D’Aylan, de la honte et de l’honneur. À propos de la rencontre d’Abd al Malik et d’Albert Camus.

Un bel éditorial de Jean Quatremer hier, dans « Libération » :
http://www.liberation.fr/planete/2016/02/07/les-egoismes-europeens-ont-tue-aylan-une-deuxieme-fois_1431655

C’était en septembre 2015. Il y a un siècle. Depuis, il y a eu et il y a chaque jour des centaines de petits Aylan et d’adultes qui meurent dans l’indifférence quasi générale des opinions, des médias et des responsables politiques européens.
Deux chiffres donnent une idée de l’ampleur du drame qui se joue aux frontières de l’Union : en 2015, 5350 personnes ont péri en essayant de traverser la Méditerranée. Et, selon Europol, l’agence chargée de coordonner le travail des polices des 28, plus de 10 000 enfants non accompagnés tout juste arrivés en Europe ont disparu en Europe ces deux dernières années, victimes de réseaux mafieux de traite d’êtres humains.
(…)
Tous ces étrangers ne sont certes pas des réfugiés fuyant des zones de guerre (ils représentent environ la moitié des arrivants), mais aucun être humain, absolument aucun, ne devrait être confronté à de telles épreuves. En quelques mois, la plupart des pays européens ont jeté par dessus bord leurs valeurs, celles héritées de la Seconde Guerre mondiale et de son cortège d’horreurs et qui ont fondé la construction communautaire.
Les pays d’Europe de l’Est, qui ont pourtant bien profité de l’ouverture des frontières des États de l’Europe de l’Ouest, bien sûr, mais aussi le Danemark, si fier de son modèle social, qui dépouille les migrants et les réfugiés de leurs biens à leur arrivée (sauf les alliances, ce qui est gentil on imagine), la Grande-Bretagne qui se lave les mains des migrants coincés à Calais et refuse d’assumer la conséquence de ses actes de guerre, la France, patrie autoproclamée des droits de l’homme qui préfère s’écharper sur la déchéance de nationalité, etc.
L’Allemagne et la Suède se sont retrouvées bien seules pour accueillir ce million de personnes (pour 500 millions d’Européens).

[soit 0,2% de la population européenne :

ajout du 15/02: (n’en déplaise aux grands courageux qui nous gouvernent : http://abonnes.lemonde.fr/europe/article/2016/02/15/a-munich-valls-critique-merkel-et-irrite-l-allemagne_4865352_3214.html?xtmc=valls&xtcr=1 )

ce sont 2 réfugiés pour 1000 habitants qui terrifient une Europe censée être le phare de la civilisation, et qui devient celui de l’égoïsme et de la honte !]

(…)
Pétrifiés par la peur d’une invasion fantasmée qu’ils entretiennent par leurs réactions, ils [les États européens] jettent par-dessus bord les valeurs sur lesquelles reposent les démocraties. Des régimes autoritaires, nationalistes et méprisants des droits de l’homme, voilà la réponse de dirigeants médiocres à un drame humanitaire sans précédent depuis la guerre.

Il se trouve que ce dimanche, nous sommes allés, Stultitia et moi, à l’une des dernières représentations de « l’Art et la Révolte. Abd al Malik rencontre Albert Camus ».

J’avais déjà fait allusion à Abd al Malik en ce qui concerne son beau livre sur la laïcité :
http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2015/03/14/pour-une-spiritualite-laique-une-lecture-dabd-al-malik-avec-paul-ricoeur-et-quelques-autres/

Ce dernier spectacle qui se concentre sur « la pauvreté, la rencontre de l’autre et la lumière » comme le présente le livret de l’Astrada de Marciac où il avait lieu, entrecroise les références à Albert Camus et quelques magnifiques créations d’Abd al Malik (Soldat de plomb ; Gibraltar ; J’ai entendu parler de Naïma, etc.), ou performances de sa remarquable équipe (avec le danseur Salomon Asaro en particulier).

Dans le contexte qui est le nôtre, la beauté et l’actualité des références à l’honneur que présentent les textes choisis de Camus m’ont profondément ému :

J’essaie en tout cas, solitaire ou non, de faire mon métier, et si je le trouve parfois dur, c’est qu’il s’exerce principalement dans l’assez affreuse société intellectuelle où nous vivons, où on se fait un point d’honneur de la déloyauté, où le réflexe a remplacé la réflexion, où l’on pense à coups de slogans, et où la méchanceté essaie trop souvent de se faire passer pour l’intelligence.
Je ne suis pas de ces amants de la liberté qui veulent la parer de chaînes redoublées, ni de ces serviteurs de la justice qui pensent qu’on ne sert bien la justice qu’en vouant plusieurs générations à l’injustice.
Je vis comme je peux, dans un pays malheureux, riche de son peuple et de sa jeunesse, provisoirement pauvre de ses élites, lancé à la recherche d’un ordre et d’une renaissance à laquelle je crois.
Sans liberté vraie et sans un certain honneur, je ne puis vivre. Voilà l’idée que je me fais de mon métier.
(Testament politique, 22 janvier 1958).

Ou encore :

Notre monde tient ce mot (honneur) pour obscène. (…) Et cependant, oui, j’ai besoin d’honneur. Parce que je ne suis pas assez grand pour m’en passer.
(Préface à «L’envers et l’endroit »).

Ainsi que l’évocation de la « folie de l’équité », de la « dignité des vivants », de cette « révolte inlassable contre le mal », qui, même sans espoir visible, demeurent le seul honneur de l’art, de la philosophie, de la littérature, comme elles devraient être celui du Politique.

« L’obsession de la moisson et l’indifférence à l’histoire, écrit admirablement René Char, sont les deux extrémités de mon arc. »
Si le temps de l’histoire en effet n’est pas fait du temps de la moisson, l’histoire n’est qu’une ombre fugace et cruelle où l’homme n’a plus sa part.
Qui se donne à cette histoire ne se donne à rien et à son tour n’est rien. Mais qui se donne au temps de sa vie, à la maison qu’il défend, à la dignité des vivants, celui-là se donne à la terre et en reçoit la moisson qui ensemence et nourrit à nouveau.
Pour finir, ceux-là font avancer l’histoire qui savent, au moment voulu, se révolter contre elle aussi.
Cela suppose une interminable tension et la sérénité crispée dont parle le poète. Mais la vraie vie est présente au cœur de ce déchirement. Elle est ce déchirement lui-même, l’esprit qui plane sur des volcans de lumière, la folie de l’équité, l’intransigeance exténuante de la mesure.
Ce qui retentit pour nous aux confins de cette longue aventure révoltée, ce ne sont pas des formules d’optimisme, dont nous n’avons que faire dans l’extrémité de notre malheur, mais des paroles de courage et d’intelligence qui, près de la mer, sont même vertu.
Aucune sagesse aujourd’hui ne peut prétendre à donner plus.
La révolte bute inlassablement contre le mal, à partir duquel il ne lui reste qu’à prendre un nouvel élan.
L’homme peut maîtriser en lui tout ce qui doit l’être. Il doit réparer dans la création tout ce qui peut l’être.
Après quoi, les enfants mourront toujours injustement, même dans la société parfaite.
Dans son plus grand effort, l’homme ne peut que se proposer de diminuer arithmétiquement la douleur du monde. Mais l’injustice et la souffrance demeureront et, si limitées soient-elles, elles ne cesseront pas d’être le scandale.
Le « pourquoi ? » de Dimitri Karamazov continuera de retentir; l’art et la révolte ne mourront qu’avec le dernier homme.»
(L’Homme révolté).

Alors voilà : dans une France, une Europe, il faut l’espérer encore « riches de leurs peuples et de leurs jeunesses », mais tragiquement « pauvres de leurs élites », ne conviendrait-il pas de restaurer au plus vite le sens de l’honneur, celui-là même qui nous permettrait de ne pas passer à côté des innombrables Aylan dans une indifférence qui fait d’ores et déjà notre honte devant l’Histoire ?

Merci à Camus de nous le rappeler, et à Abd al Malik de réveiller ses textes avec une si belle et courageuse conviction.

Pour une spiritualité laïque. Une lecture d’Abd al Malik avec Paul Ricœur et quelques autres.

La notion de « spiritualité laïque » revient sur le devant de la scène avec le petit livre fort pertinent d’Abd al Malik, Place de la République (Indigène 2015), sous-titré « Pour une spiritualité laïque ».

[18/03: ajout du lien]

http://www.telerama.fr/livre/abd-al-malik-l-islam-est-meconnu-par-les-musulmans-eux-memes-et-par-les-autres,123130.php

J’avais eu l’occasion, il y a quelques temps, de réfléchir à ce thème à propos de la parution d’un ouvrage de Luc Ferry ainsi que de quelques interventions dans les médias qui l’avaient accompagné.

http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2013/11/27/archi-archives-de-stultitia-2008-une-spiritualite-laique/

Je m’étonnais alors de la confusion qui régnait sur le sujet.

Pour Luc Ferry en effet, mais aussi d’une certaine manière pour André Comte Sponville ou Matthieu Ricard qui ont pu développer des idées proches quoique plus nuancées, il semblerait qu’il suffise de désolidariser le terme « spiritualité » de celui de « religion » (que ces auteurs semblent réserver aux traditionnelles « Religions du Livre ») pour assurer le caractère « laïque » de la dite « spiritualité ».

On trouve ainsi chez Luc Ferry, pour reprendre des citations que j’en faisais alors, l’affirmation que la « spiritualité » stoïcienne par exemple (d’autres préférant le spinozisme, le bouddhisme, etc.), « doctrine de l’harmonie avec l’ordre cosmique » qui nous enseigne « qu’on est soi-même un fragment d’éternité » serait en quelque sorte « neutre », moins religieuse ou métaphysique, et partant plus « laïque » que les représentations issues des « religions » juives, chrétiennes ou musulmanes.

Mais outre les questions de terminologie (cf. sur la question mon post ci-dessus : la distinction entre « religion » et « spiritualité » est loin de toujours aller de soi…), lorsqu’on choisit de qualifier une quelconque doctrine, qu’il s’agisse du stoïcisme, du bouddhisme ou de l’athéisme, de « spiritualité », sous prétexte qu’elle ne renverrait pas à la vision d’un Dieu « personnel » mais à celle d’un « ordre cosmique » comme le dit le stoïcien Chrysippe, d’une « Substance nécessaire » à la mode spinozienne théiste ou athée, d’un « Tao » ou d’un « Dharma », on ne s’exonère pas pour autant de systèmes, de visions du monde, d’interprétations globalisantes de notre condition humaine dont on ne voit pas en quoi ils seraient plus « laïques » que les « religions » traditionnelles auxquelles ils prétendraient se substituer.
(Rappel : j’avais aussi longuement parlé des ambiguïtés de l’interprétation athée du spinozisme dans un post précédent :
http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2013/12/31/eternite-de-lessence-du-corps-chez-spinoza-et-resurrection-et-derechef-de-nietzsche-et-de-ses-mythes-et-de-m-onfray-qui-gagnerait-a-lire-un-peu-mieux-ses-maitres-1/ )

Dans tous les cas, nous restons dans le domaine de la croyance en des « modèles », des « récits fondateurs » qui ont chacun leur caractère métaphysique propre.

J’ai aussi montré à diverses occasions combien la croyance nietzschéenne ne peut bien évidemment échapper à ce statut de modèle métaphysique globalisant, certes bien peu conciliable en tant que tel avec la laïcité.

Prétendre alors que quelque « philosophie antique », ou que le spinozisme, le bouddhisme, le taoïsme, ou encore une philosophie athée se concilieraient mieux avec la laïcité que les religions « traditionnelles » en Occident, relève donc d’un grave contre-sens, voire d’une supercherie.

Ce serait, une fois de plus, répéter l’éternelle aberration ayant amené à faire du judaïsme, du christianisme, de l’islam ou autres socialisme, communisme ou fascisme des « religions officielles » ou « dominantes », ou des « doctrines d’État ».

« On en prend d’autres, et on recommence la même chose » me dit Stultitia.

La persécution des Rohingya par les bouddhistes en Birmanie ou les pogroms menés par les intégristes hindouistes contre diverses communautés nous montrent hélas que le refus de l’autre n’est pas réservé à quelques religions ou à quelques doctrines athées, mais que c’est un virus susceptible de se développer allègrement quel qu’en soit le support.

On le sait, on peut tout aussi bien le rencontrer chez certains ayatollahs bien de chez nous qui semblent ne pas avoir renoncé à imposer un dogmatisme laïcard.

(cf. http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2015/02/13/a-propos-de-liranien-de-mehran-tamadon-et-du-port-du-voile-a-luniversite/)

Ce n’est donc pas dans ce genre de confusions qu’il faut chercher à mon sens ce que pourrait représenter, le cas échéant, « une spiritualité laïque ».

L’intérêt du petit livre d’Abd al Malik, c’est qu’à la différence des auteurs mentionnés plus haut, et d’une manière qui, avec bonheur, rappelle plus le rap ou le slam que la philosophie universitaire, il me semble prendre d’emblée la bonne direction :

« Aujourd’hui un Français, c’est aussi bien un Français athée, qu’un Français musulman, qu’un Français chrétien, qu’un Français juif.
Un Français n’est pas issu d’une caste sociale particulière et n’a pas une couleur de peau spécifique.
Être français, c’est être spirituel.
Être porteur d’une véritable spiritualité laïque qui, avant même de s’articuler dans le langage, est à la fois raisonnement, intuition de l’idée immanente républicaine et sa transcription claire et intelligible » (p. 7-8).

Comment mieux dire que cette « spiritualité » qui devrait caractériser « le français » ne relève pas d’une absorption de la totalité du spirituel par l’athéisme, le stoïcisme, le bouddhisme, le judaïsme, le christianisme, l’islam ou autres encore, mais d’une ouverture à ce qui, en partie présent dans chacun de ces courants, en permet la coexistence permanente dans l’écoute, la connaissance mutuelle, la discussion féconde et le respect ?

C’est bien ici que nous sommes sur la voie d’une authentique laïcité.

« Stéphane Hessel disait : ‘’Démocratie laïque, oui, ce qui n’exclut pas un plan plus élevé de spiritualité et de tolérance.’’. Et Albert Camus souvent dans ses écrits magnifie cette spiritualité laïque qui ne veut exclure le religieux, mais ne peut jamais s’y réduire. C’est le religieux, lui, qui s’exclut du spirituel quand il s’abandonne à la politique et in fine au terrorisme. Et c’est en ce sens que l’islam politique est une hérésie absolue » (p. 25).

Certes.

Tout comme l’athéisme politique, le judaïsme politique, le christianisme politique, le stoïcisme politique ou le bouddhisme politique ont été, ou peuvent donc encore être ce type d’hérésie. Même s’il s’agit alors plutôt de la réduction de ces croyances à la seule dimension politicienne, car il serait dommage de nier qu’elles puissent aussi entretenir avec le politique en tant que tel un dialogue potentiellement fécond lorsque les domaines sont rigoureusement distingués.

 

Mais on pourrait se demander alors si cette recherche d’un « plus petit commun dénominateur » susceptible de permettre la coexistence des hommes sur la base du respect ne relèverait pas, tout simplement, de l’éthique plutôt que de la « spiritualité ».

On aurait bien des raisons, légitimes, de le croire.

Le discours d’Abd al Malik lui-même fait d’ailleurs largement place à l’éthique et à la morale :
Plus que la politique politicienne, « c’est le sens du devoir, la morale, la justice et l’équité qui permettent le véritable changement » (p. 15).

Et si, avec Paul Ricœur, être éthique, c’est dire à autrui : « Je veux que ta liberté soit » ; si « on entre véritablement en éthique, quand, à l’affirmation par soi de la liberté, s’ajoute la volonté que la liberté de l’autre soit » (Avant la loi morale: l’éthique, dans Encyclopédia Universalis, Les enjeux, 1985, p. 62), n’est-on pas en droit de penser que la laïcité à plus besoin d’éthique que de « spiritualité » ?

Pourquoi donc s’embarrasser d’un terme aussi discutable et ambigu ?

Pourtant, là encore, il me semble qu’Abd al Malik nous met sur la voie d’une réponse possible.

« Mais c’est le règne de la quantité et de nos jours la propagande est telle que tout se politise de façon incorrecte, tout est économie et course effrénée à l’audimat et à la visibilité. Le religieux pas plus que les médias n’ont pu se soustraire à ces diktats.
Ce religieux qui ne se fait entendre sur la place publique que dans de faux débats entre croyants et athées, entre religieux et laïcs, au lieu d’offrir à l’usage de tous cette spiritualité que tous les citoyens – qu’ils croient en Dieu ou pas – ont en partage » (p. 15-16).

Pourquoi donc « être français, c’est être spirituel », et pas seulement éthique ?

Pour le comprendre, il me semble qu’on peut estimer qu’il y a, dans l’idéal de laïcité, un emboîtement de plusieurs composants.

La visée éthique, « visée de la vie bonne, avec et pour les autres, dans des institutions justes », dit encore Paul Ricœur (Éthique et Morale, dans Lectures I, Autour du Politique, Seuil, Paris 1991, p. 257), et qui précède les formulations de la morale et du droit en est sans doute, comme l’exprime Abd al Malik, l’élément porteur et dynamique.

Sans doute la « common decency » que j’ai évoquée dans des posts précédents appartient elle à ce premier niveau de l’éthique, indispensable à toute communauté humaine, niveau qui « veut que la liberté de l’autre soit » et qui, dans ce but, applique déjà, mais de façon encore peu consciente et réfléchie, un certain nombre d’interdits, d’habitus et de codes, tels qu’ils sont véhiculés par la culture, sans pour autant s’inscrire dans une doctrine ou une religion déterminée.

Souvenons-nous, dans Le premier Homme, du magnifique « Un homme, ça s’empêche », qu’arrache au père d’Albert Camus le spectacle de meurtres infâmes qui ressemblent tant à ceux dont nous abreuvent les sites djihadistes.

Un tel « cri du cœur » s’inscrit bien dans ce « commun dénominateur » éthique, « règle d’or » à la racine de toute religion comme de toute philosophie.

Nous l’avons vu, ce niveau, essentiel à la dignité de toute communauté humaine, ne devrait a fortiori faire défaut à une société qui se prétend laïque.

Mais, on le sait, cette visée elle-même ne peut survivre que si elle s’incarne de façon plus explicite dans la norme morale (P. Ricœur, op.cit. id. p. 260), à son tour complétée par la norme juridique et par ce que Ricœur nomme la « sagesse pratique » (id. p. 265).

Et si « spiritualité laïque » il y a, ne serait-elle pas alors à chercher dans ce « souffle » (c’est là l’étymologie, on le sait, du terme « esprit »), ce dynamisme qui permet la vie de cet « emboîtement », par lequel la « visée » éthique à laquelle m’assigne l’apparition d’autrui dans mon champ de conscience (ici, Ricœur se reconnaît débiteur de Lévinas) se reprend en permanence dans la formulation des normes morales, qu’elles soient athées ou « religieuses », puis dans la création de ces « institutions de la vie bonne » rendant possible, au niveau politique, la coexistence pacifique et féconde de la diversité des autruis ?

S’il peut sembler adéquat de parler ici de « spiritualité », c’est que ce processus dynamique de création et d’articulation repose sur une règle du jeu énigmatique qui ne peut se contenter de la « lettre », mais qui exige un « souffle » particulier, une adhésion permanente et humble à la motion bouleversante de « l’esprit », sous peine de se replier dans la suffisance et ses diverses expressions. Celles qu’on nomme légalisme, intégrisme, dogmatisme, totalitarisme, voire scientisme (car il se peut que la science elle-même ne puisse se passer de « spiritualité » : « la situation problématique et pluraliste de la science doit être interprétée elle-même globalement comme un signe. Elle est indicatrice d’une situation générale de la raison humaine, qui est elle-même une question ouverte à un déchiffrement ». J. Ladrière, L’articulation du sens, Cerf, Paris 1984, I, p. 50. Je reviendrai peut-être un jour sur cette féconde incomplétude de la raison scientifique).

Perversions par la suffisance dont peuvent témoigner aussi bien les religions que les athéismes, ainsi que bien des dogmatiques de la « laïcité ».

C’est alors que se profile cette « guerre des valeurs ou guerre des engagements fanatiques » dont Ricœur dénonce le danger :

III Sagesse pratique.
J’aimerais donner le début d’une justification à la troisième thèse énoncée au début, à savoir qu’un certain recours de la norme morale à la visée éthique est suggéré par les conflits qui naissent de l’application même des normes à des situations concrètes. Nous savons depuis la tragédie grecque, et singulièrement depuis l’Antigone de Sophocle, que des conflits naissent précisément lorsque des caractères obstinés et entiers s’identifient si complètement à une règle particulière qu’ils en deviennent aveugles à l’égard de toute autre : ainsi en est-il d’Antigone, pour qui le devoir de donner la sépulture à un frère l’emporte sur la classification du frère comme ennemi par la raison d’État ; de même Créon, pour qui le service de la Cité implique la subordination du rapport familial à la distinction entre amis et ennemis. Je ne tranche pas ici la question de savoir si ce sont les normes elles-mêmes qui s’affrontent dans le ciel des idées — ou si ce n’est pas seulement l’étroitesse de notre compréhension, liée précisément à l’attitude morale détachée de sa motivation éthique profonde. Guerre des valeurs ou guerre des engagements fanatiques, le résultat est le même, à savoir la naissance d’un tragique de l’action sur le fond d’un conflit de devoir. C’est pour faire face à cette situation qu’une sagesse pratique est requise, sagesse liée au jugement moral en situation et pour laquelle la conviction est plus décisive que la règle elle-même. Cette conviction n’est toutefois pas arbitraire, dans la mesure où elle fait recours à des ressources du sens éthique le plus originaire qui ne sont pas passées dans la norme (id. p. 265).

Il est ici question, dans une approche qui emprunte à Aristote et à la tragédie classique, de la transmutation de la justice en équité, que rend possible le dynamisme de la « motivation éthique profonde ».

Mais ce souffle, ce dynamisme, qui permet d’échapper aux « guerres des engagements fanatiques » qui nous rendent aveugles à l’égard des autres, ne pourrait-on pas se risquer à le nommer « dynamique de l’esprit » ?

La « spiritualité » ne serait-elle pas justement la reconnaissance de cette « énergie » énigmatique, qui, tout comme elle rend possible le dépassement d’une justice formelle « de la lettre » par l’esprit d’équité, convertit la froide raison théorique en cette « sagesse pratique » dont la laïcité a tant besoin ? N’est-ce pas encore elle qui permet le dépassement des lectures littéralistes mortifères d’un texte, fut-il qualifié de « Sacré », et les transmute par le souffle de l’interprétation ?

http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2014/11/21/conversion-contre-lislam-versus-conversion-a-lislam-et-de-la-conversion-a-lhermeneutique-comme-condition-prealable-reflechir-avec-youssef-seddik/

Peut-être est-ce encore une façon de retrouver la féconde opposition opérée par Emmanuel Lévinas entre une « Totalité » stérile et un « Infini », source de création.

C’est encore ce même « esprit » qui permettrait, comme nous le dit Abd al Malik, de dépasser l’intégrisme économiste et le matérialisme consumériste du « règne de la quantité » qui écrasent aussi bien les religions que les athéismes de leurs pesanteurs et de leurs diktats et leur interdisent toute créativité « spirituelle » et toute évolution possible.

[18/03: En illustration, j’ajoute  ces magnifiques allusions à la spiritualité et à l’Esprit, tirées de l’interview d’Abd al Malik à Télérama (lien en début de post).]

Avec le philosophe soufi Al-Ghazâlî, l’émir Abd el-Kader l’Algérien, le poète théologien Ibn Arabi, j’ai découvert le Taçawuff, l’islam entier : extérieur et intérieur, exotérique et ésotérique. La lettre – le dogme, la tradition, la prière – n’a de sens qu’accompagnée de l’esprit – le souffle, la vie, l’âme. Lorsqu’on sépare le dogme de l’esprit, on risque tous les intégrismes, de l’Inquisition au terrorisme. (…)

Quant à la spiritualité, elle est le souffle qui habite les principes, sans lequel ils restent des fantômes évanescents. Ce souffle est très concret. J’ai vu des gens mourir, j’ai entendu le souffle de leur vie s’éteindre : pff, et c’est fini. J’ai vu des couples se désaimer, le souffle de l’amour s’épuiser : pff, et c’est fini. C’est ça dont je parle. Quand j’entends les politiques parler, je n’entends pas de souffle, seulement un discours creux, sans âme. J’ai été reçu par des ministres de la Culture qui m’ont fait visiter leurs bureaux : leur fierté s’arrêtait au mobilier !

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רוּחַ , رُوح , πνεῦμα, « esprit », « souffle », les termes sont multiple pour signifier cette mystérieuse réalité.

Mais sans elle, il peut en effet paraître bien difficile de comprendre, outre les religions et les philosophies, ce que peut être la laïcité et sa place dans la République.

Merci à Abd al Malik de nous le rappeler avec talent, et, dans un contexte qui semble promouvoir de plus en plus, à droite comme à gauche, le « beauf franchouillard », de nous rendre à notre vocation spirituelle « d’être français ».