuelles sont les héritières.
Pour les auteures (Caroline Fourest et Fiammetta Venner)
Le mot “islamophobie” a été pensé par les islamistes pour piéger le débat et détourner l’antiracisme au profit de leur lutte contre le blasphème. Il est urgent de ne plus l’employer pour combattre à nouveau le racisme et non la critique laïque de l’islam. (de la recension du livre par les auteures, dans la revue ProChoix n°26-27, Automne-hiver 2003).
http://www.prochoix.org/frameset/26/islamophobie26.html
On comprend la raison, en soi louable, d’une telle intention des auteures :
Comme je l’ai rappelé dans mes posts du 30 janvier et du 23 février, les islamistes de tous bords exhibent en effet à l’envi l’accusation d’islamophobie pour se poser en martyrs de l’Occident chaque fois qu’un penseur se permet de critiquer la situation des droits de l’homme, de la femme, des homosexuels etc. dans des régimes qui prétendent se fonder sur l’islam. Penseur y compris musulman, ce dernier étant alors considéré comme un traitre ou un « vendu », selon la bonne vielle phraséologie totalitaire.
La supercherie est en soi fort classique. J’ai eu il y a quelques années un élève particulièrement insupportable auquel j’ai été un jour contraint, à mon corps défendant mais il ne restait plus que cette solution, d’infliger quelques heures de « colle ». Il s’est aussitôt exclamé : « Monsieur, vous êtes raciste ! ». Car il se trouvait qu’il était noir. J’ai eu beau lui expliquer que ce n’était pas spécialement mon problème, étant donné entre autres le patchwork de mes origines, rien n’y faisait.
Ma critique de son attitude ne pouvait bien évidemment provenir que de mon racisme.
Ainsi en va-t-il aussi, comme je le disais dans les posts précédents, du « chantage » à l’accusation d’antisémitisme que connaissent bien tous ceux qui récusent la politique palestinienne de certains dirigeants israéliens, etc.
Dénoncer les pratiques de tels islamistes est donc indispensable, et c’est à ce niveau que l’initiative de Fourest et Venner est bien évidemment positive.
Le problème, c’est qu’on ne voit pas en quoi (comme je le disais encore) le fait de dénoncer l’instrumentalisation que certains font des termes racisme et antisémitisme devrait aboutir au sophisme qui estimerait que ces mots ayant « été pensés » (…) pour piéger le débat », il serait « urgent de ne plus les employer ».
[Sophisme : Logique. Raisonnement apparemment valide, c’est-à-dire conforme aux règles de la logique, et néanmoins incorrect. (La philosophie de A à Z)].
Pour ma part, comme je l’ai dit, le mot « islamophobie » conserve sa valeur pour signifier …. ce qu’il signifie, comme le précise le rapport du Conseil de l’Europe de 2005 sur L’islamophobie et ses conséquences pour les jeunes (2005) :
« il s’agit de l’ensemble des actes de discrimination ou de violence contre des institutions ou des individus en raison de leur appartenance, réelle ou supposée, à l’islam. Ces actes sont également légitimés par des idéologies et des discours incitant à l’hostilité et au rejet des musulmans. »
https://book.coe.int/eur/fr/jeunesse-autres-publications/3348-l-islamophobie-et-ses-consequences-pour-les-jeunes.html
Et, s’il est en effet « urgent » que les penseurs et les politiques distinguent radicalement la critique et l’islamophobie, et ne se réclament pas de ce dernier terme (cf. post du 30/01), ce mot doit absolument demeurer pour désigner et dénoncer cette réalité bien tangible à laquelle nous sommes quotidiennement confrontés .
Car en dépit de certains dénis, caractéristiques jusqu’ici d’orientations politiques bien connues, le racisme existe, tout comme l’antisémitisme. Il continue d’être urgent de les nommer en « employant ces termes ».
Et on ne voit pas en vertu de quel privilège le mot « islamophobie », en dépit de son instrumentalisation, devrait faire exception, et son emploi disparaître.
Car contrairement à ce qu’affirment nos auteures ainsi que ceux qui s’en réclament (P. Bruckner, etc.) le terme n’a bien sûr pas commencé avec cette instrumentalisation par les islamistes. Il exprime une réalité qui existait depuis bien longtemps, qui continue d’exister, et qui ne s’est même jamais mieux portée.
Or, sa négation, ou « l’urgence de ne plus l’employer » font providentiellement l’affaire de ceux qui ont besoin de ce sauf-conduit pour légitimer une levée des inhibitions hélas elle aussi bien classique (cf. par ex. mes posts du 17 nov. Et 18 déc. 2015).
« Quand je déclare que l’islam est la religion la plus con, je m’accroche, et je n’ai pas peur de me faire traiter d’islamophobe. Car vous savez bien que cette accusation est un coup monté des islamistes. Un « délit d’opinion, analogue à ce qui se faisait jadis dans l’Union soviétique contre les ennemis du peuple » (cf. citation de P. Bruckner dans l’article cité d’Alain Ruscio, ainsi que son article récent dont le lien figure dans une « réponse » du post précédent). Ou bien seriez-vous de ces pauvres demeurés qui ne savent pas encore que l’islamophobie est leur création ? D’éminentes sociologues, dont la compétence ne peut pas être mise en cause puisqu’on les voit en permanence sur les médias, l’ont pourtant démontré par a+b ! Ne vous rendez vous pas compte que votre ignorance fait le jeu des intégristes ?».
Et c’est ainsi que fleurissent dans les médias et sur le net des manifestations de plus en plus désinhibées.
Car pourquoi se priver ? Il suffit de renvoyer ceux qui les accuseraient d’islamophobie au statut de « soviétiques qui s’attaquent aux ennemis du peuple » (P. Bruckner), de suppôts de l’intégrisme, voire du djihadisme, tant qu’à faire, et le tour est joué ! CQFD…
Or, tout comme le racisme et l’antisémitisme, l’islamophobie existe bel et bien, n’en déplaise à nos intellectuel(le)s et à ceux qui profitent de leurs sophismes pour se défouler en toute tranquillité de conscience.
Dans un article du Monde, daté du 06 octobre 2006, l’historien de la laïcité Jean Baubérot opère d’ailleurs un rapprochement évident entre ces tendances :
(citation d’Alain Ruscio, art. mentionné plus haut) :
« Suit dans le même article un parallèle entre l’antisémitisme du temps de l’affaire Dreyfus et la montée de l’islamophobie au début du XXIe siècle : « De tels stéréotypes sont permanents : seuls changent les minorités qu’ils transforment en boucs émissaires. La lutte contre l’intolérance ne dispense pas de la lutte contre la bêtise haineuse ».
[ajout 03/03: lien à l’article de J. Baubérot:
dont la pertinence continue à éclaircir les situations actuelles…]
Car, comme l’antisémitisme, l’islamophobie constitue une tendance de fond d’une certaine pensée « française » qu’il serait dangereux de sous-estimer.
Ses manifestations passées, telles que nous les présente Alain Ruscio, sont étonnamment proches d’un triste florilège qu’on pourrait établir sur la base d’une lecture quotidienne d’internet et des réseaux sociaux :
« contrairement à une vulgate répandue, il [le terme islamophobie] est plus que centenaire. La première utilisation du mot retrouvée date de 1910. Elle figure sous la plume d’un certain Alain Quellien, aujourd’hui oublié. Il proposait une définition d’une surprenante modernité :
« L’islamophobie : il y a toujours eu, et il y a encore, un préjugé contre l’islam répandu chez les peuples de civilisation occidentale et chrétienne. Pour d’aucuns, le musulman est l’ennemi naturel et irréconciliable du chrétien et de l’Européen, l’islamisme [en note : à l’époque synonyme d’islam] est la négation de la civilisation, et la barbarie, la mauvaise foi et la cruauté sont tout ce qu’on peut attendre de mieux des mahométans ».
La politique musulmane dans l’Afrique occidentale française, Paris, Émile Larose.
Ou encore :
« Il revenait à Ernest Renan de synthétiser tout l’esprit d’une époque :
« L’islam est la plus complète négation de l’Europe. L’islam est le dédain de la science, la suppression de la société civile, c’est l’épouvantable simplicité de l’esprit sémitique, rétrécissant le cerveau humain, le fermant à toute idée délicate, à tout sentiment fin, à toute recherche rationnelle, pour le mettre en face d’une éternelle tautologie : “Dieu est Dieu ».
La réforme intellectuelle et morale, Paris, Michel Lévy Frères, 1871. ». Idem.ibid.
Un siècle et demi après, les choses n’ont pas beaucoup changé, semble-t-il, dans l’esprit de certains. À quand une étude sociologique sérieuse sur les insanités diverses répandues dans les médias comme sur internet ?
Comme je l’ai dit dans mon post précédent, je pense pour ma part que le « collectif » se trompe lorsqu’il accuse Kamel Daoud d’épouser « une islamophobie devenue majoritaire».
Même si sa critique légitime d’un certain, ou de certains, islam(s) puisse être bien évidemment récupérée par des nuées d’islamophobes bon teint, à l’affut de la moindre occasion.
Mais qui n’est pas sujet à récupération ? Ces lignes mêmes le seront sans doute de quelque façon quelque part…
Il faut cependant en être conscient, et ne pas s’enfermer dans le déni : tout comme le djihadisme, l’islamophobie constitue en France un danger considérable, comme l’antisémitisme, son frère jumeau, dont il serait difficile de nier les dégâts dans l’Histoire.
Cela ne doit pas bien sûr arrêter le travail difficile et ingrat d’une critique respectueuse, compétente et informée, travail qui devrait être celui de tout penseur mais aussi de tout citoyen, qu’il s’agisse de religion, de politique, ou de tout autre composante de la vie de la Cité.
En font donc partie certaines mises au point qui me paraissent nécessaires, comme celle-ci.
Car il est dangereux de laisser subsister des erreurs et des sophismes qui polluent gravement les discours, comme c’est le cas des errements qui caractérisent actuellement la notion d’islamophobie.
Nul ne met en question le danger considérable que représentent le djihadisme et autres interprétations qui défigurent l’islam.
Mais un autre danger considérable se manifeste ici et maintenant, en France et en Europe: celui de joindre notre voix, par défauts d’analyses et de discernement, à celles qui feront que demain, le premier tour d’une élection présidentielle sera probablement remporté par une personne capable de comparer la présence de musulmans sur notre sol à l’occupation hitlérienne, alors même que la dite personne s’affiche lors de cérémonies en compagnie de nazis affirmés.
La probabilité d’une telle honte fait peu à peu son chemin, tant la levée des inhibitions est désormais manifeste.
Souvenons nous tout de même que les élections législatives allemandes de novembre 1932, qui ont amené Hitler au pouvoir, ont été remportées par le NSDAP, le parti national socialiste (Nazi), avec 33,1% des suffrages.
Il y a peut être des choses qu’il vaut mieux ne pas prendre à la légère.
Comme nous l’a montré Viktor Klemperer (Lti, la langue du Troisième Reich), la manipulation du vocabulaire en fait partie.
Ajout 13/03:
Lien à l’article bien documenté de Thomas Piketty:
Ajout du 18/03:
Quelques rapides remarques à propos d’un article qui m’a surpris par des affirmations qui me paraissent quelque peu spécieuses :
http://www.liberation.fr/debats/2016/03/14/radicalisations-et-islamophobie-le-roi-est-nu_1439535
D’autant plus que j’éprouve un grand respect pour les auteurs, en dépit de quelques interrogations sur certaines allégations encore récentes de Gilles Kepel, lorsqu’il prévoyait il y a à peine quelques années le déclin de l’islamisme…
Ma première remarque concerne des phrases telles que :
‘’«Radicalisation» comme «islamophobie» constituent des mots écrans qui obnubilent notre recherche en sciences humaines (…) Le corollaire de la dilution du jihadisme dans la radicalisation est la peur de «l’islamophobie» : l’analyse critique du domaine islamique est devenue, pour les nouveaux inquisiteurs, haram – «péché et interdit»’’.
Il me semble au contraire que, loin de constituer un « mot écran », le terme « islamophobie » à condition de le débarrasser du sophisme dénoncé ci-dessus, représente un vocable indispensable pour nommer de façon précise ce dont il est difficile de nier l’existence, telle qu’elle se manifeste entre autres dans les discours du FN ou de Trump, la montée de Pegida confirmée par celle de l’AFD, etc.
Bien sûr, il convient aussi de le distinguer de la critique légitime de certains aspects de l’islam (cf. mon post du 30/01) qui n’a certes aucune raison d’être frappée du « haram ».
Mais, encore une fois, c’est ici le respect de la signification des termes et non la confusion qui permettra le libre développement de « la recherche en science humaines », qui, sans cela, risquerait de passer à côté de phénomènes bien attestés : montée de l’islamophobie d’une part, dévoiement de l’islam de l’autre.
La seconde remarque concerne le différend entre les auteurs et Olivier Roy à propos de ce que ce dernier nomme, de façon à mon sens pertinente, « l’islamisation de la radicalité ».
Si en effet cette expression ne doit pas « dilue(r) dans la généralité un phénomène dont il interdit de penser la spécificité – fût-ce de manière comparative », ni occulter les différentes formes – à étudier bien sûr de façon précise – de ce qui continue à être une caractéristique de certaines formes de l’islam, en quoi faudrait-il pour autant l’évacuer, alors que tant d’indices semblent montrer qu’elle permet elle aussi de désigner un phénomène qui se manifeste effectivement, en particulier chez nombre de « convertis » pour lesquels le besoin de radicalité précède selon toute probabilité la référence à un « islam » qui demeure bien méconnu et bien problématique ?
[parmi nombre d’enquêtes similaires, cf. encore aujourd’hui:
Sur ces point encore, comme pour ce qui est de « l’affaire Kamel Daoud », ne faudrait-il pas sortir d’une stérile opposition entre les « procès en sorcellerie » des uns et ceux des autres, en vue de favoriser l’abord analytique de phénomènes qui se caractérisent par une diversité telle qu’elle nécessite des approches différentes mais complémentaires ?