D’une étrange et bien ambiguë controverse à propos de l’antisémitisme. Et qu’il est urgent d’accepter quelques évidences.

[Un lecteur m’ayant dit que la profusion des liens gêne la lecture, et ne voulant pas y renoncer car ma réflexion ne peut se construire sans référence à la pensée d’autrui, j’utiliserai désormais plus les liens « hypertexte ».

Je place pourtant en début de ce post les deux liens complets, plus explicites, aux deux articles qui constituent les « butoirs » entre lesquels évolue ma réflexion]

 

http://www.leparisien.fr/societe/manifeste-contre-le-nouvel-antisemitisme-21-04-2018-7676787.php

http://www.lemonde.fr/idees/article/2018/05/03/non-l-islam-radical-n-est-pas-seul-responsable-des-agressions-contre-les-juifs_5293571_3232.html

 

Étrange controverse que celle dont les protagonistes s’envoient des dénis à la tête alors que le travail indispensable devrait justement résider dans le dépassement de tels dénis.

Car il relève d’une évidence dont la négation serait malhonnête que l’islamisme radical véhicule un antisémitisme meurtrier, dont l’existence est d’ailleurs reconnue par la partie la plus éclairée de musulmans « de base » et de responsables qui « souffrent de la confiscation de leur religion par des criminels ».

Et cet antisémitisme-là ne doit en aucun cas être minimisé sous le prétexte fallacieux d’un antisémitisme d’extrême droite, qui, s’il existe bien sûr en France, ne présente pas actuellement le caractère meurtrier qui incombe au premier cité.

Mais il devrait aussi relever de l’évidence qu’il existe un sionisme radical dont les tenants, souvent prompts à dénoncer l’islamisme radical évoqué ci-dessus, ne perçoivent pas la symétrie avec les aberrations qu’ils stigmatisent de façon légitime.

Or, il est manifeste qu’un tel sionisme radical, souvent implicite et non reconnu comme tel, constitue lui-même une importante cause du « nouvel antisémitisme », en particulier en France.

Il est clair, comme le dit Rachid Benzine, qu’une forme d’antisémitisme « est liée au conflit israélo-palestinien », et à la façon dont nombre de français juifs soutiennent, de manière implicite ou explicite, un sionisme qui légitime ce qu’il faut tout de même nommer la politique désormais « coloniale et raciale d’Israël à l’égard des Palestiniens », telle que la dénoncent les signataires du récent manifeste à l’initiative d’Etienne Balibar, Thomas Piketty ainsi que d’autres, auquel le dernier lien fait référence.

Certes, la France n’est pas Israël et, dans le monde rêvé des anges, il ne devrait pas y avoir de raison pour que la politique d’États étrangers influe sur ce qui se passe chez nous. Mais, faut-il le rappeler, nous ne sommes pas dans le monde rêvé des anges…

Et de la même manière qu’il serait stupide et dangereux  de nier que ce qui se passe au Moyen-Orient a son influence sur la radicalisation en France d’un certain islam qui s’en fait le complice, ce qui se passe en Israël ne peut pas ne pas avoir son influence sur un certain sionisme qui s’en fait le complice.

Et ces éléments conjoints entretiennent d’inquiétants ferments de violence.

Qu’on m’entende bien : même si cela peut s’avérer aux yeux de certains difficile à porter, j’ai la prétention de ne pas être antisioniste. Même si je pense qu’on peut parfaitement être juif sans être sioniste, j’estime que le sionisme a une légitimité. Je partage sur ce point la position quelque peu provocatrice exprimée par Zeev Sternhell dans le dernier numéro du Courrier International (« Je suis un supersioniste », paru dans Ha’Aretz  en mars 2011), dans la mesure où il affirme que « le sionisme était, et est toujours, le droit des juifs de décider de leur destinée et de leur avenir. Tous les êtres humains ont le droit naturel d’être leurs propres maîtres, un droit dont les juifs ont été privés par l’histoire et que le sionisme leur a rendu ».

Mais attention : ce sionisme-là, comme le montrent les engagements courageux de Sternhell, n’a rien à faire avec la colonisation, par essence violence, et l’occupation illégitime et illégale de territoires, au mépris du respect des individus, des peuples, et du droit international. Car il s’agit là d’une totale perversion du sionisme des origines, d’une supercherie hélas consacrée et désormais apparemment intouchable, en particulier depuis 1967 et la Guerre des Six Jours.

Or, il est patent qu’une bonne partie des français juifs se fait, implicitement ou explicitement, complice d’une telle supercherie qui phagocyte le sionisme au sens originel par une idéologie coloniale intolérable. Et puisqu’on a déjà assimilé de façon abusive un tel « sionisme » au judaïsme, un simple syllogisme, devenu sophisme hélas  trop accepté, assimile nécessairement le judaïsme à la politique coloniale d’un « État israélien [qui] s’autoproclame ‘’État juif’’ et s’arroge le droit de parler au nom des juifs du monde entier ».

C’est à proprement parler tendre le bâton pour se faire battre.

Il y a sans doute un antisémitisme irréductible.

Pour ma part, je suis d’avis qu’être persécuté fait partie intégrante de l’histoire du judaïsme dans son mystère le plus profond : « Tu fais de nous un objet d’opprobre pour nos voisins, la risée et la moquerie de notre entourage. Tu nous rends la fable des nations; et devant nous les peuples haussent les épaules » (Psaume 44(43), 14-15).

Mais il devrait faire partie de sa vocation – comme aussi, au passage, de celle du christianisme – que le contraire ne soit pas vrai.

Que le persécuté ne devienne pas persécuteur.

Car se rendre complices d’une politique de colonisation, tout comme soutenir des bourreaux notoires (dans le cas des chrétiens) ne peut qu’entraîner un discrédit légitime, un rejet, voire de la haine envers ceux qui prônent de tels agissements.

Et l’antisémitisme qui en naît est, lui, parfaitement réductible.

Tout comme des musulmans éclairés dénoncent donc la confiscation de leur religion par des barbares, luttant ainsi contre une réelle islamophobie,  il appartient aux juifs de dénoncer la confiscation du judaïsme – et même du sionisme – par une idéologie politico-religieuse colonialiste et discriminatoire.

Cela doit constituer une composante essentielle de la lutte contre l’antisémitisme.

Un ami juif, sioniste, me disait que, pour lui, l’existence d’Israël ne valait pas la vie d’un enfant palestinien.

Voici le juif ! Voici le נביא, le prophète ! Voici l’honneur du judaïsme ! Voici le צדק : « Un Israélite dans lequel il n’y a point de fraude »…

Et cet ami n’avait pas eu besoin pour le comprendre qu’on « frappe d’obsolescence » les versets si nombreux de la Torah et du Tanakh (ensemble de la Bible hébraïque) qui, manifestement, poussent à l’anéantissement de ceux qui s’opposent à l’établissement d’Israël dans ce qu’il considère comme étant sa Terre.

Pas plus que Tareq Oubrou, Rachid Benzine, et bien d’autres théologiens ou imams n’ont besoin qu’on expurge le Coran pour dénoncer « ce terrorisme ignoble qui nous menace tous ».

L’urgence est donc bien d’opérer une lecture critique des textes et des penseurs qui ont façonné profondément notre civilisation, qu’ils soient religieux ou athées.

Depuis longtemps, ce blog s’engage en faveur d’une véritable approche herméneutique et soutient celles et ceux qui s’y emploient.

Car c’est là le seul moyen d’échapper à une pernicieuse essentialisation des textes et des croyances qui, tout comme les dénis symétriques de l’antisémitisme et de l’islamophobie, ne peut que provoquer les affrontements.

Souhaitons donc à nos intellectuels pétitionnaires, parfois quelque peu sommaires et partiels (partiaux ?), de savoir dépasser à la fois les dénis et les essentialisations pour faire œuvre de paix de manière plus informée, respectueuse et responsable.

Afin que, pour paraphraser Churchill une fois encore, si nous ne pouvons éviter la guerre – car elle est déjà là – nous échappions au moins au déshonneur.

 

Ajout du 15/05:

Les événements tragiques de ces derniers jours ne font hélas que confirmer ce qui précède, ainsi que la nécessité d’une prise de position claire et sans ambiguïté de la part des institutions représentatives du judaïsme en France. Comme je le disais dans ma « réponse » ci-dessous à Claustaire, cela se révèle indispensable si l’on veut  lutter efficacement contre l’antisémitisme ainsi que contre un antisionisme négateur de toute légitimité d’existence pour Israël.

Non seulement les crimes commis sont intolérables, mais ses actuels dirigeants semblent tout mettre en œuvre pour qu’Israël creuse lui-même sa propre tombe.

 

Ajout du 16/05:

Une initiative à soutenir:

http://abonnes.lemonde.fr/idees/article/2018/05/15/ramener-le-gouvernement-israelien-au-respect-du-droit-et-a-la-raison-n-est-en-rien-une-manifestation-d-antisemitisme_5299216_3232.html

Encore et toujours quelques précisions terminologiques. À propos de « l’affaire » Kamel Daoud.

Me sentant de plus en plus mal à l’aise devant la tonalité dominante des interminables litanies de « réactions » qui accompagnent désormais tout article qui aborde de quelque façon la question de l’islam (le plus souvent amalgamée à celle des réfugiés, la collusion régulière de ces deux thèmes témoignant déjà d’une ambiguïté certaine, comme s’il allait de soi que tous les réfugiés étaient musulmans…), je rajoute quelques précisions terminologiques à mon post du 30/01 :
http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2016/01/30/de-la-critique-a-la-phobie-a-propos-de-declarations-recentes-de-mme-badinter-et-m-valls-et-dune-derive-semantique-pas-si-innocente-quelle-le-parait/

De la même manière qu’il me paraît nécessaire que nos « intellectuels », et surtout nos politiques, fassent donc l’effort de distinguer clairement, dans leurs déclarations, la critique légitime de la phobie, la situation générale de l’opinion telle qu’elle se présente par les temps qui courent me paraît rendre indispensables d’autres précisions.

Elles ne rajouteraient que quelques mots et ne prendraient que quelques secondes à ceux qui rédigent des textes ou déclarations sur ce qui touche à l’islam, et auraient l’avantage, en levant d’emblée de dangereuses ambiguïtés, de désamorcer bien des discussions aussi stériles qu’inutiles.

1) L’islam ou les islams ?

La première de ces ambigüités touche au maniement du terme « islam » lui-même. Bien sûr, il est commode, pour aller plus vite, de parler d’islam, comme on parle de judaïsme, de christianisme, d’athéisme, etc. Et, lorsque les circonstances ne posent pas de problème particulier, il est vrai que de telles conventions terminologiques quelque peu rudimentaires peuvent suffire et se révéler pratiques.

Le problème est que, dans la situation conflictuelle qui est en ce moment la nôtre, ce terme devrait toujours être accompagné de précisions supplémentaires.

Car toute généralisation s’avère dangereuse.

Imaginerait-on, dans une discussion à propos des XVème et XVIème siècles européens, d’utiliser sans plus le terme « christianisme », alors que le mot recouvre, à cette époque en particulier, une multitude de mouvements, qui s’en réclament en l’interprétant de façons très différentes, le plus souvent antagonistes ?

De même, les occidentaux qui parlent commodément « d’hindouisme » et de « bouddhisme » sont-ils conscients de la multitude d’écoles, souvent très diverses, que recouvrent ces termes ?

Et qu’en est-il lorsqu’on parle d’athéisme ! Qu’y a-t-il de commun entre l’athéisme de Camus et celui de Staline ou de Pol Pot ?

Il ne faut donc pas être grand clerc en islamologie pour se rendre compte que le mot « islam » recouvre lui aussi une immense diversité d’approches et d’interprétations, diversité culturelle, historique, géographique, théologique. Chose qui est bien entendu confirmée par tous les connaisseurs tant soit peu sérieux de cette religion.

Dès lors, la première chose à faire, en bonne méthodologie, ne serait-elle pas de commencer par préciser de quoi on parle ?

Car ce qui peut suffire pour une discussion du café du Commerce par beau temps se révèle bien risqué et hasardeux lorsqu’on se trouve sur le pont en pleine tempête.

On peut certes penser – c’est mon cas – que le « collectif » qui fait la leçon à Kamel Daoud adopte à son égard un ton professoral et supérieur qui est un insupportable manque de respect vis-à-vis de la personnalité admirable et courageuse qu’il prétend sermonner.
http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/02/11/les-fantasmes-de-kamel-daoud_4863096_3232.html

Mais il faut reconnaître que certains arguments du dit « collectif » ne manquent pas de pertinence. Et rien n’empêche de les reprendre de façon pacifiée, sur un ton que je voudrais respectueux et bienveillant, j’oserais dire fraternel.

Car le fait de réduire « un espace regroupant plus d’un milliard d’habitants et s’étendant sur plusieurs milliers de kilomètres à une entité homogène », constitue selon toute évidence un contre sens.

Outre les distinctions connues du grand public (sunnisme, chiisme, etc.), qu’y a-t-il de commun, même dans un espace géographique et culturel plus restreint, entre la « théologie » d’un Mohamed Hammami et celle d’un Rachid Benzine, d’un Youssef Seddik, d’une Leila Ahmed ou de tant d’autres ? Peut-on, sans insulte grave, dont je pense Kamel Daoud incapable, accuser ces derniers, par exemple, d’entretenir dans ce qu’ils nous disent de l’islam, un « rapport à la femme » qui ferait que celle-ci est « est niée, refusée, tuée, voilée, enfermée ou possédée » ?

Et le fait que certaines tendances alimentent à l’évidence une telle vision de la femme justifie-t-il des généralisations qui transforment de façon hâtive et abusive ce type d’interprétation en « conviction partagée qui devient très visible chez l’islamiste » ?
http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/01/31/cologne-lieu-de-fantasmes_4856694_3232.html

Un tel glissement de l’islam à l’islamisme est en effet bien susceptible de faire le jeu de ceux qui n’attendent que ce genre de signal pour déverser sur les forums et les réseaux sociaux le genre de commentaires alors proprement islamophobes dont on observe avec stupeur la croissance décomplexée.

[Curieusement, le « collectif » tombe dans le même « glissement » : lorsqu’il est déclaré : « Certainement marqué par son expérience durant la guerre civile algérienne (1992-1999), Daoud ne s’embarrasse pas de nuances et fait des islamistes les promoteurs de cette logique de mort », la formulation est pour le moins ambigüe. Car les islamistes sont sans conteste les promoteurs de cette logique de mort. On ne voit pas en quoi Daoud devrait alors « s’embarrasser de nuances » pour les dénoncer comme il se doit. Ici, ce sont bien les auteurs du « collectif » qui opèrent un glissement bien ambigu, et confondent de façon fort douteuse « musulmans » et « islamistes »…].

On ne peut certes que louer le travail courageux de Kamel Daoud dans sa dénonciation des abus d’un certain islam. Pour ma part, j’estime indigne et illégitime de l’accuser, comme le fait le « collectif », d’épouser « une islamophobie devenue majoritaire ».

« L’islam est une belle religion selon l’homme qui la porte, mais j’aime que les religions soient un chemin vers un dieu et qu’y résonnent les pas d’un homme qui marche » (réponse de Kamel Daoud à Adam Shatz, Le Monde du 20/02/2016).

http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/02/20/kamel-daoud-et-les-fantasmes-de-cologne-retour-sur-une-polemique_4868849_3232.html?xtmc=daoud&xtcr=1

Mais il me semble difficile de nier certaines maladresses et réductions dans sa dénonciation, qui prêtent effectivement le flanc à de possibles récupérations islamophobes.

En particulier parce qu’il oublie, entre autres choses, de rappeler, à temps et à contretemps, que nombre de musulmanes et musulmans, femmes et hommes « qui marchent », se battent tout aussi courageusement, à l’intérieur de leur religion, pour sortir l’islam de ces ornières qui le défigurent.

De la même manière qu’il existe les Haredim et le judaïsme libéral, l’intégrisme catholique et le protestantisme libéral de Ferdinand Buisson, il existe une riche diversité de courants à l’intérieur de l’islam contemporain, en particulier ceux qui cherchent en ce moment en France et dans les pays francophones leur expression théologique, et qui ne peuvent être réduits à l’islamisme, encore moins au djihadisme. Ces courants ont plus que jamais besoin d’être soutenus face à un système médiatique qui les ignore et à une opinion publique portée à succomber une fois de plus à la constante historique tellement attestée de la recherche de boucs émissaires.

Quelques distinctions élémentaires, comme celle entre « islam » et «certaines interprétations de l’islam », qui se fait en deux secondes et trois mots, pourraient donc permettre à ceux qui interviennent sur le sujet de lever bien des ambiguïtés, et d’apaiser un climat qui a bien besoin de l’être.

2) Le respect de toutes les croyances.

Ces précautions indispensables, qui n’empêchent aucunement un abord critique quand il est nécessaire, permettraient aussi de parler d’une religion en respectant sa réalité et sa complexité, plutôt qu’en apportant de l’eau au moulin de ceux qui, de l’intérieur comme de l’extérieur, promeuvent sa construction fantasmatique et son approche névrotique et « phobique » (cf. post du 30 janvier).

Et c’est bien ce respect qui devrait être la caractéristique d’une approche française de la question des croyances, telle qu’elle est inscrite dans nos textes.

Car si la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, telle qu’elle est intégrée au préambule de la Constitution du 4 octobre 1958 précise que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi » (article 10), rejetant par-là même bien évidemment toute manifestation violente de type intégriste djihadiste, cette constitution elle-même précise dans son article 3 :
« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances (…) ».

Il serait donc opportun de s’interroger pour savoir dans quelle mesure ce principe laïc de respect de « toutes les croyances » est vraiment effectif, et dans quelle mesure il transparaît dans nos discours, en particulier ceux de nos responsables politiques.

L’ombre de la phobie, qui s’étend sur les déclarations de certains, comme elle se répand sur les forums et réseaux sociaux de façon préoccupante, devrait nous inciter à relire nos textes fondateurs et notre Constitution, et à refaire du terme « respect » et de l’attitude qui le caractérise une composante essentielle de nos interventions.

À propos de « l’Iranien » de Mehran Tamadon. De la laïcité et du port du voile à l’université.

Un événement étonnant, mais hélas prévisible, me fait reprendre la plume,
http://www.lemonde.fr/societe/article/2015/02/10/paris-xiii-un-enseignant-renvoye-apres-s-en-etre-pris-a-une-etudiante-voilee_4573827_3224.html#xtor=RSS-3208

pour développer quelques remarques que j’avais ébauchées dans un post précédent.
Je cite :

«(…) à propos d’un film qui m’a interrogé [L’Iranien, de Mehran Tamadon] et qui aurait gagné, me semble-t-il, à défendre de façon plus engagée, contre les mollahs mis en scène, l’espace de « common decency » qui seul peut insérer l’altérité au cœur d’un système politique, contre la tentation de la totalité et la réduction à la pensée dominante. Encore faudrait-il ne pas assimiler le « laïque » au « laïcard », distinction que Mehran Tamadon aurait dû préciser, et qui lui aurait permis de réagir de façon moins timide à l’assimilation systématique opérée par ses interlocuteurs entre la laïcité et la dictature athée.
Il importe donc de faire en sorte que, par le moyen de la « common decency » et d’une autocensure bien comprise, l’idéal de laïcité ne soit pas perverti, aux yeux du monde, par sa réduction à la goujaterie ».
http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2015/01/20/de-lequite-dans-la-caricature-et-du-kairos-car-il-y-a-un-temps-pour-tout/

Le film en question, L’Iranien, de Mehran Tamadon, met donc en scène le réalisateur, lui-même athée expatrié en France. En Iran, celui-ci organise une confrontation durant laquelle, pendant 48 heures il dialogue avec 4 mollahs partisans de la République Islamique, qu’il a invités à une « rencontre-débat » sur le thème de la recherche des valeurs fondamentales permettant le vivre-ensemble.

(cf. parmi bien d’autres recensions) :
http://www.telerama.fr/cinema/iranien-un-realisateur-s-enferme-48-heures-avec-des-mollahs,120151.php

[ajout du 25/02:

http://www.lemonde.fr/cinema/article/2015/02/25/iranien-le-film-qui-libere-la-parole_4582782_3476.html ]

La rencontre est dans l’ensemble sympathique : on assiste aux échanges familiers entre les interlocuteurs, à propos de leur vie quotidienne, de leurs familles, etc. Ils partagent à l’occasion thé et grillades, et tout paraît se passer à première vue dans une ambiance « relax » d’entente cordiale.

Mais il serait trompeur de se fier à ce premier abord, car les sujets abordés, quoique courtoisement, sont en fait hautement conflictuels : statut de la femme, laïcité, liberté d’expression, etc.

L’entreprise est certes louable, qui démontre qu’il est possible de dialoguer de façon relativement pacifiée entre des tendances si diamétralement opposées.
Mais, en dépit de cet aspect positif, j’avoue que le film m’a déçu et laissé une profonde impression de malaise.

Ceci pour deux raisons essentielles.

La première concerne ce qui me semble être le manque de réactivité de Mehran Tamadon face aux accusations permanentes de celui que j’appellerai MD (Mollah Dominant – je suis désolé de n’avoir pas retenu son nom…), qui identifie, du début à la fin du film, la laïcité à la dictature athée, voire au « fascisme ».

Outre l’inadéquation des termes, il aurait été essentiel de réfuter cette vision de façon beaucoup plus énergique et aussi beaucoup plus précise et informée, car il est impossible de ne pas réagir à une telle caricature de l’idéal de laïcité.

« Il est très frappant de voir comment on considère la laïcité ‘’à la française’’ à l’étranger. Comme une répression du fait religieux, une hostilité alimentée par une inflation médiatique sur le sujet. Or la laïcité de 1905, ce n’est pas du tout ça ! C’est la liberté de conscience, la non-discrimination pour raisons religieuses et la neutralité de l’État. Soit un idéal démocratique partagé dont le modèle devrait être extrêmement attractif en dehors de nos frontières. Il faut revenir aux sources et ne pas évoluer vers une conception de la laïcité qui serait hostile aux libertés. » (J. Baubérot, La nécessité d’une laïcité du sang-froid, Sud-Ouest Dimanche du 08/02/2015).

Même si, de fait, certaines pratiques de la laïcité peuvent paraître « perverties par sa réduction à la goujaterie », comme je le disais dans le post cité plus haut, il aurait été capital de rejeter avec plus de détermination cette accusation de « dictature » athée : en France, comme dans la plupart des pays occidentaux même si la notion de « laïcité » n’y a pas son équivalent exact, on a le droit de professer librement la religion qu’on veut, d’écrire dans des revues juives, chrétiennes ou musulmanes, ou des articles religieux dans des revues « laïques », de s’exprimer en tant que croyant, de porter le voile, la kippa, ou la robe safran du moine bouddhiste sans se voir inquiété, sauf dans les limites sur lesquelles je reviendrai tout-à l’heure.
Il était donc légitime et nécessaire de retourner en permanence l’argument : qu’en est-il de la situation en République Islamique d’Iran ? Quel est donc le système le plus « dictatorial » ?

En s’inspirant de catégories chères à Emmanuel Lévinas, on pourrait proposer une approche de la laïcité en opposant à des régimes se caractérisant par la « mêmeté » et la crispation sur la « totalité » la dynamique d’une ouverture sur l’altérité.

Face à la réduction (y compris vestimentaire !) à l’uniformité du « même », on pourrait alors présenter la laïcité comme le régime qui ose l’espace de la diversité, l’espace d’autrui.
Face au « monde sans autrui », selon l’expression de G. Deleuze commentant M. Tournier, sans pensée autre, sans religion autre, sans apparence vestimentaire autre, le monde laïque est celui de la « rupture instauratrice », d’un « déracinement institué » d’avec la « mêmeté », qui seul rend possible la communauté des autruis.

Et contre l’accusation de laxisme, éthique en particulier, omniprésente dans l’argumentation de MD, il aurait fallu montrer comment ce déracinement constitue une « frustration positive », un interdit opposé au fantasme de toute puissance, interdit se situant à la naissance même de l’éthique, car c’est lui qui rend possible le développement du respect : car replié dans cette « mêmeté » qui exclue le questionnement que m’adresse autrui à travers sa pensée, sa religion, sa culture différente, son être tout simplement, je me dérobe à ma propre naissance en tant qu’être éthique, puisque l’éthique a justement à voir avec ma confrontation à l’altérité, comme nous le rappelle encore avec pertinence E. Lévinas.

Si carence éthique il y a, elle est donc avant tout du côté de ceux qui instituent la « mêmeté » en système, car ils se rendent par-là incapables de cet accueil respectueux et responsable de l’autre, qui est l’éthique.

Plus que par un « laxisme », la laïcité est donc traversée en son fond par une frustration fondamentale et féconde, celle qui m’empêche de me renfermer dans ma complétude, dans le confort d’un repliement mortifère sur mon propre fantasme de totalisation et de réduction de l’autre au même que je suis, pour me confronter à une altérité qui me bouscule, me dérange, voire me menace, si tant est que toute naissance constitue aussi une menace.
Mais on est en droit de penser que la richesse de cette confrontation, certes douloureuse et difficile, est sans commune mesure avec le fantasme régressif d’une totalisation dans la « mêmeté » prénatale du « monde sans autrui ».

Il me semble donc que, concernant l’accusation de « dictature de la laïcité », comme celle de « laxisme », Tamadon a rendu les armes avant même de se battre. Et il m’a été pénible de voir ses adversaires sembler se prévaloir d’une « victoire » totalement injustifiée.

La deuxième raison pour laquelle ce film m’a déçu porte sur une autre démission en ce qui concerne cette idée de laïcité.

Car en admettant que la référence à la France fasse « stratégiquement » problème (du fait d’une image possiblement troublée aux yeux des étrangers par certaines dérives laïcardes, comme le souligne J. Baubérot), n’aurait-il pas été pertinent de se référer à quelques-unes des multiples études qui montrent que l’idée de laïcité peut être parfaitement compatible avec l’islam ?

Cela aurait permis de mettre en question l’assimilation islam-théocratie, qui constitue en apparence pour les mollahs mis en scène une évidence indiscutable.

Je suis loin d’être un spécialiste de la pensée iranienne, mais ne pouvait-on au moins mentionner des intellectuels tels que Abdul Karim Soroush, qui, après avoir été khomeyniste militant, et outre sa merveilleuse connaissance du soufisme et de Rûmi, plaide désormais, dans le domaine politique, pour la séparation de la sphère privée et de l’espace public ?

Ou encore Mohammad Mojtahed-Shabestari et la place qu’il accorde, dans sa réflexion politique, à la raison, et à une herméneutique de la révélation religieuse capable de lui reconnaître toute sa valeur ?

Même si de telles références n’auraient sans doute pas entamé les convictions de nos mollahs, elles auraient permis de leur rappeler, et aussi de montrer au spectateur, que la pensée iranienne contemporaine ne se réduit tout de même pas à la seule apologie d’une navrante « mêmeté ».

Bien sûr, on aurait pu aussi montrer que le rapport du politique et du religieux dans l’islam des origines, celui d’avant la scission entre shiisme et sunnisme, n’a aucune raison d’être pensé de la façon monolithique qui est celle de l’actuelle République Islamique d’Iran.

Les études sont nombreuses à ce sujet, et j’ai déjà cité dans des posts précédents quelques-uns des auteurs qui s’inscrivent dans ce type de recherche (Mohamed Arkoun, Mohamed Talbi, Abdelmajid Charfi, Malek Chebel, Rachid Benzine, Youssef Seddik et tant d’autres).

Je me limiterai ici à quelques citations de L’islam et les fondements du pouvoir, du précurseur Ali Abderraziq (1888-1966), extraites de l’ouvrage d’Abdou Filali-Ansary, L’islam est-il hostile à la laïcité ?, Le Fennec, Casablanca 1997.

« Nous avons remarqué que le livre sacré n’a jamais daigné évoquer le califat ni fournir la moindre allusion à son sujet, que la Tradition du Prophète (sunna) l’a ignoré, qu’aucun ijma’ (consensus) ne s’est produit à son propos. Quel argument reste-t-il donc aux partisans du califat ? Peut-on encore parler d’une obligation religieuse, alors qu’on ne peut s’appuyer ni sur le Livre Sacré, ni sur la Tradition du Prophète ni encore sur le « consensus » des fidèles ? » (p. 69).

Un tel argument, qui invalide la légitimité de tout régime de type théocratique se réclamant de l’islam du type de la République Islamique d’Iran vaut bien entendu aussi dans le cas de la triste caricature que constitue l’EI.

« Les musulmans savaient donc à l’époque qu’ils entamaient un processus nouveau, par lequel ils mettaient en place un gouvernement civil et temporel. Pour cette raison, ils se permettaient de s’opposer à ce gouvernement et de le contester, convaincus que leurs divergences portaient sur des questions temporelles, non sur des questions religieuses, que l’enjeu de leurs disputes était d’ordre politique et n’avait aucune répercussion sur leur religion et que cela ne pouvait remettre en cause leur foi » (p.82).
« Vient alors la conclusion massive de l’ouvrage qui a frappé les contemporains de Abderraziq et continue de travailler la conscience des musulmans : « Aucun principe religieux n’interdit aux musulmans de concurrencer les autres nations dans toutes les sciences sociales et politiques. Rien ne leur interdit de détruire ce système désuet qui les a avilis et les a endormis sous sa poigne. Rien ne les empêche d’édifier leur État et leur système de gouvernement sur la base des dernières créations de la raison humaine et sur la base des systèmes dont la solidité a été prouvée, ceux que l’expérience des nations a désignés comme étant parmi les meilleurs » » (p. 83-84).

Abdou Filali-Ansary conclut des recherches d’Abderraziq que : « les musulmans d’aujourd’hui sont libres d’adopter les formules qui leur paraissent les meilleures et que l’expérience a montrées comme étant les plus à même de réaliser les objectifs de leurs communautés » (p. 142).

Et que : « d’un point de vue islamique on peut répondre, lorsqu’on fait la part de la norme et celle de l’histoire, que la laïcité peut être un cadre, une forme d’organisation qui permet de travailler d’une manière plus intelligente et plus efficace à diffuser les bienfaits des systèmes politiques modernes et à limiter les injustices. Elle apporte avec elle non pas le libéralisme pur, mais la philosophie des droits de l’homme et la démocratie, toutes deux des formulations modernes et des outils éprouvés qui permettent de réaliser les aspirations ou finalités que la religion s’est assignées » (p. 148).

Des remarques de ce genre, qui plus est venant de la part d’un musulman convaincu, n’auraient-elles pas eu leur place pour remettre en question les affirmations sommaires de MD quant à une assimilation obligatoire entre islam et théocratie ?

Abdou Filali-Ansari ajoute que, par son essence même, « l’islam devrait (…) mieux supporter l’approche laïque » que d’autres traditions (p. 150).

Ceci, parce que « deux caractéristiques prédisposent cette religion à une telle attitude : la ‘’démythologisation’’ des conceptions religieuses d’une part, et l’attachement explicite à la rationalité au niveau des représentations et au niveau des législations, d’autre part.
En ce qui concerne la première, l’islam a fermement rejeté les miracles, les fétiches et toute la symbolique qui, par association, peut atténuer ou faire oublier la transcendance divine. (…)
L’autre caractéristique, la rationalité des représentations et des prescriptions se remarque au niveau du texte coranique lui-même. Les appels de rationalité sont très explicite et très nombreux dans le Coran. Les commandements religieux sont presque systématiquement justifiés par référence à des principes supérieurs et par l’appel à la raison. La désignation de ces principes comme fondement ultimes des commandements conduit à se demander si les prescriptions ne sont pas sacrées précisément parce qu’elles sont rationnelles » (p. 150-151).

On peut noter au passage combien cette caractéristique permet de comprendre pourquoi l’islam, dans ses « siècles d’or », a pu développer une science et une philosophie de si haut niveau.

[Pour une approche à la fois proche, puisqu’elle affirme aussi « l’inexistence de textes coranique ou dits du Prophète (Hadiths) définissant la forme (ash-shakl) de l’Etat en Islam », mais toutefois un peu différente, puisqu’elle va jusqu’à estimer inutile la notion même de laïcité en islam, celui-ci n’ayant jamais été, comme en Occident, une Église qu’il aurait fallu séparer de l’État et se caractérisant d’emblée par un rapport positif à la raison politique, voir par exemple Abderrezak Dourari et son commentaire de Mohammad Abid Al-Jâbirî [(il s’agit d’un dialogue organisé sur les pages de la revue palestinienne al-yawm as-sâbi’ entre Mars et Novembre 1989 et repris sous forme de livre chez Toubqâl, Maroc, 1990 sous le titre : Hiwâr al-mashriq wa l-maghrib ( = Dialogue entre le Machreq et le Maghreb)].
Jâbirî y affirme « la fausseté de la problématique de la laïcité (mas’ala muzayyafa) ; elle est sans objet (ghayr dhât mawdhû’) nous dit-il ; car si celle-ci était, comme projet de société et comme concept, valide en Occident européen du fait de la particularité de l’histoire de celle-ci où l’Eglise, en tant qu’institution religieuse et corps ecclésiastique hiérarchisé, cumulait pouvoir politique et autorité religieuse [c’est nous qui soulignons en nous fondant sur le présupposé du titre de ce même article de Jâbirî : al-’islâm laysa kanîsa kay nafsilahu ‘an ad-dawla], ce ne fut point le cas dans le monde musulman » (…)
« Puisque la problématique de la laïcité est sans objet en Islam, celui-ci n’étant pas une église pour qu’on ait besoin de le séparer de l’Etat, alors que la séparation du politique et du religieux est une pratique connue depuis Muâwiya (pourquoi défoncer les portes ouvertes ?), Jâbirî propose de remplacer ce terme confus et source de malentendus -qu’il faut, selon lui, exclure du lexique de la pensée arabe-, par les termes de démocratie et de rationalisme qui correspondent aux besoins véritables du monde arabe » (…)
« Ce sont donc les concepts de démocratie et de rationalisme qui « expriment adéquatement les besoins de la société arabe »(p.46). Il souligne par ailleurs que « ni la démocratie ni le rationalisme ne signifient d’aucune façon (bi ayy sûra) l’exclusion de l’Islam (istib’âd al-islâm)« (p.46).
http://insaniyat.revues.org/7974

Il me semble donc que les possibilités ne manquaient pas, dans le cadre de la rencontre organisée par Mehran Tamadon, pour défendre de façon plus décidée et argumentée contre les mollahs, sinon la laïcité en tant que telle dans son sens français, du moins l’exigence d’une religion ouverte sur l’accueil d’une législation faisant part à la rationalité et à la démocratie.

Et j’avoue que le film m’a laissé l’impression d’une occasion manquée, peut-être par défaut de rigueur et de préparation.

Mais pourquoi, me direz-vous, mettre maintenant en rapport ce film avec l’affaire du port du voile à l’université Paris XIII ?

Simplement parce qu’on assiste dans les deux cas à une confusion du même ordre :

Dans le premier cas, nous avons affaire à des mollahs qui pensent défendre un système ou une idéologie en exigeant qu’un certain type d’habillement – féminin en l’occurrence : le port du voile – constitue l’unique norme acceptable.

Dans le deuxième cas, nous avons affaire à un enseignant qui pense défendre un système ou une idéologie en exigeant qu’un certain type d’habillement – féminin en l’occurrence : l’interdiction du port du voile – constitue l’unique norme acceptable.

C’est pourquoi la décision du président de l’université, Jean-Loup Salzmann, de désavouer ce professeur est à saluer comme étant un acte courageux de défense de la laïcité, non pas d’une laïcité de « répression » ou « d’hostilité aux libertés », selon les paroles de Jean Baubérot (art. cité), mais d’une « laïcité du sang-froid », de « liberté », capable de défendre les valeurs démocratiques qui fondent la République française.

À la différence des lois de la République Islamique d’Iran et autres EI, aucune loi ne régit ni ne normalise l’habillement des citoyens sur le territoire français.

La loi du 11 octobre 2010, « interdisant la dissimulation du visage dans les lieux publics », qui, dans son article premier stipule que « nul ne peut, dans l’espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage », concerne tout autant le port du casque intégral en dehors de son utilisation légitime sur une moto, que celui de la cagoule, de la burqa, du niqab, d’un masque de clown ou de tout autre attribut empêchant la reconnaissance de la personne.

Le port du hijab qui n’empêche pas cette reconnaissance est donc parfaitement possible à l’université.

http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000022911670&categorieLien=id

Cette loi n’est pas à confondre avec celle du 15 mars 2004, sur le « port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics » dont le champ d’application, pour des raisons diverses, se limite comme il est dit (article 2.2) « aux écoles, aux collèges et aux lycées publics ».

« En protégeant l’école des revendications communautaires, la loi conforte son rôle en faveur d’un vouloir-vivre-ensemble. Elle doit le faire de manière d’autant plus exigeante qu’y sont accueillis principalement des enfants.
L’État est le protecteur de l’exercice individuel et collectif de la liberté de conscience. La neutralité du service public est à cet égard un gage d’égalité et de respect de l’identité de chacun.
En préservant les écoles, les collèges et les lycées publics, qui ont vocation à accueillir tous les enfants, qu’ils soient croyants ou non croyants et quelles que soient leurs convictions religieuses ou philosophiques, des pressions qui peuvent résulter des manifestations ostensibles des appartenances religieuses, la loi garantit la liberté de conscience de chacun. Elle ne remet pas en cause les textes qui permettent de concilier, conformément aux articles L. 141-2, L. 141-3 et L. 141-4 du code de l’éducation, l’obligation scolaire avec le droit des parents de faire donner, s’ils le souhaitent, une instruction religieuse à leurs enfants ». (…)
« La loi est rédigée de manière à pouvoir s’appliquer à toutes les religions et de manière à répondre à l’apparition de nouveaux signes, voire à d’éventuelles tentatives de contournement de la loi.
La loi ne remet pas en cause le droit des élèves de porter des signes religieux discrets.
Elle n’interdit pas les accessoires et les tenues qui sont portés communément par des élèves en dehors de toute signification religieuse. En revanche, la loi interdit à un élève de se prévaloir du caractère religieux qu’il y attacherait, par exemple, pour refuser de se conformer aux règles applicables à la tenue des élèves dans l’établissement ».
http://www.education.gouv.fr/bo/2004/21/MENG0401138C.htm

Il est donc inquiétant de constater que nombre de commentaires concernant la sanction parfaitement légale et légitime de l’enseignant incriminé manifestent soit une ignorance totale de la législation française, soit une volonté délibérée d’extension de la loi du 15 mars 2004 au-delà de son champ normal d’application. Certains allant même jusqu’à faire de ce professeur un martyr de la laïcité.
Une telle volonté d’extension d’une pseudo « laïcité de l’interdit » manifeste, pour citer encore Jean Baubérot, une « perte de sang-froid », qui, si on perçoit bien à quelles idées elle se réfère implicitement (les sources d’un tel extrémisme laïcard rassemblant d’ailleurs de façon symptomatique certains courants de la gauche comme de l’extrême droite), peut à juste titre apparaître comme un danger pour la cohésion nationale.

« Il faut revenir aux sources et ne pas évoluer vers une conception de la laïcité qui serait hostile aux libertés. Non seulement ce serait grave, mais ce serait également contre-productif pour la démocratie française. On ne réussira dans la lutte contre le terrorisme d’obédience religieuse qu’en isolant les terroristes de la communauté dont ils se réclament. Pas en versant dans les amalgames et en rejetant des millions de gens comme non conformes aux valeurs de la République. Il faut affirmer la nécessité d’une laïcité du sang-froid » (J. Baubérot, art. cité).

En d’autres termes, on ne voit pas ce qu’on pourrait gagner en substituant aux mollahs et autres ayatollahs de la théocratie des ayatollahs de la « laïcardité ».
Pour ma part, même si, avec Stultitia, je me retrouve plus dans la discrétion que dans l’ostentation, je ne suis nullement scandalisé de voir une sœur Emmanuelle apparaître voilée sur un plateau de télévision, ou un Matthieu Ricard arborer une robe safran. Et j’avoue que voir une religieuse voilée dans la rue ne me choque pas plus que de voir quelqu’un arborant un tee-shirt à l’effigie du Che…
J’avoue même que je prends plaisir à cette diversité, qui me réjouit plus que la grisaille vestimentaire du Téhéran des mollahs ou du Pékin du bon vieux Mao, dont rêvent encore bien des nostalgiques.

Bien sûr, quelque féministe laïque (laïcarde ?) bien connue m’opposera l’argument on ne peut plus classique de la contrainte ou de la « manipulation du consentement ».
L’argument a certes sa pertinence. Il est d’ailleurs pris en compte par la loi d’octobre 2010, même s’il ne concerne pas non plus le hijab, n’en déplaise aux nostalgiques de l’extension de la loi :

« Art. 225-4-10.-Le fait pour toute personne d’imposer à une ou plusieurs autres personnes de dissimuler leur visage par menace, violence, contrainte, abus d’autorité ou abus de pouvoir, en raison de leur sexe, est puni d’un an d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende. Lorsque le fait est commis au préjudice d’un mineur, les peines sont portées à deux ans d’emprisonnement et à 60 000 € d’amende. ».

De tels abus d’autorité ou abus de pouvoir sont certes indéniables, et doivent être légitimement sanctionnés. Il est aussi capital de sensibiliser à leur existence possible : personne n’a le droit de me contraindre y compris en ce qui concerne ma façon de m’habiller.

De m’obliger à porter le voile, la robe safran ou le tee shirt du Che donc, si je ne le désire pas. Ni de m’obliger à ne pas les porter si je le désire.

Mais sur ce point délicat du consentement, il conviendrait d’avancer avec un peu plus de subtilité qu’on ne le fait habituellement.

J’avais évoqué cette question il y a quelques mois :
http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2013/12/13/prostitution-alienation-consentement-meres-porteuses-quelques-meditations-terminologiques-autant-que-peripateticiennes-avec-elisabeth-badinter-sylviane-agacinsky-rene-frydman-et-bien-d/

Je crois qu’on pourrait rappeler à ce sujet quelques-unes des citations que j’avais utilisées :

« Leur interdire de faire ce qu’elles veulent avec leur corps serait revenir sur un acquis du féminisme qui est la lutte pour la libre disposition de son corps. Même si c’est une minorité de femmes. Ce n’est pas une affaire de quantité mais de principe », disait Élisabeth Badinter.

Cela ne vaudrait-il pas non plus pour la façon de s’habiller ?
Devrait-on être amené à considérer comme immatures ou débiles des personnes sous le prétexte que leur consentement pourrait être manipulé en ce qui concerne leur façon de s’habiller ?
Car, pour paraphraser ce que je disais à l’époque à propos du « principe de consentement » :

« Le seul cas, à ma connaissance, où le consentement n’est pas présumé, outre le cas de déficience mentale attestée, concerne la minorité, car le ‘’mineur’’, par définition, est considéré juridiquement comme ne possédant pas une pleine faculté de consentement.

[ajout du 15/02: d’où l’une des justifications possibles de la loi du 15 mars 2004, sur le port des signes religieux « dans les écoles, collèges et lycées », qui, par définition, accueillent essentiellement des personnes mineures]

« Le mineur qui n’a pas atteint l’âge de la majorité pénale est présumé irresponsable » (La responsabilité pénale des mineurs, sur http://www.senat.fr).
D’où un certain malaise de ma part de voir une catégorie de population apparemment privée a priori par certains de la « présomption du consentement », ce qui équivaut à une réduction de ces personnes à la déficience ou à la minorité ».

« Sans doute toutes les femmes qui portent le voile sont-elles à ranger dans la catégorie des déficientes mentales ou des immatures, avec sœur Emmanuelle du Caire, Térésa de Calcutta, ainsi que tous ceux qui portent l’habit religieux, comme Matthieu Ricard, Gandhi, le pape ou le Dalaï-lama », me suggère Stultitia.

Soit.

« Et sans doute la féministe en question est-elle l’une des rares à manifester ce degré de maturité que tout être normalement constitué lui envie ».

Soit.

Pour ma part, je préfère m’en tenir aux remarques que j’évoquais dans le post cité :

« Laissons sur ce point le dernier mot à Ruwen Ogien, (toujours cité par Frédéric Joignot):
« Sous prétexte qu’il peut quelquefois être invoqué dans des situations de domination, faut-il renoncer à faire du consentement un critère du juste dans les relations entre personnes, sexuelles y compris ? Le coût moral et politique serait, à mon avis, trop élevé. Ne pas tenir compte de l’opinion d’une personne sous prétexte qu’elle n’est pas suffisamment libre, informée et rationnelle demande à être sérieusement justifié dans une société démocratique. »
Et au commentaire qu’en donne Frédéric Joignot lui-même :
« [Ruwen Ogien] pose la question : quelle instance morale, quelle procédure acceptable permet d’établir qu’une personne n’a pas choisi de son plein gré alors qu’elle l’affirme ? Est-il possible d’exclure la personne de cette décision sans lui porter tort ? N’est-ce pas la traiter de façon condescendante et humiliante ? « Qui décidera qu’elle consent sans consentir ? demande Ruwen Ogien. Un collège de sociologues ou de métaphysiciens capables de distinguer l’acte irrationnel de l’action consentie ? N’est-ce pas une injustice aussi grave que de violenter quelqu’un en prétendant qu’il y consent ? »

« Peut-être donc faudrait-il confier l’évaluation du consentement à un collège de mollahs, qu’ils soient laïcards ou partisans de la théocratie ? » suggère Stultitia à titre de conclusion.

Ajout du 17/02:

http://pluzz.francetv.fr/videos/jt20h_,117869798.html

Ce lien au très beau reportage de France 2 (à partir de 13mn28) sur le travail accompli dans les écoles par Latifa Ibn Ziaten, mère du premier soldat tué par Mohamed Merah en 2012.

Je pense qu’il est autrement important et efficace pour éduquer et pacifier les esprits que l’apologie sommaire du blasphème le plus ordurier, à laquelle quelques bobo(e)s branché(e)s et médiatiques semblent vouloir réduire la liberté d’expression.

Je signale que cette femme admirable porte le hijab…

Félicitations donc aux proviseurs et principaux de collèges capables de dépasser l’obscurantisme standard de la bienpensance dominante pour accueillir en milieu scolaire ceux qui ont un autre message à faire passer que l’abrutissante et habituelle langue de bois.

 

 

De l’équité dans la caricature, et du kairos, car il y a un temps pour tout.

Après les grandes manifestations d’unité, indispensables mais présentant les limites classiques de toute réaction essentiellement émotive et affective, il convient de remettre l’ouvrage sur le métier, afin d’essayer de mieux décrypter les événements vécus et d’en tirer quelques enseignements pour le long terme.

Le principal est sans doute la démonstration de l’attachement massif du peuple de France à la liberté d’expression, et il est réjouissant de voir que l’accord sur ce point paraît rassembler, au-delà des légitimes différences idéologiques et confessionnelles. C’est bien cela qui, semble-t-il, constitue l’aspect le plus important de ce qu’on a pu nommer, et qui restera peut-être, « l’esprit du 11 janvier ».

Il n’est pas de mon propos d’ajouter à tout ce qui s’est dit et se dit encore quotidiennement avec plus ou moins de bonheur.

Je voudrais simplement souligner trois points, dont les deux derniers me semblent un peu trop négligés.

 

Tout d’abord, je suis, pour l’essentiel, en plein accord avec ce qui a été dit de la liberté d’expression et que résume par exemple l’excellente « chronique judiciaire » de Pascale Robert-Diard.

http://prdchroniques.blog.lemonde.fr/2015/01/17/satire-et-droit-a-lhumour-un-si-long-combat-judiciaire/

Et c’est bien la raison pour laquelle « je suis Charlie » et je resterai Charlie.

Y compris lorsqu’il est dit :

« on doit tolérer l’inconvenance grossière et provocatrice, l’irrévérence sarcastique sur le bon goût desquelles l’appréciation de chacun reste libre, qui ne peuvent être perçues sans tenir compte de leur ­vocation ouvertement satirique et humoristique, qui permet des exagérations, des déformations et des présentations ironiques ».

C’est en effet l’un des fondements de la liberté d’expression.

Stultitia, qui en sait quelque chose, va même jusqu’à dire que l’une des caractéristiques les plus essentielles de la démocratie est la liberté qu’on a d’y exprimer éventuellement des conneries.

On connaît l’anecdote attribuée au général de Gaulle : si on devait sanctionner toutes les conneries éparses dans la presse ou ailleurs, ce serait en effet un « vaste programme », et l’ambition comme les moyens dépasseraient ceux d’une démocratie. Seul un gouvernement de type dictatorial, dépositaire d’une pensée unique infaillible doublée d’un système policier hyper perfectionné, pourrait être en mesure de distinguer avec assurance ce qui est une connerie de ce qui ne l’est pas et de le réprimer.

Le droit à l’expression, jusqu’à la connerie éventuelle donc, est ainsi une composante essentielle de la liberté et de la démocratie. Gare aux régimes qui ne tolèrent pas la connerie ! On peut être sûr d’y voir pointer l’ombre du totalitarisme. La caricature est ainsi l’un des signes de la santé d’une démocratie.

« C’est surtout à la Cour européenne des droits de l’homme que l’on doit la consécration du principe de la liberté d’expression. Dans un ­arrêt fondateur de 1976, elle souligne que « la liberté d’expression vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec ferveur ou considérées comme inoffensives, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’Etat ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance ou l’esprit d’ouverture, sans lesquels il n’y a pas de société démocratique ». C’est à cette aune que la 17e chambre juge chaque jour les plaintes qui lui sont soumises ». (art. cité)

Pour ma part, cette considération préalable ne peut être sujette à négociation.

 

Mais c’est bien maintenant que commencent les problèmes.

En effet nul régime, fut-il le plus démocratique qui soit, ne peut accepter certains excès, comme ne peut pas manquer de nous le confirmer l’article cité :

« Pour les personnalités publiques, qui doivent admettre que la caricature est la contrepartie de la notoriété, les limites à ne pas franchir sont la diffamation, l’injure, l’outrage, le dénigrement ou l’atteinte à la vie privée. Les journaux satiriques disposent, à ce titre, d’une ­ « présomption humoristique », qui les protège ­davantage que les publications dites sérieuses.

L’humour ne saurait non plus servir à masquer ce que le droit appelle des « buts illégitimes », tels que la provocation à la haine raciale, l’injure faite à un groupe en raison de son appartenance religieuse, l’atteinte à la dignité humaine ou l’animosité personnelle ».

Ces remarques de Pascale Robert-Diard se fondent sur les articles 24, 29 et 32 du chapitre IV de la Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse (Version consolidée au 09 janvier 2015) :

Article 24

Seront punis de cinq ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende ceux qui, par l’un des moyens énoncés à l’article précédent, auront directement provoqué, dans le cas où cette provocation n’aurait pas été suivie d’effet, à commettre l’une des infractions suivantes :

(…)

Ceux qui, par l’un des moyens énoncés à l’article 23, auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, seront punis d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende ou de l’une de ces deux peines seulement.

Seront punis des peines prévues à l’alinéa précédent ceux qui, par ces mêmes moyens, auront provoqué à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation ou identité sexuelle ou de leur handicap ou auront provoqué, à l’égard des mêmes personnes, aux discriminations prévues par les articles 225-2 et 432-7 du code pénal.

(…)

Article 32

La diffamation commise envers les particuliers par l’un des moyens énoncés en l’article 23 sera punie d’une amende de 12 000 euros.

La diffamation commise par les mêmes moyens envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée sera punie d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende ou de l’une de ces deux peines seulement.

Sera punie des peines prévues à l’alinéa précédent la diffamation commise par les mêmes moyens envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation ou identité sexuelle ou de leur handicap.

http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do;jsessionid=01309840075A922A61404F4871BAD1FF.tpdjo04v_1?cidTexte=LEGITEXT000006070722&dateTexte=20150109

 

Le délicat travail du juge sera alors de qualifier ce qui peut ou non relever de la discrimination, de l’injure, de la diffamation ou autres « buts illégitimes ».

Et c’est bien là que les difficultés se précisent, et que prend place le deuxième aspect auquel je voudrais m’attacher.

Comme toute activité humaine, le travail du juriste se produit « en situation », c’est-à-dire qu’il est sujet à un certain nombre de conditionnements culturels, idéologiques, émotionnels qu’il convient d’essayer de porter à la conscience afin d’éviter au mieux des défauts de jugement.

Alors voilà :

Je me suis livré à un rapide petit jeu à l’aide du moteur de recherche le plus utilisé sur internet. Ce n’est certes pas une étude scientifique. Les résultats demanderaient à être étayés et confirmés au moyen de protocoles méthodiques plus rigoureux (je préciserai un peu plus loin quelques-unes des limites d’une telle approche).

Mais en l’état, ils sont tout de même frappants.

Ils révèlent que les français sont très loin d’être égaux devant la caricature, et que celle-ci constitue un instrument non négligeable de discrimination. Rappelons que la discrimination devrait tomber sous le coup de l’article 24 de la Loi du 29 juillet 1881 précédemment citée.

[ajout du 21/01: « discrimination: sens courant: le fait de séparer un groupe social des autres en le traitant plus mal ». Le Robert]

Encore une fois (cf. mon premier point) cela ne veut pour moi absolument pas dire qu’il faille interdire la caricature en quoi que ce soit. Je crois d’ailleurs que Stultitia a déjà largement fait la preuve de sa proximité avec les caricaturistes !

L’école constitue aussi un instrument important de discrimination. Il n’est en aucun cas question de la supprimer, mais avant tout de prendre conscience de ses limites, ce qui permet d’envisager d’éventuelles mesures pour y remédier.

Commençons donc notre petit exercice. J’avoue que les résultats m’ont surpris moi-même.

Je tape : « caricatures des athées » (phrase entre guillemets, bien sûr. Par souci d’unification des critères de recherche j’utiliserai toujours le mot « caricatures » au pluriel), et je clique sur « images » dans le bandeau.

Le moteur de recherche me donne à ce jour [car cela peut en effet dépendre des moments]…. six images ! (dont aucune ne correspond d’ailleurs à ce qui est demandé).

[Mise à jour du 15/02. Avertissement: il apparaît en effet que le nombre des images peut être très variable selon les dates de consultation du moteur de recherche. Mais cela ne remet pas en cause généralement le nombre des images pertinentes].

https://www.google.fr/search?q=%22caricatures+des+ath%C3%A9es%22&hl=fr&biw=1280&bih=864&source=lnms&tbm=isch&sa=X&ei=5Mq8VJqMMI3-aJHcgrgL&ved=0CAYQ_AUoAQ

Comment ? L’athéisme et ses penseurs ne feraient donc l’objet d’aucune caricature (recensée du moins par le moteur de recherche le plus utilisé en France ?).

Confirmation avec la recherche, à titre d’exemple, d’un de ses champions les plus médiatiques :

(« caricatures de Michel Onfray »)

https://www.google.fr/search?q=caricatures+de+michel+onfray&hl=fr&biw=1280&bih=864&source=lnms&tbm=isch&sa=X&ei=YMy8VK75EsfsUrCNgOgM&ved=0CAYQ_AUoAQ

La page est apparemment plus fournie (surtout en photos), mais seule une dizaine d’images relèvent de la caricature, la plupart plutôt bienveillantes voire flatteuses. Trois ou quatre manifestant une – très timide – irrévérence ne dépassant cependant pas le très BCBG.

« Comment ? » me dit Stultitia. « Un personnage qui passe son temps à caricaturer les religions (voir mes posts  de décembre 2013 et suivants), qui a encore sévi dans la presse et à la télévision (cf. « On n’est pas couché » du 17/01) en opérant une lecture parfaitement fondamentaliste du Coran, lecture qui sélectionne et juxtapose des citations à la manière des islamistes radicaux, sans aucun souci d’herméneutique (cf. post de novembre 2014) et sans que soit jamais mentionné le moindre exégète ou le moindre penseur de l’Islam, comme si Al Kindî, Al Fârâbî, Avicenne ou autres Averroès étaient quantités négligeables, tout comme les interprètes modernes que sont M. Chebel, R. Benzine, Y. Seddik et tant d’autres ?

Il serait tout de même temps de sortir de ces rabâchages ethnocentristes qui fleurent bon l’ignorance du bon vieux colonialisme de grand papa. Caricaturer Onfray en imam intégriste rabâchant des sourates sans les comprendre, ou en impérialiste suffisant, coiffé d’un casque et donnant des leçon d’islam aux musulmans du haut de ses vieilles croyances et mythologies nietzschéennes serait tout de même la moindre des choses ! Dommage que je ne sois pas dessinatrice… Et je ne me priverais pas d’assaisonner par la même occasion quelques autres vaches sacrées de l’intelligentsia, maoïstes ou pol potiens à peine repentis, et qui ne font pourtant l’objet d’aucune caricature. N’oublions pas que l’athéisme a tout de même été, de toutes les croyances, celle qui a causé le plus de crimes au siècle passé ».

Dont acte.

(à ce propos, entre autres mises au point qui feront peut-être l’objet de nouveaux posts, Stultitia, irréductiblement féministe, me signale encore que « le » traducteur du Coran dans la Pléiade, dont parle M. Onfray est « une » traductrice. J’admets que l’érudition « colossale » (cf. L. Ruquier) de Mr. Onfray passe sur ces détails, mais j’en profite pour rendre un hommage reconnaissant à Denise Masson, la « Dame de Marrakech » qui a tellement œuvré pour que les français ne propagent plus n’importe quelle imbécillité sur l’islam).

Mais continuons notre petite enquête.

Si donc l’athéisme et les athées sont loin de nourrir les caricatures, il n’en va pas de même des croyances et des croyants de toute confession, tout spécialement de l’islam et des musulmans, ainsi que du christianisme et des chrétiens.

Sur le sujet, notre moteur de recherche, intarissable, nous procure des pages et des images innombrables et qui ne reflètent certes pas la bienséance très BCBG avec laquelle sont traitées les trois ou quatre caricatures d’athées mentionnées plus haut.

https://www.google.fr/search?q=%22caricatures+de+l%27islam%22&hl=fr&biw=1280&bih=864&source=lnms&tbm=isch&sa=X&ei=B968VI3RJsn2UN2ngNAM&ved=0CAYQ_AUoAQ

https://www.google.fr/search?q=caricatures+musulmans&hl=fr&biw=1280&bih=864&source=lnms&tbm=isch&sa=X&ei=zRi-VJ2cHoGzU4C2g8gE&ved=0CAYQ_AUoAQ

https://www.google.fr/search?q=caricatures+de+mahomet&hl=fr&biw=1280&bih=864&source=lnms&tbm=isch&sa=X&ei=Bd-8VNSaGcizUZHjg4AJ&ved=0CAYQ_AUoAQ

etc. etc. etc.

https://www.google.fr/search?q=%22caricatures+du+christianisme%22&hl=fr&biw=1280&bih=864&source=lnms&tbm=isch&sa=X&ei=–C8VOOGN4KvUZzqgagG&ved=0CAYQ_AUoAQ

https://www.google.fr/search?q=caricatures+chr%C3%A9tiens&hl=fr&biw=1280&bih=864&source=lnms&tbm=isch&sa=X&ei=Uom-VKXzFc2WarLigoAO&ved=0CAYQ_AUoAQ

https://www.google.fr/search?q=caricatures+du+pape&hl=fr&biw=1280&bih=864&source=lnms&tbm=isch&sa=X&ei=iuG8VIOHJ8eBU6acgcAF&ved=0CAYQ_AUoAQ

etc. etc. etc.

 

Fort de ces résultats, j’ai donc poursuivi mon enquête : y-a-t-il en France d’autres entités que l’athéisme qui échappent à un tel processus de « désacralisation » ?

On peut en signaler au moins deux autres :

La phrase « caricatures des homosexuels » ne fournit que six images, aucune ne concernant d’ailleurs vraiment le sujet.

https://www.google.fr/search?q=%22caricatures+des+homosexuels%22&hl=fr&biw=1280&bih=864&source=lnms&tbm=isch&sa=X&ei=-eO8VPLkKouqUa_qgLgM&ved=0CAYQ_AUoAQ

(sans article et sans guillemets, les termes de la recherche renvoient uniquement à des caricatures des homophobes).

Il apparaît donc que la bien-pensance française semble avoir établi un tabou en ce qui concerne le sujet, à la différence bien sûr de la caricature des homophobes, laquelle fournit une multitude de références.

https://www.google.fr/search?q=caricatures+des+homophobes&hl=fr&biw=1280&bih=864&source=lnms&tbm=isch&sa=X&ei=suS8VLEdxsto0LyCgAs&ved=0CAYQ_AUoAQ

Stultitia me rappelle à point nommé les remarques d’un humoriste, qui disait s’être moqué du mariage toute sa vie (sur ce point, Stultitia est plutôt disciple de Brassens…) et qui désormais faisait l’objet de menaces lorsqu’il se moquait du mariage homosexuel.

Pour finir, signalons encore le tabou de la caricature du féminisme :

La phrase « caricatures du féminisme » ne donne …. qu’une image ! D’ailleurs hors de propos :

https://www.google.fr/search?q=%22caricatures+du+f%C3%A9minisme%22&hl=fr&biw=1280&bih=864&source=lnms&tbm=isch&sa=X&ei=k-a8VOyvJsevU4r5gKgG&ved=0CAYQ_AUoAQ

Celle « caricatures des féministes » n’en fournit que six, dont une seule se rapporte, d’assez loin, au sujet :

https://www.google.fr/search?q=%22caricatures+des+f%C3%A9ministes%22&hl=fr&biw=1280&bih=864&source=lnms&tbm=isch&sa=X&ei=Vea8VOL-IIPtUvqWgPAL&ved=0CAYQ_AUoAQ

Tout comme l’athéisme et l’homosexualité, le féminisme ne paraît donc pas susciter la caricature.

« C’est qu’il n’y a pas matière », me rappelle Stultitia, mi-figue mi-raisin. « Nous autres, féministes, ne disons jamais de bêtises ».

Dont acte (bis).

Cette rapide « enquête », encore une fois sans aucune prétention scientifique (le moteur de recherche utilisé recense les pages les plus consultées, et non, bien sûr, la production exhaustive en ce qui concerne les caricatures) me semble toutefois significative.

Elle fait apparaître une forte inégalité en ce qui concerne, si ce n’est donc forcément la production des caricatures, du moins leur « fréquentation » (il faudrait encore préciser qui les regarde : il peut en effet y avoir les « pour » et les « contre », etc.). La méthode serait donc bien sûr à peaufiner.

Il me semble cependant vraisemblable d’avancer qu’elle reflète une certaine évolution des mentalités, et ce qu’on pourrait nommer, avec Chantal Delsol (lors de l’émission « Ce soir ou jamais » du 16/01), un « déplacement du sacré » ou du moins des tabous.

Face à l’éclipse d’un certain « sacré », il y a incontestablement en France un « nouveau sacré » qui paraît quasi intouchable, et qui implique donc une discrimination factuelle dans la pratique de la caricature.

Comme pour bien des choses en France, la caricature y est à deux vitesses, à géométrie variable, comme le remarque Nabil Ennasri (Arte, « 28 Minutes » du 19/01).

On semble se permettre d’y caricaturer de façon massive certaines croyances, parmi lesquelles, en premier lieu l’islam et le catholicisme, alors que certains courants de pensée paraissent devoir échapper à toute caricature. Raison pour laquelle je les ai qualifiés de « bien-pensance ».

Il y a là un phénomène étrange qui demanderait à être approfondi et réfléchi.

Mais s’il ne l’est pas encore, c’est peut-être justement à cause de ce qui le provoque : le fait qu’il soit devenu une sorte de nouvel habitus intellectuel, journalistique, médiatique etc. d’une société « branchée » qui n’est déjà plus en mesure de le concevoir tant elle se l’est intégré.

Il est donc un peu superficiel et rapide de soutenir, comme le fait par exemple Henri Leclerc dans l’émission citée plus haut, une égalité de tout et de tous devant la caricature. Ce serait certes l’idéal. Mais, factuellement, tout semble montrer que ce n’est pas le cas.

Comme toujours, il y a les riches, les instruits, les branchés et les « bobos », qui échappent à la caricature, et les pauvres et tous ceux qui, à tort ou à raison, sont considérés comme des demeurés ou des « has been » qui la subissent de plein fouet.

Et si, comme je l’ai dit plus haut, il est illusoire de penser que l’ordre du droit est exempt des conventions et conditionnements d’un milieu et d’une époque, peut-on raisonnablement prétendre qu’il échappe entièrement à un tel habitus ?

Autre petit jeu :

Si je dis : « La pratique la plus con, c’est quand même l’homosexualité. Quand on lit Têtu, on est effondré, effondré », suis-je bien assuré de bénéficier d’un non-lieu si je me vois (à juste raison à mon sens) poursuivi en justice ?

Et peut-on vraiment garantir que l’argument – théoriquement justifié en droit – invoqué par le procureur Béatrice Angeli : « Considérer que, par une dérive sémantique, parler de [l’homosexualité], c’est parler de la communauté [homosexuelle] est un pas que nous ne pouvons pas franchir. », serait utilisé dans ce cas ?

Alors même que c’est cet argument qui a motivé le non-lieu disculpant celui qui a soutenu que :

« La religion la plus con, c’est quand même l’islam. Quand on lit le Coran, on est effondré, effondré » ?

Il me semble permis d’en douter. Tant il est vrai que, pour le commun des mortels, dont j’avoue faire partie, la distance entre une « pratique con » et une « pratique de cons » comme entre une « religion con » et une « religion de cons » n’est pas franchement perceptible à l’œil nu.

Il faut être con, non, pour adhérer à une connerie ?

De même, il me semble permis de douter que, si je maintiens mon affirmation concernant l’homosexualité, je puisse avoir l’honneur de bénéficier, lors du procès, du soutien d’éminents membres de l’intelligentsia, ceux-là mêmes qui se font forts de débusquer quand bon leur semble les « dérives sémantiques » susdites. Accepteraient-ils de se mouiller publiquement pour défendre un tel trublion ?

http://abonnes.lemonde.fr/societe/article/2010/09/09/au-proces-de-michel-houellebecq-pour-injure-a-l-islam-les-ecrivains-defendent-le-droit-a-l-humour_1409172_3224.html

Et si je fais paraître une caricature ordurière du genre :

http://www.bfmtv.com/societe/charlie-hebdo-une-caricature-leglise-une-375290.html

en opérant quelques « adaptations » et en remplaçant le nom du malheureux évêque par celui d’une féministe bien en cour dans les médias ou d’un homosexuel bien intégré dans le monde de la presse, échapperais-je à la poursuite et à la condamnation – justifiée – qui devraient s’ensuivre ?

(Une telle caricature aurait dû en effet tomber sous le coup de la loi puisqu’il n’y a là aucune « dérive sémantique » à invoquer, et qu’il s’agit d’une attaque contre une personne concrète, nommée, et non contre une religion « dans l’abstrait », auquel cas, en effet, la non validité du délit de blasphème – dont on sait qu’il n’a pas cours en France- pourrait être alléguée).

Mais cette caricature n’a fait l’objet d’aucune poursuite et d’aucune condamnation, qui auraient pourtant été aussi légitimes que légales. Sans doute l’intéressé a-t-il préféré renoncer à ses droits plutôt que d’accroître les sarcasmes que n’auraient pas manqué de déchaîner le « terrorisme soft » de la nouvelle bien-pensance.

Il faut donc bien le reconnaître, en ce qui concerne la pratique de la caricature, il y a à l’évidence « deux poids, deux mesures ».

En disant cela, je ne cherche aucunement, encore une fois, à en nier le caractère indispensable en démocratie.

Je voudrais simplement faire percevoir que ce manque d’équité peut être légitimement perçu par certains comme une discrimination. Et que la lutte contre la discrimination est elle-même inscrite dans la loi sur la liberté d’expression.

« Il serait peut-être donc bienvenu de faire enfin des caricatures sur la discrimination dans la caricature », me dit Stultitia.…

Comme il serait temps de comprendre qu’une telle discrimination, tellement inscrite dans l’habitus dominant qu’elle semble passer inaperçue aux yeux de ceux qui la pratiquent (comme c’est d’ailleurs le cas de la plupart des discriminations ; cf. dans un de mes posts précédents le cas évoqué par Youssef Seddik de manuels d’Histoire bien-pensants qui se permettent de parler des Croisades sans mentionner une seule fois le nom de Saladin…) constitue une grave humiliation aux yeux de ceux qui la perçoivent quotidiennement.

Et partant, un grave sujet de tensions et de dangereuses dérives possibles au cœur même de la nation française.

http://www.lemonde.fr/societe/article/2015/01/17/a-la-grande-mosquee-de-paris-les-futurs-imams-vident-leur-sac_4558443_3224.html

Face à cette situation, on ne peut qu’exprimer de la réserve face à l’argument – certes en partie légitime – qui consiste à dire qu’un athée (et donc aussi un caricaturiste athée) n’est pas tenu de respecter la sensibilité ni les codes de ce qui ne fait pas partie de son univers de pensée. Cela vaudrait aussi pour chaque croyant par rapport aux croyances qui ne sont pas la sienne.

Soit.

Il me semble cependant difficile de concevoir ce qu’on appelle laïcité sans faire place à ce qu’Orwell nommait la « common decency », qui est peut-être tout simplement la reconnaissance d’un commun dénominateur éthique qui seul rend possible la vie en société.

Un tel « respect de l’autre », qui pourrait en être l’une des traductions, n’est certes pas en opposition avec l’indispensable liberté d’expression. C’est même lui qui est à l’origine des paragraphes de la loi de 1881 que j’ai mentionnés plus haut.

Le thème rencontre aussi sur bien des points la question de l’autocensure.

Bien sûr, en tant qu’athée, rien ne m’empêche de rentrer dans une synagogue sans me couvrir la tête, de garder mes chaussures dans une mosquée, ou de visiter une église ou un temple bouddhiste torse nu, avec mon chien et mes accessoires de plage.

Mais cela porte un nom, qui est au moins la goujaterie, sans doute aussi l’incivilité, peut-être tout simplement l’imbécillité.

Or, il est tout de même permis de penser qu’on peut être athée sans être forcément goujat, incivil ou imbécile. C’est du moins ce que j’ai toujours essayé de faire comprendre à mes élèves.

L’autocensure, lorsqu’elle n’est pas simple flagornerie conventionnelle ou lâche « respect » non critique de la pensée dominante, comme dans les cas mentionnés plus haut (qui montrent qu’il y a actuellement plus d’autocensure en ce qui concerne les propos sur l’homosexualité ou le féminisme qu’en ce qui concerne les propos sur les religions) constitue l’une des conditions d’existence de toute société.

De façon plus concrète, je constate que bien des dessinateurs (étrangers en particulier) dénoncent les terroristes islamistes, et critiquent de façon très pertinente de nombreuses pratiques de l’islam, du christianisme ou du judaïsme sans représenter le visage du Prophète ou ses fesses (cela ajoute-il vraiment quelque chose ?) ou sans céder à la démagogie de la facilité ordurière.

N’y a-t-il pas là l’expression de cette « common decency » qui n’a rien à voir avec un renoncement à la critique, mais tout bêtement avec le respect d’autrui, ou encore « la plus simple des politesses » ?

(J’espère pouvoir revenir sur le sujet à propos d’un film qui m’a interrogé [L’Iranien, de Mehran Tamadon] et qui aurait gagné, me semble-t-il, à défendre de façon plus engagée, contre les mollahs mis en scène, l’espace de « common decency » qui seul peut insérer l’altérité au cœur d’un système politique, contre la tentation de la totalité et la réduction à la pensée dominante. Encore faudrait-il ne pas assimiler le « laïque » au « laïcard », distinction que Mehran Tamadon aurait dû préciser, et qui lui aurait permis de réagir de façon moins timide à l’assimilation systématique opérée par ses interlocuteurs entre la laïcité et la dictature athée).

Il importe donc de faire en sorte que, par le moyen de la « common decency » et d’une autocensure bien comprise, l’idéal de laïcité ne soit pas perverti, aux yeux du monde, par sa réduction à la goujaterie.

De même, il y a certes toujours un risque que les appels à la responsabilité et à l’autocensure des caricaturistes aboutissent à une « liberté galvaudée » à la manière stalinienne, comme le dit Catherine Kintzler dans l’émission 28 Minutes citée plus haut, en faisant peser le spectre du « mauvais usage de la liberté » sur toute pensée ou dessin qui s’éloigneraient du droit chemin et risqueraient de mettre en péril l’ordre établi.

Mais un tel argument est difficile à faire valoir pour ce qui est de l’actualité française.

Car les appels staliniens à la défiance contre un « mauvais usage » ou un « usage immoral » de la liberté risquant de dévoyer l’orthodoxie de l’idéologie soviétique manifestaient la réaction d’une pensée dominante contre la dissidence qui la remettait en question.

Or, la situation française n’est pas comparable : comme le montrent les remarques ci-dessus, la position dominante est actuellement largement au bénéfice d’une bien-pensance plutôt athée ou indifférentiste, voire hostile au religieux, et les caricaturistes sont très largement de son côté. Et c’est justement cet abus factuel de position dominante auquel ils participent dans leur majorité qui rend difficile, en ridiculisant les pensées dissidentes, un exercice équitable de la laïcité.

S’il y a donc un « risque stalinien » à dénoncer, où la responsabilité ou l’autocensure seraient instrumentalisées pour inciter les réfractaires à rentrer dans le rang, on ne peut certes pas dire qu’il soit le fait de l’islam ou des chrétiens.

Ce serait certes bien différent dans des pays étrangers (y compris aux États-Unis où le « lobby » des croyants exerce une influence réelle). Mais en France, la Chrétienté a fait son temps (en dépit bien sûr de la nostalgie de quelques ultra-minoritaires qui s’agitent de façon ponctuelle quoique spectaculaire) et, malgré les prophéties de quelques inspirés médiatiques soigneusement instrumentalisés, la charia ne semble pas près de s’imposer. Dans leur grande majorité, les croyants de France ne remettent pas en cause la laïcité, y compris du côté musulman, même si le travail et l’engagement herméneutique doit bien sûr encore se poursuivre. Cf. :

http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2014/11/21/conversion-contre-lislam-versus-conversion-a-lislam-et-de-la-conversion-a-lhermeneutique-comme-condition-prealable-reflechir-avec-youssef-seddik/

Ce n’est donc pas de ces côtés là qu’il faut chercher le « stalinisme soft » qui est distillé sur les ondes, dans la presse ou dans l’édition (il suffirait pour s’en convaincre de comparer le taux d’occupation des programmes télévisuels de certains  « philosophes » cités ici et le poids de leurs ouvrages dans les bibliothèques et librairies avec la place accordée aux penseurs juifs, chrétiens ou musulmans…).

Nous ne sommes plus au XIXème siècle. Et ceux qui « galvaudent » la liberté d’expression ne sont sans doute plus, en France, à chercher dans les vieux cartons.

 

Le troisième thème que je voudrais esquisser est celui du « Kairos ».

Ce terme, essentiel dans la pensée grecque exprime une dimension du temps :

« Le kairos est le temps de l’occasion opportune », celui du « bon moment pour agir », nous dit Wikipedia. …

Pour Aristote, ce terme revêt une importance capitale dans la réflexion sur l’éthique et le politique. Car ce qui fait qu’une action est bonne ou mauvaise, juste ou injuste, utile ou nuisible aux individus comme à la Cité ne peut être décrété une fois pour toutes dans l’absolu, mais dépend aussi du moment où elle est accomplie.

Machiavel s’en inspire lorsqu’il définit le travail du politique comme « riscontro coi tempi » (« rencontre avec les temps », utilisation du temps de façon opportune, et non application automatique de principes dogmatiques).

Or il serait urgent me semble-t-il que les caricaturistes réfléchissent un peu sur la pensée d’Aristote et de Machiavel, et pas seulement pour ce qui est de la prise en compte du contexte international.

Il est certes nécessaire d’affirmer des principes dans l’abstrait et dans l’absolu.

Et ceux de la liberté d’expression et de la laïcité en font partie.

Mais, là encore, il est permis d’être intelligent.

Il y a des moments de l’histoire comme il y a des âges de la vie. L’enseignant aussi connaît cette expérience : souvent, certains élèves ne parviennent pas à comprendre, non pas parce qu’ils manquent d’intelligence, mais parce que les problèmes qui les assaillent quotidiennement (familiaux, sociaux, etc.) ne laissent pas à cette intelligence la disponibilité nécessaire pour s’occuper d’autre chose. Cela est en particulier le cas avec les enfants qui ne se sentent pas aimés.

Or « les musulmans ne se sentent pas aimés en Occident. Le fait de ne pas être aimé est presque devenu le septième pilier de la foi musulmane. La crispation est moins religieuse que culturelle et identitaire », nous dit Tareq Oubrou, le remarquable imam de la mosquée de Bordeaux (Sud-Ouest Dimanche du 18/01).

Il conviendrait peut être de l’écouter plutôt que de subir les vaticinations ignorantes et satisfaites de notre pseudo intelligentsia médiatique.

Quelqu’un qui est « bien dans sa peau » peut supporter sans problème des plaisanteries, même du plus mauvais goût, voire « répondre à la satire par la satire. Ou par l’indifférence », comme le dit encore Tareq Oubrou.

Mais à quelqu’un qui est mal dans sa peau, il sera bien difficile de faire comprendre qu’un propos ressenti comme humiliant ou méprisant peut ne pas outrepasser la liberté d’expression.

Un temps viendra peut-être, je l’espère, où cela sera possible. Et où cette personne atteindra la sérénité qui lui permettra de répondre, sur un pied d’égalité, par l’indifférence, l’ironie ou la caricature. Et le cas échéant par un recours informé au droit.

Comme cette élève musulmane qui me disait un jour, avec des larmes de rage dans la voix, qu’un de ses professeurs appelait toutes ses élèves musulmanes « Fatima ». Malgré les dénonciations répétées à l’administration. Car sans doute le proviseur estimait-il que considérer « Fatima » comme une insulte relevait d’une « dérive sémantique »…

Je lui ai dit : « Tu n’as qu’à l’appeler Mr. Dupont-Lajoie », mais j’ai bien senti que ce n’était pas le moment, et que l’inégalité des situations ne rendait pas possible ce genre de réponse.

Un jour viendra, je l’espère, où les français musulmans – comme les musulmans du monde entier – seront assez bien dans leur peau pour répondre à l’humour, même de mauvais goût, par l’humour, même de mauvais goût, et sauront utiliser avec patience et sérénité, en dépit des faiblesses, dérives et autres lâchetés liées aux habitus et aux conditionnements par la pensée dominante, toutes les possibilités offertes par le droit dans les régimes démocratiques.

Ce jour-là, peut-être donneront ils à bien des ayatollahs qui règnent en prescripteurs de la « pensée » médiatique des leçons de liberté d’expression.

Mais il ne faut pas se le cacher : le kairos n’est pas encore là. Pour le moment, les conditions de l’équité qui le rendraient possible ne sont pas remplies.

En attendant, un peu plus de respect et de connaissance de la culture d’autrui, une lutte déterminée contre l’inégalité, un effort de solidarité et de pédagogie arrangeraient sans doute bien des choses.

Se rendre compte des situations et chercher à y remédier plutôt qu’enfoncer le clou de façon trop souvent indigente et peu responsable est un défi qui concerne l’intelligence du cœur autant que l’intelligence politique.

Et le caricaturiste, qui fait profession de finesse, doit aussi montrer qu’il est capable de le relever.

Islam et herméneutique versus athéisme. Complément du précédent.

Dans mon post précédent, à la lecture d’un article de Yassine Al-Haj Saleh, du 26 août 2014 dans Al-Hayat, traduit dans :

http://www.courrierinternational.com/article/2014/10/23/la-faiblesse-des-islamistes-moderes

j’avais souligné une « une mise en garde et un défi salutaire » :

« En l’absence de bases intellectuelles solides pour s’opposer aux extrémistes, les jeunes musulmans ont l’impression que c’est Daech et consorts qui représentent leur religion, et non pas les modérés inconsistants ».

Or, cette mise en garde peut être comprise de deux manières :

Dans un premier sens, « l’impression que c’est Daech et consorts qui représentent leur religion » pourrait entraîner, de la part des jeunes musulmans, une adhésion aux mouvements en question, puisque eux seuls, au vu des palinodies habituelles des « modérés » (cf. article cité), apparaitraient comme représentatifs de l’islam.

Mais dans un second sens, on peut penser que la même impression, alliée à la conscience de « l’inconsistance » des « bases intellectuelles » susceptibles de proposer une alternative de la part des « modérés » provoque un rejet de l’islam lui-même, puisque la seule « représentation consistante » en serait donnée par « Daech et consorts », et que cette représentation est inacceptable.

C’est en ce second sens qu’on peut mettre en rapport, comme le mentionne le même hebdomadaire, les activités de Daech et un développement de l’athéisme dans le monde arabe, et plus largement, musulman :

http://www.courrierinternational.com/article/2014/11/27/une-vague-d-atheisme-dans-le-monde-arabe

(article d’Omar Youssef Suleiman, publié le 3 octobre 2014 dans Aseef22,Beyrouth).

« Le “califat islamique” a délié les langues. Les critiques ne visent plus seulement les mauvaises interprétations de la religion, mais la religion elle-même ».

Car le « désenchantement chez les jeunes Arabes, non seulement vis-à-vis des mouvements islamistes, mais aussi vis-à-vis de tout l’héritage religieux » amène à penser que « l’affirmation selon laquelle “l’islam est la solution” commence à apparaître de plus en plus clairement comme une illusion ».

Le rejet de l’image de l’islam que donne Daech refluerait donc sur l’islam tout entier, provoquant cette «vague d’athéisme ».

Une première remarque pourrait être qu’un tel athéisme est parfaitement légitime, tellement l’éthique la plus élémentaire amène à refuser une telle compréhension de la « religion », tout comme elle doit écarter des « interprétations » qui en font le garant des inquisitions, persécutions, colonisations et complicités en tout genre.

L’athéisme manifeste ainsi dans ce rejet la noblesse et l’honneur de la pensée et de l’exigence éthique.

Mais on peut toutefois être sensible à une seconde remarque :

Si, comme c’est mon cas, on pense qu’en dépit de leurs tares qu’il est nécessaire et légitime de dénoncer, les religions sont porteuses de valeurs irremplaçables, celles par exemple dont témoigne Youssef Seddik dans le post précédent, alors on ne peut que souligner l’urgence d’une « conversion à l’herméneutique » qui seule pourrait proposer aux meilleurs esprits une interprétation de la religion en accord avec leurs légitimes exigences philosophiques, éthiques et spirituelles.

Malgré la noblesse de sa révolte, l’athéisme n’est donc pas nécessairement la seule réponse à apporter aux interprétations caricaturales que propose Daech.

À condition que ceux qui sont attachés à d’autres réponses possibles fassent l’effort de mieux divulguer et soutenir les travaux d’herméneutes remarquables tels que Youssef Seddik, Rachid Benzine et bien d’autres.

 

Ajout. 29/11/2014 :

L’article suivant montre, s’il est besoin, que le fond de la question réside bien dans un « conflit des interprétations » concernant l’islam :

http://www.lemonde.fr/afrique/article/2014/11/29/pourquoi-les-islamistes-de-boko-haram-ciblent-ils-les-musulmans-nigerians_4531407_3212.html

Conversion contre l’islam versus conversion à l’islam. Et de la conversion à l’herméneutique comme condition préalable. Réfléchir avec Youssef Seddik.

Il est bien sûr difficile d’échapper en ce moment aux articles et reportages à propos de la présence de soi-disant « convertis » à un soi-disant « islam » dans les rangs de l’EI.

http://www.lemonde.fr/international/article/2014/11/19/un-deuxieme-djihadiste-francais-identifie-sur-la-video-de-l-ei_4525625_3210.html

On est cependant en droit de penser que cela est bien éloigné de l’islam, comme nous l’affirme Jean Pierre Filiu :

«Cécile Chambraud : Comment expliquer la forte proportion de convertis parmi les djihadistes ?

Jean Pierre Filiu : C’est que ça n’a rien à voir avec l’islam ! On continue de regarder comme un phénomène religieux ce qui n’est qu’un phénomène politique. Daesh est une secte. Elle frappe d’autres musulmans. Son discours totalitaire ne peut prendre que chez ceux qui n’ont aucune culture musulmane ».

dans :

http://www.lemonde.fr/societe/article/2014/11/18/le-discours-de-l-ei-ne-peut-prendre-que-chez-ceux-qui-n-ont-aucune-culture-musulmane_4525226_3224.html

 

Pour ma part, je trouve frappant et significatif de comparer deux types de conversion : celles des djihadistes qu’on nous présente et que je qualifierai de « conversion contre l’islam » et celle qui transparaît à travers le témoignage émouvant d’un homme, et qui peut apparaître, elle, comme une véritable « conversion à l’islam », à sa spiritualité et à ses valeurs.

Je préciserai toutefois plus loin en quel sens j’emploie ce « contre et ce « à ».

« Après sa démobilisation, Kassig avait étudié à l’université Butler d’Indianapolis avant de se rendre au Liban, en 2012, comme volontaire médical pour venir en aide à des réfugiés syriens, puis à Gaziantep, en Turquie, proche de la frontière syrienne. Dans un e-mail écrit depuis Beyrouth, et cité par la BBC, il expliquait alors :

‘’ Ici, sur ces terres, j’ai trouvé ma vocation. J’ai vécu une vie égoïste, j’ai fui jusqu’à ce que je ne puisse plus fuir. Je ne sais pas grand-chose, chaque jour où je suis ici, j’ai de plus en plus de questions et de moins en moins de réponses, mais ce que je sais c’est que j’ai une chance de faire quelque chose, de prendre position. Pour faire la différence’’. 

De là, il menait une petite association qu’il avait fondée en 2012, Special Emergency Response and Assistance (SERA). Celle-ci formait des civils aux soins médicaux et livrait de la nourriture, des vêtements et des médicaments, selon le père du jeune homme.

ITINÉRAIRE SPIRITUEL

Dans une interview au magazine Time, en janvier 2013, il expliquait le sens de son engagement. Kassig s’était converti à l’islam après son enlèvement en Syrie, selon ses proches, prenant ainsi le nom d’Abdul-Rahman. Selon le témoignage d’un ancien otage, il aurait volontairement embrassé cette nouvelle foi, « entre octobre et décembre 2013 », après avoir partagé sa cellule avec un Syrien dévot. « Nous voyons cela comme la suite logique de l’itinéraire spirituel de nos fils », écrivaient ses parents dans un communiqué début octobre. »

dans :

http://www.lemonde.fr/international/article/2014/11/17/peter-kassig-un-ancien-soldat-qui-voulait-faire-la-difference_4524430_3210.html

Or, il se trouve que ce sont apparemment des « convertis » à l’islam qui ont assassiné ce « converti » à l’islam. Il faut donc qu’il y ait des compréhensions bien différentes de la « conversion » et de l’islam.

Face à de telles conceptions tellement antagonistes, notre première réaction sera sans doute de donner raison à Jean Pierre Filiu, en disant que la position des assassins djihadistes « n’a rien à voir avec l’islam ».

Il me semble cependant qu’il convient de nuancer une telle affirmation. Car la distinction trop catégorique qu’elle introduit entre ce qui serait l’islam et ce qui ne le serait pas me semble rendre difficile la compréhension d’un débat de fond qui hante, le plus souvent de façon informulée, l’islam contemporain, et qui est celui de l’interprétation.

Car oui, le djihad (dont on sait qu’il est déjà objet d’interprétation, puisque certains privilégient le djihad spirituel du cœur et de la langue, l’effort – c’est le sens du terme – intérieur de conversion, et rejettent le djihad extérieur de l’épée) a aussi à voir avec l’islam.

C’est en fait l’islam tout entier qui, bien qu’il le soit depuis ses origines, se retrouve désormais confronté de façon plus urgente et plus essentielle à la question dite « herméneutique », celle de l’interprétation. Question dont aucune tradition religieuse ou philosophique ne peut d’ailleurs faire l’économie.

Car même s’il est légitime et indispensable de dénoncer dans les agissements de l’EI une ignoble caricature, il est difficile de ne pas reconnaître qu’une caricature utilise au moins certains des traits du personnage qu’elle représente.

D’où le malaise quelquefois pathétique de bien des musulmans, y compris « modérés », qui ont du mal à se situer clairement, car ils ne peuvent pas ne pas reconnaître, dans certaines positions de EI ou d’autres groupes du même genre, des composantes dont ils pensent, à tort ou à raison, qu’elles font partie intégrante de la tradition qui leur a été enseignée.

Cette ambiguïté me paraît bien exprimée dans un article de Yassine Al-Haj Saleh, du 26 août 2014 dans Al-Hayat, traduit dans :

http://www.courrierinternational.com/article/2014/10/23/la-faiblesse-des-islamistes-moderes

C’est sans doute elle qui explique, malgré les horreurs dont il se rend coupable, la « modestie de la contestation » de l’EI, de la part de trop nombreux croyants, y compris hélas en Occident : « parce qu’intellectuellement [bien que « modérés], ils partagent la même idée de la religion que les extrémistes ».

L’article souligne les 4 points principaux sur lesquels porte ce « partage » :

1)      « Le refus de séparer clairement la religion de la violence et de dire que la violence au nom de l’islam est illégitime. Par conséquent, personne parmi eux n’accepte entièrement la liberté religieuse, la liberté de changer de religion ou de ne pas en avoir. Sur ce point, il n’y a pas de rupture entre les “modérés” et Daech.
Les “modérés” sont incohérents quand ils s’opposent à la violence débridée de Daech sans s’opposer à la substantialité du lien entre la religion et la violence
 »

Les autres points étant : 2) la persistance, chez les modérés, de « l’imaginaire de l’empire » ; 3) le mépris de l’État nation, et 4) la question de l’application de la charia, qui pose bien entendu la question du rapport à la laïcité.

L’article se termine sur ce qui pourrait être une mise en garde et un défi salutaire :

« En l’absence de bases intellectuelles solides pour s’opposer aux extrémistes, les jeunes musulmans ont l’impression que c’est Daech et consorts qui représentent leur religion, et non pas les modérés inconsistants ».

Or, il me semble qu’une approche intellectuelle « solide » n’a pas à se voiler la face devant les réalités dérangeantes. Mais, les ayant identifiées comme telles, elle doit se donner les moyens de les surmonter. C’est peut-être désormais en cela que consiste le djihad essentiel de l’islam contemporain.

Il serait en effet trop facile de dire que l’Inquisition n’a rien à voir avec le catholicisme, ou le Goulag avec le marxisme, ou la colonisation avec le judaïsme. C’est une façon commode d’éviter la radicalité des questions posées par le développement de ce type d’aberrations.

Car l’inquisition a bien été un fruit, l’un des fruits, certes, du christianisme, mais délibérément développé dans le cadre d’une interprétation de celui-ci ; interprétation qui s’est imposée, mais qui n’était pas la seule possible. Interprétation promue par une hiérarchie, des institutions, et qui a bénéficié de la complicité passive de tout un peuple (y compris de ceux que l’Église nomme ses « saints »), alors même que des opposants étaient réduits au bûcher ou au silence. Interprétation qu’on peut bien sûr légitimement qualifier de trahison, mais qui « a à voir », indiscutablement, avec le christianisme, dont elle prétend s’inspirer. La « parabole du banquet » de l’Évangile de Luc (14, 12-24) et son « compelle intrare » (« force-les à entrer ») dans son interprétation augustinienne n’a-t-elle pas été utilisée à l’envi pour justifier la coercition, y compris violente, en matière de foi ?

Cf. là-dessus :

http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2013/11/22/inquisition-croisades-et-bisounourseries-pontificales/

De même le Goulag a été le fruit d’une interprétation du marxisme, dont on sait qu’elle n’était pas la seule possible. Interprétation promue elle aussi par une hiérarchie, des institutions, et qui a bénéficié de la complicité passive de tout un peuple (y compris de ceux qu’on nomme ses théoriciens), alors même que des opposants étaient réduits aux exécutions ou aux hôpitaux psychiatriques.

Et que dire du phénomène de la colonisation menée par Israël, dont il semble bien difficile de nier le profond enracinement dans une certaine interprétation des livres de la Torah ? Il suffirait bien sûr de citer le livre de Josué .

Selon toute vraisemblance, il en va de même avec les agissements de l’EI, qui sont le fruit d’une interprétation de l’islam. Interprétation dont on peut retracer rigoureusement les étapes (cf. par exemple, parmi bien d’autres, le livre d’Abdelwahab Meddeb, La maladie de l’islam, Seuil, Paris 2002).

Que l’islam (pas plus que le christianisme, le marxisme ou le judaïsme) ne réside pas tout entier dans une telle interprétation, c’est fort heureusement une évidence. Mais que cette interprétation suscite une complicité active, passive, par conviction, lâcheté ou intérêt, c’en est hélas une autre.

Quoiqu’il en soit, cette brève réflexion nous ramène donc au caractère central et urgent de la question « herméneutique », dont l’islam, pas plus qu’un autre courant de pensée, ne peut faire l’économie.

 

Or, il faut savoir que ce combat décisif de l’interprétation est mené depuis bien des lustres, même si c’est dans un relatif silence dont les médias sont responsables, par quelques-unes des plus belles intelligences de l’islam, dont certaines honorent, qui plus est, la langue et la culture française.

Je pense en particulier au travail remarquable de Youssef Seddik, dont l’entrevue qui suit illustre quelques-uns des aspects. Et je conseille vivement de prendre un peu de temps pour découvrir ce merveilleux savant et la beauté de l’interprétation qu’il donne de sa religion. Mes brèves réflexions qui s’en inspirent librement, sans trop les trahir je l’espère, ne peuvent restituer la sagesse lumineuse qui émane du personnage.

https://www.youtube.com/watch?v=D2NUya-6Fbs

Ce qui fait le cœur de l’entretien, c’est, me semble-t-il, la prise en compte de cette question centrale de l’interprétation, de l’herméneutique, grand mot pour dire que le Coran est, certes, pour les croyants, un texte inspiré, mais que cette « inspiration » n’a rien à voir avec un livre de recettes qui serait tombé du ciel tout cuit, avec ses prescriptions cultuelles, législatives, sa « shari’a » qui dicterait les moindres faits et gestes des fidèles, comme veulent nous le faire croire les dangereux ignorants qui font la une des médias.

Car la question des errements actuels de l’islam djihadiste ne peut être résolue sans prendre à bras le corps la question de l’herméneutique du Coran comme celle des institutions de l’islam.

Et ce souci de l’herméneutique est loin d’être anodin. Tout comme il avait pu, dans le contexte de l’exégèse biblique juive et chrétienne, déchaîner les excommunications et exclusions diverses, à commencer par celle de Spinoza, il peut susciter de nos jours encore des martyrs dans le monde musulman : Muhammad Mahmoud Taha (cité par Youssef Seddik à la p. 211 de sa traduction partielle du Coran : Le Coran. Autre lecture, autre traduction, Barzakh, L’aube, 2002), exécuté par les intégristes du fait de ses positions critiques concernant le simplisme herméneutique en ce qui concerne la théorie de l’abrogation des versets, Nasr Hamid Abû Zayd, considéré comme apostat et « divorcé contre son gré et contre celui de sa femme » ( !) par des tribunaux égyptiens, du fait de son engagement en faveur d’une intégration de la critique littéraire dans l’exégèse coranique, etc. cf. par exemple, R. Benzine, Les nouveaux penseurs de l’Islam, Albin Michel, Paris 2004, p. 179ss, ainsi que p. 147ss pour ce qui est de Amin al-Khûli et Muhammad Khalafallâh.

Le combat pour l’herméneutique est donc bien un djihad à mener, parfois au risque de sa vie.

Pour l’herméneute, le texte coranique, tout comme le texte biblique ou le texte védique, peut être conçu comme un noyau historique livré à l’interprétation inspirée du croyant, c’est-à-dire, pour Youssef Seddik, du « savant », terme qu’il faut comprendre comme désignant l’exégète, le Sage, le Philosophe au sens le plus noble du terme – hélas bien oublié – de chercheur amoureux d’une Vérité qui est avant tout Sagesse, Justice, comme nous l’inspire le nom même de Seddik, le Juste.

Et on sait combien Youssef Seddik pourrait à bon droit revendiquer ce terme de Savant, lui qui allie avec bonheur une formation littéraire à celle de philosophe, de philologue, d’helléniste et bien sûr d’arabisant… Sans parler du poète et de l’artiste !

Et c’est bien toutes ces compétences, alliées à la sagesse et l’humilité du croyant, qui sont à investir pour tirer le texte de la gangue de scories qui contreviennent à son éclat.

En fait, pour l’herméneute, le texte du Coran, comme tout texte fondateur, peut être, doit être compris avant tout comme une incitation proposée à notre liberté.

Il me semble que le fait herméneutique pourrait être comparé en partie à la formation de la perle : car celle-ci ne peut se passer d’un noyau originaire pour se construire, mais n’existe cependant que par le travail de la nacre que ce noyau suscite en permanence. Mais l’homme possède sur la perle l’avantage de décider lui-même librement de la qualité de nacre qu’il conservera pour constituer le résultat final, et de celle qu’il rejettera.

Travail complexe qui consiste, pour l’intelligence croyante formée et informée – d’où le terme de « savant » utilisé par Seddik – à savoir distinguer le bon grain et l’ivraie.

En fait, l’inspiration est un processus par lequel la lecture se fait elle-même rédaction, en dégageant en permanence l’Esprit divin du texte, avec, mais aussi en partie contre la Lettre dans laquelle la rédaction humaine l’a inséré.

Ainsi, c’est cette inspiration lectrice et rédactrice que le croyant herméneute estime à même de pouvoir identifier les « manipulations sur le texte » (16mn dans la conférence), cette véritable « injustice » qu’il subit, les « falsifications » opérées par une prétendue « tradition » en particulier au moment du « troisième Calife » (22mn50), « tradition » responsable d’un véritable « coup d’État » sur le texte (23mn20).

« Coup d’État » qui aboutit à l’usurpation par l’imam, simple répétiteur, de la place du Sage inspiré, du savant (27mn20) et à l’instauration d’un « cléricat » (28mn30), contre l’esprit même de l’Islam, qui considère avant tout l’homme, de façon profondément humaniste, dans sa liberté responsable et sa solitude devant Dieu (29mn).

Il s’agit donc de « libérer le texte » (35mn20), afin qu’il puisse continuer – ou recommencer – à produire, au-delà des perversions nauséabondes dont nous sommes les témoins, un islam de l’Intelligence, de la Lumière et de la Beauté dont l’image que nous donne Youssef Seddik de son père pourrait constituer le paradigme.

Paradigme que j’ai fort heureusement rencontré chez la plupart de mes amis musulmans.

On comprend que c’est la place accordée à l’herméneutique dans la compréhension du Coran qui va alors être déterminante pour distinguer des interprétations fondées sur le dynamisme spirituel de la lecture du texte de celles – intégristes et/ou djihadistes – qui considèrent de façon fixiste le texte ainsi que certaines étapes présumées intangibles de la constitution de la tradition.

Mais l’interview se termine sur une aporie : pourquoi une telle différence entre l’interprétation que fait son père de l’islam, toute de bienveillance et d’humanisme lumineux, son père qui, tout en enseignant pieusement le Coran à ses enfants dès leur plus jeune âge, n’a jamais éprouvé le besoin de voiler sa fille, et celle de son neveu, qui voile sa fille et se rapproche d’une interprétation plus intégriste ?

« Nous sommes dans un monde qui nous agresse. L’islam est en danger » répondrait le neveu.

En tant que « dialecticien » Youssef Seddik reconnaît à l’argument une part de vérité.

Il faudrait alors revenir ici longuement sur un entrelacs de causes historiques qui permettent de comprendre le « ressentiment » selon le terme que A. Meddeb reprend judicieusement à Nietzsche (op.cit. p. 19).

Comment un « islam inconsolé de sa destitution » (id. ibid. p. 18ss), de la perte de son âge d’or et agressé par les colonisations, l’humiliation, « l’enseignement du mépris » de la part de cultures dominantes (on pense à l’exemple rapporté par Youssef Seddik qui, en examinant le cours de son fils sur les Croisades, s’aperçoit que, si tous les rois « chrétiens » y sont nommés, il n’y est pas une seule fois question de Saladin !) en vient à reverser cette agression en agressivité.

(sans même parler de la place ridicule de l’arabe, deuxième langue parlée en France, dans l’Éducation Nationale, je me souviens d’un collègue enseignant de mathématiques, de langue mère arabe, qui s’était attiré il n’y a pas si longtemps les foudres des parents d’élèves parce qu’il avait cité des mathématiciens arabes en prononçant leur nom en arabe ! Comme si un professeur de littérature était condamné à parler de Chakessepéare pour éviter d’être pris pour un dangereux infiltré des forces de la Couronne britannique…).

Il n’est pas difficile de comprendre comment une telle banalisation du mépris, une telle violence habituelle peut entraîner ressentiment et agressivité réactive, et peut avoir une fonction dans ce que A. Meddeb nomme la « généalogie de l’intégrisme » (op. cit. p. 53ss).

Alors même que nous aurions tant de possibilités de devenir ces « passeurs entre deux rives » qu’autoriserait une riche tradition française d’études arabes et orientales ainsi que la présence de tant de français jouissant d’une double culture.

Il y a là bien sûr, dans cette démission, une responsabilité massive de l’Occident, et de la France en particulier.

Mais il convient de ne pas non plus céder au simplisme en restreignant de façon unilatérale l’avènement des intégrismes (et surtout le cas du djihadisme, car tous les intégrismes ne sont pas violents, comme l’a souvent montré Gilles Kepel) à cette seule responsabilité occidentale.

Ce serait une nouvelle fois occulter des composantes essentielles de la question.

L’apparition du wahhâbisme, puis, avec Rashid Ridha et Hassan al-Banna’, celle des Frères Musulmans, nécessite déjà bien d’autres composantes interprétatives (voir là-dessus A. Meddeb, op. cit. p.114ss).

Mais celle de l’intégrisme anti-occidental dans sa version djihadiste violente, semble devoir encore ajouter de nouveaux paramètres.

Car pourquoi ne pas choisir, dans cette opposition à l’Occident, qui ne manque certes pas d’éléments de légitimité, l’interprétation qui déciderait, comme le suggère Youssef Seddik vers la fin de son entretien, que, plutôt que la violence, et en pleine cohérence avec une approche elle aussi rendue possible par une méditation du Coran, « la meilleure arme serait de montrer que l’islam est plus proche de l’humain que celui qui l’agresse. Plus proche que Bush de l’humain » (l’interview date de 2005).

Ne faut-il pas ici encore, entre autres recours possibles, convoquer le Freud de « Malaise dans la civilisation », dont il a été question dans des post précédents. Par ex :

http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2014/07/30/entraide-empathie-bienveillance-de-kropotkine-a-hobbes-et-retour-2/

« L ‘homme n’est point cet être débonnaire, au cœur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être, au contraire, qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d’agressivité. Pour lui, par conséquent, le prochain n’est pas seulement un auxiliaire et un objet sexuel possible, mais aussi un objet de tentation. L’homme est, en effet, tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagements, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer. Homo homini lupus : qui aurait le courage, en face de tous les enseignements de la vie et de l’histoire, de s’inscrire en faux contre cet adage ?

En règle générale, cette agressivité cruelle, ou bien attend une provocation, ou bien se met au service de quelque dessein dont le but serait tout aussi accessible par des moyens plus doux. Dans certaines circonstances favorables en revanche, quand par exemple les forces morales, qui s’opposaient à ses manifestations et les inhibaient jusqu’alors, ont été mises hors d’action, l’agressivité se manifeste aussi de façon spontanée, démasque sous l’homme la bête sauvage qui perd alors tout égard pour sa propre espèce…

Cette tendance à l’agression, que nous pouvons déceler en nous-mêmes et dont nous supposons à bon droit l’existence chez autrui, constitue le principal facteur de perturbation dans nos rapports avec notre prochain » (Malaise dans la culture, Traduction de la Revue française de psychanalyse, Janvier 1970).

Outre bien sûr des raisons géopolitiques, stratégiques ou trivialement financières, en l’absence de toute approche herméneutique, l’interprétation fondamentaliste des textes coraniques par l’EI – en particulier des textes concernant la guerre et la violence – n’offre-t-elle pas, à une société qui ne sait plus comment – ni surtout pourquoi, dans quel but – « sublimer » ses pulsions primitives [pour Freud, le processus de « sublimation » consiste à transmuter les pulsions primitives en les orientant vers des fins socialement valorisées, constructives ou solidaires, etc.] et dont les oracles nous prêchent « l’innocence du devenir » et le rejet du poids de la culpabilité, une façon de les investir ? De réaliser pleinement et impunément – mieux, de légitimer par une référence sacrale – ce « bonheur-agression » qui, selon Freud encore, constitue l’aspiration la plus fondamentale de l’humain, celle qui trouve son accomplissement dans le romantisme sanglant et l’apologie du meurtre, du viol et de la destruction ? Aspiration naturelle contre laquelle doit se construire, pour le père de la psychanalyse, l’effort de culture et de civilisation.

Le refus de l’approche herméneutique évacue alors l’effort éthique que l’on trouve au cœur de toute grande religion, pour lui substituer une lecture fondamentaliste qui sélectionne les textes les plus aptes à inciter à l’agression et à la violence.

Car nous savons qu’aucune religion n’est exempte, dans ses écrits fondateurs, d’éléments qui peuvent être sélectionnés en vue de légitimer des interprétations du type de celle développée par l’EI.

L’histoire, elle, nous enseigne que le « romantisme sauvage » que véhiculent de fait ces récits fondateurs a toujours fasciné les hommes, qui ont cherché à exprimer l’énigme profonde de ces forces obscures en les liant de façon monstrueuse à l’idéal religieux. Car la puissance de ces manifestations semble bien en effet toucher au surhumain. Combien de représentations de Judith exhibant la tête d’Holopherne peut-on recenser dans l’histoire de la peinture ? Combien de décollations de Jean Baptiste ?

https://www.google.com/search?q=%22judith+et+holopherne%22&hl=fr&biw=1280&bih=864&tbm=isch&tbo=u&source=univ&sa=X&ei=ahpvVODQOoj0PKeRgKgO&ved=0CDQQsAQ

 

https://www.google.com/search?q=d%C3%A9collation+de+saint+jean-baptiste&hl=fr&biw=1280&bih=864&tbm=isch&tbo=u&source=univ&sa=X&ei=8v56VLXkNoT1aoqjgrgI&ved=0CCgQsAQ

 

D’où les indulgences diverses et les justifications religieuses qui ont toujours accompagné pogroms, Inquisitions et Croisades, qu’elles soient médiévales ou franquistes et leurs cortèges d’horreurs ; d’où ce déchaînement quasi sacral que revêtent les grands massacres de masse, qu’ils aient lieu en Allemagne, au Rwanda ou au Cambodge.

Car il y a des endroits et des moments de l’histoire où, « dans certaines circonstances favorables (…), quand par exemple les forces morales, qui s’opposaient à ses manifestations et les inhibaient jusqu’alors, ont été mises hors d’action, l’agressivité se manifeste aussi de façon spontanée, démasque sous l’homme la bête sauvage qui perd alors tout égard pour sa propre espèce… » (S.Freud, op.cit).

Ces moments, les religions, bien que porteuses aussi de l’exigence éthique, en ont été bien souvent les instigatrices. Il est impossible de le nier. L’interprétation qui va donc permettre à un judaïsme, à un christianisme ou à un islam de Lumière de se dégager de ce judaïsme, de ce christianisme, de cet islam d’Ombre qui constitue son double consubstantiel n’est jamais acquise, elle est toujours à construire et à gagner. Toujours vulnérable et fragile, elle court le risque en permanence de basculer vers l’allégeance à ce jumeau monstrueux.

Or, n’est-ce pas parce que l’EI constitue un de ces « lieux » où les forces morales inhibitrices ont été évincées par des justifications instigatrices et des mobiles « religieux » pervers (qui apparaissent alors surtout comme des prétextes à la transgression) effectivement présents aussi dans les textes, mais sélectionnés à dessein, que des individus qui ne connaissent rien de l’islam, comme ils ignorent tout des exactions opérées par un pouvoir shiite sur des communautés sunnites, s’engagent dans un sanglant et exaltant « viva la muerte » particulièrement propre à assouvir le fantasme infantile de toute puissance ?

Comme Abou Ghraïb ou autres Maï Lai, EI constitue peut-être un de ces espaces où le mal de vivre et l’absence de tout horizon peut enfin trouver, dans la transgression soigneusement mise en scène et chargée d’une densité sacrale, à la fois l’expression d’une vengeance et celle d’une raison d’être.

Nous serions donc là au cœur d’un conflit des interprétations on ne peut plus radical, mais dont il est vain de nier qu’il est latent au cœur même des textes, ceux l’islam comme ceux de la Bible ou de la Bhagavad Gita.

L’effort spirituel, – le « djihad » authentique- du croyant musulman, mais aussi juif, chrétien ou autre, sera donc d’opérer en permanence un discernement sur le contenu foisonnant des textes de sa tradition, et de sélectionner, dans leur fécondité ambivalente et chaotique, ce qui est à même d’informer sa croyance, sa culture, et partant son existence.

Encore une fois, il s’agit donc bien là d’un travail d’interprétation.

« La haine de la culture » dont nous parle Christian Jambet dans un entretien remarquable, et qui caractérise pour lui l’EI ou autres Boko Haram, et fait souvent penser au « Malaise dans la culture » de Freud, me semble ainsi devoir être comprise avant tout au sens de haine et de refus de l’herméneutique.

http://www.franceculture.fr/emission-cultures-d-islam-la-haine-de-la-culture-2014-10-24

Comme il le montre fort bien, cette haine est certes opposée à « l’esprit de l’islam ». Mais il faut alors préciser qu’il s’agit de celui de « l’islam de Lumière », tel qu’il est laborieusement et courageusement dégagé de son double de l’Ombre qui le travaille encore en permanence, par les efforts d’herméneutes tels que Youssef Seddik.

Nous sommes maintenant à même de mieux saisir les enjeux de la « conversion », et peut-être de mieux comprendre l’énigme de ces deux types tellement opposés de conversion, qui a été le point de départ de notre réflexion.

Il me semble donc trop rapide de soutenir, comme le fait Jean Pierre Filiu et comme on peut le dire souvent par facilité, que la conversion à l’EI n’a « rien à voir » avec l’islam.

Il me semblerait plus adéquat de dire que « l’offre de conversion » est proposée par deux compréhensions de l’islam qui sont, de fait, incompatibles.

L’une se caractérisant par la sélection délibérée, en partie permise par les textes et la « tradition », des composantes de violence, de mépris de « l’infidèle », d’humiliation de la femme, etc.

L’autre se caractérisant par la sélection des valeurs d’humanité, de bienveillance et de tolérance telle qu’elle est superbement illustrée par Youssef Seddik et, fort heureusement, par ce que je crois être la majorité des musulmans.

Et si j’ai proposé plus haut que la conversion à l’EI me paraît être une « conversion » non pas à l’islam, mais contre l’islam, c’est dans la mesure où on peut estimer, me semble-t-il, que l’islam réside moins dans le texte même (qui peut effectivement susciter, au moins en partie, l’interprétation de l’EI) que dans la « soumission » (c’est l’un des sens du terme islam) à ce dynamisme de lecture inspirée qui arrache en permanence l’Esprit à la Lettre qui tue.

Inspiration dont l’authenticité se mesure à ses fruits, les premiers étant les hommes qu’elle produit. En ce sens, se convertir « contre l’islam », c’est faire prévaloir, comme le fait en effet l’EI, le fixisme d’une Lettre figée, fut-elle, en effet celle du Coran, sur le dynamisme permanent de l’inspiration, ce dynamisme dont on pourrait peut-être dire que lui seul est l’islam.

Nous sommes donc bien confrontés à deux approches antagonistes, mais qui ont bien à voir, l’une et l’autre avec l’islam, ses textes et ses traditions, la première par le biais d’un fixisme mortifère, la seconde par celui d’une fidélité créatrice et dynamique.

Pour Christian Jambet cependant, la seconde devrait triompher de la première : l’attrait des mouvements djihadistes violents de type EI et de leur interprétation littérale et sélective devrait s’atténuer, du fait même de l’horreur suscitée par les exactions les viols et les massacres.

Souhaitons- le !

Mais on ne peut évacuer une interrogation : et si une bonne partie de cet attrait était justement dû à la levée des inhibitions dont l’EI se fait le héraut médiatique, elle-même entée sur « le refus de séparer clairement la religion de la violence », fondé sur une certaine interprétation des textes (cf. Yassine Al-Haj Saleh, article cité plus haut) et dont la fascination trouble ne laisse pas d’enchanter le web ?

Cela est-il vraiment à exclure ?

D’où l’urgence, une fois de plus, pour les musulmans, de se positionner clairement dans leur rapport avec l’interprétation de leur propre religion.

(Urgence qui concerne aussi à des degrés divers, nous l’avons vu, le positionnement de tout croyant comme de tout philosophe).

Saluons donc les manifestations en hommage à Hervé Gourdel qui ont témoigné, il y a quelques semaines, de courageux choix d’interprétation.

http://www.lemonde.fr/societe/article/2014/09/26/devant-la-grande-mosquee-de-paris-nous-sommes-tous-herve-gourdel_4495159_3224.html

(Au passage je regrette que ces manifestations aient pu susciter la raillerie de quelques « esprits forts », accusant les manifestants de faire le jeu de ceux qui cherchent à culpabiliser l’ensemble des musulmans, voire d’une islamophobie qui

« combat la prétendue barbarie radicale et raciale des musulmans » ; ou qui équivaudrait à accepter « les mécanismes d’assignation identitaire qui sont à l’œuvre dans nos sociétés… Pour autant, chaque musulman doit-il rappeler explicitement son rejet de crimes dont il n’est ni responsable ni solidaire ? Ne soyons pas dupes. Cette injonction sous-entend qu’il existerait bel et bien un lien entre l’EI et les musulmans. Ainsi les musulmans absents du rassemblement organisé par la Mosquée de Paris, le 26 septembre, sont-ils complices ?

Non, sauf à postuler que tout musulman est coupable a priori. Son individualité serait alors niée au profit du collectif « musulman ». Nous assistons à une banalisation d’une culpabilité ontologique qui exprime un racisme insidieux et décomplexé ». (La culpabilité présumée des musulmans, Hanane Karimi, Fatima Khemilat, Nadia Henni-Moulai, Thomas Vescovi, Le Monde28-29/09/2014).

On a ainsi pu voir, entre autres, une caricature montrant un barbu incité à porter la pancarte « Not in my name », en vue de se désolidariser de l’action des « barbus », etc.

http://www.politis.fr/Les-dessins-de-la-semaine-Senat-et,28429.html

Contre les railleries de tels « esprits forts », il me semble qu’il est tout de même urgent de revenir à moins de phraséologie sociologique et un peu plus de simplicité, celle-là même qui animait, me semble-t-il, les manifestants.

Se sentir responsable est une marque de liberté qui n’a rien à voir avec une quelconque culpabilité morbide, bien au contraire.

J’ai entièrement le droit de ne pas m’affirmer juif, chrétien, musulman, marxiste ou citoyen des États Unis d’Amérique.

Mais, dans la mesure où je revendique l’une de ces appartenances, je suis en effet responsable de ce qui se fait en mon nom : en tant que juif, j’ai une responsabilité dans le fait que la colonisation prétende se poursuive en Israël au nom du bien ou de la sécurité de mon peuple. En tant que catholique, je suis complice si j’accepte avec passivité la Croisade franquiste prêchée par des institutions supposées me représenter (cf. là-dessus le beau livre de Lydie Salvayre, Pas pleurer, dernier Prix Goncourt, tout pétri de la figure de Bernanos). En tant que marxiste, je suis responsable du fait de me taire lorsque quelque Staline ou Pol Pot envoie au Goulag, au nom du marxisme, ceux qui ont choisi de ne pas se taire. En tant que citoyen américain, je suis impliqué dans le fait qu’un gouvernement que j’ai élu ou que j’accepte de façon tacite mène une guerre injuste au Viet Nam ou en Irak.

Pourquoi en irait-il donc autrement de ma responsabilité dans le cas de mon appartenance à l’islam, par rapport à l’interprétation que certains entendent donner de ma religion ?

Encore une fois, j’ai le droit de ne revendiquer aucune religion ou croyance. Mais dans la mesure où je choisis une religion, une croyance ou une philosophie, je suis responsable, en tant que membre d’une collectivité, à ma mesure propre, de la qualité et de la crédibilité de la croyance que je professe.

Cela relève peut-être en définitive de l’honneur, ce qui fait sans doute que cette position est désormais difficile à faire comprendre, je l’accorde.

Mais elle n’en reste pas moins essentielle, comme l’ont compris les manifestants de « Not in my name », dont on souhaite qu’ils soient sans cesse plus nombreux, à s’engager, autant en ce qui concerne les questions soulevées par l’interprétation de l’islam que celles qui ont trait à la compréhension du judaïsme, du christianisme ou de toute autre croyance.

Et que cet engagement puisse nourrir profondément leur vie quotidienne, comme il a nourri celle d’Abdul-Rahman Kassig.

Hommage lui soit rendu.