Un intéressant « Thema » d’Arte au sujet du trafic et de la vente d’organes m’incite à développer un peu la réflexion sur les questions éthiques abordées dans mon post sur la loi de « lutte contre le système prostitutionnel » (« Prostitution, aliénation, consentement…. »). Il s’agit de :
Un rein sinon rien. Enquête sur le marché noir de la transplantation d’organes (du 21 janvier à 20h50). Encore visible sur :
http://www.arte.tv/guide/fr/emissions/JT-010720/un-rein-sinon-rien
Les interrogations qui en constituent l’arrière fond renvoient en effet à ce que j’avais nommé les « principes fondamentaux » de la « libre disposition du corps » et du « consentement ».
(Je divise cette réflexion en paragraphe numérotés. La technique est assez scolaire, mais m’aide à mettre un peu d’ordre dans les sujets compliqués. J’espère que le lecteur le perçoit de la même manière…).
1) « Libre disposition du corps » et « principe de consentement » dans le cas de la prostitution. Quelques rappels.
Dans un premier temps, et comme je l’avais précisé dans le post en question, il convient de bien distinguer les problématiques de la prostitution et de la vente d’organes (contre les assimilations abusives qui ont pu être faites en particulier par les partisans de la loi Vallot-Belkacem) :
Reprenons quelques citations :
Elisabeth Badinter refuse d’identifier la prostitution à la « mutilation définitive » que constitue la ventre d’organe (« Prostitution : L’État n’a pas à légiférer sur l’activité sexuelle des individus » Le Monde du 20.11.13).
Elle rejoint en cela Thierry Schaffauser, qui se définit comme « travailleur du sexe » (cité par Frédéric Joignot, Le Monde Culture et Idées du 29.11.2013) :
Nos clients ne rentrent pas chez eux avec une partie de notre sexe ! Nous conservons la propriété de notre corps. Cette rhétorique [l’auteur vise certains partisans de la loi] sert à faire peur. Elle amalgame le fait de donner du plaisir à l’esclavage ou à la vente d’organes ».
Il paraît difficile en effet d’opérer une assimilation entre ces deux problématiques : le « travailleur du sexe » ne vend pas son corps, il propose à ses clients un « service » qui ne doit pas mettre en question son intégrité physique. Cela n’a donc rien à voir avec des pratiques qui entraînent une mutilation définitive, qui, le cas échéant, devrait être radicalement combattue, ou toute autre forme d’aliénation (aliénation qui doit être elle aussi combattue par la lutte contre les proxénètes et les réseaux, même si l’on peut donc estimer légitime l’hypothèse de formes de prostitution non aliénées).
Dans le contexte de la vente d’organe, nous retrouvons donc le vocabulaire sur lequel nous nous étions attardés, et en particulier la corrélation entre « consentement » et « libre disposition du corps ».
En ce qui concerne la prostitution, je partageais dans mon post l’opinion de Ruwen Ogien :
« Sous prétexte qu’il peut quelquefois être invoqué dans des situations de domination, faut-il renoncer à faire du consentement un critère du juste dans les relations entre personnes ?» (cité par Frédéric Joignot, article ci-dessus).
Ce qui m’amenait à la réflexion suivante :
« D’où un certain malaise de ma part de voir une catégorie de population apparemment privée a priori par certains de la ‘’présomption du consentement’’, ce qui équivaut à une réduction de ces personnes à la déficience ou à la minorité ».
Le fait qu’il y ait, même s’il s’agit d’une minorité, des prostituées consentantes, exige que leur consentement soit respecté en tant qu’expression de leur responsabilité d’adultes en ce qui concerne la libre disposition de leurs corps.
Que penser maintenant de l’invocation de ce même « principe de consentement » lorsqu’il s’agit, non pas de prostitution, mais de mutilation, dont l’un des aspects troublants du documentaire est le constat qu’elle peut-être « librement consentie » ?
Faut-il alors poser une limite au « principe de libre disposition de son corps », alors même qu’il nous a paru légitime de le respecter dans le cas de la prostitution ?
En fait, on constate qu’une telle limite existe déjà dans de nombreux pays.
2) La limite actuelle à la « libre disposition de son corps » : « l’indisponibilité du corps humain » en tant que « res extra commercium » (« chose en dehors du commerce »).
On le sait, dans la plupart des pays dits « occidentaux », mais aussi bien au-delà (Chine, Inde, pays appartenant à la Ligue Arabe, etc.), cette limite est établie par le droit, qui s’oppose à la vente ou à toute forme de commercialisation du corps humain. Même si ce n’est pas le cas en France, la législation concernant les « produits renouvelables » peut cependant être, dans certains pays, plus libérale (rémunération possible du don de sang, de sperme – par ex. aux États-Unis – d’ovocytes, – en Espagne – etc.).
Pour ce qui est de la France, on peut citer le Code de la Santé Publique, Première partie, Livre II, « Don et utilisation des éléments et produits du corps humain », Article L 1211-4 : « Aucun paiement, quelle qu’en soit la forme, ne peut être alloué à celui qui se prête au prélèvement d’éléments de son corps ou à la collecte de ses produits. Seul peut intervenir, le cas échéant, le remboursement des frais engagés ».
Par contre, on le sait aussi, le « principe de libre disposition » demeure dans le cas du don gratuit, « altruiste », selon le terme répété dans le documentaire, y compris lorsqu’il entraîne une mutilation (don d’organes « doubles », dont le rein est l’exemple le plus courant; en France, des conditions de parentalité ou de vie commune sont toutefois requises pour que le don soit accepté).
« Le donneur, préalablement informé par le comité d’experts mentionné à l’article L. 1231-3 des risques qu’il encourt et des conséquences éventuelles du prélèvement, doit exprimer son consentement devant le président du tribunal de grande instance ou le magistrat désigné par lui, qui s’assure au préalable que le consentement est libre et éclairé et que le don est conforme aux conditions prévues aux premier et deuxième alinéas »
Une question difficile et profonde se posera dès lors :
pourquoi le corps humain est-il considéré comme « indisponible » au commerce, mais « disponible » au don ?
3) Dignité or not dignité ?
Même si la formulation n’en est pas explicite, la réponse traditionnelle semble faire intervenir essentiellement des notions dont le statut juridique reste quelque peu flou, celle de « dignité » liée à celle de « Personne », dont on connaît la densité philosophique, en particulier dans la philosophie de Kant et celle des Lumières. Il faudra revenir sur cette importante question.
Cette mention de la « dignité » apparaît, on le sait, dès les premiers mots du Préambule de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme :
« Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde (…) l’Assemblée générale proclame la présente Déclaration universelle des droits de l’homme… ».
Pour être répétée dès l’article premier :
« Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ».
De nombreuses autres déclarations et chartes (par exemple la Charte européenne des droits fondamentaux de 2000) s’inscriront dans la même approche, en particulier en ce qui concerne les questions de bioéthique, à la suite du Code de Nuremberg de 1947 et de la Déclaration d’Helsinki de 1964 (Déclaration universelle sur le génome humain et les droits de l’homme de l’Unesco en 1997 ; Déclaration universelle sur la bioéthique et les droits de l’homme de 2005, etc.).
Le fait de fonder la dignité sur le fait d’être « doué de raison et de conscience » est ici caractéristique d’un humanisme de type kantien.
Envisageons donc pour le moment les formulations suivantes, qui correspondent aux pratiques de la plupart des pays mentionnés plus haut :
– si je vends mon rein, et si cela contrevient à la « libre disposition de mon corps », c’est parce que cela ne respecte pas sa dignité ni celle de ma personne.
– Si je donne mon rein – en respectant toutefois certaines conditions du moins en France (parentalité, vie commune prolongée…) – cela n’y contrevient pas, car cela respecte la dignité de mon corps et de ma personne.
– Et sans doute la dignité de la personne du receveur est-elle aussi implicitement en jeu dans cette approche : accepter un organe donné est, de quelque manière, plus « digne » qu’accepter un organe vendu.
Deux question vont alors se poser :
3,1) La première sera de savoir quelle est la pertinence réelle de cette notion de « dignité ».
S’agit-il effectivement d’une exigence fondamentale, d’une valeur « universelle », « fondatrice », dans le sens où l’anthropologie peut encore reconnaître des « interdits fondamentaux » ou « fondateurs », dans le cas des interdits majeurs (interdit de l’inceste, du meurtre, de l’anthropophagie) ?
On peut le contester.
On a en effet beau jeu d’en souligner à juste raison le caractère « éminemment subjecti(f)et relati(f) » (Anne-Marie Le Pourhiet, « Touche pas à mon préambule », Le Figaro 24/05/2008), en montrant que l’invocation de la dignité est un « fourre-tout » qui peut concerner des revendications contradictoires telles que le refus de l’euthanasie pour les uns et « le droit de mourir dans la dignité » pour les autres, le refus de l’avortement au nom de la dignité de toute vie pour les uns et son exigence au nom de la dignité de la femme pour les autres, etc.
De plus, cette prétention à faire de la dignité une valeur fondamentale ne pourrait-elle être liée à un simple conditionnement moral (« judéo-chrétien », kantien, etc…) ? Auquel cas cette notion, tout comme celle de Personne, voire de morale (cf. quelques-uns de mes posts précédents sur Nietzsche en particulier) pourrait faire l’objet d’une « déconstruction » généalogique et d’une réévaluation éventuelle en fonction d’un contexte historique, socio-culturel etc. différent.
Tout ceci ne manque certes pas de fondement.
Mais il me semble alors essentiel de s’interroger sur ce qui pourrait remplacer cette notion en effet équivoque.
Car on comprend que la relativisation, voire la négation de la dignité de la personne et de son corps comme valeur fondamentale peut alors permettre bien des extrapolations ; par exemple, les besoins de la science ou du maintien de la « race » passant avant la « dignité de la personne », on va permettre l’expérimentation sans limite sur le vivant humain, la vivisection, etc.
La disparition de la référence à l’égale dignité des personnes pourra entraîner aussi, de façon explicite dans le cas de « morales » inégalitaires (élitistes, racistes, etc.), mais aussi de façon implicite dans les pratiques, des discriminations effectives.
C’est sans doute déjà le cas lorsqu’on constate que le recours au commerce d’organe (comme aux mères porteuses) fonctionne en « sens unique », la demande émanant des pays riches étant satisfaite de façon quasiment exclusive par les individus des pays pauvres. Cette pratique repose sur une « éthique » informulée, selon toute vraisemblance en voie d’expansion, qui avalise de façon implicite l’inégale dignité des personnes.
La distinction marxiste entre les « droits formels » et les « droits réels », en remettant en question les droits de l’individu « bourgeois » au profit des droits de « l’individu complet » ou de « l’homme total » dont le communisme prône la construction (cf. post précédent, «Postscriptum ») peut aussi entraîner le non respect des droits et de la dignité des personne sous le prétexte d’une adéquation aux exigences supérieures de l’Histoire, etc. (cf. post précédent sur Koestler).
On en revient ainsi, me semble-t-il, aux considérations du post précédent (« Une étrange rencontre entre Marx et Nietzsche… ») concernant la nécessaire résistance d’une éthique humaniste égalitaire face aux métaphysiques de la dissolution du sujet, véhiculant le plus souvent des approches élitistes.
Car si le sujet, la personne responsable, le « je », n’est plus là pour poser la norme, le champ est ouvert aux facteurs non-personnels que sont la Force, la Vie, la Race, l’Histoire, le Ça, la Biosphère (cf. par ex. le « Mouvement pour l’Extinction Volontaire de l’Humanité » ou autres représentants d’une Deep Ecology à la Peter Singer) etc., et à ceux qui s’en font les interprètes autorisés.
On comprend que dans de tels contextes, l’interrogation concernant la dignité de la personne et la marchandisation du corps n’ait qu’un intérêt anecdotique, et qu’un tel « bordel métaphysique » (cf. dans mon post précédent « Une étrange rencontre …», l’expression d’Ivanov dans le Zéro et l’Infini) sera rapidement évacué de la pensée sérieuse.
La reconnaissance du caractère polysémique et équivoque de la « dignité » ne semble donc pouvoir aboutir sans risque à sa disparition pure et simple en tant qu’instrument opératoire essentiel, pour l’éthique comme pour le droit.
Il suffit de faire disserter des élèves de terminale sur des sujets tels que « être libre, est-ce faire ce qui me plaît » ? ou « Peut-on dire des hommes qu’ils naissent égaux ?» pour se rendre compte de l’équivocité radicale de notions telles que la liberté ou l’égalité.
L’évidence de leur caractère ambigu devrait-elle pour autant aboutir à les évacuer de la sphère de l’éthique et du droit ? Cela peut apparaître comme un dangereux sophisme.
Il en va de même de la notion de dignité, d’ailleurs étroitement liée aux précédentes.
Ne peut-on alors penser que l’équivocité et la polysémie de telles notions, plutôt qu’un défaut, constituent une chance qui permet d’échapper aux risques d’une réduction univoque et totalitaire de l’éthique, du droit et du politique, en creusant en permanence la carrière de sens qu’offre cette plurivocité ?
Comme toutes les grandes notions autour desquelles se construit l’humanité, celle de dignité peut donc avoir une fonction « régulatrice », qui pointe et oriente vers un horizon demandant en permanence à être précisé, sans pour autant pouvoir être réduit à l’univocité.
C’est cela même qui constitue sans doute la raison de son dynamisme, qui opère à travers la diversité des approches historiques, qu’elles soient philosophiques, éthiques, juridiques ou politiques, sans jamais se réduire entièrement à l’une d’elles.
S’il convient donc d’en constater l’équivocité, il serait erroné de s’en tenir là, sans reconnaître qu’il y a aussi des traces qui permettent de parler, à défaut d’un « dénominateur commun » autre qu’utopique, de convergences transhistoriques et supra-culturelles. Considérer, par exemple, que le viol constitue un outrage à la « dignité » de l’être humain constitue me semble-t-il un constat parmi bien d’autres qui peut être partagé aussi bien par des Occidentaux que par des Indiens.
Déjà Cicéron, tout en constatant l’extrême diversité des coutumes et des cultures reconnaissait la profonde unité du genre humain : ‘’Il n’y a pas en effet d’êtres qui, comparés les uns aux autres, soient aussi semblables, aussi égaux que nous. C’est bien la preuve qu’il n’y a pas dans le genre humain de dissemblance, autrement la même définition ne s’étendrait pas à nous’’ (Des Lois, I, X).
Certes, il y a là sans doute un postulat métaphysique qu’on peut à juste titre nommer « humaniste ». Il faut cependant ajouter que tout système opératoire repose sur des axiomes ou des postulats. La « valeur dignité », malgré toute l’ambiguïté liée à cette notion en fait partie, au même titre que la « valeur liberté » ou la « valeur égalité ».
(rappelons que, pour les Anciens, Euclide en particulier, le terme axiome désignait une proposition primitive non susceptible de démonstration, car sa démonstration demanderait elle-même d’autres propositions qui devraient être démontrées à l’infini. L’axiome se caractérise donc par une évidence telle qu’elle joue le rôle de butoir qui arrête cette remontée. À ce titre, il est habilité à jouer le rôle de principe premier d’un raisonnement déductif. Le postulat, lui aussi indémontrable, présente un moindre degré d’évidence. Mais le mathématicien demande (du verbe postulare en latin) de l’accepter comme base d’un raisonnement. On sait que, depuis le XIXème siècle, la notion d’axiome est devenue problématique avec l’apparition de « modèles » mathématiques qui remettent en cause les « évidences » euclidiennes et demandent simplement d’admettre des hypothèses de travail sans s’interroger sur leur « évidence ». Les mathématiques contemporaines se caractérisent donc plus par une « postulatique », que par une axiomatique. Même si le terme y est conservé, il n’a plus le sens que lui donnaient les Anciens. En philosophie, on peut utiliser le terme de postulat pour désigner un principe indémontrable, nécessaire à l’édification d’un modèle métaphysique. Ainsi, on peut dire que le spinozisme – cf. les posts précédents – postule une universelle nécessité, alors que la Déclaration des Droits de l’Homme ou le kantisme postulent l’existence de la liberté comme libre arbitre).
Et on ne voit pas sur quelles bases le caractère opératoire de tels postulats, sur lesquels se fonde toute laïcité humaniste, pourrait être sérieusement remis en cause.
Je fais donc ici le pari assumé de conserver sa valeur à la notion de dignité.
Mais la deuxième question qui nous attend, si l’on admet de répondre à la première par un tel « pari de la dignité » est peut-être plus difficile. Elle pourrait s’énoncer ainsi :
3,2) La dignité de la personne exige-t-elle que le corps humain soit maintenu « extra commercium » ?
Il s’agira donc de savoir si, dans le cas où l’on accepte la vision « traditionnelle » véhiculée par les Droits de l’Homme, l’affirmation de la dignité suppose nécessairement un respect de l’intégrité du corps humain.
Or, on a vu que ce n’était pas toujours le cas, puisque le don d’organe, en constituant le corps « extra commercium » par le consentement volontaire et gratuit, permet la conservation de la dignité alors même qu’il y a perte de l’intégrité.
Ce n’est donc pas la perte de l’intégrité en tant que telle, mais bien le fait de la monnayer par la vente d’organes qui remettrait en question le respect de la dignité du corps et de la personne.
Cette position est-elle éthiquement soutenable ?
Car, au-delà des argumentations philosophiques exprimés en 3,1 qui pourraient remettre en cause la dignité du sujet, c’est bien cette interrogation qui constitue la question de fond posée par le documentaire et le débat qui le suit.
La référence à la dignité peut-elle être systématiquement invoquée a priori pour refuser le commerce d’organes, y compris lorsque celui-ci pourrait pallier au déficit des dons post mortem ou des dons « altruistes » ?
Faut-il être « éthique » au point de laisser mourir des personnes qui pourraient être sauvées par le recours à des vendeurs, qui nous sont présentés en outre comme ayant aussi à gagner dans l’affaire ?
Le rigorisme moral du refus de la vente d’organes aurait ainsi deux conséquences immorales : envers le receveur potentiel, qui se verrait condamné, mais aussi envers le vendeur, qui perdrait ainsi un moyen non négligeable de subsistance.
Je ne crois pas trahir par cette rapide synthèse les arguments des protagonistes du reportage, en particulier ceux de Robby Berman, et ceux que la réalisatrice Ric Esther Bienstock développe lors du débat.
(il faut cependant noter que Robby Berman n’échappe pas au sophisme dans la « mise en scène » qu’il opère – vers 1h du documentaire – : risquer sa vie pour autrui en étant rémunéré, ce qui est le cas de bien des professions – militaires, pompiers, etc.- n’est pas équivalent à vendre une partie de son corps. La problématique est bien différente…).
Le questionnement est évidemment capital en ce qui concerne la bioéthique, le droit humanitaire et le droit du vivant. Il s’agit de l’affronter dans toute sa radicalité.
En commençant d’abord par reconnaître la pertinence et la profondeur humaine de ceux qui le soulèvent.
Mais il me semble qu’il est trop réducteur d’y répondre à la manière des personnes citées.
Pour s’y opposer, on pourrait bien sûr évoquer les arguments eux aussi profonds et pertinents de Bruno Meiser, à la fin du débat. Et évoquer, comme je l’ai fait plus haut le caractère foncièrement inégalitaire d’un échange dans lequel ce sont les riches qui se soignent et les pauvres qui se mutilent, même si cette mutilation peut-être consentie « en désespoir de cause » dans le but d’améliorer des conditions de vie inacceptables.
Face à une telle situation, légitimer la vente d’organe « consentie » comme un moyen possible de développement serait un contre-sens redoutable, un « remède » bien pire que le mal.
Pourquoi en effet ne pas utiliser un tel raisonnement pour justifier l’esclavage, la vente ou le travail des enfants, la prostitution des mineurs, ou toute autre pratique dont on sait que le besoin peut la rendre « consentante » ? La mutilation « volontaire » étant sans doute la pire de toutes.
Il est évident en outre que la légitimation d’un tel « commerce », encore une fois foncièrement inégal quant aux termes de l’échange (car on ne voit pas en quoi il pourrait être juridiquement « régulé » au niveau mondial), entraînerait des phénomènes de concurrence et de « dumping », déjà observables dans le cas des mères porteuses.
« En ce moment, les reins sont en solde en Inde ! Profitez de l’offre spéciale : deux cornées thaïlandaises pour le prix d’une ! ».
(j’insiste à dessein dans l’horrible, car il ne faut pas se voiler la face devant la réalité qui nous attend).
Militer pour légitimer le commerce des organes paraît être un combat bien ambigu. Ne pas se tromper de combat serait plutôt s’engager résolument en faveur d’un développement égal pour tous.
4) Le « postulat de la gratuité de l’humain ».
Mais ces arguments ne sont sans doute pas les plus essentiels. Après tout, on peut aussi consentir à l’horrible, comme l’histoire le prouve à l’envi.
Il me semble que l’argument essentiel en effet nous ramène nécessairement à la métaphysique, à l’ontologie, comme aussi éventuellement à la religion pour ceux qui s’y réfèrent.
De telles pratiques, on l’a vu, n’ont aucune raison de poser problème dans le cadre de certains modèles métaphysiques qui peuvent dénier au sujet, à la personne et à son corps toute forme de dignité.
Mais il semble qu’il soit difficile de légitimer un modèle « mixte » qui, tout en faisant part à cette dignité, considère que le commerce d’organe peut être un moyen de sauvegarder celle de l’acheteur comme celle du vendeur.
Car ce qui est en jeu ici est peut-être le mystère de ce qu’on pourrait nommer le « postulat de la gratuité de l’humain ». Et c’est là qu’on touche peut-être au plus fondamental de l’humain, à ce qui constitue son être même, et relève donc de l’ontologie.
Il peut sembler en effet que, dans le cas de l’homme, la notion de valeur ne puisse être dissociée de celle de gratuité. Et c’est dans cette relation à la gratuité que la dignité trouve son sens.
Ce qui a le plus de valeur pour l’être humain ne peut être payé : on ne peut acheter ni vendre une personne, ni son amour, ni son enfant. Pourquoi en irait-il autrement de son corps ou d’une partie de son corps, sinon à le désolidariser de la personne dans une schizophrénie ouvrant la porte à une profonde perversion de l’essence même de l’humain ?
Or, n’appartient-il pas à la Loi de nous préserver d’une telle perversion, qui ne concernerait pas seulement l’individu qui y consentirait, mais aussi l’espèce, en tant qu’elle l’estimerait légitime ?
Justifier l’esclavage, on le sait, n’était pas seulement une injustice pour l’esclave, mais aussi une honte pour l’humanité qui le tolérait, une perversion dans son être même.
Une magnifique phrase d’Hamadou Hampaté Bâ me revient, dont j’ai perdu la référence (un grand merci à celui qui me la communiquerait !).
Il disait : « Chez nous on ne vend pas la terre ; elle a trop de valeur. On ne peut que la donner ».
Si donc nous pouvons être sensibles à des mots d’ordres qui nous disent que « le monde n’est pas une marchandise », comment pourrions-nous accepter que le corps humain le devienne ?
Le fait de le maintenir « extra commercium » supposerait alors quelques conditions :
– La première serait, comme Bruno Meiser le soulignait dans le reportage, de faire en sorte que les moyens permettant de favoriser le don « post mortem » et le don altruiste fassent l’objet d’une promotion effective pour réduire autant que possible le déficit d’organes (généralisation des cartes et surtout des fichiers de donneurs volontaires, amélioration des échanges y compris internationaux, etc.).
– La deuxième relèverait d’un effort d’éducation.
Éducation au don, bien sûr. Mais aussi ce qu’on pourrait nommer une « éducation à la finitude » et à l’altruisme, qui aurait pour effet de réguler volontairement la demande.
Est-il donc si difficile de faire comprendre que la prolongation de la vie propre n’a peut-être pas grand sens si elle se fait au prix de la mutilation de la vie d’un autrui dont on sait bien que le « consentement » est en fait contraint par le besoin ?
Et au prix d’une complicité perverse avec un système économique monstrueux qui fait de la mutilation un moyen de développement, en dépit de l’invocation d’un bien hypothétique « consentement » ?
Certes, un tel état d’esprit est sans doute difficile lorsqu’il s’agit en particulier de sauver non pas tant sa propre vie que celle de son enfant ou d’un être aimé. Mais peut-être serions-nous étonnés par les réponses des personnes concernées si les enjeux leur étaient vraiment présentés dans toutes leurs dimensions. Celui qui est profondément confronté à la souffrance n’est pas nécessairement le plus disposé à imposer à autrui cette souffrance qu’il expérimente.
À titre de conclusion : vers la nécessaire formulation de nouveaux interdits.
On le sait, l’essence de l’humain repose sur ce qu’on nomme les « interdits fondamentaux », en-deçà desquels notre humanité se dissoudrait, non pas dans l’animalité, car l’animalité a sa noblesse propre, mais dans l’innommable.
Être humain, ce n’est sans doute donc pas « interdire l’interdit », selon le slogan fameux que j’ai pu répéter un temps.
Mais c’est, tout en promouvant les droits légitimes et en contestant certains interdits inadéquats ou absurdes (interdit de la dissection jadis, de l’homosexualité, etc.) formuler en permanence de façon consciente et réfléchie les interdits nouveaux qui nous permettront de conserver notre statut d’êtres humains dans les conditions économiques, socio-culturelles et scientifiques qui sont aujourd’hui les nôtres.
Avec ceux de l’inceste, du meurtre et de l’anthropophagie, la prohibition de la commercialisation du corps devrait peut-être faire partie de ces nouveaux interdits, au même titre que ceux qui sont désormais acceptés de façon quasi consensuelle, tels que l’interdit de la pédophilie, du clonage reproductif, de l’esclavage ou de l’exploitation des enfants.
Il appartient donc à la Loi de statuer en ce lieu où le maintien de notre humanité est peut-être en jeu.
Le film « Soleil Vert » décrit de façon impressionnante un monde privé de sens par la transgression institutionnalisée de l’interdit de l’anthropophagie, sous le prétexte de la survie de la collectivité.
Même s’il est hélas aisé de le concevoir, peut-on réellement accepter un monde où des chirurgiens, sous prétexte de l’amélioration de la santé de quelques-uns, transformeraient leurs cabinets en étals de vente d’organes, et le monde en une jungle où les marchés se disputeraient la chair humaine ?