« Éternité de l’essence du corps » chez Spinoza et résurrection. Et derechef de Nietzsche et de ses mythes, et de M. Onfray qui gagnerait à lire un peu mieux ses maîtres.(1).

Avec l’aide de Stultitia, l’une de mes réflexions précédentes (« Des mythes et des croyances… ») voulait montrer que ce n’est pas parce qu’on s’appelle Sartre ou Engels qu’on échappe à la construction de mythes.

Pour ne pas faire trop long, je n’avais fait qu’évoquer Spinoza et Nietzsche, qu’on peut considérer comme faisant partie des références privilégiées de Michel Onfray, puisque le post le concernait.

Mais puisque Mr. Onfray aime à ironiser sur le thème juif et chrétien de la résurrection (cf. l’émission 28 Minutes » du 13/11 où la croyance en la résurrection est assimilée à la croyance au Père Noël, etc. émission qui inspirait le post en question), je voudrais donc y revenir, en commençant par le thème – essentiel – de l’immortalité de l’âme et de « l’essence du Corps » chez Spinoza, son maître.

(Si le terme Corpus ne pose pas de problème, la difficile traduction du terme latin Mens employé par Spinoza varie en fonction des interprètes et des commentateurs. Selon que je me réfère à tel ou tel, j’utiliserai soit le terme âme, soit le terme esprit. Il suffit pour nous de savoir que Mens désigne, en tout cas, selon la tradition, la fonction intellective, « partie la plus haute de l’âme »).

Bien sûr, l’immortalité de l’âme – même si Spinoza ne s’en tient donc pas là – n’a que peu à voir avec la résurrection. Ces croyances peuvent même être considérées comme antagonistes (cf. mon post dans les « archi-archives » : « Une spiritualité laïque ? »).
Il n’en demeure pas moins que, pour les esprits forts, de telles conceptions ne peuvent rien avoir à faire avec une pensée rationnelle et relèvent toutes deux de la « fable » du Père Noël (cf. M. Onfray).

Il est donc intéressant de rappeler que l’un des apôtres d’une philosophie rationnelle « ordine geometrico demonstrata » (« démontrée selon l’ordre géométrique »), en outre l’un des inspirateurs essentiels des athéismes contemporains, ne peut se comprendre si on l’ampute de cette clef de voûte de sa pensée, que constitue justement la thèse de l’immortalité, non pas seulement de l’âme, mais même de « l’essence du corps ».

Attardons nous donc un peu sur la Vème partie de l’Éthique :.
Proposition XXII :
« En Dieu pourtant il y a nécessairement une idée qui exprime sous l’espèce de l’éternité l’essence de tel ou tel Corps humain ».
Démonstration :
Dieu n’est pas seulement cause de l’existence de tel ou tel Corps humain, mais aussi de son essence (par la Prop. 25 p.1), laquelle doit donc nécessairement se concevoir par l’essence même de Dieu (par l’Axiome 4 p.1), et ce avec une certaine nécessité éternelle (par la Prop. 16 p.1), lequel concept, assurément, doit nécessairement se trouver en Dieu (par la Prop. 3 p.2). CQFD.

(note : j’utilise la traduction de B. Pautrat en la « corrigeant » par la remarque de R. Misrahi : «(…) Il s’agit d’une éternité véritable, puisqu’elle est démontrée, et qu’elle rejoint la définition de l’éternité de la Partie I (Def.8). C’est pourquoi nous traduisons sub aeternitatis specie qui apparaît dès la proposition 22 par sous l’espèce de l’éternité, et non , comme Apphun, par : avec une sorte d’éternité, [« sous une espèce d’éternité », chez Pautrat] expression qui affaiblit l’idée spinoziste d’éternité. Specie peut signifier apparence, mais non au cœur d’une démonstration rationnelle et intuitive », Spinoza, Éthique, Introduction, traduction et commentaire de R. Misrahi, Editions de l’Eclat, Paris 2005, p. 462. On ne voit pas en effet la raison qui permettrait d’atténuer l’idée d’éternité ici développée par Spinoza. Le terme species, terme technique classique quasi équivalent de « forme » ne l’autorise en aucune manière).

Proposition XXIII :
« L’esprit humain ne peut être absolument détruit en même temps que le corps ; mais il en reste quelque chose qui est éternel », Ethique, Vème partie (trad. B. Pautrat).

Sans doute celui qui connaît peu Spinoza sera-t-il étonné de constater de telles occurrences du divin et de l’éternité chez un auteur tellement revendiqué par l’athéisme contemporain. Nous y reviendrons.

Mais commençons donc par resituer ces textes dans une approche plus globale de la pensée de Spinoza. Les études de ce merveilleux guide que fut Ferdinand Alquié peuvent nous y aider :

« En étudiant la puissance de la raison, nous avons vu que Spinoza reprenait à sa façon un thème éternel des philosophies rationalistes. Sans doute s’oppose-t-il au stoïcisme, au cartésianisme, et, de façon générale, à toutes les doctrines qui ont précédé la sienne. Et la façon dont il prétend libérer l’âme par la seule connaissance est profondément originale, nous l’avons vu [Stultitia me fait remarquer que c’est cependant le propre de l’antique tradition gnostique. Ce qui permettrait de comprendre par la même occasion pourquoi, bien que rejeté par le judaïsme classique, Spinoza ait été proche d’un certain gnosticisme kabbaliste. Dont acte…]. Mais, malgré les critiques adressées aux rationalismes antérieurs, et la différence des moyens, il demeure que Spinoza se contente, au début du cinquième livre, de reprendre un projet qui fut de tout temps celui de la sagesse. Car le sage, sapiens, est celui qui sait, et qui, par son savoir, parvient à un genre de vie inaccessible au vul-gaire, genre de vie qui comporte la domination des passions, la maîtrise de soi, la liberté et le bonheur .
Ce projet de sagesse constitue la philosophie, comme l’indique du reste le nom de « philosophie » qui signifie : amour de la sagesse. Ce projet est proprement rationnel, il est proprement humain, il se limite à cette vie. Et vous savez qu’en ce sens Descartes oppose souvent le projet philosophique de sagesse au projet religieux, en rappelant qu’il s’agit, en philosophie, de la vie de l’homme « purement homme ». Comme il le dit toujours, je m’occupe de l’homme « purement homme ». Descartes ne prétend jamais aller plus loin. En d’autres termes, chez Descartes, le domaine de la religion et le domaine de la philosophie sont absolument séparés.
Mais, dans la suite du livre V, qu’il nous faut considérer maintenant, le projet de Spinoza, du moins dans les termes, semble se révéler comme tout à fait différent, et incontesta¬blement plus ambitieux. Descartes sépare religion et philosophie. On peut se demander si la philosophie spinoziste ne prétend pas, au contraire, remplacer tout à fait la religion. Nous l’avons vu, en effet, dans les dernières leçons, il ne s’agit ici de rien moins que de donner à l’homme une liberté totale, un bonheur complet, et, comme le dit Spinoza, en usant d’un terme religieux, dont nous reprendrons l’étude dans la prochaine leçon, de le conduire à la béatitude.

Ici, par conséquent, la philosophie semble franchir ses frontières, et vouloir tenir les promesses de la religion.
Spinoza a ramené Dieu à la Nature, il a naturalisé Dieu, si vous me permettez ce mot. Il a montré que Dieu est essentiellement immanent, qu’il n’est pas autre chose que la Nature:
Deus sive Natura. Mais il semble vouloir établir à présent, dans ce livre V que, par cette naturalisation, nous n’avons rien perdu, et que tout ce qu’il y a de réel, de vraiment positif dans l’espoir que la religion fait naître en nous sera réalisé et accompli par la philosophie. Dès ce monde, donc, nous pouvons parvenir à nous libérer de la servitude, nous pouvons accéder d’une certaine façon à la vie éternelle. »

Diantre ! Béatitude, vie éternelle ! Voilà-t’y pas que Spinoza, maître à penser de Mr. Onfray, se met à croire au Père Noël ?
Et, qui plus est, cette béatitude éternelle qui caractérise l’âme humaine accomplie, Spinoza la démontre en philosophe, loin de la considérer comme un donné d’une religion quelconque.

On le sait, F. Alquié nous le rappelle, ce qui permet cette approche rationaliste de l’éternité de l’homme, c’est l’assimilation de Dieu et de la Nature, contenue dans la fameuse formule « Deus sive Natura ». (Dieu ou – c’est-à-dire « équivalent à » – la Nature).

Pour Spinoza, l’éternité n’est donc pas à attendre d’un Dieu créateur transcendant, « Autre » du monde, de la nature, de l’homme, et qui la conférerait par un don gratuit de sa « grâce », comme c’est le cas dans la tradition judéo-chrétienne.

Pour l’auteur de l’Éthique en effet, La Nature et tout ce qu’elle contient, la pensée, l’étendue, la matière, l’homme, sont des attributs ou des « modes », des façons d’être de la seule et unique Substance divine. Celle-ci étant, par définition (Éthique I, Définitions, VI), « éternelle », les individus qui en constituent des modes d’être ne peuvent pas ne pas exprimer « une essence éternelle et infinie » (id. ibid.).
Y compris par leur Corps, ou plutôt « l’essence de leurs corps », qui transcende la temporalité. Car si le corps en tant que tel est inséré dans « la durée et peut se définir par le temps » (Éthique V,XXIII, Démonstration), et donc par la mortalité, « l’essence » de ce corps, sa « substantifique moelle » en quelque sorte, comme, bien entendu, celle de l’âme, est inscrite dans l’essence même de la Substance, c’est-à-dire dans l’Éternité du Dieu de Spinoza. CQFD, pourrait-on-dire à l’exemple du Maître.

Magnifique vision ! Par laquelle Spinoza fait peut-être écho, par-delà ses démêlées compréhensibles avec la Synagogue, à l’un des fondements les plus essentiels de l’anthropologie du judaïsme, l’unité irréductible de l’être humain en tant que corps (בשׂר, bsr) qui fait que, si don de l’éternité il y a pour l’homme, celle-ci ne peut être conçue sans que le corps, sous une forme mystérieuse, « spirituelle », y occupe une place essentielle. D’où la réflexion théologique sur la « résurrection des corps ».

Bien que la vision de Spinoza en demeure éloignée, sans doute cette thèse de « l’éternité de l’essence du corps » distingue-t-elle l’approche de l’Éthique des conceptions classiques de l’éternité réservée à l’âme dans les religions païennes (cf. là encore mon post dans les « archi-archives » : « Une spiritualité laïque ? »).

Écoutons encore R. Misrahi (op.cit. p. 462) :
« Il est remarquable que la démonstration de l’éternité de l’esprit se fasse par la démonstration de l’éternité du corps, ou plutôt de son essence. En fait, l’éternité est la vérité et l’essence d’un individu, inscrites dans l’essence de Dieu, c’est-à-dire du tout; c’est la vérité intemporelle d’un individu, en tant qu’elle est impliquée par l’essence de l’univers entier. Cette vérité exclut toute mémoire, toute personnalité et toute durée : elle est hors temps. Mais le corps est impliqué dans cette éternité.
(…) Notre éternité fait l’objet d’une intuition, et plus précisément, d’un acte de l’entendement (…).
L’expérience intuitive et gnoséologique de l’éternité est la compréhension actuelle de la portée éternitaire et essentielle de notre être : elle n’est en rien l’intuition présente de la durée indéfinie de notre âme, au-delà de la durée du corps. L’expérience de notre éternité est l’appréhension intuitive et réflexive de la vérité intemporelle de notre être, comme esprit et corps. Cette expérience est l’appréhension d’une signification définitive de notre être.
»

Cette « expérience intuitive » de la « vérité intemporelle de notre être » dans sa « signification définitive », sa signification d’éternité, ne rejoint-elle pas d’autres belles intuitions auxquelles l’anthropologie du judaïsme n’est peut-être pas étrangère, bien qu’elles puissent aussi être lues à travers une interprétation, juive ou chrétienne, plus « orthodoxe » que la lecture spinoziste :

« La mort nihilise l’être vivant, après quoi, l’oubli, parachevant l’œuvre de la mort, efface peu à peu ce que la mort a épargné ; mais alors même que le dernier souvenir du défunt et la dernière trace de son passage sur la terre et jusqu’à son nom auraient disparu de la mémoire des hommes, il resterait encore dans cette obscure existence oubliée, inconnue, anéantie, écrasée par la masse des siècles, il resterait quelque chose d’indestructible et d’inexterminable ; et rien, absolument rien au monde ne peut abolir ce quelque chose (…).
Car le fait d’avoir été, du moins, est inaliénable. Personne ne peut nous en priver, ni le contester, personne ne peut le refuser à personne : on peut matériellement m’enlever l’être, mais non pas nihiliser l’avoir-été (…). Du moment que quelqu’un est né, a vécu, il en restera toujours quelque chose, même si on ne peut dire quoi ; nous ne pouvons plus faire, désormais comme si ce quelqu’un était inexistant en général, ou n’avait jamais été. Jusqu’au siècles des siècles, il faudra tenir compte de ce mystérieux « avoir été ». Le Jam-non [déjà-plus] n’est plus rien en effet. Mais on ne dirait pas Il n’est plus s’il n’avait jamais été ! Métaphysique est la différence entre Il n’est plus et Il n’est pas : le Plus rien est distinct à jamais du néant pur et simple ; il est sauvé de l’inexistence éternelle, sauvé pour l’éternité. Cet avoir été est comme le fantôme d’une petite fille inconnue, suppliciée et anéantie à Auschwitz : un monde où le bref passage de cette enfant sur la terre a eu lieu diffère désormais irréductiblement et pour toujours d’un monde où il n’aurait pas eu lieu. Ce qui a été ne peut pas ne pas avoir été.
» (V. Jankélévitch, La Mort, Flammarion 1977, p. 465).

Texte qu’on pourrait lui-même rapprocher de l’extraordinaire récit de la mort à Auschwitz du petit David dans les bras de Sofia Ossipovna, dans Vie et Destin de Vassili Grossman (dans Œuvres, Robert Laffont, Paris 2006, p. 472) :
« L’enfant ne sentit pas ses yeux devenir aveugles, son cœur vide et creux, son cerveau morne et noir. On l’avait tué et il avait cessé d’être ».
Pourtant, tout comme Jankélévitch et la tradition biblique, Spinoza nous permet aussi de croire que « ce qui a été ne peut pas ne pas avoir été » pour autant que l’Être ne peut pas ne pas être ce qu’il est.

Mais, dira-t-on, comment peut-on encore dans ces conditions revendiquer Spinoza comme théoricien de l’athéisme ?

Cela reste certes possible : Il suffit de prendre à la lettre le « Deus sive Natura », qu’on pourrait aussi paraphraser par un « Deus sive Materia ».

Reprenons notre citation de F. Alquié :
« Spinoza a ramené Dieu à la Nature, il a naturalisé Dieu, si vous me permettez ce mot. Il a montré que Dieu est essentiellement immanent, qu’il n’est pas autre chose que la Nature: Deus sive Natura. Mais il semble vouloir établir à présent, dans ce livre V que, par cette naturalisation, nous n’avons rien perdu, et que tout ce qu’il y a de réel, de vraiment positif dans l’espoir que la religion fait naître en nous sera réalisé et accompli par la philosophie. Dès ce monde, donc, nous pouvons parvenir à nous libérer de la servitude, nous pouvons accéder d’une certaine façon à la vie éternelle ».

Ramener Dieu, la Substance, à la « Nature », ne change rien aux données : Nous nous trouvons alors simplement avec une « Substance » éternelle, qui se confond avec la Nature, et dans laquelle nous autres, individus qui en constituons les « modes » d’être, sommes dès-toujours insérés. L’éternité nous est donc constitutive, nous en sommes « consubstantiels » et pouvons y adhérer, nous y rendre adéquats dans la mesure où nous « réformons » notre connaissance pour parvenir à cette illumination de l’intelligence (la connaissance du « troisième genre ») dont nous parle Spinoza au livre V de l’Éthique.

Les données ne changeront pas non plus si nous remplaçons maintenant « Nature » par « Matière ».
(bis) : Nous nous trouvons alors simplement avec une « Substance » éternelle, qui se confond avec la Matière, et dans laquelle nous autres, individus qui en constituons les « modes » d’être, sommes dès-toujours insérés. L’éternité nous est donc constitutive, nous en sommes « consubstantiels » et pouvons y adhérer, nous y rendre adéquats, etc…

C’est bien sur cette voie que nous rencontrons le Spinoza athée et matérialiste dont nous parlent par exemple Gilles Deleuze (Spinoza, Philosophie pratique, Minuit, Paris 1981 p. 37ss, etc.), et bien sûr, à sa suite, notre ami Michel Onfray.

Il faut toutefois faire ici deux remarques :

La première nous est suggérée par F. Alquié :
« Ici, par conséquent, la philosophie semble franchir ses frontières, et vouloir tenir les promesses de la religion. »

En effet, identifier la Substance infinie et éternelle à la Nature ou à la Matière ne peut se faire qu’au prix d’une surdétermination de cette nature et de cette matière (puisqu’on leur confère les caractéristiques de Dieu – infinité, éternité -, qui n’ont rien à faire avec la réalité du physicien et du biologiste ; c’est pourquoi je les écris avec une majuscule lorsqu’elles s’inscrivent dans la perspective spinoziste) surdétermination telle qu’elle transforme la philosophie, peut-être en religion en effet, du moins en « théologie naturelle ». C’est bien le nom qu’on donne à cette entreprise de la raison humaine qui pense pouvoir démontrer Dieu « ordine geometrico ».
On retomberait ainsi dans une forme de dogmatisme bien « pré-critique » s’il faut en croire ce bon vieux Kant.

Il faut donc convenir qu’une partie des « athées spinozistes » sont en fait des « théologiens naturels », occultes à défaut de honteux.
Ils ne peuvent en tout cas prétendre échapper aux « modèles métaphysiques » dont il était question dans le post précédent.
On est en effet proche de la surdétermination de la matière par la matérialisme dialectique, dont se moquait, on l’a vu, Jacques Monod en parlant de « projection animiste… Interprétation non seulement étrangère à la science, mais incompatible avec elle » (Le hasard et la nécessité, p. 51).
De tels théologiens plus ou moins animistes ne semblent donc pas les mieux placés pour prendre de haut les mythes ou ironiser à leur sujet…

La deuxième remarque est suggérée par Spinoza lui-même.

Car on peut certes dire, pour tenter de sortir de ce piège, qu’on prend acte de cette surdétermination de la Nature et de la Matière spinoziste, et qu’on en revient à une « matière » plus « simple » (avec un petit m…) qui ne risquerait donc pas d’encourir les foudres de l’accusation de fiction métaphysique ou mythique que constitue une Matière infinie ou éternelle.

Possible…

Mais dans ce cas-là, il faut avoir l’honnêteté élémentaire de laisser Spinoza de côté, de ne pas se réclamer de lui.

Car cette nature et cette matière de certains de nos athées soi disant spinozistes n’ont jamais été celles dont lui-même parle, et ne le seront jamais :

«Toutefois, ceux qui pensent que le Traité théologico-politique veut établir que Dieu et la nature sont une seule et même chose (ils entendent par nature une certaine masse ou la matière corporelle), ceux-là sont dans une erreur complète »
Nous dit en effet Spinoza (Lettre VIII, Spinoza à Oldenburg, Œuvres de Spinoza, traduction par Emile Saisset, Charpentier, 1861, III, pp. 365-367. Correspond à la lettre LXXIII dans l’édition de la Pléiade, p. 1282 ).

Curieusement, autant le « Deus sive Natura » est cité en permanence par les partisans du matérialisme de Spinoza, autant cet éclaircissement pourtant essentiel est généralement passé sous silence.

Pour le comprendre, il faut se souvenir que Spinoza, à la suite d’une longue tradition philosophique et théologique, distingue deux « composantes » de l’idée de Nature. La « nature naturante », c’est-à-dire conçue comme Cause, Principe, et la « Nature naturée », soit la nature conçue comme « effet », comme « ce qui est causé ».
Réduire la Nature spinozienne à une plate « nature naturée » en en ignorant la composante « naturante », cette causalité divine qui en constitue le principe dynamique, c’est être « dans une erreur complète ».
Le spinozisme n’existe que par cette surdétermination d’une Nature conçue comme principe divin, d’une Nature capable d’être, comme l’est le Dieu de Spinoza, « causa sui » (Éthique I,Définitions,1), « cause de lui-même ».
La similitude affirmée entre Dieu et la Nature implique donc nécessairement une telle surdétermination métaphysique de la nature.
Sa banalisation, sa réduction à une « certaine masse » que pourrait appréhender la physique, ou à une « matière corporelle » que pourrait appréhender la biologie équivaut purement et simplement à un reniement du spinozisme.

Ainsi donc, « l’athéisme » comme le « matérialisme » spinozien ne peuvent être qu’athéisme ou matérialisme « enchantés », dans lesquels Nature et Matière ne peuvent être privées d’une causalité dont la densité relève clairement de la métaphysique, voire de la religion ou du mythe.
On ne peut les comprendre sans assumer la dimension divine de « causa sui » que leur confère Spinoza, dimension qui échappe totalement aux concepts de la physique.

Nous sommes donc, une fois de plus, ramenés aux mythes et aux modèles métaphysiques.

J’ai une très grande admiration et un très grand respect pour la pensée de Spinoza, du moins dans ce que je peux en comprendre.

Mais il faut bien reconnaître que, si on veut en faire un athée et un matérialiste (ce qui est en soi légitime), on parle alors d’un athéisme et d’un matérialisme « du Père Noël ».

Car il faut bien qu’il porte dans sa hotte la Substance, La Nature « naturante », « causa sui », la Matière éternelle, avec tout ce qu’elles comportent de divin.
Et en assumer le caractère au moins métaphysique, plus probablement théologique, possiblement religieux ou mythique (encore une fois, ce qualificatif ne suppose de mon côté aucun jugement de valeur négatif, puisque je suis pour ma part, contrairement à Mr. Onfray, un chaud partisan de la réhabilitation des mythes).

Le Père Noël des athées spinozistes, outre sa hotte particulièrement chargée, porte simplement des vêtements un peu différents de ceux que porte le Père Noël des mythes que se plait à dénoncer Michel Onfray ;
peut-être une barbe autrement taillée, qui, dans le pire des cas, continue hélas à ressembler à celle d’un vieux penseur rationaliste et scientiste fleurant bon ce XIXème siècle qui a tant de mal à finir, en philosophie du moins…

Mais il faut maintenant s’occuper de quelques aspects étonnants de l’improbable rencontre entre Spinoza et Nietzsche, qui constitue le terreau mythologique d’une partie de l’athéisme contemporain, et de celui de Michel Onfray en particulier.

Ce sera notre prochaine étape.

Entretemps, bonne fin d’année à tous !

Des mythes, des croyances, et de Mr. Onfray qui est au-dessus de tout ça

Un peu d’originalité sur Arte ce soir, m’annonce Stultitia. Michel Onfray y débat de religion avec Frédéric Lenoir (« 28 Minutes » du 13/11).
(disponible sur: http://www.dailymotion.com/video/x1799cm_28-les-religions-regissent-elles-encore-nos-vies_news)

Onfray ! Ah ça ! S’il y a bien un philosophe – et théologien – que je n’attendais pas !
Et qui surprend, qui plus est, entre autres choses par son identification des mythes et des croyances au folklore du Père Noël ! Il faut avouer que l’image ne manque ni d’originalité, ni de finesse…

Ni de vitesse non plus : « 28 minutes » d’ailleurs réduites à une quinzaine pour traiter du sujet. Il faut oser… Mais comme disait le cher Lautner, fort heureusement récemment remis à l’honneur pour quelques heures, « certaines émissions, ça ose tout. C’est même à ça qu’on les reconnaît ».

Car le temps est désormais venu de la « fast » ou de la « speed philosophy ».

Et Stultitia et moi qui sommes désespérément « slow »! « Slow food », « slow thinking »… Une bouchée de pensée, un long temps de mastication rêveuse dans les pâturages, à la montagne. Décidément, le temps des ruminants est vraiment révolu…

Stultitia me dit que son entraîneur de rugby (mais bien sûr qu’elle pratique le rugby ! Y a-t-il rien de plus fou que le rugby ?), son entraîneur, donc, lui conseille de toujours revenir aux fondamentaux.
Judicieux conseil, que nous allons essayer de suivre.

D’abord en ce qui concerne le sens de termes tels que « mythe » et « croyance ».

Le philosophe Christian Godin remarque que « l’univers a connu, au cours des dix ou quinze milliards d’années de son existence trois ‘sauts qualitatifs’ » (Court traité de Philosophie, Paris Ellipses, 1996, p. 6). Constat simple, essentiel, que j’ai souvent repris avec mes élèves. Le premier saut est le passage du néant (ou du moins du vide) à l’être. Le deuxième est le passage de l’être inerte à l’être vivant. Le troisième est le passage du vivant inconscient (ou partiellement conscient) au vivant doté de conscience réfléchie complexe, c’est-à-dire à l’humain, pour le moment seul être de l’univers connu capable de penser cet univers qui ne se pense pas lui-même, comme le disait magnifiquement Pascal.

Or, d’aucun de ces trois « sauts », qui touchent chacun à la « question des origines », le moindre scientifique ou philosophe tant soit peu sérieux ne peut prétendre connaître le pourquoi ni le comment.

« Les scientifiques ont des difficultés particu¬lières avec l’idée d’origine, que celle-ci concerne l’Univers dans son ensemble, ou la matière, le temps, la vie, l’homme. Car, en tant que scientifiques, ils s’occupent du comment du monde, non du fait qu’il soit. La science, pour se construire, a besoin d’un réel, c’est-à-dire d’un « déjà là ». Or l’origine ne fait précisément pas partie du « déjà là ». Elle correspond à l’émergence d’une certaine chose en l’absence de cette même chose (l’origine suppose la non présence dans la mise en présence même). Cette singularité-là, qui fait passer du néant à l’être, la science n’est pas capable de la saisir, ni même de lui donner un statut ». (E. Klein, Embarrassantes origines, La Recherche 304, Décembre 1997).

« Le seul vrai ‘problème’, c’est celui de l’existence même de l’univers. ‘Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?’ Sur le plan scientifique, nous sommes incapables d’y répondre. Après plusieurs millénaires, nous en sommes ici au même point que le premier chasseur préhistorique venu : au zéro absolu ». (H. Reeves, Patience dans l’azur, Point Sciences Seuil, 1988(2), p.68).

Bien sûr, l’impossibilité pour une science digne de ce nom d’affirmer quoi que ce soit en ce qui concerne la « question des origines » (de l’univers, de la vie, de la conscience), n’empêche pas le travail scientifique : « Notre ignorance une fois reconnue est le vrai point de départ de la cosmologie », ajoute fort judicieusement Hubert Reeves.

Cette « ignorance » assumée en ce qui concerne l’énigme ou le mystère des origines délimite le champ de validité de la méthode scientifique, et suscite ce qu’on est en droit de nommer un « agnosticisme » voire un « athéisme » méthodologiques, c’est-à-dire une approche pour laquelle « l’hypothèse Dieu » n’a pas à intervenir lorsqu’on aborde les questions scientifiques.

C’est bien ce que Jacques Monod nommait le « postulat d’objectivité de la nature » (Le hasard et la nécessité. Paris, Seuil, Points Sciences, 1970, p. 37-38.), lui-même fondé sur le principe d’inertie. Autant d’exigences qui fondent la méthode et les pratiques de la science moderne et contemporaine, et qui délégitiment les tentatives créationnistes, en particulier.

Il est cependant à noter que les principaux promoteurs de ce « postulat », Galilée et Descartes aux dires de Monod (auxquels il faudrait bien sûr ajouter Newton), au passage tous croyants, ne remettaient en aucune manière en question l’existence de Dieu, pas plus que ne le font aujourd’hui des astrophysiciens comme Bruno Guiderdoni, Arnold Benz ou d’autres, qui concilient sans aucun problème les exigences « d’agnosticisme » de la méthode scientifique avec leur foi religieuse.

Ceci, parce que ce nécessaire « agnosticisme » ou « athéisme » méthodologique n’a rien à voir avec un athéisme métaphysique.
Mais peut-être une distinction si élémentaire qu’elle devrait intervenir dans tout cours de philo de terminale n’est-elle pas digne d’être évoquée par des philosophes qui n’en sont plus là, puisqu’ils passent à la télévision…

Mais pourquoi alors ne pas s’en tenir à ce sage et honnête agnosticisme du scientifique, plutôt que de s’engager dans le monde conflictuel de la métaphysique, avec ses méandres, ses illusions et ses antinomies si bien évoquées par le bon vieux Kant ?
(La métaphysique étant l’exercice de la raison au-delà (méta) des données de l’expérience « physique », exercice par lequel elle pense pouvoir traiter rationnellement de la question des origines, des Principes, du fondement des valeurs, etc.).

Peut-être pour deux raisons essentielles : d’une part parce que l’agnosticisme, lorsqu’il quitte le domaine de la méthodologie pour prétendre évoquer – serait-ce par la « suspension du jugement » – la question des origines, devient lui-même une option métaphysique. C’est aussi bien évidemment le cas du scepticisme et de quelques-uns de ses avatars comme le relativisme ou le perspectivisme nietzschéen (Comment donc ! Nietzsche, l’un des grands inspirateurs de Michel Onfray, ferait-il de la métaphysique ? Vous n’y êtes plus, Mon bon monsieur… Mais il faut pourtant bien le reconnaître. Tuer Dieu ou la métaphysique, c’est bien encore faire de la métaphysique. Une autre, tout simplement. Tout comme ne pas faire de politique a toujours été en faire. Mais ceci aussi reste du niveau de terminale…).

D’autre part, parce qu’il faut encore revenir à la pertinence de l’interrogation d’E. Klein : « Pourquoi ne pas évacuer la question de l’origine, au motif qu’elle serait irrémédiablement vaine ? Parce qu’elle est latente dans la présence même de tout ce qui est là, devant nous » (article cité).

Oups ! Voilà que Stultitia me reprend vertement : « Tu avais dit qu’on parlerait du mythe. Qu’est-ce que tu viens nous embrouiller l’esprit avec ta métaphysique » ?

D’accord ! J’ai sauté une étape. J’y reviens. La science, nous dit E. Klein, « pour se construire, a besoin d’un réel, c’est-à-dire d’un « déjà là » ». Et elle choisit de ne s’occuper que de cela. « Or l’origine ne fait précisément pas partie du « déjà là ». Elle correspond à l’émergence d’une certaine chose en l’absence de cette même chose. Cette singularité-là, qui fait passer du néant à l’être, la science n’est pas capable de la saisir, ni même de lui donner un statut ».

Et c’est bien de ce « moment » énigmatique et mystérieux que le mythe, depuis « le premier chasseur préhistorique venu« , cherche à rendre compte, à travers son langage propre, symbolique.

« On entendra ici par mythe ce que l’histoire des religions y discerne aujourd’hui: non point une fausse explication par le moyen d’images et de fables », mais un récit destiné « à instituer toutes les formes d’action et de pensée par les¬quelles l’homme se comprend lui-même dans son monde » (P. Ricoeur, Finitude et culpabilité, la Symbolique du mal, in Philosophie de la volonté, Paris, Aubier-Montaigne, 1960, p. 12).

Le mythe, en son sens le plus noble, est un « récit des origines », de ces origines devant lesquelles la science s’arrête : celle de l’être contre le non-être, celle du vivant au cœur de l’inerte, celle du conscient, du réflexif et de l’éthique au cœur du vivant.

C’est bien « tout cela » qui est « devant nous ». Et la question des origines y est « latente », qu’on le veuille ou non.

Après Levi-Strauss, Dumézil ou Eliade, il serait donc temps de sortir de la confusion entre mythe et fable (celle du Père Noël…). « Nous sommes ici au niveau du collège », me glisse Stultitia, la perfide. Je lui laisse toutefois la responsabilité de ses allégations…

La métaphysique elle, a transposé ces interrogations vieilles comme le monde – qui nous mènent au-delà de l’expérience immédiate que nous avons des choses – du niveau symbolique à celui du « logos », celui d’une interrogation formulée de façon plus discursive, plus rationnelle. Ainsi le bon vieil Aristote ne va-t-il plus parler des dieux d’Hésiode ou d’Homère comme artisans des origines, mais de « Premier moteur », de « Principe » de « Cause », etc. , tout comme le bon vieux Spinoza traitera de « Substance », de « Nature », « d’attributs » ou de « modes ».

Mais tout comme Platon a condamné les mythes tout en s’empressant d’en inventer de nouveaux, on peut se demander si le « logos » a jamais vraiment réussi à supplanter le « muthos ». Mythe et métaphysique continuent en fait à s’entremêler étroitement dans l’histoire de la philosophie.

Car ils ont à répondre, au fond, à la même question : comment rendre compte de l’origine, des origines, de ce qui est, de ce qui vit, de ce qui pense et agit, de ce qui privilégie telle valeur plutôt que telle autre ?

Et c’est à ce niveau que nous rencontrons nécessairement la croyance. Il n’est pas forcément encore question de « foi » (on les distinguera peut-être un jour), mais d’abord de croyance. Croyance en un mythe ou système de mythes, croyance en un ou des modèle(s) métaphysique(s), le plus souvent implicite(s).

Car les interprétations de cette énigme des origines relèveront nécessairement de la croyance.

Question : « L’univers, la vie, tout cela a-t-il un sens ? »
Réponse : « Je crois que…, je ne crois pas que… »
Question : « Pourquoi s’intéresser au sort de ses semblables plutôt que se limiter à son confortable petit nombril ? Pourquoi faire que les normes éthiques et juridiques qui régissent la société des hommes s’opposent en partie aux lois de la sélection darwinienne qui régissent pourtant l’ensemble du vivant ? »
Réponse : « Parce que je crois que… Je crois que l’homme est, ou n’est pas… »
Mais aussi :
Question : « pourquoi faire de la science plutôt que de se contenter de la première opinion venue ? »
Réponse : « le chercheur croit certainement qu’à mesure que ses connaissances s’accroîtront, son image de la réalité deviendra de plus en plus simple et expliquera des domaines de plus en plus étendus de ses impressions sensibles. Il pourra aussi croire à l’existence d’une limite idéale de la connaissance que l’esprit humain peut atteindre. Il pourra appeler cette limite idéale la vérité objective ». (Albert Einstein, Léopold Infeld, L’Évolution des idées en physique, Payot, 1963, p. 34-35.)

Eh oui ! Contre la croyance métaphysique du sceptique (qui croit que la raison humaine n’a pas les moyens de distinguer le vrai du faux), ou du « perspectiviste », le scientifique s’engage dans une croyance métaphysique dans le pouvoir de la raison, qui peut aller jusqu’à une revendication de vérité, ou du moins de vraisemblance.

Ainsi, il n’est pas possible d’échapper à la croyance, car tout cela ne peut relever d’un simple savoir. Et cette croyance se réfère nécessairement à un mythe ou un modèle métaphysique. Et puisque nous ne pouvons sortir de ce cercle, notre tâche sera d’en être conscient, de les identifier, et de parvenir à rendre compte à nous-même, de façon raisonnée et critique, des raisons de nos choix. (« Leçon d’introduction à la philosophie », ajoute Stultitia, qui décidément n’en rate pas une…).

Il ne s’agit donc pas de choisir entre ce qui est mythe et ce qui ne l’est pas, entre ce qui est métaphysique et ce qui ne le serait pas, mais bien entre « mythes vraisemblables », comme disait Platon, et mythes invraisemblables, entre des modèles métaphysiques crédibles et humainement soutenables, et d’autres qui le sont moins.

Et dans le choix que l’intelligence propose à l’intelligence, il y a des mythes théistes et des mythes athées, des métaphysiques théistes et des métaphysiques athées, tout comme des croyances théistes, marxistes, structuralistes, analytiques, etc. Et même hédonistes. Puisqu’il n’y a pas de raison que l’hédonisme, cher à Mr. Onfray, échappe au statut de croyance métaphysique, qui possède, comme toute autre, ses mythes fondateurs.

– « Vous exagérez ! ».
– Pas le moins du monde ! Et je pourrai même en donner une foule d’illustrations, toutes plus amusantes les unes que les autres.

Prenons par exemple le récit de la Création dans le livre de la Genèse, l’un des piliers bien connus de la croyance des « religions du Livre »..

On en connaît les éléments : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre…. », ainsi que le refrain, qui revient après chaque étape de la création : « Et Dieu vit que cela était bon. Il y eut un soir, il y eut un matin », puis vient le nombre du jour.

Il est évident pour tous qu’il s’agit d’un « récit des origines », d’un mythe, au sens noble pour les croyants informés comme pour les incroyants cultivés. Ou au sens de fable du père Noël pour ceux qui sont encore ignorants des acquis de l’anthropologie…

Le croyant juif, chrétien ou musulman y reconnaît l’action créatrice du Dieu libérateur qui s’est manifesté en tant que force d’émancipation lors de l’Exode (la construction des récits de la Genèse présupposant en effet une réflexion sur une expérience de libération telle qu’elle est mise en forme dans le récit de la sortie d’Égypte). La croyance de l’homme biblique est que l’énigme du « tout cela » que nous expérimentons «devant nous », l’univers et tout ce qu’il contient, la vie, la conscience et tout ce qu’elle produit, ne peut être interprétée comme l’œuvre d’un hasard ou d’une nécessité aveugle, d’une fatalité telle qu’elle apparaît dans d’autres récits contemporains du Moyen Orient, mais comme un don offert par l’Être créateur à la liberté faillible et à la responsabilité d’Adam et de sa compagne. Rien que de bien connu. Et c’est cette activité créatrice qui permet de comprendre pourquoi s’est développée d’abord dans le judaïsme l’idée d’une re-création possible, c’est-à-dire aussi de cette « résurrection » thème de raillerie de Michel Onfray, mais qui peut se concevoir assez logiquement, pour celui qui participe de ce récit fondateur, comme un développement de la croyance en la puissance créatrice de Dieu. Car après tout, l’énigme essentielle est bien celle de l’existence et de la vie. Si on interprète cette vie comme étant l’œuvre d’un Créateur, et non pas celle du hasard, on ne voit pas pourquoi il ne lui serait pas possible de maintenir mystérieusement dans l’être ce qu’il a lui-même créé.
Cette rapide catéchèse « œcuménique » étant de niveau Bar Mitzvah, Première Communion, ou Madrassa « petite section », me dit Stultitia.
Soit. Je reconnais volontiers qu’il n’est pas nécessaire d’avoir lui in extenso la Bible, le Talmud et le Coran pour percevoir la signification de ce « récit fondateur ».

Mais ne nous y trompons pas, on trouve aussi de tels « récits des origines », eux aussi rédigés sous la forme du mythe, par exemple chez l’athée Sartre, où il revêt l’apparence d’une parfaite « anti-Genèse ».

Reprenons « l’Annonce faite à Roquentin », dans La Nausée, de Sartre (Paris 1938, Folio p. 179-181) :
« Et puis j’ai eu cette illumination. Ça m’a coupé le souffle. Jamais, avant ces derniers jours, je n’avais pressenti ce que voulait dire ‘exister’. (…) Et puis voilà : tout d’un coup, c’était là, c’était clair comme le jour : l’existence s’était soudain dévoilée (…). Nous étions un tas d’existants gênés, embarrassés de nous-mêmes, nous n’avions pas la moindre raison d’être là, ni les uns ni les autres, chaque existant confus, vaguement inquiet, se sentait de trop par rapport aux autres. (…) Le mot d’Absurdité naît à présent sous ma plume ».

Tout comme nous avions dans le récit biblique la révélation du sens du « créé » en tant qu’œuvre sensée et bonne du Dieu libérateur de l’Exode, nous nous trouvons bien ici devant une révélation (« illumination », « dévoilement » – c’est le sens du mot « Apocalypse »..) du sens, mais en tant que « non-sens », Absurdité (notons la majuscule) originaire, essentielle, de ce qui est, même si cette absurdité doit susciter pour Sartre un « humanisme tragique ».
La mise en forme de ces « récits des origines » suit, dans un cas comme dans l’autre, le processus classique de l’élaboration mythologique.

Nous sommes ici en présence de deux mythes antagonistes, en « conflit des interprétations », chacun présentant une compréhension particulière de notre être au monde, de l’énigme de « ce qui est là, devant nous ».

Ceci sans que la qualification de mythe soit ici le moins du monde péjorative : dans les deux cas, il s’agit tout simplement de la tâche – ô combien respectable – de l’interprétation de notre condition humaine. Nous sommes là bien loin de ce Père Noël qui amuse tant Mr. Onfray…

L’un de ces mythes est-il plus « vraisemblable » que l’autre ? C’est à la conscience informée de chacun d’en juger.

Une autre mythologie bien fournie pourrait être le fait du « matérialisme scientifique » de Marx et Engels :
Pour ce dernier, après avoir vécu le paradis originel de la communauté primitive, caractérisée par la polyandrie, la polygamie, la « communauté réciproque des hommes et des femmes » et l’absence de classes, l’être humain se voit chassé de ce jardin d’Eden :

« La puissance de cette communauté primitive devait être brisée – elle le fut. Mais elle fut brisée par des influences qui nous apparaissent de prime abord comme une dégradation, comme une chute originelle du haut de la candeur et de la moralité de la vieille société gentilice. Ce sont les plus vils intérêts – rapacité vulgaire, brutal appétit de jouissance, avarice sordide, pillage égoïste de la propriété commune -qui inaugurent la nouvelle société civilisée, la société de classes; ce sont les moyens les plus honteux – vol, violence, perfidie, trahison – qui sapent l’ancienne société gentilice sans classe, et qui amènent sa chute. » (F. Engels, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, Paris, Éditions Sociales 1975, p. 106).

Texte admirable ! On y rencontre en quelques lignes le Paradis Terrestre, la chute originelle, et le pouvoir de la Fatalité. Car si l’épisode de l’Arbre, dans le mythe biblique, illustre la mise à l’épreuve de la liberté de l’être créé, ici, le bonheur de la communauté primitive « devait être brisé ».
Cette brisure nécessaire inaugure la dialectique historique et la puissance de son déterminisme implacable. Le fameux « moteur de l’histoire »…
Là où le récit fondateur de la Bible identifiait l’origine du mal moral à une défaillance de la liberté, celle-ci est assimilée, chez Engels, à un destin, un mécanisme aveugle qui introduit dans l’histoire une « chute », qui ne sera rachetée qu’au terme de cette histoire, lorsque le même mécanisme produira, par sa vertu propre s’incarnant dans le lutte des classes, le rétablissement du bien être des origines dans le Royaume eschatologique de la société sans classes :

« Puis commence ensuite le développement des forces humaines qui est une fin en soi et qui est le vrai royaume de la liberté, un royaume qui, pour s’épanouir, doit avoir ses bases dans le champ de la nécessité. (…) Les hommes seront libérés du penchant qui les pousse à convoiter la richesse, penchant qui a dominé toute leur vie historique en faisant d’eux des aliénés ». (K. Marx, Le Capital, Livre III, traduction de J. Servier dans : Histoire de l’utopie, Paris Folio 1967, p. 293-294).

La boucle est bouclée. Tel le mouvement de Proodos et d’Epistrophè, d’expiration et d’inspiration qui fait que l’univers émane de l’Un puis y retourne dans la mythologie néoplatonicienne de Plotin ou Proclus, l’histoire des hommes est scellée dans cet immense mouvement de chute primordiale et de retour, qui est l’histoire dialectique de la matière elle-même.

Il est à noter que « les hommes seront libérés ». Ils ne se libèrent pas eux-mêmes. Car ce ne sont pas les hommes qui font la révolution, mais bien la dialectique historique :

« Les hommes sont-ils libres de choisir telle ou telle forme sociale ? Pas du tout. Posez un certain état de développement des facultés productives des hommes et vous aurez telle forme de commerce et de consommation. Posez certains degrés de développement de la production, du commerce, de la consommation, et vous aurez telle forme de constitution sociale, telle organisation de la famille, des ordres ou des classes, en un mot telle société civile. Posez telle société civile et vous aurez tel état politique, qui n’est que l’expression officielle de la société civile. (…) Il n’est pas nécessaire d’ajouter que les hommes ne sont pas les libres arbitres de leurs forces productives – qui sont la base de toute leur histoire – car toute force productive est une force acquise, le produit d’une activité antérieure. » (K. Marx, Lettre à Annenkov, du 28 décembre 1846).

On comprend l’ironie d’un Jacques Monod devant cette gigantesque création mythologique :

Pour lui, cette « vitalité » interne à la matière et à l’histoire ne peut être qu’une façon d’y réintroduire subrepticement le divin, de revenir en-deçà du « principe d’objectivité » posé par Descartes et Galilée.
Quel microscope permettrait en effet de déceler cette « intelligence dialectique » dans le monde purement minéral d’où est issu le vivant ? Il s’agirait encore d’une « projection animiste… Interprétation non seulement étrangère à la science, mais incompatible avec elle » (Le hasard et la nécessité, op. cit. p. 51). N’en revient-on pas, en effet, à la physis animée, des anciens, à « l’âme du monde », ou à la « Substance » de Spinoza, à son Dieu qui, comme on le sait, peut être aussi appréhendé comme Nature, mais nature aux propriétés divines, qui n’a rien à voir avec cette nature et cette matière dont nous parlent les physiciens contemporains.

Dont ils nous parlent de moins en moins, soit dit en passant.
Car la « matière » du matérialiste, qu’il soit marxiste ou démocritéen, spinoziste ou hédoniste, demeure une construction mythique, en tout cas philosophique ou ontologique, certes pas scientifique.

Le terme matière, nous dit un « Dictionnaire des auteurs et des thèmes de la philosophie » de S. Auroux et Y. Weil (Paris, Hachette 1991, p. 318-319 ; encore un ouvrage à l’usage des scolaires me rappelle Stultitia…) « est une catégorie servant à désigner les objets de la physique ; cette catégorie ne fait pas partie des concepts de la physique : cette dernière élabore seulement les notions de masse, masse ponctuelle, énergie, etc. […]. Le matérialisme est une thèse ontologique posant que toute réalité est constituée par ce que désigne le concept de matière ».
Thèse ontologique qui échappe donc à la physique elle-même. Car comment donc la physique (mis à part le « matérialisme méthodologique » nécessaire à sa pratique), pourrait-elle affirmer, en restant la physique, un quelconque matérialisme, justement « méta »-physique ?

Ajoutons que s’il y a quelqu’un de prudent en ce qui concerne le maniement du terme « matière », c’est bien désormais le physicien, sur lequel le philosophe « matérialiste » devrait d’urgence prendre exemple.

« Le moins que l’on puisse exiger de matérialistes aussi décidés c’est qu’ils nous disent clairement ce que la notion en question recouvre dans leur esprit ». (B. d’Espagnat, A la recherche du réel, Gauthier-Villars, Paris 1991 (3), p. 85).

« Ainsi en arrive-t-on progressivement [en physique] à une vision du monde dans laquelle la matérialité des choses semble se dissoudre en équations. Une vision dans laquelle le matérialisme est de plus en plus contraint d’évoluer vers le mathématisme et où, si l’on peut dire, Démocrite doit en définitive se réfugier chez Pythagore. Qu’est-ce, en effet, que la matière ? Ce qui se conserve, disait-on autrefois. Ce n’est donc pas la masse (…) voilà que le nombre apparaît maintenant en physique comme l’entité ayant seule une stabilité suffisante pour que cette science le prenne vraiment au sérieux.
De là à affirmer, avec les pythagoriciens, que les nombres sont l’essence des choses, il n’y a qu’un pas. (…) « Tout est géométrie » proclament volontiers certains spécialistes de la théorie de la relativité générale
» (id. ibid. p. 26).

La matière se résoudrait-elle donc dans le nombre ? Mais le nombre a-t-il encore quelque chose de « matériel » ?
Sans doute faudrait-il que nos philosophes « matérialistes », qui en sont restés aux puérils et confortables petits grains solides des atomes de Démocrite et de Lucrèce, comme d’autres en restent aux legos, aillent faire un recyclage approfondi chez quelque physicien…

Et nous voilà reconduits une fois de plus au « conflit des interprétations », en l’occurrence au choc de ces grands systèmes métaphysiques (mais qui restent en bonne partie pétris de mythe…) que sont « l’idéalisme » pythagoricien et le « matérialisme » de Démocrite.
Stultitia me suggère qu’il faudrait aussi évoquer le choc des Titans, Parménide et Héraclite, et suivre le cheminement de leurs mythes fondateurs, qui structurent toute la philosophie occidentale.
On devrait bien sûr évoquer aussi les récits du stoïcisme, de l’épicurisme, le statut ontologique de la Substance chez Spinoza, etc. Et les extraordinaires aventures de l’Esprit, chez Hegel !
Mais ça commence à faire beaucoup. Ce sera peut-être pour une autre fois !

Je ne voudrais toutefois pas terminer sans évoquer un autre récit fondateur. Celui qui concerne la liberté.

Peut-être le fait que « dans les prétoires on croit qu’on est libre et qu’on a choisi le mal« , comme le dit ironiquement Michel Onfray, témoigne-t-il en effet de « l’imprégnation judéo-chrétienne » de notre société.

Le mythe, le récit fondateur du judaïsme et du christianisme pose bien Dieu à l’origine de la liberté humaine, et donc de la responsabilité de la personne :

« Le principe de liberté n’est pas naturel, n’est pas de nature historique. Il n’est donc pas une loi, mais un ordre, un commandement, un devoir, une obéissance qui accomplit l’homme, la .société et l’humanité tout entière. Nous dirons qu’il est transcendant, qu’il est révélé, qu’il est divin, qu’il est une Mitsvah [ordre divin]. La liberté n’advient pas de l’histoire; elle ne surgit pas de la nature ni n’émerge de ce qui est. Elle survient de ce qui doit être, de l’extérieur de l’histoire et de la nature ». (A. Abécassis, Présentation de la Haggadah de Pâque, Berg International, Paris, 1982, p. 7-8).

Ainsi la liberté que postule, sans pouvoir la démontrer, le philosophe « laïque », s’éclairerait-elle pour le juif, le chrétien ou le musulman comme « commandement divin ».

Mais le fait de postuler le déterminisme métaphysique – sans plus de démonstration possible – ne relève-t-il pas lui aussi du mythe, d’un autre récit fondateur, qu’il soit spinoziste, marxiste ou nietzschéen ? En quoi la déconstruction de « la longue histoire des origines de la responsabilité » qu’entreprend Nietzsche dans la « Généalogie de la Morale », qui semble inspirer si directement la remarque de Michel Onfray, échapperait-elle à l’extraordinaire imagination mythologique de l’auteur de Zarathoustra et de l’apôtre de l’Éternel Retour ?
Aurait-il été l’un des rares, avec sans doute Mr. Onfray, à avoir été vacciné contre le virus du « récit des origines » ? Il faut bien avouer en tout cas que les apparences sont contre lui…

On a certes le droit de refuser l’interprétation « judéo-chrétienne » (ainsi que la longue lignée des philosophes qui s’y réfèrent directement ou indirectement) qui fait de Gandhi, de Luther King, mais aussi d’Hitler et de Breivik, des êtres susceptibles de « répondre » de leurs actes au-delà de conditionnements évidents qui n’annihilent cependant pas le mystère de leur liberté.
De lui préférer l’une de celles qui font du libre arbitre, et donc de la responsabilité pénale, une simple illusion ou une fiction généalogique qui n’aurait plus sa place « dans les prétoires ».
Cela simplifierait sans doute en effet le travail du juge, qui abandonnerait enfin définitivement sa place au sociologue, au psychanalyste … ou au philosophe !
Nous sommes là encore au cœur d’un légitime « conflit des interprétations ».

Mais peut-être faudrait-il commencer par le reconnaître comme tel.
Et ne pas faire croire qu’il y aurait, d’un côté, Le Philosophe qui tiendrait Le Discours du Savoir, et de l’autre les partisans quelque peu obscurantistes du mythe et de la croyance.

Les êtres humains sont dans le même bateau. Irréductiblement confrontés à l’énigme ou au mystère de l’origine de ce que nous nommons matière, vie, conscience ou valeurs, nous essayons simplement d’accorder notre croyance, voire notre confiance, à des mythes, à des récits fondateurs dont nous tentons laborieusement d’évaluer la « vraisemblance » autant que la pertinence en ce qui concerne l’orientation éthique de nos vies comme l’élaboration de nos normes juridiques et politiques.

Et s’il est légitime de discuter de la crédibilité de ces récits, il serait bien présomptueux de prétendre parler « de l’extérieur » du mythe ou de la croyance.

Ce serait encore demeurer dans l’illusion du dogmatisme qui, pour être aussi ancienne que la pensée, n’en témoigne pas moins de l’immaturité de celui qui s’en contente et s’en rassure.

Archi-archives de Stultitia. 2008: Une « spiritualité laïque » ?

Encore une réflexion qui dormait dans les greniers, et qui a été sauvée in extremis par Stultitia.
Elle commentait une présentation sur France Culture de l’ouvrage de Luc Ferry, La sagesse des mythes. Apprendre à vivre – 2, Paris, Plon 2008.
Et n’a suscité, bien entendu, aucune réponse…
Mais elle permettra de revenir à la question des mythes et des croyances, que j’aborderai bientôt – après une petite sortie dans mes chères montagnes, comme il se doit – à propos d’une récente intervention de Michel Onfray.

Une « spiritualité laïque » ?

Enseigner la philosophie dans le secondaire fait prendre une conscience aiguë de l’exigence de précision conceptuelle que requiert un contexte culturel qui s’habitue à se contenter du flou, soit par démission, soit par intérêt.
Ceux qui sont engagés dans cette tâche ingrate aimeraient alors voir leurs efforts relayés par les spécialistes médiatiques de leurs disciplines, surtout lorsque ces derniers prétendent à la vulgarisation.

J’ai donc été, une fois de plus, étonné par le manque de rigueur qui a caractérisé les prestations réitérées de Luc Ferry sur France Culture le 21 novembre dernier.

Il aurait été capital de sa part, s’il veut éviter que son ouvrage fort intéressant et nécessaire sur les mythes ne verse dans la caricature, de préciser un minimum le sens de certains termes, et tout particulièrement celui, plusieurs fois répété, de « spiritualité laïque » qui pourrait d’après lui caractériser la pensée grecque.

Que l’on décide apparemment d’exonérer la « spiritualité » grecque du terme de « religion », le réservant au christianisme, cela, bien que contestable (E. Lévinas, M. Gauchet et bien d’autres ayant montré comment le judéo-christianisme est en conflit avec le « sacré » et « la religiosité » païenne au point qu’on a pu parler à son égard de « religion de la sortie de la religion »..) pourrait se réduire à une option de terminologie. Mais il importerait alors de mieux préciser les raisons d’un tel choix..

Qu’on qualifie le christianisme de « religion de l’immortalité » («Les dieux grecs ne vont pas avoir pour fonction, à la différence du Dieu chrétien d’accorder le salut aux humains, c’est-à-dire de leur accorder l’immortalité» Matins de France Culture), alors que l’effort du christianisme ancien a été justement de se démarquer de la croyance en l’immortalité de l’âme qui caractérisait les « religions » ou « spiritualités » (si l’on veut) païennes, c’est une erreur qu’on peut excuser en la mettant au compte d’une absence de formation théologique. Pensons tout de même que le judaïsme – dont est issu le christianisme – a cru en son Dieu pendant des siècles en se passant totalement de croyance en l’immortalité, et que la « résurrection » dont la notion apparaît tardivement à l’époque macchabéenne a si peu à voir avec l’immortalité des grecs qu’elle leur est incompréhensible, comme en témoignent les sarcasmes bien connus qui accueillent le discours de Paul à l’Aréopage !
Mais passons, de même que sur le contre-sens faisant de l’expérience de la « finitude » l’apanage du monde grec, rendant incompréhensible, entre autres, les Pensées de Pascal, comme le combat acharné de Kierkegaard contre l’hégélianisme.

Et revenons à cette si énigmatique « spiritualité laïque », qui semble être présentée comme une spiritualité « neutre », a-religieuse en quelque sorte, et qui serait donc conciliable avec un soi-disant « respect de la laïcité ».

Mais ce n’est pas parce qu’on déciderait par convention (encore une fois, discutable) de ne pas les considérer comme des « religions » que les « spiritualités » grecques ne supposent pas pour autant des choix de croyances métaphysiques.
On sait que les grecs les qualifiaient de « théologies », et qu’ils sont bien les inventeurs de ce terme avant même les juifs ou les chrétiens, en témoignent aussi bien Aristote que le stoïcien Cléanthe ou Proclus le néo-platonicien.
Chez eux, même si, comme le montre si excellemment P. Hadot, la philosophie est bien « exercice spirituel » avant d’être doctrine ou système, les options métaphysiques, les « théologies naturelles » sont déterminantes.
Et ces options n’ont rien de « neutre » : le matérialisme stoïcien du Logos qui divinise la Nature n’est pas le matérialisme atomiste des épicuriens, qui n’est pas le relativisme des sceptiques, etc.
L’interprétation des mythes fondateurs produite par ces différentes écoles (mais encore faudrait-il préciser le rapport des mythes avec les divergences herméneutiques qu’ils peuvent induire) a toujours suscité entre elles des positions tout aussi tranchées que peuvent l’être les débats entre stoïcisme et judaïsme, néoplatonisme et christianisme par exemple.

Dès lors, en quoi la référence, même actualisée, à la philosophie grecque serait elle garante d’une « laïcité » de la « spiritualité » ?

Cela voudrait-il dire que la croyance en un atomisme de type épicurien, ou que la croyance en un immanentisme matérialiste providentialiste de type stoïcien, « une doctrine de l’harmonie avec l’ordre cosmique » (Matins de France Culture) qui nous enseigne « qu’on est soi même un fragment d’éternité » (id. ibid.) serait une vision du monde plus « neutre », moins métaphysique, et partant plus « laïque », qu’un transcendantalisme de type juif, musulman ou chrétien, par exemple ?

Un certain populisme philosophique à la R. Dawkins ou M. Onfray semble vouloir nous le faire croire.
Il oublie cette évidence élémentaire que, par exemple, l’option matérialiste reste une croyance, tout aussi métaphysique que des options alternatives;
l’option « athéologique » demeure une option de « théologie naturelle » au sens où l’entendaient les Anciens, de réflexion sur les causes premières ou nécessaires.
Aristote, Marc Aurèle comme Spinoza avaient simplement la lucidité – ou l’honnêteté – de reconnaître que les dénommer « Dieu » ou « Nature » ne changeait rien au problème.

Il serait bien simpliste de penser que s’exonérer – un peu facilement – des « religions » pourrait résoudre la question de la coexistence des croyances métaphysiques. L’expérience montre qu’une telle naïveté aboutit le plus souvent à un simple renversement de la hiérarchie de ces croyances, totalement opposé à ce qu’on peut nommer « laïcité ».

On attendait donc de Mr. Ferry un peu plus de clarté et de distinction dans le propos. Il en va de notre compréhension de la laïcité.
Certes toujours menacée par les dogmatismes religieux, on sait hélas qu’elle n’a pourtant rien à gagner à s’identifier arbitrairement à quelque doctrine – hellénique ou autre – sous le prétexte qu’elle ne serait pas « religieuse ».
Ce serait encore privilégier une croyance par rapport aux autres.

Or, « L’esprit » de la laïcité ne consiste-t-il pas plutôt à incarner cette conception qui, consciente de la riche diversité des croyances, « religieuses » comme « irréligieuses », des options métaphysiques légitimes qui se présentent à l’esprit humain dans sa quête, et respectant tout autant les grecques que les « barbares », non seulement en refuse la réduction partisane, mais institutionnalise ce refus ?

Son seul impératif étant le respect du mystère de la liberté de chacun.