Lors de la réunion des dirigeants de la Communauté des Etats indépendants, le président russe a offert huit anneaux à ses hôtes, se réservant le neuvième. Difficile, de ne pas voir là une référence au « Seigneur des anneaux ».
Pour la traditionnelle réunion de fin d’année des chefs d’Etat et de gouvernement de la Communauté des Etats indépendants (CEI), lundi 26 décembre, à Saint-Pétersbourg, Vladimir Poutine aura penché résolument du côté de l’inattendu. Hôte de ce sommet informel, le dirigeant russe a offert à ses homologues d’étonnantes bagues en or blanc et jaune, sur lesquelles sont sculptés le symbole de l’organisation régionale ainsi que les mots « Bonne année 2023 » et « Russie ».
Huit anneaux – pour les dirigeants d’Azerbaïdjan, Arménie, Biélorussie, Kazakhstan, Kirghizistan, Tadjikistan, Turkmenistan, Ouzbékistan – et un dernier, pour M. Poutine lui-même : difficile, pour les observateurs, de ne pas voir là une référence aux neuf anneaux du Seigneur des anneaux, l’œuvre mondialement célèbre de J. R. R. Tolkien, parue en 1954-1955.
Pour la politologue Ekaterina Schulmann, le parallèle est tout sauf fortuit et le Kremlin l’a établi « en toute conscience » – ce qu’un porte-parole de la présidence a démenti, évoquant « un simple souvenir ». Pour mémoire, les neuf anneaux, dans le livre de l’écrivain britannique, sont forgés par le néfaste Sauron dans le but d’asservir les hommes (c’est moi qui souligne).
Un tel étalage de références mythologiques confirme la démence mystico-nationaliste que partagent le Prince et le Patriarche, classiques comparses des contes de fée, comme le souligne Jean-François Colosimo.
Le pontife et le despote professent la même idéologie de l’unité du « monde russe », autrement dit d’une Russie englobant toutes les populations russophones. Ce pan-russisme impérial a été rendu possible par le fait qu’il n’y a pas eu de Nuremberg du communisme. Poutine et Kirill sont deux survivants de l’homo soviéticus. Ils s’accordent sur l’oubli du Goulag, le refus de l’ordre international et la négation des droits de l’homme.
(sur le délire politico-religieux partagé de Poutine et Kyrill, ainsi que sur d’autres mythes scrupuleusement entretenus, tel celui de la menace par l’Otan, de la « nazification » ou de la « satanisation » de l’Ukraine, etc. voir encore J.F. Colosimo ainsi que d’autres spécialistes dans la riche récapitulation du 28 Minutes du 26/12. On y appréciera aussi les preuves apportées par la lauréate du prix Albert Londres 2022, Alexandra Jousset concernant la collusion entre le régime poutinien et la mafia criminelle Wagner . Documentaire essentiel. À voir d’urgence).
Mais l’invasion de l’Histoire par la mythologie me suggère une autre fable, hélas tout aussi actuelle.
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Il était une fois un pauvre hère, écrasé par la cruauté et la violence de son voisin, et qui réclamait à cors et à cris que ce voisin soit enfin considéré pour ce qu’il est : un criminel funeste et un agresseur calamiteux :
« L’Ukraine appelle les États membres de l’ONU (…) à priver la Fédération de Russie de son statut de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU et à l’exclure de l’ONU dans son ensemble », a martelé dans un communiqué le ministère des affaires étrangères ukrainien : « La guerre de la Fédération de Russie contre l’Ukraine est une violation des objectifs et des principes de la charte des Nations unies sans précédent depuis sa signature en 1945 et prive la Russie du droit d’être qualifiée d’Etat épris de paix. »
Mais ses demandes, ainsi que ses propositions de paix se heurtaient constamment à une fin de non-recevoir, accompagnée de la dérision et de la condescendance du satrape Poutov et de son fou du roi, le sinistre Lavrine, lui opposant, du haut de leur droit de veto, leurs propres propositions indignes et menaçantes :
« L’ennemi est bien conscient de nos propositions concernant la démilitarisation et la dénazification des territoires contrôlés par le régime [de Kiev], et l’élimination des menaces pour la sécurité de la Russie qui en découlent, et cela inclut nos nouveaux territoires » (…) « Il reste un peu de chose à faire – accepter ces propositions à l’amiable. Sinon, l’armée russe s’occupera de cette question. »
Le pauvre hère se demandait bien comment de tels menteurs et fauteurs de guerres pouvaient être accueillis comme si de rien n’était dans des cénacles censés assurer et promouvoir la Paix dans le Monde.
– « Comment donc de tels agresseurs infâmes peuvent-ils être considérés comme nécessaires au maintien de la Paix ? Serait-ce parce que leur armement nucléaire leur conférerait ce privilège en terrorisant ceux qui voudraient s’y opposer ?
Mais dans ce cas, pourquoi ne pas accueillir aussi dans de telles assemblées d’autres possesseurs de ce type d’armement, comme par exemple le fameux Kim Pam Poum, dont la volonté d’égaler le pouvoir de nuisance des autres grandes puissances s’étale désormais au grand jour ? »
– « Vous n’y êtes pas, mon pauvre voisin » répondit le sinistre Lavrine avec son habituelle condescendance.
« En dépit de ce qu’en pensent nombre d’ignares, Kim Pam Poum peut-il donc se prévaloir de titres de gloire comparables aux nôtres ? A-t-il mené comme nous de multiples guerres d’agressions ? Combien de dictateurs criminels a-t-il donc aidé et soutenu ? Combien de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité a-t-il bien pu commettre ? Non. Kim Pam Poum est décidément bien petit-bras. Il doit encore faire ses preuves avant de revendiquer légitimement un siège de membre permanent au Conseil de Sécurité de l’Onu ».
Allons donc, une fois de plus, le dernier mot sera aux « réalistes » :
Une exclusion de la Russie du Conseil de sécurité de l’ONU ? « Aucune chance » pour Pascal Boniface. (vers 6mn 40).
Pas plus, hélas, que celle d’un indispensable Nuremberg de l’ère poutinienne.
En cause l’incantatoire « droit de veto », qu’il serait pourtant facile de réformer si la simple volonté éthique et politique y était…
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À toutes et à tous, une bonne fin d’année, tout de même !
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Ajout du 16/01 :
Un article du Courrier International qui souligne le caractère illégitime de l’appartenance de la Fédération de Russie au Conseil de Sécurité de l’ONU :
Par quels moyens la Fédération de Russie a-t-elle récupéré le siège de membre permanent du Conseil de sécurité, disposant ainsi d’un droit de veto sur n’importe quelle résolution ?
En 1945, une année déjà lointaine, l’URSS, la République socialiste soviétique d’Ukraine et celle de Biélorussie ont fait partie des membres fondateurs de l’ONU. La Fédération de Russie n’en est jamais devenue officiellement membre. Sa signature n’apparaît pas sur les statuts de l’organisation. Il n’existe aucune recommandation du Conseil de sécurité ni de décision de l’Assemblée générale quant à l’acceptation de la Fédération de Russie en tant que membre à part entière de l’ONU.
Les membres permanents du Conseil de sécurité n’ont reconnu la Fédération de Russie comme État héritier de l’Union soviétique que sur les questions du potentiel nucléaire et de la dette extérieure. Et en ce qui concerne le statut de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies ? On ne trouve aucune trace d’une quelconque décision du Conseil de sécurité ou de l’Assemblée générale sur cette question.
(…)
Le 21 décembre 1991, sans passer par le Conseil de sécurité et l’Assemblée générale des Nations unies, les dirigeants de la Fédération de Russie, de l’Ukraine, de la Biélorussie, de lAzerbaïdjan, de lArménie, de la Moldavie, du Kazakhstan, du Kirghizistan, du Turkménistan, de l’Ouzbékistan et du Tadjikistan, réunis à Alma-Ata, au Kazakhstan, ont signé la déclaration sur la création de la Communauté des États indépendants (CEI).
Lors de cette rencontre, ils se seraient entendus sur le fait que la Fédération de Russie continuerait à représenter l’Union soviétique au Conseil de sécurité de l’ONU. C’était un précédent absurde, ce qui n’a pas empêché le Conseil de sécurité d’entériner la décision de la CEI. En 1992, le ministre des Affaires étrangères russe a simplement informé par une note diplomatique que la Fédération de Russie continuerait à remplir les obligations selon les accords signés par l’URSS.
Pour éviter l’apocalypse nucléaire
Et ainsi les grands pays du monde ont-ils accepté un intrus au Conseil de sécurité sans comprendre qu’ils venaient de créer un pays monstre, un agresseur. Un terroriste qui fait chanter aujourd’hui le monde entier avec la menace de la guerre nucléaire.
(…)
La principale organisation internationale devrait disposer des institutions et des instruments lui permettant d’obliger ses membres à respecter le droit international. L’agresseur devrait être puni. Seules la démilitarisation, tout d’abord de son arsenal nucléaire, la déstalinisation, la dénazification de la Moscovie [en réponse à l’accusation brandie par Moscou contre Kiev], la dislocation de l’empire en États nationaux aideront la planète à éviter les vagues de violence armée et l’apocalypse nucléaire.
Taras Protseviat (Publié le 06 janvier 2023 dans le journal Oukraïna Moloda).
Je transfère sur ce nouveau post une discussion commencée dans les « commentaires » aux posts précédents, mais qui ne concernait pas les sujets qui y étaient traités.
Il me semble intéressant de lui donner une place spécifique.
Elle fait suite à des réflexions et débats avec Claustaire développés suite à l’assassinat de Samuel Paty le 16 octobre 2020.
Précision à l’attention de ceux qui souhaiteraient m’assassiner : la reproduction des dessins ci-dessous n’a aucunement pour but d’accuser ou d’humilier l’islam, mais tout au contraire de défendre l’islam authentique en levant des équivoques et des malentendus qui ne peuvent que nuire à sa compréhension véritable.
Prière donc de lire ces discussions dans leur intégralité. Merci.
desideriusminimus
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Claustaire, le 17/10/2022.
Bonjour, Le lien que je vous propose n’est pas en rapport (direct) avec le sujet de votre post, mais j’ai repensé à vous, en revoyant certains articles et travaux sur ce qui, il y a deux ans, a entraîné la décapitation d’un enseignant par un islamiste, persuadé d’agir au nom du Bien, avec l’assentiment de toute « sa » communauté « offensée ».
Quand vous disposerez d’une demi-heure d’attention à accorder à cet entretien, vous verrez bien ce que vous en pensez, et de la manière dont il peut éclairer les « erreurs » imputées à cet enseignant.
Le lien que je vous propose n’est pas en rapport direct avec votre post, mais j’ai pensé à vous en revoyant certains articles et travaux consacrés à la décapitation d’un enseignant par un islamiste convaincu d’agir au nom du Bien et avec l’assentiment de sa communauté « offensée ».
Cet entretien date d’il y a un an, mais je vous laisse juger de la pertinence de son actualité. Avec mes respects. C.S.
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Réponse de desideriusminimus 20/10/2022.
Bonjour Claustaire.
Content de vous revoir sur ce blog. Toutes mes excuses pour le retard à vous répondre, dû à divers empêchements.
Mais je constate que votre intervention a encore une fois apparemment pour but de me donner quelques leçons et me reprocher une position qui n’est pas la mienne en dépit de multiples mises au point de ma part.
Alors je vais vous faire un petit dessin (ou plusieurs) pour m’expliquer.
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Sans commentaire.
Dessin de Gregorius Nekschot, dessinateur néerlandais accusé de discrimination à l’égard des musulmans (on peut comprendre un peu pourquoi…) qui eut pourtant droit à une flatteuse double page dans Charlie. Légende : « L’imam de Noël vous souhaite de bonnes fêtes et une bonne année 2005 (1426 de l’Hégire) ».
Sans commentaire.
Dessin de Gregorius Nekschot. Légende : « Une vérité qui dérange. Aïcha… Petite coquine ! » (Aïcha était la jeune épouse de Mahomet). À noter que cette caricature a fait l’objet aux Pays Bas d’un signalement pour discrimination.
Normalement, cette caricature devrait tomber sous le coup de la loi, puisque la personne incriminée est nommée. Il ne s’agit donc en rien de quelque « blasphème » qui n’est pas condamné en France.
Imaginons quelles auraient été les suites judiciaires si une caricature de la même veine avait concerné par exemple l’homosexualité d’un Pierre Bergé, etc. et non l’inoffensif Mgr Vingt-Trois, qui a choisi de ne pas porter plainte.
Dessin de Gregorius Nekschot. Légende: « Mohammed et Anne Frank ont un message pour le monde: Faites l’amour et pas la guerre«
Etc. etc. etc.
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Je connais par ailleurs la vidéo que vous me proposez.
Même s’ils mériteraient d’être plus amplement discutés, je ne trouve rien à redire sur les thèmes qu’elle développe.
À part que la question essentielle, comme d’habitude, n’est pas posée.
J’ai toujours condamné sur ce blog l’islamisme radical et bien sûr ses crimes abjects, dont celui de Samuel Paty.
Mais j’estime qu’il est capital de sortir d’une supercherie qui grève une bonne partie de la réflexion sur la liberté d’expression.
Si effectivement, et Stultitia depuis sa naissance en a largement profité, « on doit tolérer l’inconvenance grossière et provocatrice, l’irrévérence sarcastique sur le bon goût desquelles l’appréciation de chacun reste libre, qui ne peuvent être perçues sans tenir compte de leur vocation ouvertement satirique et humoristique, qui permet des exagérations, des déformations et des présentations ironiques » nous dit un arrêt rendu en 1991 par la cour d’appel de Paris, l’humour et la caricature ne peuvent servir de prétexte à poursuivre ce que le droit nomme des « buts illégitimes ».
Ainsi, en 2007, la cour condamne les propos de Dieudonné – « Les juifs, c’est une secte, une escroquerie. C’est une des plus graves parce que c’est la première » – parce qu’ils ne relèvent pas « de la libre critique du fait religieux, participant d’un débat d’intérêt général, mais constituent une injure visant un groupe de personnes en raison de son origine, dont la répression est une restriction nécessaire à la liberté d’expression dans une société démocratique ».
Je vous laisse libre d’estimer que les dessins ci-dessus exposés relèvent « de la libre critique du fait religieux, participant d’un débat d’intérêt général », auquel cas, en effet, notre échange risque de tourner court une fois de plus.
Pour ma part, ayant longtemps travaillé sur la question de l’antisémitisme, je n’ai pas rencontré, à l’examen des délires des Drumont, Céline et autres personnages du même acabit ainsi qu’à celui des caricatures et affiches antisémites de la première moitié du XXème siècle en Allemagne et en France, des propos et des images d’une telle ignominie.
Ce genre de caricatures aurait pu pourtant se prévaloir « de leur vocation ouvertement satirique et humoristique », celle-là même qui semble protéger en France les productions exhibées ci-dessus, puisqu’il suffit de s’autoproclamer « journal satirique et humoristique » pour propager des représentations dont l’Histoire a largement démontré la dangerosité.
(Je vous rappelle toutefois que Nekschot si complaisamment accueilli par Charlie a fait l’objet d’une condamnation de la part du Parquet d’Amsterdam, qui a retiré de son site huit caricatures qui « dépassent les limites de la liberté d’expression. Elles sont répréhensibles (…) discriminatoires et (…) incitaient à la haine ou à la violence »).
Chez nous, par suite d’un effet que j’ai plusieurs fois documenté, auquel se surajoute la sanctuarisation dénoncée plus loin, de telles inepties flattant dangereusement le pire populisme dans sa version raciste, et dont l’apport dans un « débat d’intérêt général » concernant l’islamisme est d’une affligeante nullité, n’ont pas été sanctionnées.
Alors qu’un Zemmour lui-même, pourtant plusieurs fois condamné à juste raison pour discrimination et provocation à la haine ne s’est jamais abaissé à de telles extrémités.
Car voilà bien le fond du problème : si la liberté d’expression, à juste raison, « doit tolérer l’inconvenance grossière et provocatrice », la supercherie consiste à vouloir faire croire que la dite liberté d’expression s’y limiterait.
Or, du fait de l’attentat odieux dont a été victime Charlie Hebdo, celui-ci est devenu en France, au grand étonnement de l’étranger, le parangon, le symbole même de la liberté d’expression, la vache sacrée inattaquable, dont les moindres productions, projetées sur grand écran sur nos places publiques, ne peuvent être remises en cause sous peine d’une infâmante accusation de blasphème.
Voilà pourquoi, outre une classique complaisance française à l’islamophobie qui n’est plus à démontrer et qui est pour beaucoup dans la montée tout-à-fait prévisible de l’extrême droite, des productions parfaitement injurieuses ne sont pas sanctionnées, alors même que la loi énonce que leur « répression est une restriction nécessaire à la liberté d’expression dans une société démocratique » (Ass. plén. 16 février 2007, pourvoi n° 06-81.785, Bull. Crim. 2007, n° 1, cassation).
Amusant : lors de la parution dans Le Monde de l’article de Charlie Hebdo intitulé « Rien n’est sacré », en soutien à Salman Rushdie, j’avais écrit ce petit commentaire :
«Rien n’est sacré». Mais Charlie lui-même ne serait-il pas devenu abusivement une « vache sacrée » ? Fort légitimement, nos lois recréent un espace qui pourrait être considéré comme un sacré laïque. Sanctionner le délit d’antisémitisme, l’injure ou la diffamation raciste, homophobe, islamophobe, etc. fait partie de l’établissement de ces limites sans lesquelles une société ne peut subsister sans violence. Dès lors, que penser, entre autres exemples, de l’apologie faite par Charlie du caricaturiste G. Nekschot qui représente entre autres prouesses des imams en train d’enc… des chèvres ou des petites filles? Diffamation qui devrait fort heureusement tomber sous le coup de la loi. D’autres ont été sanctionnés pour moins que cela. La condamnation des agressions islamistes est unanime. Mais avant de donner des leçons il faudrait donc balayer devant sa porte et ne pas penser qu’un statut de « vache sacrée » établi par les circonstances que l’on sait constitue un laisser passer qui justifie l’injustifiable.
Bien entendu, comme prévu, ce petit texte considéré comme blasphématoire vis-à-vis de cette Institution Sacrée que constitue Charlie Hebdo, n’a pas eu l’heur d’être publié.
J’ai écrit jadis que Samuel Paty « a été doublement victime : de son ignoble assassin, bien sûr, et aussi d’une équivoque qu’il n’a pas été en mesure de surmonter ».
Cette équivoque, qui consiste à assimiler la liberté d’expression aux tolérances qu’elle autorise et qui se révèlent dans certains cas, comme dans celui de Charlie, dangereusement ambigües, constitue une source hélas complaisamment entretenue, délibérément mais aussi souvent de bonne foi, de malentendus qui ont causé et causeront sans doute encore des victimes.
Elle est pain béni pour des assassins extrémistes qui n’attendent que ses manifestations pour hurler à l’offense, se présenter en victimes d’une « laïcité » injurieuse, et pour mobiliser les tièdes et les hésitants, et tant de jeunes vulnérables du fait de leur marginalisation par la société.
Il y a fort à parier que nombreux sont ceux qui en attendent la prochaine expression pour profiter de l’aubaine.
Pourtant, en France ou ailleurs, manquerait-on donc d’exemples de liberté d’expression et de vraie laïcité pour sacraliser abusivement ce qui n’en est souvent qu’une … caricature ?
Mais sans doute cet appel au simple bon sens relève-t-il de l’infâme islamo-gauchisme.
Je ne me fais pas spécialement d’illusions…
Cordialement.
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Réponse de Claustaire. 21/10/2022.
Bonjour,
Je vous ai effectivement mis un lien destiné à vous “donner une leçon” (ou, plus simplement, vous proposer à réfléchir, ce en quoi, enseignants, nous sommes censément experts).
La position que je vous reproche, depuis deux ans, est simplement celle de qui s’autorise à faire le procès d’un mort. En l’occurrence, un collègue assassiné pour avoir, dans le cadre de sa mission, proposé une caricature choquante afin de la mettre en question.
J’ai, plus d’une fois, rappelé que la caricature présentée à ses élèves par Samuel PATY (caricature sortie d’un corpus pédagogique proposé par l’E.N. pour l’enseignement en question) l’avait été dans le cadre d’un cours sur le dilemme posé par la notion de “liberté d’expression” : jusqu’où peut-on choquer (ou non) par une caricature ou une prise de position, quelles en sont les limites (fixées par la loi locale des citoyens concernés, la ‘décence commune’ ou n’importe quelle communauté de par le vaste monde, informée de l’existence d’une telle publication éventuellement faite aux antipodes), et quelles réponses possiblement meurtrières on pouvait trouver légitime (ou non) d’opposer à de telles publications.
Caricature, donc, mise au sens propre “à la question” au sein d’un cursus d’études, et non publiée dans le cadre d’une propagande raciste (comme notre société a pu en voir, hélas, proliférer ces dernières décennies).
Je vous ai mis un lien vers un entretien où Di Nota tentait d’expliquer qu’à partir du moment où on acceptait, au cours des leçons que l’on était amené à faire dans le cadre des programmes, de tenir compte du risque de “choquer”, “froisser” des élèves (ou leurs parents ou leur communauté idéologique ou religieuse) pour leurs croyances, convictions ou traditions, on n’en finirait plus de risquer de mal faire, de choquer, de froisser, de déplaire ou de devoir se censurer. Et que là où aujourd’hui telles caricatures devaient être mises à l’index, demain tels auteurs ou thèses scientifiques classiques le seraient.
Puisque vous avez pris le risque ’fatwal’ de publier des caricatures de M* pour prouver qu’une caricature peut être raciste, odieuse ou condamnable (et condamnée, en vertu de nos propres lois), ce qui n’est plus à prouver à personne, je vais prendre le risque de publier in extenso une page d’un journal sans en avoir demandé l’autorisation : il s’agit du discours que la soeur de S. PATY a proposé à la Sorbonne lors de la commémoration du deuxième anniversaire de la mort de son frère :
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“Je remercie bien évidemment M. Pap Ndiaye, ministre de l’Éducation nationale, de nous faire l’honneur de sa présence. Je remercie les élèves et les professeurs qui ont participé au 1er concours du prix Samuel-Paty, dont le thème était : « Sommes-nous toujours libres de nous exprimer ? ». Je remercie tous les membres du prix et je remercie l’Association des professeurs d’histoire et de géographie (APHG) pour être à l’origine de ce prix et de l’avoir soutenu depuis plus d’un an. Je remercie l’association Dessinez Créez Liberté de nous avoir offert des dessins. Et je voudrais également remercier l’artiste Kaotik 747, en duo avec Gino, et toute son équipe, pour mettre en ligne demain, le 16 octobre 2022, une chanson qui rend hommage à mon frère et à tous les enseignants. Parce qu’il y a des causes et des valeurs qui sont non partisanes et qui se doivent d’être universalistes pour dire « c’est la dernière fois ». En marge de la cérémonie organisée avec les classes lauréates, je remercie l’APHG de me permettre aujourd’hui d’expliquer pourquoi ce prix à un nom… Samuel-Paty.
Après avoir vu le « devoir de faire front » avec le peuple dans la rue, après avoir vu le « devoir de mémoire » avec ces innombrables lieux, plaques et salles qui portent désormais son nom. Et aujourd’hui, la concrétisation du prix Samuel-Paty, portée par une poignée de professeurs qui poursuivent l’œuvre de mon frère : enseigner, c’est expliquer, et non se taire. En attendant le « devoir de vérité », je viens ici reprendre son cours pour assurer un dernier devoir, celui de lui rendre son honneur.
Pour cela, il me semble nécessaire de reprendre les objectifs du programme d’enseignement moral et civique de quatrième. Ces valeurs sont notamment la dignité, la liberté, l’égalité, la solidarité ou encore la laïcité. La méthode des dilemmes moraux a pour objectif de faire croître l’autonomie morale et de développer les capacités de raisonnement des élèves pour forger des esprits critiques. Un esprit critique n’accepte aucune assertion sans s’interroger sur sa valeur.
Elle vise aussi le respect du pluralisme des opinions, dans le cadre d’une société démocratique, tout en rappelant que la loi civile en est la garante. Je dédie ce discours à toutes les personnes mortes, blessées, torturées ou incarcérées dans le monde, pour avoir osé s’exprimer, et je le fais pour faire comprendre qu’on ne met pas un « oui, mais » après le mot « décapitation », en France, on met un point.
« Étude de situation : la liberté de la presse » et « Situation de dilemme : être ou ne pas être Charlie » sont les deux cours que mon frère a présentés à ses classes de quatrième à la suite de l’attentat contre Charlie Hebdo. Son premier cours, intitulé « Étude de situation : la liberté de la presse », est là pour rappeler que toutes les libertés sont des conquêtes humaines et qu’il n’en a pas toujours été ainsi, précisant que les journaux et les livres étaient soumis à la censure.
La libre communication des pensées et des opinions est définie comme un des droits les plus précieux de l’homme (art. 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen). Samuel précise également que cette liberté reste limitée par la loi de 1881, qui impose de ne pas publier de fausses nouvelles, qui pourraient troubler la paix publique. Celle-ci interdit également la diffamation des personnes.
L’attentat contre Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015, est mis en exergue pour expliquer que la liberté de la presse peut être menacée. La vague de manifestations en soutien aux journalistes, cette solidarité inconditionnelle au lendemain de cet attentat n’avait pour but que de montrer qu’aucune intimidation ne nous ferait abandonner la liberté d’expression. Rien n’est acquis définitivement, et il ne faut pas oublier que si une de nos libertés est menacée, il faut en assurer la défense pour la préserver.
Il expliquera également que dans les pays où la liberté d’expression n’existe pas, des personnes sont condamnées à la prison ou à mort à cause de leurs idées, par exemple les journalistes de Reporters sans frontières sont là pour dénoncer ce qui est tu. Mon frère finira ce cours en annonçant que lors de la prochaine heure, il reviendra sur l’attentat contre Charlie Hebdo en montrant les caricatures qui ont fait polémique.
Son deuxième cours, intitulé « Situation de dilemme : être ou ne pas être Charlie » : trois caricatures représentant le prophète Mahomet sont montrées quelques secondes, ces caricatures étant issues du réseau Canopé de l’Éducation nationale. Dans ce cadre-là, il interroge sa classe ainsi : faut-il ne pas publier ces caricatures pour éviter la violence ou faut-il publier ces caricatures pour faire vivre la liberté ? Une liberté peut entrer en conflit avec d’autres droits ou le respect dû aux autres personnes.
En résumé, Samuel n’a pas fait l’éloge de la caricature, mais il a défendu la liberté d’en dessiner une. Les caricatures peuvent choquer, mais ne sont pas faites pour tuer. Il n’y a aucun cas recensé de décès pour avoir eu sous les yeux une caricature. Les caricatures sont là pour montrer qu’on peut ne pas être d’accord avec telle personne, telle opinion politique ou religieuse. Cette liberté est encadrée par la loi. C’est ainsi que Samuel donnera à sa classe la possibilité de comprendre que la laïcité permet, comme le dira d’ailleurs une de ses élèves, de croire et de ne pas croire, et, dans les deux cas, « sans pression ». Cette formule est d’ailleurs celle de M. Patrick Weil, et elle l’a retenue. En droit français, il n’existe aucune infraction sanctionnant les atteintes aux divinités, dogmes, croyances ou symboles religieux, autrement dit le blasphème. Il faut donc faire la différence entre les atteintes aux croyances et les atteintes aux croyants.
Personne n’est obligé d’aimer Charlie Hebdo, et encore moins de l’acheter et de le lire. On a le droit de ne pas aimer les caricatures et de le dire. La paix civile, dans une société démocratique, est garantie par cette tolérance que d’autres ne pensent pas comme nous. Dans un État de droit, personne n’a le droit de menacer ou de tuer, on s’adresse à la justice pour régler ses différends. Samuel apprenait à ses élèves à se confronter à ce qui peut déplaire, tout en leur laissant exprimer leur désaccord. Il a opposé le langage à la violence.
Alors, oui, Samuel a déconstruit les arguments des islamistes en montrant leur vacuité dans notre République laïque. Il a accompli son devoir et il a tenu ce poste pendant vingt-trois ans, jusqu’en 2020, pour la dernière fois.
J’aimerais également revenir sur un point important, qui ne semble pas avoir été compris il y a deux ans, et encore aujourd’hui, par beaucoup.
Lors de la projection, pendant quelques secondes, des caricatures, Samuel propose, et non impose, aux élèves qui auraient peur d’être choqués de ne pas regarder ou de sortir quand une auxiliaire de vie scolaire (AVS) est présente, et non pas seulement aux enfants musulmans. C’est un acte de prévenance envers un public encore jeune. Des enfants de 13, 14 ans, par leur sensibilité, ne veulent peut-être pas voir des dessins appelant à créer de l’émotion. Il leur a ainsi laissé le choix – choix possible dans une société laïque uniquement. Choix qui ne semble pas avoir été assumé par la suite par deux élèves.
La laïcité est le respect de toutes les religions. Je mettrai en parallèle la laïcité de Jules Ferry, qui consiste à ne pas froisser et donc à ne pas forcer des enfants à regarder des caricatures, et le principe de neutralité, qui, lui, tend à appliquer à tous le même traitement. Je répondrai que dans cette situation de dilemme, le fait de PROPOSER à TOUS de ne pas voir une caricature respecte donc autant la laïcité que la neutralité.
Par des amalgames, c’est-à-dire la confusion volontaire de deux choses distinctes, on finit par transformer un acte laïque et neutre en une discrimination. En donnant au faux l’apparence du vrai, on finit par faire passer un comportement laïque pour un comportement raciste. Il me reste un dernier point à soulever, il a été écrit que dans un souci de ne pas froisser, il avait tout de même froissé. C’est ainsi qu’on a pu qualifier son geste de « maladresse ». Je vous expose donc une situation de dilemme : imposer de voir les caricatures reconnues comme blasphématoires et proposer de ne pas voir les caricatures perçues comme une discrimination.
L’absurdité de cette situation touche au comique, puisque les deux propositions, VOIR et NE PAS VOIR, semblent froisser. Cela tend surtout à faire passer une réaction d’une minorité pour celle de la communauté musulmane tout entière. Alors que, dans les faits, pour la majorité des musulmans, la France est une république laïque qui ne reconnaît pas le blasphème et que dans un État non religieux, on ne peut reconnaître qu’il y ait une loi divine supérieure à celle des hommes. Enfin, appliquer les règles de la laïcité à certains et non à d’autres, comme certains le voudraient, c’est octroyer des droits spécifiques à des individus pour motif religieux. Cela relève de la discrimination institutionnelle au plus haut niveau de l’État, contraire à la Constitution, à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ainsi qu’à la Convention européenne des droits de l’homme.
Comme cela n’est pas possible, le fait de se positionner en victime, alors même que le choix est préservé de voir ou de ne pas voir, a pour projet de nous faire renoncer aux caricatures, à notre liberté d’expression et à cette laïcité qui ne trouverait plus de sens dans une société multiculturaliste. Faut-il rappeler que la laïcité, comme le dit si bien mon ami M. Henri Peña-Ruiz, « n’est pas une option spirituelle parmi d’autres, elle est ce qui rend possible leur coexistence, car ce qui est en droit à tous les hommes doit avoir le pas sur ce qui les sépare en fait ». Se servir des plaintes victimaires, d’un antiracisme dévoyé et, au besoin, de la PEUR comme leviers n’a pour objectif que de rendre nécessaire et acceptable la renonciation à notre école laïque. À cela, je viendrai opposer deux choses : le nombre face au bruit.
Je poserai une question simple : combien d’enfants se sont sentis offensés ? La réponse se trouve dans le rapport de l’Éducation nationale : deux, admettons trois, si on compte également la jeune fille absente. Donc trois élèves sur les 60 qui composent les deux classes de quatrième de mon frère et qui ont bien évidemment eu le même cours. Est-ce que cela n’est pas problématique de dire qu’il a froissé LES élèves ?
Cette attitude a engendré deux conséquences. Premièrement, de faire passer une réaction minoritaire comme majoritaire, rendant mon frère coupable aux yeux de tous de discrimination. Deuxièmement, reconnaître qu’il ait pu commettre une erreur en lui demandant de s’excuser a donné toute légitimité à ce qui était clairement visible, validant ainsi une campagne islamiste menée par des parents faussement indignés. Cette campagne, sous couvert d’islamophobie, ce voile d’impunité qui rend possible la propagande de la haine, ce djihadisme d’atmosphère seront responsables de la mort de Samuel. Dans le djihadisme d’atmosphère, il n’y a aucune dilution de responsabilité, chacun a la sienne, et de le reconnaître c’est bien cela qui servirait à la manifestation de la vérité.
Alors, je vous le demande, entre celui qui fait preuve de prévenance de proposer de ne pas voir les caricatures et celui qui conforte les plaintes bruyantes de parents froissés, Qui donne des arguments aux islamistes ? J’invite également les adeptes du « Oui, MAIS… » et les inverseurs de culpabilité à prendre lecture de la note du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation du 27 août dernier. Celle-ci « évoque une offensive anti-laïcité menée sur les réseaux sociaux visant à déstabiliser l’institution scolaire et soulève que du personnel des établissements participe implicitement à la propagande salafo-frériste à l’école ». Il va être de plus en plus difficile de contorsionner les faits et de manipuler les opinions à dessein sans afficher clairement un militantisme à l’idéologie islamiste.
Alors, NON, Samuel n’est pas responsable de sa propre mort. « On ne prostitue pas impunément les mots », disait Camus. Il faut pourtant voir ces vérités en face, sinon toutes les mesures correctives resteront vaines. Et il y aura un « ce n’était pas la dernière fois ». Tant que rien ne change, c’est que rien n’est fait. Pour conclure, je vais vous lire un texte qu’une ancienne élève a écrit après sa mort. « Merci pour le travail que vous avez fait, vous m’avez enseigné l’histoire-géographie comme personne ne l’avait fait avant. Merci d’avoir été mon professeur pendant deux ans. Merci d’avoir été d’une certaine manière dans ma vie (on se voyait du lundi au vendredi, quand même). Merci pour ses blagues à la fin des cours, certes qui n’étaient pas vraiment drôles, mais, du moins, il essayait de faire en sorte que si on allait mal, ça pouvait nous remonter le moral. Merci, Monsieur, merci pour tout. »
Sommes-nous toujours libres de nous exprimer ? Je crois qu’en 2022 on n’aurait pas dû avoir à soulever ce débat.
Alors, vous, élèves et professeurs, montrez-nous, démontrez-nous qu’on peut encore répondre à cette question par un OUI. Pour… pour « la dernière fois ».
Merci.”
______________________
Et merci à vous d’avoir lu jusqu’au bout le témoignage et la réflexion de cette soeur d’un collègue décapité pour avoir, simplement, proposé à ses élèves un document pédagogique dans l’exercice de sa mission.
A propos du « rien n’est sacré » de Rushdie, voici le commentaire que pour ma part j’avais publié sur le site du Monde.fr
Claustaire 15/08/2022 – 19H00 Le “sacré” où l’on veut se protéger, se ressourcer individuellement, ou alors s’unir ou se fondre collectivement mérite le respect.
Mais comment, dans un même pays, faire communauté si le sacré des uns peut entraîner la condamnation à mort d’autrui pour sacrilège ?
L’Histoire ne nous a-t-elle pas encore appris que c’est toujours l’imposition du Sacré des uns au Sacré des autres qui a entraîné guerres civiles et ruines publiques ?
Or, quiconque prétendrait m’imposer son sacré ne me donne-t-il pas le légitime et sacrilège droit de résistance à ses prétentions ? Quiconque argue de son sacré dans une société qui ne partage pas sa croyance n’est-il pas un dangereux fauteur de guerre civile ?
Et merci pour votre réponse qui manifeste votre sincérité et votre bonne foi.
Mais croyez-en la mienne si je vous dis, une fois de plus, qu’il n’est pas vrai que je fasse « le procès d’un mort ». Je crois que vous n’arrivez pas à saisir ce que je veux dire, et j’ose dire que je le comprends, car c’est peut-être en effet difficile.
Je n’ai aucun mal à approuver votre billet du Monde, que vous reproduisez dans votre dernier commentaire ci-dessus du 21/10. Mais en dépit de sa pertinence, il témoigne encore de cette incompréhension, car il ne concerne en rien ce dont je parle.
J’avais bien entendu lu aussi la lettre de la sœur de Samuel Paty que vous me présentez. Et, en dépit de tout le respect et l’empathie qu’elle m’inspire il me semble qu’elle témoigne elle aussi de cette « équivoque » dont je parle, et dont elle est victime, au même titre que Samuel Paty l’a été et que vous-même l’êtes.
Je parle de « victimes ». Car je le répète, je ne fais surtout pas le procès d’un mort et je ne vous « accuse » aucunement. Je dis et je répète que, dans cette affaire, bien des personnes sont des « victimes », et en particulier nombre d’enseignants de bonne foi.
Il me faut revenir sur ce que j’appelle « supercherie », car c’est de cela qu’ils sont – que nous sommes – victimes.
* Une nouvelle qui ne manque pas de me réjouir : http://www.lemonde.fr/famille-vie-privee/article/2015/12/18/christine-boutin-condamnee-a-5-000-euros-d-amende-pour-avoir-qualifie-l-homosexualite-d-abomination_4834809_1654468.html car elle montre que la justice fait tout de même son travail. Mais Stultitia, qui n’en rate pas une, comme on sait, me fait toutefois remarquer quelque chose d’étrange : « Christine Boutin affirmait : « L’homosexualité est une abomination. Mais pas la personne. Le péché n’est jamais acceptable, mais le pécheur est toujours pardonné ». « Ce que l’on entend dans vos propos, c’est que les homosexuels sont une abomination », avait résumé le procureur, indiquant que le parquet avait reçu 500 plaintes de particuliers outrés après sa déclaration ». Or, cette « dérive sémantique » qui étend à la communauté homosexuelle dans son ensemble le qualificatif « d’abomination » conféré par Mme Boutin à l’homosexualité en tant que telle, et qui justifie sa condamnation selon le procureur, est celle-là même qui avait été refusée par le procureur Béatrice Angeli lors du jugement de « l’affaire Houellebecq », justifiant alors le non-lieu : « Considérer que, par une dérive sémantique, parler de l’islam, c’est parler de la communauté musulmane est un pas que nous ne pouvons pas franchir », avait-elle déclaré, lorsque l’écrivain était poursuivi pour « complicité de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’un groupe de personnes en raison de son appartenance à une religion » et « injure » par des associations musulmanes et la Ligue des droits de l’homme. Ceci pour avoir exprimé, lors d’un entretien accordé en septembre 2001 au magazine Lire, son « mépris » à l’égard de l’islam ( Le Monde des 2 et 3 septembre 2001) « La religion la plus con, c’est quand même l’islam. Quand on lit le Coran, on est effondré, effondré », déclarait-il notamment. Les parties civiles représentant les associations musulmanes avaient alors affirmé que, pour elles, ce sont bien les musulmans qui étaient visés par l’écrivain et pas seulement leur religion. Deux poids, deux mesures, donc. *
Nous sommes là au cœur du problème : comment se fait-il qu’une telle incohérence flagrante n’ait été relevée par personne, hormis quelques mauvais penseurs comme votre serviteur ?
Il faudrait parler ici d’habitus, d’un conditionnement dont nous sommes encore les victimes qui fait que, si les juifs, les noirs, les homosexuels, les femmes, ont obtenu de haute lutte, même si elle n’est hélas que partielle, la reconnaissance de leurs droits et le respect de leur dignité, qu’on le veuille ou non, c’est un constat qui résulte de toutes les études sociologiques sur la discrimination (à l’embauche, au logement, etc.) et dont peut attester tout enseignant tant soit peu à l’écoute de ses élèves d’origine maghrébine et/ou musulmans, le bougnoule chez nous demeure le bougnoule, et encore plus si le bougnoule est musulman (voir à ce sujet le texte d’Alain Ruscio cité en lien dans ma réponse précédente).
C’est la raison pour laquelle, comme au XIXème les grasses plaisanteries sur les petites bonnes bretonnes, par essence stupides bécassines, suscitaient la rigolade du bourgeois, au XXIème encore, on suscite la rigolade en représentant des imams (précisons : il ne s’agit aucunement d’imams intégristes, mais des imams « en soi ») en train d’enculer des chèvres, ou des musulmanes en train de prier, le cul dénudé, tournées vers la « mère mecquerelle ».
C’est la raison pour laquelle, en dépit du caractère profondément inepte, honteux et discriminatoire de telles représentations, elles ne sont pas sanctionnées, pas plus que les imbécillités ignares de M. Houellebecq (pensez-vous qu’il ait jamais lu un seul mot d’Averroès ou de Jacques Berque ?). Alors même que les remarques de Mme Boutin – mot pour mot comparables – le sont, simplement parce que l’homosexualité a acquis – fort légitimement – des lettres de noblesse que l’islam des bougnoules ne peut revendiquer devant les tribunaux ou la société.
La supercherie dont nous sommes victimes à des degrés divers, c’est que des séquelles évidentes d’une pensée raciste, européocentrée, etc. (cf. encore là-dessus Alain Ruscio et d’autres), se prennent pour la manifestation même de la liberté d’expression, tant l’habitus est profondément ancré, y compris dans une certaine intelligentsia.
« Il faut s’accrocher et il ne faut pas avoir peur de se faire traiter d’islamophobes ». Ben voyons ! Et pourquoi pas d’antisémites ou d’homophobes ? On le sait, certains ne s’en privent pas pour autant, car l’habitus est encore bien ancré et ne demande qu’à se désinhiber en dépit des combats qui l’ont partiellement refoulé. Mais pour le moment, le youpin et le pédé sont plus difficiles à évoquer. Alors que le bougnoule, lui, demeure une valeur sûre et continue à faire rigoler quand on le voit le cul à l’air ou en train d’enculer des chèvres. Ce qui est, bien évidemment, le summum de la liberté d’expression.
Le « corpus pédagogique proposé par l’E.N. pour l’enseignement en question (la liberté d’expression, donc) » devrait obligatoirement commencer par une explication et une mise en perspective critique, historique, sociologique et culturelle, du genre de celle que je viens de proposer ci-dessus.
Et donc, plutôt que de se limiter à une approche binaire quelque peu simpliste, il faudrait expliquer pourquoi, de façon totalement incohérente, des caricatures ou propos qui contreviennent à l’évidence aux termes mêmes de la loi française concernant la liberté d’expression ne sont pas sanctionnées dans certains cas (Houellebecq, Charlie, etc.), alors qu’ils le sont légitimement dans d’autres (Boutin, etc.).
Or, cela n’est jamais fait. Ce n’est pas prévu dans le « corpus », tant la force de l’habitus est considérable, y compris dans l’Éducation Nationale. Et c’est bien pourquoi, manquant d’une réflexion construite et d’instruments pédagogiques à la hauteur, les enseignants sont en fait démunis et désarmés pour envisager le problème dans ses dimensions complexes, et sont les victimes, comme vous et moi, de cet habitus qui nous conditionne encore, alors que la première urgence serait de le dénoncer et de le démonter pour qu’enfin une laïcité pacifiante et respectueuse puisse voir le jour. Pourquoi ne pas utiliser dans ce but des études d’historiens reconnus comme Alain Ruscio mentionné plus haut, Jean Baubérot, ou encore le texte d’Olivier Cyran faisant l’historique de quelques dérives de Charlie, plutôt que de restreindre les supports à quelques documents ambigus considérés comme parole d’Évangile ?
N’oublions pas que parmi les partisans actuellement les plus intransigeants de ce qu’ils nomment « laïcité », on trouve une extrême droite qui l’instrumentalise à sens unique contre les musulmans.
Ainsi, pour « Riposte Laïque » la bien nommée, Gregorius Neckschot, grand copain de Charlie comme nous l’avons vu, devient le héraut persécuté de la liberté d’expression.
Bel exemple qui montre comment, à défaut d’une approche critique, elle peut être instrumentalisée au service de causes plus que douteuses.
Il ne suffit donc pas de s’en réclamer dans l’abstrait. Encore faut-il être vigilants et conscients que, dans le monde complexe qui est le nôtre, elle peut véhiculer bien des ambiguïtés dont nous sommes parfois les victimes.
Il ne faut cependant pas être naïf : cette vigilance ne résoudra pas les problèmes pour autant. Nombre des musulmans ou non musulmans critiques de l’islamisme d’une façon intelligente et informée ont perdu la vie pour cela, tel Muhammad Mahmoud Taha exécuté par les intégristes au Soudan du fait de ses positions critiques concernant leur simplisme herméneutique, etc. etc. etc.
Ajout du 23/10 : Ne nous illusionnons donc pas : de telles clarifications indispensables n’entameront en rien la détermination des assassins extrémistes prompts à utiliser tous les prétextes possibles. Mais le fait que le réel caractère insultant et discriminatoire de certains discours ou caricatures soit officiellement reconnu comme tel devant l’opinion et la justice constituera pour beaucoup de jeunes musulmans en particulier une incitation puissante à se détourner des discours de recruteurs qui reposent essentiellement sur la dénonciation de la stigmatisation, de l’humiliation et de l’injustice – souvent avérées, donc – qu’ils subissent de la part des كفار , des kuffar (non-musulmans).
Pour ma part, le combat pour la liberté d’expression, comme pour une laïcité digne et digne de ce nom me semble être aussi une question d’honneur. Il n’est pas indépendant des moyens qu’on emploie pour les défendre.
Un spécialiste du monde anglo-saxon (son nom m’échappe pour le moment) expliquait que si les anglais n’ont pas publié ou peu les caricatures de Mahomet, ce n’est absolument pas par peur, comme voudraient le faire croire des français fiers de leur « courage » cocoricotesque.
C’est simplement parce que chez eux, le respect de la « common decency » à laquelle vous faites allusion, base de la convivence sociale, prime sur le sensationnalisme populiste et délétère de la grossièreté facile et méprisante.
Question d’habitus peut-être. Mais celui-ci-en vaut bien un autre.
Cordialement à vous. Avec tout mon respect. desideriusminimus
Une Pensée de Pascal m’a opportunément fourni matière à réflexion pour cette fin d’année :
« Il y a assez de lumière pour ceux qui ne désirent que de voir, et assez d’obscurité pour ceux qui ont une disposition contraire. » (Éditions de Port-Royal : Chap. XVIII).
Sans doute l’intention de Pascal est-elle essentiellement religieuse et veut-t-il laisser entendre que celui qui désire voir Dieu et son œuvre dispose de suffisamment de signes pour en déceler la trace dans l’indéniable noirceur de notre monde.
Mais il me semble qu’on peut aussi faire de ce magnifique petit texte une lecture plus « laïque ».
Oui, ce monde rempli d’obscurité est terrible, révoltant. C’est un fait.
Le constat quotidien de son insupportable cruauté ne semble laisser place qu’au découragement, au désespoir.
Et pourtant, « pour ceux qui ne désirent que de voir », il existe des porteuses et des porteurs de Lumière qui montrent qu’au cœur même de cette obscurité, autre chose est à l’œuvre, quelque chose que l’apparente victoire des ténèbres ne peut arrêter.
Ainsi en est-il, parmi tant d’autres, du témoignage de Desmond Tutu, infatigable défenseur de la Lumière et de la Justice, dont, mieux que les mots, la musique traduit l’éblouissant rayonnement.
Ainsi en est-il aussi des militants de Memorial qui maintiennent vive l’exigence de la Liberté dans un univers gangréné par la lâcheté et la corruption.
Ainsi en est-il de tant d’anonymes, ferments de Lumière à Hong-Kong, en Birmanie ou ailleurs.
Une petite pensée encore pour un artisan de Justice et de Paix, récemment disparu dans la discrétion, et dont la persévérance a permis de changer quelque peu le visage de notre monde.
À ces moments lumineux de nos rencontres passées !
Effectivement, grâce à vous, « il y a assez de lumière pour ceux qui ne désirent que de voir ».
(Éric est un prénom masculin scandinave, dérivé du vieux norroisEiríkr (ou Eríkr) ). Wikipedia..
cf. une réflexion qui date d’il y a déjà cinq ans …
Lors d’une conférence récente donnée dans le cadre du Salon du Livre Pyrénéen de Bagnères de Bigorre à propos de son livre La leçon de Vichy (Paris, Seuil 2019), Pierre Birnbaum, historien et spécialiste internationalement reconnu de sociologie politique – se présentant volontiers comme « enfant de Bernadette » du fait de sa naissance à Lourdes et de son enfance cachée au village d’Omex à quelques kilomètres de cette ville – a livré quelques réflexions amplement documentées qui remettent à leur juste place les allégations abjectes d’un personnage qui fait actuellement le buzz en tirant sur les pires ficelles du populisme et du racisme.
On gagnera bien sûr à se référer à l’intégralité de la conférence (voir les liens ci-dessous), mais concernant le sujet qui nous occupe, on se rapportera en particulier à la fin de cette vidéo, vers 13mn, où il est question de la politique systématique d’arrestation et de destruction mise en place à l’instigation de Pétain qui, loin d’être un « bouclier » comme le prétend M. Zemmour, se montre acharné dans la rédaction et l’exécution des décrets qui traquent les français juifs.
Cette mise en garde contre toute réhabilitation de Vichy s’accompagnant d’une interrogation urgente en ce qui concerne nos capacités de démission et de collaboration, en particulier celle de la haute fonction publique : car l’expérience de Vichy – dont les séquelles ont été et demeurent encore bien présentes dans notre vie politique récente a largement démontré que les valeurs de la République ne pèsent pas lourd lorsque « dans certaines circonstances favorables » des individus s’emploient sciemment à éveiller et désinhiber ce fond obscur dans lequel s’enracinent la haine de l’autre, le racisme et la xénophobie, et à démasquer « sous l’homme la bête sauvage qui perd alors tout égard pour sa propre espèce » (S. Freud, Malaise dans la civilisation).
*
On peut visionner la quasi-totalité de cette conférence de Pierre Birnbaum, présentée par M. José Cubero, en utilisant dans l’ordre les liens suivants :
Et toujours à propos d’une scandaleuse réhabilitation et « normalisation » de Vichy, cet article, parmi d’autres, qui rappelle quelques fondements essentiels de notre République, mais aussi tout simplement de notre humanité, qu’il conviendrait de ne pas prendre à la légère:
Un complément d’information utile dans le dernier ouvrage de Jacques Semelin (avec Laurent Larcher): Une énigme française. Pourquoi les trois quarts des Juifs en France n’ont pas été déportés, Paris, Albin Michel, janvier 2022.
« Mais tu passes ton temps à te répéter », me dit Stultitia, « tu as déjà tant de fois parlé de démographie ».
Soit.
Mais le déni se répète lui aussi. Et c’est bien là le problème : il faut donc se répéter pour tenter de lutter contre la répétition du déni.
J’avais en effet déjà relevé quelques incohérences de Gaël Giraud, en dépit de l’intérêt que je peux porter à nombre de ses idées, en matière économique en particulier.
Et voilà que je me sens obligé de revenir sur des affirmations concernant la démographie qu’il réitère lors du « 28 Minutes » d’Arte du 23 de ce mois (Vers 9mn 18).
À la question d’Élisabeth Quin : « Est-ce que la notion de décroissance démographique est quelque chose qui est tabou pour vous », Gaël Giraud répond :
« Ma réponse à ceci, c’est ‘’Ne nous voilons pas la face’’. J’entends dans les salons parisiens des amis qui me disent : ‘’J’arrêterai de rouler en SUV le jour où les femmes maliennes arrêteront d’avoir six enfants’’. La réponse à ceci c’est premièrement : ce n’est pas les femmes maliennes qui sont responsables des émissions de co2 sur la planète ».
Certes. C’est bien là ce que se tuent à dire tous les partisans de la décroissance démographique, comme les 15 364 scientifiques de 184 pays, signataires de l’appel du 13 novembre 2017 de la revue « BioScience », suivis des 11 000 de 153 pays, dont 1500 français, le 05 novembre 2019, tous parfaitement au courant que l’empreinte écologique en hectares globaux (hag) d’un habitant des États-Unis est plus de 11 fois supérieure à celle d’un habitant du Burundi, et que si tous les humains consommaient comme cet Américain, il faudrait disposer de 4,97 planètes, ou de 2,79 planètes s’ils consommaient tous comme un français.
Ce genre de documentation est désormais connu de tous, et la responsabilité des nations occidentales dans le réchauffement climatique est effectivement écrasante.
En plus d’une radicale cure d’austérité en vue de réduire leur consommation, c’est donc logiquement aux occidentaux qu’il appartient d’abord de maîtriser leur démographie.
Ce n’est pourtant pas, on l’a vu, ce que prône le pape, complice et grand inspirateur des thèses du père Giraud, lorsqu’il incite les italiens (dont l’empreinte écologique est proche de celle des français et plus ou moins conforme à la moyenne européenne et sa consommation de près de 3 planètes donc…) à une « explosion des naissances » en vue d’assurer la reprise économique.
Bien sûr, la femme malienne et ses enfants dont parle Gaël Giraud ne sont en rien responsables d’une telle surconsommation dont le pape se fait implicitement l’avocat en encourageant la natalité italienne.
Mais comment donc un pape et un père jésuite peuvent-ils être aveugles au point de ne pas se rendre compte que les plus de deux milliards d’africains seront en 2050 plus proches, du fait d’une croissance économique inéluctable, de l’empreinte écologique de la Chine, qui consomme plus de deux planètes, que de celle du Burundi actuel ?
On le sait, la Chine, qui est passée d’une empreinte écologique de type Burundi à l’époque de Mao à celle que nous lui connaissons aujourd’hui, met tout en œuvre pour que le continent Africain connaisse une croissance du même type, et l’augmentation de sa population de consommateurs fera à l’évidence l’affaire de ses marchés, comme de ceux des nations qui lui disputent la place.
Nos ecclésiastiques sont-ils donc naïfs au point de penser que, seuls dans notre monde de l’hyperconsommation, le milliard d’africains supplémentaire dans un horizon proche, assailli de tous côtés par les incitations à la sainte « croissance », parviendra à maintenir cette vie austère et frugale ne consommant qu’une seule planète qui devrait être notre modèle à tous ?
Mauvaise foi ?
Peut-être faut-il le reconnaître, car une « foi » ne peut être estimée « bonne » du seul fait qu’elle obéit à l’autorité de papes ou d’une tradition qui prône continûment l’adhésion à des thèses démographiques hautement discutables dans notre contexte écologique actuel.
Dans ce contexte, la parole juste et de simple bon sens est bien plutôt celle d’un Kako Nubukpo qui affirme dans son livre L’urgence africaine. Changeons de modèle de croissance, Odile Jacob, Paris, 2019, que « l’Afrique doit passer d’une démographie subie à une démographie choisie » ; « qu’il ne peut y avoir d’émergence sans maîtrise démographique ».
Est-ce à dire, contrairement à ce que prétend M. Giraud dans son troisième point (« la démographie ne se commande pas d’en haut » – je reviendrai sur le deuxième point pour finir -), qu’il est possible d’agir sur la croissance de la population et de la maîtriser ?
La réponse doit être affirmative.
Car à l’opposé de la croissance économique dont la dynamique, à l’origine des troubles écologiques que nous expérimentons de nos jours, ne s’est jamais radicalement inversée depuis les débuts de l’ère industrielle (à part sur de courts laps de temps – crises, guerres, etc.), le taux de fécondité a connu, lui, depuis deux siècle déjà un déclin significatif, constant sur le long terme, en Occident du moins.
Voir par exemple, parmi d’innombrables études allant dans le même sens : Anne Salles, Le contrôle des naissances en Europe du XIXe au XXIe siècle, Encyclopédie d’histoire numérique de l’Europe.
Alors que domine jusqu’au xviiie siècle en Europe l’idée qu’il faut accepter stoïquement toute grossesse, le contrôle des naissances se généralise à partir du xixe siècle et devient progressivement une pratique répandue, en dépit de l’opposition de l’Église et des responsables politiques. Celui-ci apparaît en effet comme un moyen d’ascension sociale, puis, à partir des années 1960, de manière croissante, comme un instrument de liberté. Les politiques, après avoir longtemps condamné cette évolution, finissent par s’y adapter, y contribuant par la libéralisation de la contraception.
En France, le taux de natalité passe, de 1900 à 2020, de 22,7 enfants pour 1000 femmes à 10,7, le taux de fécondité passant dans la même période de 2,80 à 1,80, etc. etc.
La baisse de la natalité résulte de divers facteurs (développement, progrès dans l’éducation des femmes en particulier, information sur les moyens contraceptifs féminins et masculins…) contribuant à un changement des mentalités qui s’émancipent de l’emprise d’habitudes liées le plus souvent à des idéologies traditionnelles, religieuses en particulier.
Dans ce genre de changements, le rôle du politique peut être déterminant, comme le montre aussi par exemple la lutte contre l’excision qui, partie de prises de conscience et de revendications de la base, a été relayée en de nombreux pays par des décisions politiques fortes, en dépit des résistances ancrées dans les traditions et les cultures.
Il n’y a donc aucune raison pour que la question démographique échappe à tout contrôle possible « d’en haut », comme M. Giraud essaye de nous le faire croire, de façon d’ailleurs tout à fait paradoxale quand on constate les efforts acharnés du pape, son mentor, lorsqu’il cherche lui-même à « commander d’en haut » « l’explosion démographique » dont il rêve et à laquelle il incite les italiens.
L’attitude du politique et des instances – traditionnelles, religieuses, etc. – qui influent sur l’opinion peut donc jouer un rôle essentiel dans les orientations démographiques.
Laisser penser que ces dernières pourraient y échapper revient à consacrer le statu quo, en l’occurrence la dérive qu’on veut nous faire croire inéluctable vers un monde à 10 milliards d’habitants dans un futur proche.
Dérive qui, outre qu’elle sert les intérêts idéologiques bien ambigus de religions incapables de mettre en question un dogmatisme nataliste anachronique et d’ores et déjà funeste, fait le jeu d’économies cultivant le mythe de la croissance.
Car si la Chine en particulier renonce à une limitation des naissances, ce n’est pas à cause de l’impossibilité de celle-ci – on verra plus bas qu’elle peut avoir une efficacité tout-à-fait avérée lorsqu’elle est appliquée de façon intelligente – mais avant tout pour des raisons économiques, pour fournir la main d’œuvre nécessaire au maintien d’une croissance qui assure son statut d’usine du monde ainsi que sa position dominante dans la géopolitique de l’Extrême Orient et du monde. Nécessités qui exigent une puissance démographique forte et une augmentation du nombre des consommateurs qu’elle veut séduire.
Mais rien n’empêche des politiques alternatives de décroissance démographique d’être opérantes et rapides, comme en témoigne l’expérience de l’Iran, hélas abandonnée elle aussi pour des raisons de domination géopolitique, en dépit de son urgence écologique.
Je reprends ici avec de minimes remaniements un de mes commentaires suite à un article d’Anne-Bénédicte Hoffner :
***
Marie Ladier-Fouladi souligne que l’Iran a connu « l’une des transitions démographiques les plus rapides de l’histoire ». La fécondité y est passée de 6,4 enfants par femme en 1986 à 2 en 2003, soit une baisse de près de 70 % en l’espace de dix-sept ans, « un résultat que la France a mis cent cinquante ans à obtenir ».
Contrairement aux exemples de la Chine et de l’Inde, cette transition s’est opérée en Iran de façon uniquement incitative et non coercitive, y compris en ce qui concerne l’incitation recommandée à l’enfant unique, qui a largement contribué au résultat, en plus d’autres moyens parmi lesquels la gratuité de la contraception féminine comme masculine, la stérilisation volontaire après le premier enfant, des mesures fiscales appropriées et bien évidemment l’éducation et le travail des femmes.
Ajoutons que la conscience des effets catastrophiques de la surpopulation sur un pays d’ores et déjà en stress hydrique et en risque alimentaire y était pour beaucoup avant que M. Ahmadinejad ne mette fin à l’expérience pour cause de compétition démographique insensée avec ses concurrents moyen-orientaux.
Mais cette expérience apporte encore d’importants enseignements.
D’abord qu’il est donc effectivement possible d’influer sur les comportements avec efficacité et rapidité, sans pour autant mettre en œuvre des mesures autoritaires. Ceci pourrait constituer un exemple pour le reste du monde, à condition que la politique et les croyances suivent.
Puis qu’il est sans doute plus rapide, efficace et facile de réduire la population que de prêcher de façon platonique la sobriété et la frugalité, même si cela reste bien sûr indispensable. Une réduction du niveau de vie et de consommation ne s’est jamais produite au cours de l’histoire de l’humanité que sous la contrainte de guerres ou de crises majeures, alors que nous avons eu en Iran l’exemple d’une décroissance démographique réelle, volontaire et non violente.
Rappelons qu’une politique généralisée de l’enfant unique pourrait ramener à la fin du siècle la population mondiale à 1,6 milliards d’habitants. Même si le chiffre reste théorique, on est en droit de penser qu’y tendre serait l’un des moyens les plus réalistes de réduire autant que possible les catastrophes qui nous menacent. Bien entendu, l’affaire n’irait pas sans crises, mais on peut raisonnablement concevoir qu’elles seraient sans commune mesure avec celles qui attendent 10 milliards de personnes dans le monde surchauffé et assoiffé que nous avons préparé, à l’énergie raréfiée et aux matières premières drastiquement réduites.
***
Ce n’est donc que pour des raisons idéologiques, économiques ou géopolitiques, que la thèse de l’impossibilité d’une alternative à la croissance démographique que connaît une partie du monde nous est complaisamment présentée comme une fatalité.
Et il est grand temps de dénoncer clairement le discours infondé de ceux qui en font un mantra inlassablement répété dans le but, conscient ou inconscient, de faire valoir leurs propres intérêts, en contradiction de plus en plus flagrante avec ceux de la planète et de ses habitants présents et à venir.
Reste le deuxième argument de M. Giraud, autre mantra psalmodié dans l’intention de susciter la terreur devant la perspective d’une « planète qui n’est composée que de vieux ».
Outre la fausseté de l’argument – car une politique de l’enfant unique, si elle accroîtra effectivement dans un premier temps la proportion des personnes âgées dans les populations, amènera à plus long terme à un nouvel équilibre entre jeunes et vieux, simplement avec une population réduite – de telles affirmations condamnent toutes les transitions possibles, en réduisant tout discours en particulier écologiste à une simple incantation bienpensante, si tant est que sa mise en œuvre suppose quelques inconvénients et renoncements : « on veut bien être écolos, mais avec la 5G, Netflix, la croissance du pouvoir d’achat et une planète de jeunes ».
Le beurre et l’argent du beurre, pour ne pas changer.
Il faut pourtant se résoudre à admettre que toute transition, qu’elle soit écologique, économique ou démographique, comportera nécessairement des difficultés, dont il ne faut pas minimiser l’ampleur, avant que nos petits enfants ou arrières petits-enfants retrouvent des conditions de vie plus équilibrées.
Prétendre restaurer notre situation sans avoir à affronter ces difficultés considérables est faire preuve de démagogie et d’irresponsabilité.
À cela, je ne vois qu’une réponse possible, que j’ai déjà plusieurs fois évoquée.
Celle que donne Herman Daly en 2005 dans la revue Scientific American :
Le basculement vers l’économie durable, et il en va bien sûr de même de la démographie durable, « impliquerait un énorme changement d’état d’esprit, sur le plan intellectuel comme sur le plan affectif, de la part des économistes, des décideurs politiques et des électeurs. On pourrait même être tenté d’affirmer qu’un tel projet est irréalisable. Mais l’alternative à l’économie durable –l’économie indéfiniment croissante [ou une croissance démographique exigeant plusieurs planètes Terre pour la supporter]– est une impossibilité biophysique. Si je devais choisir entre m’attaquer à une impossibilité politique et m’attaquer à une impossibilité biophysique, je jugerais la seconde comme la plus impossible des deux et tenterais ma chance avec la première » (Cité par A. Weisman, Compte à rebours. Jusqu’où pourrons-nous être trop nombreux sur terre, Flammarion, Paris 2014, p. 302).
L’humanité a l’expérience toute proche d’une Terre à deux milliards d’habitants. C’était celle des années 1950 et d’un début du XXème siècle qui a produit sa dose d’immenses génies et de réussites scientifiques comme culturelles considérables, sans encore mettre en danger notre environnement de façon irrémédiable. Pourquoi devrions-nous donc craindre de revenir, avec nos connaissances actuelles, à un cadre de vie de ce genre ?
Ce que nous n’avons pas, par contre, c’est l’expérience d’une planète obligée de supporter pendant les siècles à venir une population de 10 milliards d’habitants – car sans politiques démographiques fortes le pic ne va pas s’effondrer du jour au lendemain – dans des conditions environnementales dont nous connaissons désormais le caractère d’ores et déjà catastrophique qui a toutes les chances de devenir sans cesse plus générateur de fléaux divers, de violences et de guerres (le dernier rapport du GIEC est là-dessus sans équivoques).
Où donc se situe la voie – et la voix – de la raison ?
L’énorme changement d’état d’esprit auquel Herman Daly fait allusion n’est-il pas la condition sine qua non de notre survie ?
On attend les projets politiques susceptibles de le promouvoir et de le mettre en œuvre.
Je suis donc une fois de plus choqué de constater combien cette voie, et cette voix, sont occultées par des argumentations dont la rationalité abdique lâchement devant les diktats suicidaires de l’idéologie, de l’économie, et le fantasme infantile de croissances non maîtrisées.
Encore une information qui révèle l’une de ces incohérences que se plait à épingler Stultitia :
« Vent de fronde chez les salariés laïcs du Vatican »
Et qui me fait penser, une fois de plus, à l’inoubliable « Monsieur Tout Blanc» de Léo Ferré.
Monsieur Tout-Blanc
Vous enseignez la charité
Bien ordonnée
Dans vos châteaux en Italie
Monsieur Tout-Blanc
La charité
C’est très gentil
Mais qu’est-ce que c’est ?
Expliquez-moi
Pendant c’ temps-là moi j’ vis à Aubervilliers
C’est un p’tit coin perdu au bout d’ la misère
Où l’on a pas tell’ment d’ questions à s’ poser
Pour briffer faut bosser, mon p’tit père
(…)
Monsieur Tout-Blanc
Si j’enseignais la charité
Bien ordonnée
Dans mes châteaux d’Aubervilliers
Monsieur Tout-Blanc
Ce n’est pas vous
Qu’ j’irai trouver
Pour m’indiquer
C’ qu’il faut donner
Quand on sait qu’évêques et autres cardinaux touchent un salaire qui, sans être mirobolant, est toutefois confortable, on s’étonne qu’une institution qui fait profession de charité ne se démarque pas, lorsqu’il s’agit du traitement des plus humbles, de pratiques qui sont hélas celles de nos jungles quotidiennes.
Je pense souvent aux enfants que je n’ai pas faits.
Il me semble que faire des enfants doit être un acte d’amour par lequel on leur transmet un monde, ambivalent, certes, mais dont on espère qu’il émerveillera encore leurs yeux comme il a émerveillé les nôtres.
Un monde plein d’oiseaux, de libellules colorées, de forêts mystérieuses bruissantes de vie et d’animaux fascinants ; de ces gorilles, ces éléphants, ces baleines qui enchantaient mes livres d’images ; un monde plein de sources claires qu’on peut boire sans crainte dans des montagnes préservées. Un monde où l’existence des uns n’usurperait pas l’espace et les ressources nécessaires à l’existence des autres.
Or, ce monde-là, on le sait, est en train de disparaître sous nos yeux, du fait des ravages exercés partout par une économie soumise à la pression démographique et à la surconsommation de milliards d’humains déjà trop riches et d’autres milliards qui ne rêvent que de le devenir, en réaction à une injuste spoliation.
Avec le lot de prochaines violences inévitables qu’imposera la répartition, entre un nombre croissant d’humains, de ressources décroissant de façon inéluctable.
On peut alors comprendre la réticence à procréer de celles et ceux qui désireraient pour leurs enfants un monde juste et apaisé, dans lequel la beauté, la gratuité, le respect de la vie et de l’environnement conserveraient une place.
Réticence qui fut la mienne.
Car on peut être légitimement en droit de penser que la réduction de ce qui est simple grouillement démographique subi pourrait favoriser l’établissement d’un monde choisi pour être authentiquement plus humain.
Désolé, Monsieur Tout Blanc, mais il n’y a pas que l’égoïsme qui explique la baisse de la natalité.
Je n’ai pour ma part jamais pensé qu’il fallait faire des enfants parce « qu’il n’y a pas (…) de reprise sans explosion des naissances », ou parce que « d’ici 40 ans nous devrons “importer” des étrangers pour qu’ils travaillent et paient des impôts pour nos retraites ».
Je n’ai sans doute pas la prétention d’être un bon chrétien, mais considérer comme vous le faites que faire des enfants pour favoriser la reprise économique ou pour payer nos retraites me révulse.
Peut-être suis-je un rêveur incorrigible, mais je n’ai jamais pensé à cela en voyant un enfant.
Et si justement, plutôt que de courir après une « reprise » économique de toute façon illusoire et suicidaire, notre responsabilité était d’essayer de penser d’urgence un monde qu’une indispensable décroissance réduisant l’emprise idolâtre de l’économique rendrait plus habitable et aimable pour des enfants à naître ?
Si plutôt que de continuer à cautionner le parasitisme des riches, américains, français ou italiens que nous sommes, qui s’octroient entre deux et cinq planètes pour subvenir à leurs gaspillages, nous faisions en sorte de réduire un tel impact par une réelle politique de sobriété, indissociable d’une décroissance de la consommation des nantis (dont les italiens auxquels vous vous adressez font partie comme tous les européens) et une régulation de leur démographie ?
Bien sûr, nul ne nie les problèmes que poserait pendant quelques décennies une telle décroissance en ce qui concerne les « impôts » et les « retraites » qui semblent tellement vous tracasser.
Mais comme vous devriez le savoir, l’état des ressources de notre planète ne permet pas une croissance infinie.
Une telle croissance est tout bonnement impossible. C’est une simple question de physique. Alors que la résolution des problèmes liés à une décroissance choisie relève, elle, en dépit des difficultés, de l’ordre du possible.
Ce n’est donc pas de « reprise » que nous avons besoin. Ni économique, ni démographique.
Car il est tout de même temps de se résoudre à penser rigoureusement un monde où le culte des idoles de la « reprise », de la « croissance », de l’augmentation du « pouvoir d’achat » ou de la préservation des « retraites » ne nous fera plus considérer nos enfants comme des instruments ou des objets à sacrifier sur l’autel de cette religion dévastatrice, mais comme des êtres à part entière, dignes d’amour et de respect, conçus pour autre chose que la perpétuation de nos fantasmes économiques et des systèmes matérialistes qui vont avec.
Et, pour vous qui semblez prêcher le respect des migrants, quel problème y aurait-il si, dans une nécessaire phase de transition économique et démographique nous devions effectivement “importer” des étrangers pour qu’ils travaillent et paient des impôts pour nos retraites » ?
Des économistes autrement lucides que vous voient dans ces migrations l’un des moyens possibles parmi d’autres de réduire en partie des inégalités scandaleuses que nous ne devrions plus tolérer.
Réduction qui serait aussi la façon la plus efficace de permettre à bien des candidats à la migration de s’employer à améliorer chez eux leurs conditions de vie, plutôt que de courir après notre modèle occidental et son fantasme suicidaire en rêvant de consommer et gaspiller, eux et leurs enfants, autant de planètes que le font les américains, les européens et leurs enfants.
Si tant est qu’une charité bien ordonnée devrait pouvoir offrir à celles et ceux qui ne peuvent en jouir la planète unique à laquelle ils ont droit.
Cela impose à l’évidence de réduire les prétentions – économiques aussi bien que démographiques – et les gaspillages de ceux qui usurpent celle des autres, qu’ils soient américains, français ou italiens.
Je ne sais ce qu’il en est de la charité, mais la justice, elle, a un coût.
Et on ne peut se contenter de la prêcher sans assumer des conséquences qui peuvent nous déplaire, qu’il s’agisse d’une plus juste répartition économique ou d’une indispensable régulation démographique.
Alors, mon vieux Léo, même si je suis bien loin d’Aubervilliers, permets-moi encore de suivre tes pas et tes conseils.
Comme je l’ai montré à maintes reprises, je suis un partisan résolu de la thèse philosophique du libre arbitre. Thèse (ou hypothèse, si l’on veut) pas plus « démontrable », on le sait, que celle de son adversaire, le déterminisme métaphysique, qui occupe depuis bien des lustres le haut du pavé dans la pensée commune.
La première, dont l’origine juive, chrétienne et musulmane est indéniable, est aussi omniprésente dans sa version « laïcisée » dans l’esprit des Lumières, en particulier dans la conception des Droits de l’Homme et les implications juridiques qu’elle suppose en tant que philosophie du sujet, et donc de la responsabilité de la Personne.
Responsabilité qui n’empêche pas, bien-sûr, la prise en compte rigoureuse de « circonstances atténuantes » d’ordre pathologique, psychologique, sociologique, etc.
Je suis donc agréablement surpris, à propos de « l’affaire Halimi », de constater que le jugement rendu, qui « irresponsabilise » un meurtrier du fait de ses addictions, se voit contesté dans la rue et suscite une réflexion au plus haut niveau quant à « la responsabilité pénale en cas de consommation volontaire de toxiques ».
Une telle exigence de « responsabilité » et de reconnaissance de la culpabilité relève quelque peu du paradoxe, étant donnée l’emprise actuelle de la thèse déterministe, ainsi que celle d’un déni militant concernant la dangerosité du cannabis.
Mais Stultitia me rappelle que notre époque n’est pas à une incohérence près…
Il faut certes se garder de dénoncer de façon péremptoire un laxisme de la justice qui considère que « si la consommation de stupéfiants n’est pas une circonstance aggravante du meurtre, cela ne signifie en aucun cas qu’elle est une cause d’irresponsabilité pénale. Ce raccourci erroné, que j’ai malheureusement trop entendu ces derniers jours, doit impérativement être corrigé.
C’est l’abolition du discernement lors du passage à l’acte et elle seule, qui induit l’irresponsabilité pénale. Or, toute personne qui consomme de l’alcool ou du cannabis n’a pas une bouffée délirante et ne voit pas son discernement aboli » (F. Molins, art. cité en lien).
Bien sûr, il n’appartient qu’aux experts et aux juges de décider, pour chaque cas particulier, s’il y a effectivement « abolition du discernement lors du passage à l’acte« , et donc irresponsabilité pénale.
Mais il serait tout de même grand temps de considérer les êtres humains comme des adultes, ce qui implique d’attribuer à leur responsabilité et à leur arbitre la décision de consommer des substances toxiques et donc les conséquences qui peuvent s’ensuivre.
Et en effet, la loi mériterait sans doute d’être plus précise sur ce sujet.
M’étant rendu compte en tant qu’enseignant des effets catastrophiques de la consommation régulière de cannabis sur la concentration et les résultats scolaires ainsi que sur la désinhibition de l’agressivité, je suis à même d’attester que cette pratique, présente quel que soit le milieu, ne peut pas être uniquement « excusée » par des raisons d’ordre sociologique ou psycho-pathologique.
Certaines de ces « circonstances atténuantes » sont bien sûr à prendre en compte, mais il serait bien naïf ou bien idéologique d’évacuer la part de responsabilité d’un sujet dans ce genre de passage à l’acte.
Sur ce point, outre bien sûr la responsabilité parentale, il y a aussi une grave carence de l’Éducation Nationale et des enseignants, qui devraient mieux informer la liberté des adolescents quand il s’agit de l’usage des toxiques.
Une certaine indulgence, voire bienveillance, encore trop partagée, se révèle à ce sujet particulièrement contre-productive.
Mais une autre problématique m’a interrogé à la lecture de commentaires à certains articles, qui m’ont révélé une affaire très semblable à l’affaire Halimi, mais que j’ignorais totalement, et pour cause.
Car si, à juste raison, l’affaire Halimi a mobilisé les foules et suscité des interrogations légitimes quant à des insuffisances possibles de la Loi, une autre est passée quasiment inaperçue, et a été engloutie dans un silence ambigu, voire complice.
Même meurtre ignominieux – une victime exécutée par dix-sept coups de couteau -.
Même type de justification religieuse délirante de la part de l’agresseur : »Je suis ton dieu, il n’y a pas d’Islam! ».
Même consommation massive de stupéfiants de la part du meurtrier.
Et même verdict d’abolition du discernement en ce qui le concerne.
En revanche, – et quoi qu’on puisse penser de la légitimité d’un tel verdict – cette affaire ne semble pas avoir suscité la moindre mobilisation médiatique ni le moindre émoi dans la conscience populaire. Et le nom de Mohamed el Makouli est resté parfaitement ignoré, à la différence de celui de Sarah Halimi.
Pourquoi ?
Il semble impossible de répondre à cette interrogation sans évoquer un thème que j’ai plusieurs fois développé : celui du caractère sélectif de l’indignation et de la conscience de l’injustice, dans les médias comme dans l’opinion qu’ils informent.
De la même manière qu’un discours médiatique, un sketch, une caricature, etc. sont perçus à juste titre comme diffamants et intolérables quand ils concernent certaines catégories de population, ils seront considérés comme acceptables, humoristiques ou simplement anecdotiques quand ils concernent d’autres catégories.
Il est – à juste raison – perçu de nos jours comme irrecevable de se moquer des homosexuels, gays ou lesbiennes, des juifs, des féministes, des personnes de couleur, etc.
Mais cela présente moins de problèmes lorsqu’il s’agit de ridiculiser quelque catholique, pape, mais aussi quelque Mohamed.
Quelles qu’en soient les raisons (historiques, sociologiques, etc.), ce genre de sélectivité déteint aussi, je le rappelle, sur certaines décisions de justice, même si le travail de quelques lanceurs d’alerte permet de faire peu à peu évoluer les choses.
Ainsi, on l’a vu, si l’on ne veut pas avoir d’ennui avec la justice, mieux vaut soutenir que « la religion la plus con, c’est quand même l’islam » plutôt que déclarer que « l’homosexualité est une abomination ».
Cela ne concerne pas bien sûr notre affaire, puisque la décision de justice est la même dans les deux cas considérés.
Mais il n’y a pas que la justice qui peut se montrer sélective. Car il s’avère hélas de façon évidente que pour susciter une légitime indignation médiatique et populaire pouvant mener jusqu’à l’éventuelle révision d’une loi, il vaut mieux s’appeler Sarah Halimi que Mohamed el Makouli…
Et ce n’est pas l’évolution actuelle de l’état de l’opinion, savamment travaillée par des influenceurs et influenceuses en tous genres, qui attestera du contraire.
Souhaitons donc que, si évolution juridique il y a, le verdict qui a qualifié l’irresponsabilité pénale de leurs meurtriers soit revu aussi bien pour Mme Halimi que pour M. el Makouli, afin qu’une même justice et une même considération s’applique enfin à des êtres que notre République qualifie d’égaux.
Et dont la mort tragique a manifesté cette émouvante égalité.
*
Ajout du 27/04:
Une contribution intéressante de Denis Salas et Christian Saint Palais dans le 28 Minutes d’Arte, et un article du Monde.
Ces deux approches vont essentiellement dans le même sens, celui d’un statu quo législatif, et de l’inutilité d’une modification de la loi actuelle.
Certes, la position est légitime et compréhensible : « On ne juge pas les fous, ce serait revenir au Moyen Âge », est-il soutenu à juste raison dans l’émission d’Arte.
Mais cette position prend-elle vraiment en considération certaines évolutions actuelles en ce qui concerne la violence ?
Il me semble légitime et de simple bon sens de distinguer deux cas « d’abolition du discernement » :
Celui qui relève effectivement d’une pathologie psychiatrique qu’on pourrait dire « substantielle » en utilisant un vocabulaire scolastique, c’est-à-dire des types de troubles que l’individu n’a provoqué en aucune manière car ils relèvent de causes proprement pathologiques d’origine génétique, organique, physiologique, etc. et sont inévitables car inscrits dans l’essence même de la personne, sa « substance ».
Et celui qui relève de causalités que les Anciens qualifiaient d’ « accidentelles », c’est-à-dire qui peuvent avoir lieu ou non. C’est le cas de l’usage d’alcool, de stupéfiants, etc.
Or, il me semble totalement abusif et bien naïf du point de vue de la Loi de traiter de la même manière ces deux cas « d’abolition du discernement ».
Je ne devrais pas pouvoir être jugé de la même manière selon que mon agressivité relève d’une psychose grave sur laquelle je n’ai aucune prise, ou bien qu’elle relève d’une prise de substances dont l’un des effets largement connu est la désinhibition de l’agressivité.
Un jardin public idyllique de notre environnement est squatté depuis quelques années par quelques bandes d’individus qui passent leur temps à se droguer et s’alcooliser, le confinement n’ayant pas amélioré les choses.
Au point que l’agressivité à fleur de peau qui en émane décourage nombre de personnes de traverser ce jardin.
Effectivement des bagarres ont régulièrement lieu, ainsi que des agressions (tabassages au moindre regard « déplacé », etc. l’un de ces tabassages ayant d’ailleurs abouti à de la prison ferme, etc.).
Rien que de très commun, hélas.
Or les individus en question connaissent parfaitement les effets désinhibiteurs de leurs mélanges. Ils savent très bien qu’ils peuvent provoquer des « bouffées délirantes », etc.
Cela leur est signalé en permanence par les pouvoirs publics, les services sociaux, etc. (un membre de ces bandes est d’ailleurs le fils d’employés municipaux !).
Mais voilà : le problème est que c’est cela même qu’ils recherchent : une agressivité débridée et délibérément cultivée est en effet désormais pour certains un motif de prestige jusqu’à faire l’objet d’une escalade dans la compétition.
Il ne faut pas être naïf : de la même manière que les dangers du tabac et son coût pour la société sont désormais archi-connus mais ne suscitent que la rigolade de certains lorsqu’on les leur rappelle, les effets des substances en question sur la désinhibition et l’abolition possible du discernement sont en général parfaitement connus et parfaitement assumés, même consciemment recherchés.
Cela a-t-il quelque chose de commun avec l’état d’une personne qui lutte quotidiennement pour dominer des pulsions que la nature, l’hérédité, la maladie, etc. ne lui ont pas donné la possibilité de maîtriser ?
Je ne le pense pas, et la loi doit tenir compte de cette différence radicale.
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Ajout du 01/05 :
Une tribune avec laquelle je suis entièrement d’accord :
En ce qui concerne les égarements délirants qui accompagnent la fin du mandat de Donald Trump, je n’ai hélas pas grand-chose à ajouter à ce que j’écrivais à propos de son début :
Ce qui fait (…) le succès de Trump et de celles et ceux qui s’en inspireront désormais (sans doute d’ailleurs après l’avoir lui-même inspiré…), c’est que loin de l’idéalisme encore humaniste et un peu fleur bleue d’Occupy Wall Street et autres mouvements du même genre, il a su trouver un ressort autrement efficace en éveillant les pulsions obscures que Freud avait évoquées de façon si prophétique avant la guerre de 1940, et dont il a souvent été question sur ce blog: celles de l’agressivité, du refus et de la haine de l’autre. Celles dont on est sûr qu’elles répondront sans faute lorsqu’on les sollicite.
Elles ont bien sûr tragiquement répondu lors de l’assaut du Capitole, et il est hélas à prévoir qu’elles répondront encore, que ce soit aux États Unis (n’oublions pas que Trump, s’il a perdu, a cependant gagné près de 10 millions de voix par rapport à 2016…) ou ailleurs dans le monde.
L’élection de Joe Biden tempère toutefois mon pessimisme d’alors en nous montrant que la victoire de la barbarie n’est pas nécessairement une fatalité. Merci aux américains de nous l’avoir rappelé.
Et il est bon que cette conviction fasse partie de nos résolutions pour cette nouvelle année.
ainsi que la diffusion hier sur Arte du beau film de Joseph Losey « Monsieur Klein » à l’approche de l’anniversaire de la libération des camps viennent encore nourrir la permanente nécessité de cet engagement contre la barbarie.
« La dénazification, mission impossible » évoque les méandres de la dénazification dans l’Allemagne de l’après-guerre, ses lâchetés et ses atermoiements, ainsi que les efforts persévérants de celles et ceux qui ont exigé que justice se fasse.
Mais voilà : ma lecture récente du livre de Pierre Birnbaum La leçon de Vichy. Une histoire personnelle, Paris, Seuil 2019 (primé au remarquable Salon du Livre Pyrénéen de Bagnères de Bigorre, du fait de son évocation du village d’Omex où s’est passée l’enfance cachée de l’auteur), m’amène à proposer une suggestion aux auteurs du documentaire des Coulisses de l’Histoire :
Et si, pour compléter ce reportage sur la dénazification, ils enquêtaient sur la curieuse Histoire – ou absence d’Histoire – de la dévychisation (le terme semblant ne pas exister en français, je me permets de l’inventer, celui trop large « d’épuration » ne cernant pas exactement ce dont il est question) ?
De plus, en cette « Année Mitterrand », une telle enquête aurait certainement bien des choses à nous apprendre en ce qui concerne le caractère sélectif et les carences d’une certaine mémoire et historiographie française.
Dans un article de 1994 intitulé « Sur un lapsus présidentiel», qu’il cite intégralement dans le livre mentionné ci-dessus, Pierre Birnbaum souligne, après François Fourquet (art. cité et op. cit. p. 127-128), le caractère essentiellement « symbolique » de ce qu’on a nommé l’épuration :
Qu’on se souvienne : Robert Paxton [dans : La France de Vichy, Paris, Le Seuil 1973] montrait « une continuité impressionnante entre 1939 et 1946, par-delà les tempêtes ». Selon lui, à la Cour des comptes, 99 % des membres en service en 1949 étaient en fonction en 1942 ; à l’Inspection des finances, on relève que 97 % des inspecteurs généraux en activité en 1948 l’étaient déjà en 1942 ; et même au Conseil d’Etat, maison particulièrement politisée, on constate que 80 % des présidents de section et 76 % des conseillers d’Etat en activité en 1942 figurent toujours dans l’annuaire de 1946. C’est là que se trouve l’origine de l’étonnante longévité d’un Bousquet ou encore d’un Martin et de bien d’autres hauts fonctionnaires dont on découvre maintenant le curieux parcours politique jusque dans la France d’aujourd’hui. [l’article date de 1994] (…). (art. cité et op. cit. p.126-127).
Cette présence de l’esprit de Vichy ne persiste pas seulement dans la fonction publique. Dans sa jeunesse naïf admirateur de l’État Républicain, Pierre Birnbaum en vient à douter de l’intégrité de ce dernier :
Au hasard des archives, la découverte d’une lettre de Paul Grunebaum-Ballin, un vice-président de section du Conseil d’État, à André Siegfried vient contredire toute ma théorie de l’État. Grunebaum-Ballin qui a tenu la plume lors de la rédaction de la loi de 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État, un fou de la République par excellence, vient d’être démis de ses fonctions par le statut des Juifs d’octobre 1940. Réfugié en zone libre, il adresse une longue lettre à André Siegfried qui, à la une du Temps, vient de publier un texte justifiant l’exclusion des Juifs de l’État : à ses yeux, tel un palimpseste, les Juifs, plusieurs générations durant, conservent leur identité étrangère à la France. Sur la première page du quotidien le plus honorable de la société française, l’ancêtre direct du Monde, s’affiche ainsi un article rédigé par une sommité du milieu académique et intellectuel qui dément mon interprétation de la fonction intégratrice de l’État fort. Ce n’est pas un Drumont quelconque qui écrit ce texte dans un succédané de La Libre Parole, dans l’une des gazettes farouchement antisémites qui fleurissent durant cette première année de Vichy, c’est André Siegfried dont tout Sciences Po, le lieu de mes années d’apprentissage de ma dévotion au service public, chante encore les mérites exceptionnels, jusqu’à donner son nom à la salle où se déroulent nos colloques les plus rigoureux, là où se construit de nos jours la science politique, où je côtoie mes collègues lors des rencontres académiques les plus sophistiquées. Le choc est rude. Il est proprement inconcevable que le pape de ma discipline, qui a été il y a peu de temps encore professeur au Collège de France [André Siegfried est mort en 1959] et fut président de la Fondation nationale des sciences politiques, ait pu justifier le statut des Juifs, m’excluant longtemps à l’avance de cet État dont je construis la théorie en m’émerveillant de son exceptionnalisme. Et que tout soit bonnement oublié, pardonné, que l’on taise ses élucubrations sur le rôle néfaste des Juifs qui figurent encore dans ses écrits des années 1950, que nous devisons sereinement à l’ombre de ce théoricien de l’inégalité des races qui dissertait sur les dolichocéphales et les brachycéphales après-guerre, dans ses cours magistraux si prestigieux, donnés à Sciences Po, peu d’années avant ma propre scolarité. [on pense justement à l’ignoble séance d’analyse anthropométrique qui ouvre le film « Monsieur Klein » de Joseph Losey]. À la communale comme à Sciences Po, toujours ce silence, ce non-dit (La leçon de Vichy, op.cit. p. 117-118)…
Et Siegfried est bien loin d’être le seul intellectuel de haut niveau à avoir conservé son prestige après la guerre en dépit de son évidente collusion avec l’idéologie vichyste [notons que l’article de Wikipédia qui lui est consacré ne dédie en 2021 encore que trois lignes discrètes aux théories racistes et antisémites de ce grand inspirateur de la pensée politique française…].
En 1975, Pierre Birnbaum est nommé professeur à l’Université Panthéon-Sorbonne.
Élu par le département de sciences politiques, dirigé par Maurice Duverger [qualifié par Le Monde de «pape» de la science politique française lors de son décès en 2014] qui domine alors la discipline et brille par ses engagements publics en faveur de la gauche, je ne sais rien de ses convictions politiques extrémistes durant la fin des années 1930, j’ignore absolument l’existence de ses écrits à l’appui de la législation antisémite de Vichy qui, en droit positif, m’excluait à l’avance de la fonction publique. Au cours de nos nombreuses discussions professionnelles, de nos déjeuners à son somptueux domicile, l’amnésie ou la dénégation sont telles que pas une fois ce passé encore enfoui ne refait surface. Je ne saurai jamais ce que Maurice Duverger rumine dans son for intérieur lors de ces tête-à-tête. Quel type de regard il jette sur moi, quelles ont été ses motivations pour que, indépendamment de mes travaux universitaires, il facilite avec ses collègues du département ma venue à Paris I et si, au-delà de nos réflexions sur la vie du département, ces années noires resurgissent soudain dans son esprit (La leçon de Vichy, op. cit., p. 104-105).
Mais tout ceci ne peut occulter des trous de mémoire autrement importants, tels ceux qui ont rendu possible la longévité en politique de personnages comme Maurice Papon
(…) Entre le procès d’un responsable allemand comme Klaus Barbie et celui d’un milicien comme Paul Touvier, le procès de Maurice Papon pose la question de la responsabilité personnelle des serviteurs de «l’État français» dans l’exercice de leurs fonctions. Si, durant le régime de Vichy, Papon n’exerçait pas un rôle de premier plan à la préfecture de Bordeaux, il participe lui-même à l’arrestation et à la déportation de certains Juifs. Il traverse sans encombre les années noires, devient préfet en 1946, préfet régional en Algérie en 1956, avant d’être nommé, en 1958, préfet de police de Paris, poste où il se montre inflexible, en 1961, dans la violente répression des militants algériens. Élu député en 1968, il est nommé, en 1978, ministre du Budget du gouvernement de Raymond Barre. Après avoir servi Vichy, il incarne désormais la force légitime de l’État. Son procès est donc ouvert le 8 octobre 1997, peu de temps après le discours essentiel prononcé par le président Jacques Chirac. Il constitue un moment charnière où se pose enfin la question du rôle des hauts fonctionnaires dans la mise en œuvre de décisions légales, portant néanmoins atteinte aux Droits de l’homme et émanant d’un pouvoir illégitime. Peu de hauts fonctionnaires ont refusé de les exécuter, comme l’ont fait les Justes en protestant, en démissionnant, en récusant toutes « les bonnes raisons » qui justifiaient l’implication personnelle et l’obéissance à des ordres qui n’émanaient même pas directement de l’occupant (La leçon de Vichy, op. cit., p.217).
(…)
Reste que l’État qui succède à Vichy ne sort pas indemne de ce moment pathologique : en conservant en son sein nombre de hauts fonctionnaires issus de l’ex-État républicain qui avaient servi l’État français, en réintégrant dans ses rangs ceux qui ont participé à l’organisation des rafles des Juifs, en les couvrant souvent d’honneurs, l’État lui-même a perdu de son innocence, de sa bénévolence. Il s’écarte du type idéal de l’État dont la France a été si longtemps proche. Preuve en est encore la violence meurtrière radicale qui éclate le 17 octobre 1961 lors de la manifestation organisée pacifiquement par le FLN ou encore le 8 février 1962, la violente répression du défilé de Charonne qui proteste contre l’action de l’OAS et se traduit par le décès de neuf personnes et des blessures très graves. C’est Maurice Papon, toujours lui, qui assume, dans un cas comme dans l’autre, la fonction de préfet de police de Paris et ordonne des «actions énergiques» contre les manifestants : il a à ses côtés, tout comme en 1944 à Bordeaux, Pierre Somveille, son directeur de cabinet qui deviendra plus tard, en 1976, préfet de police de Paris (La leçon de Vichy, op. cit., p.229-230).
(Cf. encore les exemples de Maurice Lagrange, partisan de « l’application la plus extrême de la loi excluant les Juifs de la fonction publique » et qui, «dignitaire du Conseil d’État, retourne tranquillement, après la fin de Vichy, à sa maison mère, la plus haute institution présidée de droit par le Président de la République, pour y poursuivre paisiblement sa carrière », de Jean Devolvé, etc. etc. (id. ibid. p. 136ss ; 150, etc.).
Mais c’est bien sûr le cas de François Mitterrand qui se révèle le plus impressionnant pour ce qui concerne cette permanence honorée et tranquille de Vichy dans le paysage de l’après-guerre.
Certes, on connaît son passage à la Résistance.
Mais en quoi celui-ci devait-il suffire à faire oublier de graves errements sans repentance et passés sous silence pendant tant d’années ?
La poutre dans l’œil du voisin allemand est certes considérable. Kurt Georg Kiesinger, par exemple, membre notoire du parti nazi, n’en a pas moins été Chancelier de la République Fédérale d’Allemagne de 1966 à 1969.
Mais dans l’œil du français, il ne s’agit pas pour autant d’une simple paille, mais pour le moins d’un madrier :
Dans sa récente intervention télévisée [d’octobre 1994], au bout de quelques instants, le président de la République déclare : « Vous me dites : les » lois antijuives » ; il s’agissait, ce qui ne corrige rien et ne pardonne rien, d’une législation contre les juifs étrangers dont j’ignorais tout. » Lui-même fonctionnaire de Vichy en 1942, il ne savait donc rien de ces mesures décidées dès le 3 octobre 1940 et qui, aggravées le 2 juin 1941, expulsaient littéralement les juifs français de l’État et de l’espace public tout entier tandis que les juifs étrangers pouvaient, dès le 4 octobre 1940, être internés dans des camps. Juriste de formation, fonctionnaire de rang élevé à Vichy, il déclare encore à Pierre Péan : « Je ne pensais pas à l’antisémitisme. Je savais qu’il y avait malheureusement des antisémites qui avaient pris une place importante auprès du Maréchal, mais je ne suivais pas la législation du moment et les mesures prises. »
Comme le souligne l’historien Henry Rousso, « qu’un citoyen français, a fortiori président, ne soit pas au courant de ce qu’aujourd’hui un étudiant de première année sait généralement, n’est évidemment pas crédible »
(…)
Quand on connaît la virulence de l’antisémitisme des années 30, la détermination des droites nationalistes, le rituel qui ponctue presque chacun de leurs nombreux meetings de masse par lequel on réclame d’urgence l’expulsion des juifs d’un très grand nombre de professions, les listes nominales qui circulent ouvertement et sont publiées par la grande presse désignant les juifs occupant telle ou telle fonction au sein de l’État ou parmi les professions libérales, la photo du président, alors jeune étudiant, manifestant, en 1935, aux côtés d’étudiants d’extrême droite, « contre l’invasion des métèques » est insupportable ; tout comme cette autre photo de sa rencontre avec Pétain, à Vichy, le 15 octobre 1942, alors que tant de rafles ont déjà eu lieu, que la cruauté s’étend à l’ensemble de la société française résistante. Alors que du maréchalisme, on passe bien au pétainisme.
On ne peut y croire. Par-delà l’article dans la revue France-Revue de l’État nouveau ou encore l’épisode obscur de la francisque remise alors que le futur président entrait dans une résistance réelle, non dépourvue de dangers, comment a-t-on pu ignorer si longtemps ces photos et ces fréquentations, ces engagements pétainistes ? Qu’ont fait les historiens, les journalistes ? Connaissaient-ils ces fréquentations, ces rencontres intimes, ces amitiés persistantes avec Jean-Paul Martin, directeur du cabinet du directeur général de la police de Vichy, rencontré dès 1943, « un ami fidèle », ces déjeuners avec Bousquet « Un homme d’une carrure exceptionnelle… plutôt sympathique… Je le voyais avec plaisir », ajoute le président dans ses entretiens avec Pierre Péan avant de déclarer à la télévision : « C’était un type intéressant. » Bousquet, rencontré peut-être par le président dès 1943, joue un rôle crucial dans la mise en œuvre, en France, de la solution finale ; Bousquet, selon les nazis, « se déclare, en 1942, prêt à faire arrêter sur l’ensemble du territoire français et au cours d’une action unifiée le nombre de juifs ressortissants étrangers que nous voudrons ». Lui qui, selon notre président, était « considéré comme un ami par plusieurs chefs de gouvernement qui sont d’honnêtes républicains ». Comment peut-il le recevoir à l’Élysée, le protéger face à la justice ?
Solitude des juifs. Comment le président de la République peut-il soutenir, en 1994, qu’à Vichy, « il y avait beaucoup de ces hauts fonctionnaires qui étaient des gens impeccables au point de vue patriotique ». Alors même qu’ils ont tous prêtés serment à Pétain et qu’aucun n’a démissionné lors de la mise en place des statuts juifs qui, à eux seuls, mettent un terme à l’universalisme républicain (art. cité et op. cit. p.120-121 ; 122-123).
(…)
Fonctionnaire lui-même de l’État vichyste redevenu l’État à la française pour lequel, en 1981, j’ai voté dans l’ignorance de cet épisode demeuré caché, «mon» président estime, plus de cinquante années plus tard, au cours d’une interview télévisée devant la France entière, à propos de ce statut de Vichy qui marque la fin de l’État universaliste, qu’il «s’agissait, ce qui ne corrige rien et ne pardonne rien, d’une législation contre les juifs étrangers dont j’ignorais tout» et, allant jusqu’au bout de sa pensée, il ajoute qu’en 1942, fonctionnaire de rang élevé, il «ne pensait pas à l’antisémitisme […] je ne suivais pas la législation du moment et les mesures prises». Certes, on peut admettre que la législation antisémite ne soit pas centrale dans la mise en œuvre de la politique de l’État vichyste, mais, alors que même les Juifs français sont raflés et déportés, prétendre ignorer sa réalité ainsi que ses conséquences dramatiques en dit long aussi sur l’indifférence à l’égard des recensements des Juifs imposés par l’État, comme préalable à leur déportation, de ce flicage éhonté qui me traque (La leçon de Vichy, op. cit., p.129).
« Flicage » organisé par « l’ami » Bousquet, « qui met en œuvre à la demande des Allemands la rafle du Vél’d’Hiv’ du 6 juillet 1942 » (art. cité et op. cit. p119).
C’est René Bousquet, un haut fonctionnaire français de l’État vichyste, dont on apprendra peu après la longue amitié qui le lie à François Mitterrand, qui, sur ordre des Allemands, organise avec le concours de la seule police française, la rafle du Vél’ d’Hiv’. Elle frappe les Juifs immigrés, mais aussi leurs enfants, fréquemment français par déclaration, et néanmoins déportés avec leurs parents (La leçon de Vichy, op. cit., p.111).
Je ne suis certes pas un déboulonneur de statues. Notre Histoire est ce qu’elle est. Avec ses grandeurs et ses hontes. Il convient de l’assumer.
Mais en cette année pré-électorale où il faut s’attendre à des assauts d’hagiographie de la part de nombre de thuriféraires ô combien intéressés par la revendication de l’héritage, il m’a paru de mise d’introduire ce petit caillou dans la chaussure bien cirée du grand homme.
Le bourreau tue toujours deux fois, la seconde fois par l’oubli. – Elie Wiesel.
Et, qu’elle soit Mitterrand ou pas, encore Bonne Année à toutes et à tous.
Ayant, suite à mon dernier post, quelque peu exploré plusieurs articles traitant du sujet que j’avais essayé d’aborder, celui de la difficile articulation de la liberté d’expression et de la question du respect, je ressens la nécessité de faire autant que possible le point sur cette exploration qui, une fois de plus, m’a étonné sans pour autant me surprendre outre mesure.
Pour tenter de maîtriser, au moins en partie, la confusion qui hélas le caractérise trop souvent, j’essaierai d’aborder le thème avec un minimum d’ordre et de méthode.
J’utiliserai en particulier comme objets de cette enquête partielle, qui n’a bien évidemment pas la prétention de constituer une étude exhaustive étant donnée la masse des parutions sur le sujet, les articles suivants (présentés dans l’ordre chronologique) ainsi que quelques-uns des nombreux commentaires qu’ils ont suscités.
Essentiellement parce que ces articles me semblent présenter des approches communes, et donc aussi entraîner des réactions comparables. Cette communauté des approches ainsi que la tonalité des réactions provoquées me semblant dessiner un tableau assez complet de la façon dont la liberté d’expression est perçue, mais aussi, en corollaire, d’interprétations, on le verra conflictuelles, de la question de la laïcité.
Claire condamnation des crimes des terroristes islamistes.
Bien entendu, tous ces articles condamnent sans équivoque les crimes terroristes. François Héran fait état de « Samuel Paty, odieusement assassiné », William Marx d’ « un enseignant (…) sauvagement assassiné dans l’exercice de ses fonctions », d’assassinat « ignoble » ; Olivier Mongin et Jean Louis Schlegel dénoncent « un assassinat abominable ». Quant à Jacob Rogozinski, il stigmatise un déchaînement de violence par lequel nous sommes tous concernés : « Sauvagement agressés, nous proclamons à la face du monde que nous ne céderons pas ».
Difficile de déceler dans de telles expressions une quelconque « complaisance », voire « compromission », selon des accusations sur lesquelles il faudra pourtant revenir tout-à-l ’heure.
2. Défense sans équivoque de la liberté d’expression et du droit à la caricature.
Sans surprise, tous les articles mentionnés défendent bien sûr sans ambiguïté la liberté d’expression, ainsi que le droit à la caricature qui en est l’une des composantes.
François Héran fait référence à l’arrêt dit Handyside, du 7 décembre 1976 de la Cour européenne des droits de l’homme :
La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun.
Avant de conseiller aux enseignants de : « faire un cours sur l’histoire de la caricature politique et religieuse en France ».
Pour O. Mongin et J.L. Schlegel, « la et les libertés d’expression ne sont guère mises en cause en France » et la dénonciation dans leur titre de la « caricature à tous les vents » ne les empêche aucunement d’affirmer que « la liberté de caricaturer est essentielle ».
Il en va de même pour William Marx, pour lequel « il est donc indispensable de préserver les espaces où la caricature peut se donner libre cours ».
Ainsi que pour Jacob Rogozinski, qui affirme : « Notre conception de la liberté, celle de dire et de rire, de dessiner et d’écrire sans entrave, s’est forgée dans un long combat contre toutes les censures et nous y tenons, parce qu’elle fait partie de notre identité ».
Bien sûr cette liberté d’expression et de caricature est soumise à la loi et chacun de nos auteurs sait parfaitement que son usage fait l’objet, en France comme en bien des parties du monde de ce nécessaire encadrement par le droit.
François Héran cite par exemple l’article premier de la constitution de 1958 qui stipule que la République « respecte toutes les croyances », l’article 10 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme, énonçant que « L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi », etc.
O. Mongin et J.L. Schlegel font état de la « liberté de réserve » d’ailleurs rappelée par les dessinateurs et l’avocat de Charlie Hebdo lors de la première publication des caricatures, ainsi que de l’existence en droit du « « contrat de lecture » qui exprime le principe qu’un journal, surtout s’il est satirique, s’adresse à un public particulier ».
Pour Jacob Rogozinski « nous avons des lois qui interdisent de tout dire : la diffamation, l’injure aux personnes, l’incitation à la haine raciale, la négation des génocides sont sanctionnées à juste titre par notre code pénal ».
Cependant, aucun ne remet en question pour autant le fait que « les journaux satiriques disposent, à ce titre, d’une « présomption humoristique », selon les termes de la Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et l’arrêt rendu en 1991 par la cour d’appel de Paris.
3. Le prétexte de la « lâcheté » et de la « complaisance » en vue de justifier une évolution vers une laïcité « offensive ».
Aucun des articles cités ne peut donc être accusé sans graves mensonges ou calomnies de remettre en question la liberté d’expression, encore moins l’indispensable lutte contre le terrorisme, ou de se faire le « procureur » de ses victimes.
Aucun ne récuse non plus la légitimité de la caricature.
On est alors en droit de se demander ce qui, dans les innombrables commentaires négatifs voire diffamants qu’ils ont suscités sur le web peut justifier les accusations rémanentes de « lâcheté », « compromission », « l’accusation infamante de ‘’complaisance’’ envers le djihadisme ou d’ ’’islamo-gauchisme’’ (F. Héran), ainsi que le déploiement d’un lexique et d’expressions tels que « démission », « Munich », « céder devant l’islamisme », « défaite face au terrorisme », « soumission » etc. etc.
Rien, dans le contenu des articles ne va dans le sens d’une quelconque « démission » devant le danger que constitue le terrorisme islamiste. Bien au contraire. Tous soutiennent la nécessité d’une lutte radicale.
Aucun ne prône par ailleurs la censure ou l’interdiction du blasphème.
Mais la question qu’ils posent – et qui constitue le centre du « conflit des interprétations » – est bien celle des moyens :
Dans la lutte contre le terrorisme, est-il légitime – et efficace – de manier sans limites, au nom de la « liberté d’expression », la dérision et l’irrespect envers une religion dont l’immense majorité des fidèles n’a rien à voir avec un tel terrorisme ?
(La question se poserait bien sûr dans les mêmes termes en ce qui concerne tout courant de pensée ou groupe humain, mais, faut-il le rappeler, c’est bien une religion que les circonstances actuelles mettent à l’évidence au centre de la problématique).
Ou bien ne serait-il pas plus recommandable, et plus efficace –et en l’occurrence aussi plus éthique – de mettre en œuvre, en plus de réformes socio-politiques de fond sur le long terme (celles qui viseraient en particulier à mettre fin à la ghettoïsation de populations entières) une politique de l’apaisement, du respect, de la connaissance mutuelle, tout en garantissant le droit à la liberté d’expression et à la caricature avec les possibilités, mais aussi les limites, que la loi lui reconnaît ?
Une telle politique contribuant à isoler et discréditer les éléments extrémistes violents plutôt qu’à justifier leurs arguments et favoriser leurs stratégies de recrutement ?
C’est sur cette deuxième approche que vont se déchaîner les critiques. Et il est plutôt inquiétant de constater que de tels appels au respect suscitent autant de condamnations et d’agressivité.
3.1 À propos d’un texte caricatural sur la défense des caricatures.
Les innombrables commentaires négatifs et diffamants mentionnés plus haut ne font en fait qu’exprimer de façon moins élaborée une idéologie que l’on voit se développer de façon plus « intellectuelle » dans certains milieux universitaires et politiques.
L’article « Vous enseignez la liberté d’expression ? N’écoutez pas François Héran ! » de Gwénaële Calvès, en fournit une illustration proprement … caricaturale.
Outre son titre même, qui évoque quelque chasse aux sorcières (car au nom de quoi n’aurait-on pas la liberté d’écouter sur le sujet l’avis d’un professeur au Collège de France ?), il donne corps à ce que je nommais dans mon post précédent « l’enseignement de l’irrespect ».
Car il y est entre autre affirmé que :
« Pour le dire tout net : il n’existe pas, en France, de droit au respect des croyances religieuses ».
(…)
« la disposition constitutionnelle qui énonce que « La République respecte toutes les croyances ». Introduite à la veille du référendum de 1958 pour rassurer l’électorat catholique, cette disposition, totalement marginale dans la construction laïque et dénuée de tout rapport avec la liberté d’expression, invite l’État à ne pas s’immiscer dans les questions religieuses. Elle ne signifie en aucun cas que « toutes les religions méritent le respect ».
Elle impose simplement à l’État et à ses agents de s’abstenir de tout jugement sur la valeur de telle ou telle croyance, dès lors que son expression ne contrevient pas à l’ordre public. Quant aux citoyens, ils sont bien sûr libres de critiquer à leur guise, y compris en des termes virulents ou blessants, la religion en général ou une religion en particulier. L’élève qui aura suivi un cours inspiré par les conseils de François Héran n’aura pas appris cela, ce qui est hautement regrettable. » (G. Calvès, article cité en lien).
On se demande alors pourquoi les rédacteurs de la Constitution, qui disposaient d’un lexique précis abondamment utilisé par ailleurs pour signifier cette indifférence par rapport aux « croyances » [rappelons que la Constitution fait ici référence aux croyances –dont l’athéisme, l’agnosticisme, etc.- et non simplement aux religions, comme l’article pourrait le laisser croire] comme bien évidemment le terme de « neutralité » ont précisément choisi ce terme de « respect » avec les connotations éthiques qui en sont indissociables.
Connotations qui se retrouvent dans maints autres textes juridiques (« respect universel et effectif des droits de l’homme et des libertés fondamentales » « respect des droits et libertés d’autrui » dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme ») qui emploient ce terme respect dans le sens éthique qui en est constitutif au moins depuis Kant, grand inspirateur de Constitutions aussi bien que de dictionnaires [Par exemple Robert : « Sentiment qui porte à accorder à qqn une considération admirative, en raison de la valeur qu’on lui reconnaît, et à se conduire envers lui avec réserve et retenue ». Renvois à « déférence, politesse, révérence, égard », etc…].
Même si on ne demande certes pas à l’État une « considération admirative » envers les croyances, religieuses comme philosophiques, on peut présumer que les rédacteurs de la Constitution qui connaissaient, eux, le français, avaient en tête le devoir de « se conduire envers elles avec réserve et retenue » en raison de « la valeur qu’on leur reconnaît ».
Et si, bien entendu, la Constitution reconnaît aux citoyens comme le signale Mme Calvès le droit « de critiquer à leur guise (…) la religion en général ou une religion en particulier » – mais pourquoi laisse-t-elle croire une fois de plus que le texte parle ici de « religions » et non de « croyances » ; une croyance agnostique ou athée serait-elle par essence au-dessus de toute critique ? – le faire « en des termes virulents ou blessants » n’est fort heureusement aucunement attesté dans les textes et cette « virulence » doit être soumise à l’entière appréciation de la loi, même si cela peut être considéré par Mme Calvès comme « hautement regrettable » pour l’éducation des élèves.
Par exemple, « Dans une décision rendue en 2007, la cour considère ainsi que les propos de Dieudonné – « Les juifs, c’est une secte, une escroquerie. C’est une des plus graves parce que c’est la première » – ne relèvent pas « de la libre critique du fait religieux, participant d’un débat d’intérêt général, mais constituent une injure visant un groupe de personnes en raison de son origine, dont la répression est une restriction nécessaire à la liberté d’expression dans une société démocratique ».
L’argumentation de Mme Calvès est donc bien légère, et pour tout dire, bien idéologique de la part d’une juriste.
Bien sûr, on me rappellera que « les termes virulents et blessants » dont il est question dans son article concerneraient la ou les religions, et non « un groupe de personnes ».
Mais c’est là qu’il convient d’interroger un peu la lecture aussi alambiquée que partielle que fait Mme Calvès de la caricature de Mahomet qu’elle mentionne dans son article, ainsi que les raison pour lesquelles elle se garde bien d’examiner quelques autres caricatures. Pourquoi précisément les occulter ?
François Héran a découvert, à l’occasion de l’assassinat de Samuel Paty, un des dessins de presse dont l’étude, en classe, a valu à notre collègue d’être condamné à mort. La découverte a dû s’opérer sur internet : seul derrière son ordinateur, François Héran a été confronté, en 2020, à un dessin publié en 2012 dans un numéro de Charlie Hebdo. De l’environnement immédiat du dessin (rubrique où il figure, textes et caricatures qui le précèdent et le suivent, thème du numéro), il ignore manifestement tout. Il ne connaît pas davantage l’actualité — cinématographique, en l’occurrence — que le dessin entendait commenter. Sans disposer du moindre outil nécessaire à la compréhension de ce qu’il voit sur son écran, il décide que le dessin « visait l’islam tout court », et affirme que cette caricature « est nulle, réduite à sa fonction la plus dégradante, sans dimension artistique, humoristique ou politique » (G. Calvès, article cité en lien).
La caricature en question, celle intitulée « Une étoile est née », « représentant Mahomet nu en prière, offrant une vue imprenable sur son postérieur » (F. Héran) ne brille certes pas par son intelligence et sa pertinence quant au sujet évoqué, et on ne voit pas en quoi « l’actualité — cinématographique, en l’occurrence — que le dessin entendait commenter » justifiait nécessairement une telle démonstration de grossièreté injurieuse et blessante, qui ne fait certes pas honneur à un art illustré par Daumier, Danziger, Chapatte, Dilem, Nadia Khiari et tant d’autres.
L’argumentation se révèle donc sans pertinence.
Mais passons. Nul n’est obligé d’avoir du génie.
Passons de même sur le fait que le dessin figurant le postérieur privé de Mahomet ne représentait pas la communauté musulmane dans son ensemble, en dépit du caractère évidemment blessant et humiliant pour celle-ci.
Mais il est tout de même étonnant – et significatif – que notre juriste passe sous silence un nombre impressionnant de dessins, dont on pourrait considérer à juste titre qu’ils « constituent une injure visant un groupe de personnes en raison de son origine, dont la répression est une restriction nécessaire à la liberté d’expression dans une société démocratique », comme le stipule la décision mentionnée plus haut, rendue fort justement à l’encontre de Dieudonné, en dépit de la « présomption humoristique » dont pouvait légitimement se targuer, au même titre que Charlie, celui qui se présente comme un comique ou un caricaturiste.
Dessins dont on pourrait dire encore qu’ils « outrepassent les limites de la liberté d’expression puisqu’il s’agit de propos injurieux envers une communauté et sa religion » selon les termes du jugement tout aussi légitimement rendu contre Éric Zemmour en septembre de cette année.
Car que dire lorsqu’une pleine page de Charlie fait l’apologie d’un dessinateur qui représente des imams (personnes concrètes à propos desquelles ne peut valoir l’invalidité du délit de blasphème) sodomisant des chèvres ou des jeunes filles voilées, une autre pleine page représentant des musulmanes (personnes concrètes à propos desquelles ne peut valoir l’invalidité du délit de blasphème) priant le « postérieur » dénudé tournées vers la « Mère Mecquerelle », une vice-présidente de l’Unef représentée sous les traits d’une débile mentale dont la bave dégouline (normal : une femme voilée ne peut être que débile), etc. etc. etc.
Pourrait-on au moins nous préciser en quoi de telles « caricatures » s’attaquent au terrorisme ?
Et si celui-ci n’est pas la cible, alors quelle est-elle donc ?
On dira bien sûr que la loi n’est pas intervenue contre elles.
Mais outre, en dépit de quelques courageux progrès (cf. condamnations d’E. Zemmour), un constant déni de l’islamophobie [alors même que la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme constate que le racisme culturel et religieux dépasse désormais le racisme ethno-racial], un biais cognitif, évident, que j’ai plusieurs fois dénoncé et qui sévit aussi au niveau juridique, fait que, lorsqu’une injure est proférée contre l’homosexualité, par exemple, le procureur considère à juste titre qu’elle concerne la communauté homosexuelle dans son ensemble, alors que « considérer que, par une dérive sémantique, parler de l’islam, c’est parler de la communauté musulmane est un pas que nous ne pouvons pas franchir » (Justification du non-lieu dans « l’affaire Houellebecq » par la procureure B. Angeli).
Il serait grand temps qu’une juriste prenne conscience d’un tel biais plutôt que de paraître le cultiver ou le dissimuler à grand renfort de « situations discursives » (G. Calvès) ou autres « dérives sémantiques ».
Car le dénoncer clairement serait un moyen majeur de lutter contre l’islamisme, en particulier ses manifestations de plus en plus « endogènes« . En effet, trop d’indifférence de la justice devant des provocations islamophobes évidentes alimente dans les cités un sentiment d’injustice, un ressentiment et une colère qui constituent pour les terroristes un pain béni pour faire de nouvelles recrues.
Et sanctionner de telles provocations serait sans aucun doute autrement efficace contre la violence que projeter des caricatures sur les Hôtels de Régions ou les « enseigner » dans les écoles.
Pas plus que dans les cités, et quelles que soient les justifications historiques, on ne devrait laisser sanctuariser des zones de non-droit dans les médias, ni donc dans l’humour et la caricature.
4. L’enjeu : d’un « paternalisme » irrespectueux fauteur de violence à une laïcité du respect.
Mais voilà : comme l’exprime excellemment François Héran, nous sommes là au cœur non seulement de la question de l’interprétation de la liberté d’expression, mais aussi de celle de la laïcité, et plus largement, de la démocratie :
Comme le souligne le politiste Denis Ramond (Raisons politiques2011/4 et 2013/4), deux interprétations s’opposent : offensive ou tolérante. Dans la lecture offensive, celle de la Cour de Strasbourg, toute parole ou image, même offensante, alimente le débat public et, donc, sert la démocratie. Elle serait bénéfique pour tous, y compris pour la minorité offensée. Une telle position est typiquement « paternaliste » : l’auteur de l’affront sait mieux que ses victimes ce qui est bon pour elles ; il estime que la blessure sera effacée par le surcroît de lumières ainsi dispensé. À la limite, l’offensé devrait remercier l’offenseur de cette belle leçon de liberté, y compris quand le donneur de leçon est un chef d’État étranger.
Un tel « paternalisme », au besoin coercitif ou violent dans ses expressions orales, écrites, graphiques, judiciaires et bien entendu politiques, ressemble tristement, comme je le rappelais dans mon post précédent, aux techniques utilisées par nos bons évangélisateurs et/ou colonisateurs des siècles passés, quand ils s’agissait d’inculquer à des « indigènes » ignorants et autres « sauvages » un tantinet inférieurs et immatures la vraie religion, puis la vraie croyance laïque et républicaine et son scientisme naïf au besoin teinté d’un athéisme quelque peu simpliste et dogmatique, d’imposer règles vestimentaires et alimentaires, de faire l’apologie de nos ancêtres blancs à peau rose, etc. etc. etc.
Ne nous y trompons pas : l’enjeu que soulèvent ces controverses qui peuvent paraître surréalistes relève d’un profond choix de société.
Car la multitude des commentaires « offensifs » voire infamants à l’encontre de l’interprétation « tolérante » [pour ma part, je préfère la sémantique du respect à celle de la tolérance, qui reste emprise de condescendance paternaliste et d’inégalité entre celui qui tolère et celui qui est toléré], ainsi que leurs justifications « universitaires » témoigne de la vigueur d’un néo-obscurantisme, lequel, en se prétendant défenseur de la laïcité, ne fait jamais qu’en trahir les intuitions fondatrices, et avec elles, la démocratie et la République
Une telle idéologie doit être qualifiée de contre-productive, car elle ne fait hélas que le jeu de ceux qui nous menacent en provoquant, du fait de son agressivité et de son intolérance, les risques non négligeables d’une violence contre laquelle elle prétend lutter.
À l’encontre de prédications offensives et agressives, de proclamations purement incantatoires de « convictions », il est donc grand temps de promouvoir une « éthique de la responsabilité » qui sache incarner ces convictions dans la réalité en conférant toute sa place à la connaissance, à la considération et au respect de l’autre.
Cela ne peut être qu’œuvre d’enrichissement mutuel, et donc de paix et de fraternité.
« Notre avenir ne pourra se construire que sur la reconnaissance (…) et sur la sanctuarisation d’un espace public non offensif, accueillant à tous et apaisé, c’est-à-dire pleinement laïque ». William Marx, article en lien ci-dessus.
C’est avec une immense tristesse que je reprends la plume à propos d’événements toujours douloureux mais hélas tellement prévisibles.
Certes, tout a été dit sur le caractère abominable de tels crimes.
Mais je voudrais, une fois de plus revenir sur un aspect qui me paraît essentiel, et qui est pourtant occulté, tellement la liberté d’expression, après l’ignoble massacre contre Charlie Hebdo, en est venue, de façon certes compréhensible mais pourtant pernicieuse, à coïncider avec le droit à l’irrespect.
Car si la première doit nécessairement contenir le second, il serait abusif et particulièrement dangereux de l’y réduire.
J’ai rédigé il y a quelques jours ce commentaire suite à un article du Monde :
Il est essentiel de condamner sans faiblesse de tels crimes abominables. Il faudrait cependant apprendre à affiner nos discours sur la «liberté d’expression». Et en particulier ne pas la réduire au droit à la grossièreté ou à l’ordurier. Même si ce droit doit effectivement en faire partie, la liberté d’expression ne coïncide pas, fort heureusement, avec lui. Une saine liberté exige aussi d’exprimer que le maniement systématique de l’obscénité injurieuse ou de la provocation peut constituer, en particulier dans les contextes de ghettoïsations que nous avons laissées s’instaurer, un réel danger pour la République. La politesse, le respect, l’attention à l’autre peuvent être les instruments d’une critique de fond autrement plus efficace que la désinhibition et l’apologie d’une grossièreté qui usurpe le titre de caricature. Et de grâce ne discréditons pas non plus cette exigence par le vocable d' »autocensure ». Car savoir maîtriser ses propos-comme ses dessins-est une composante du respect.
Je n’ai hélas pas été surpris qu’il suscite le refus et l’incompréhension, tellement « l’enseignement de l’irrespect » semble désormais devenu le nec plus ultra et la norme de la liberté d’expression à la française.
Rares sont les commentaires qui osent (car il y faut à l’évidence un certain courage) s’aventurer à critiquer ce qui est de nos jours devenu un consensus, tant il est difficile de mettre en question le symbole que représente Charlie Hebdo.
Quelques-uns s’y risquent pourtant, et se font immanquablement qualifier de complices des frères musulmans, de salafistes ou autres « islamo-gauchistes » parce qu’ils écrivent, par exemple :
« Pourquoi montrer à des enfants la caricature du prophète à 4 pattes avec le sexe apparent et une étoile dans les fesses ? (…) J’ai appris quand j’étais jeune, à l’école par ailleurs, que la liberté de chacun s’arrêtait là ou celle des autres commençait. Il faudrait peut-être commencer à se respecter les uns les autres ».
Or, comme à la plupart des enseignants – j’ai partagé avec Samuel Paty cette tâche ô combien délicate – il m’a été donné de côtoyer nombre d’élèves musulmans et leurs familles.
Chacune et chacun de mes élèves avait une mère ou une grand-mère portant le hidjab, toutes et tous avaient un ou des parents qui leur avaient enseigné en toute simplicité et bonne foi, en même temps bien sûr que les inévitables ambiguïtés et archaïsmes inhérentes à toute religion ou doctrine, des préceptes éthiques et des règles de vie qu’ils s’efforçaient de respecter en dépit des conditions d’existence bien souvent difficiles qui sont celles de certains quartiers.
En tant que professeur, je garde des souvenirs souvent émouvants de rencontres avec quelques-uns de ces parents parfois admirables.
Mais quand j’entends certains partisans de ce qu’ils nomment « laïcité » – mais qui devient désormais pour beaucoup une arme exclusivement dirigée contre l’islam – exiger qu’on « enseigne » les caricatures de Mahomet dès l’école primaire (il me semble qu’il serait en ce moment bien plus urgent d’y enseigner le respect…), je pense à ce garçon qu’évoque le poème de Francis Jammes magnifiquement mis en musique par Georges Brassens :
« Par le fils dont la mère a été insultée ».
Georges Brassens, impertinent troubadour anarchiste et agnostique, mais capable de la plus grande tendresse et du plus grand respect envers la croyance d’autrui…
Tant d’enfants grandissent dans des ghettos où, en plus des vexations quotidiennes et des discriminations largement attestées, ils voient, en direct ou dans les médias, leurs mères ou grands-mères insultées ou méprisées parce qu’elles portent le hidjab, leurs pères humiliés et ridiculisés parce qu’ils restent fidèles à la croyance dans laquelle ils ont grandi.
« La religion la plus con, c’est quand même l’islam. Quand on lit le Coran, on est effondré, effondré », déclarent doctement, avec la morgue du colonisateur impénitent, les bobos ignorants qui passent pour la fine fleur de la culture française ; « il ne faut pas avoir peur de se faire traiter d’islamophobe », ajoutent d’autres sommets de la bien-pensance parisienne ; et s’il est défendu de représenter le visage du Prophète, alors qu’est-ce qui empêche de représenter ses couilles et son cul ?
En somme, comme le résume un (ex) enseignant : « notre premier devoir de citoyen,c’est d’être athée, et le second, c’est de le devenir ». Le bon musulman, c’est le musulman qui ne l’est plus. Qu’on se le dise !
Pense-t-on que des procédés de cet ordre soient le meilleur moyen pour aider l’islam à effectuer dans notre pays les réformes qui lui sont nécessaires ?
Mesure-t-on vraiment l’importance du ressentiment accumulé et le danger qu’il représente ?
Dans un post de 2015 intitulé « De l’équité dans la caricature », je rappelais ce qui me paraît être un truisme, le fait que la liberté d’expression, tout comme la laïcité, sont indissociables d’une culture du respect :
« Il me semble (…) difficile de concevoir ce qu’on appelle laïcité sans faire place à ce qu’Orwell nommait la « common decency », qui est peut-être tout simplement la reconnaissance d’un commun dénominateur éthique qui seul rend possible la vie en société.
Un tel « respect de l’autre », qui pourrait en être l’une des traductions, n’est certes pas en opposition avec l’indispensable liberté d’expression. C’est même lui qui est à l’origine des paragraphes de la loi de 1881 que j’ai mentionnés plus haut.
Le thème rencontre aussi sur bien des points la question de l’autocensure.
Bien sûr, en tant qu’athée, rien ne m’empêche de rentrer dans une synagogue sans me couvrir la tête, de garder mes chaussures dans une mosquée, ou de visiter une église ou un temple bouddhiste torse nu, avec mon chien et mes accessoires de plage.
Mais cela porte un nom, qui est au moins la goujaterie, sans doute aussi l’incivilité, peut-être tout simplement l’imbécillité ».
Cet appel à la responsabilité n’a rien à voir avec un « hygiénisme », terme dont a été qualifié un de mes commentaires cités plus haut. Ni même avec un « moralisme ». Il relève tout simplement de l’éthique, du respect de la laïcité comme de celui de notre Constitution qui affirme dans son article premier que la République « respecte toutes les croyances ».
Bien sûr, la caricature, la raillerie, font aussi partie de la liberté d’expression.
Mais il est bien réducteur de penser qu’elles la constitueraient à elles seules.
« Les journaux satiriques disposent, à ce titre, d’une « présomption humoristique », qui les protège davantage que les publications dites sérieuses ».
[Mais eux-mêmes ne sont pas exempts de] « limites à ne pas franchir » [qui sont, comme le précise la loi ] : « la diffamation, l’injure, l’outrage, le dénigrement ou l’atteinte à la vie privée ».
« L’humour ne saurait non plus servir à masquer ce que le droit appelle des ’’buts illégitimes’’, tels que la provocation à la haine raciale, l’injure faite à un groupe en raison de son appartenance religieuse, l’atteinte à la dignité humaine ou l’animosité personnelle »,
Comme je l’ai montré dans le post mentionné plus haut, et tout comme en dépit d’un déni récurrent l’islamophobie pénètre profondément notre culture, la discrimination existe bel et bien au sein même de la caricature. Seul un biais cognitif largement partagé nous empêche de le reconnaître.
Biais cognitif au demeurant propre à toute communauté dominante, pour laquelle « l’injure faite à un groupe en raison de son appartenance religieuse », ou « l’atteinte à la dignité humaine », bien que passibles de sanction, n’entraînent que rarement des suites judiciaires.
Peut-être serait-il temps de prendre la juste mesure des effets dangereusement délétères de telles déficiences.
Et plutôt que de donner l’impression d’agir en tirant de façon désordonnée sur tout ce qui bouge (tout en réglant quelques comptes de façon assez veule), au risque de « neutraliser la présomption d’innocence » et de « remplacer la responsabilité par une dangerosité indémontrable » (Mireille Delmas-Marty), il serait certainement plus efficace de promouvoir, à la base, un enseignement du respect qui s’accompagne de mesures qui le rende effectif.
Cela peut se faire en distinguant enfin de façon claire, en particulier devant les plus jeunes, la liberté d’expression du droit à l’irrespect. Encore une fois, si la démocratie tolère le second, celui-ci ne doit en aucun cas phagocyter la première, ni outrepasser des limites déjà définies par le droit.
À moins de s’habituer à voir s’instituer un « enseignement de l’irrespect » profondément préjudiciable au vivre ensemble.
Dans un numéro du « 28 Minutes d’Arte », l’islamologue Olivier Hanne attire l’attention (vers 26mn30) sur le fait qu’il y a différentes façons de concevoir la liberté d’expression :
« Dans le modèle anglo-saxon, la liberté d’expression part de la base, elle part des citoyens. Et si quelque chose choque une partie des citoyens, cette liberté d’expression s’interrompt (…) Alors qu’en France, la liberté d’expression est l’arme de la République. Elle part du haut. Elle a toujours été utilisée contre les ennemis de la République [la royauté, le catholicisme, maintenant l’islamisme](…) On n’est pas dans la même manière de voir la liberté d’expression. Chez les anglo-saxons, les publications [des caricatures de Mahomet] sont – entre guillemets – un scandale. Nous sommes en France à la croisée des chemins, parce que depuis 20 ans on a récupéré un modèle anglo-saxon, inclusif, tolérant, chaque communauté peut s’exprimer, mais on n’est pas allé jusqu’au bout parce que si on suit ce modèle anglo-saxon, finalement, on ne devrait plus les publier ».
Peut-on raisonnablement affirmer que des publications de ce genre, outre la jouissance quelque peu adolescente de la transgression, aient été d’une quelconque efficacité dans la lutte contre le djihadisme ou qu’elles aient en quoi que ce soit contribué à approfondir chez les fidèles l’indispensable compréhension critique de leur religion ?
Si le nombre de djihadistes français partis combattre en Syrie et en Irak dépasse les 1700, et si les attentats ont été en France particulièrement meurtriers, qui oserait en conscience affirmer que la confusion délibérément entretenue chez nous, sous le prétexte d’une soi-disant « laïcité », entre liberté d’expression et « enseignement de l’irrespect » n’y est pas pour quelque chose ?
Et bien des remarques de bon sens dans ce billet de Bruno Frappat:
La censure est un vilain défaut des dictatures, mais l’autocensure peut être considérée comme une des marques de la civilisation. Imaginons un instant que tout un chacun, à chaque moment de son existence, exprime tout haut ce qu’il ressent tout bas. La liberté d’expression serait assurément respectée mais pas la paix civile ni le fameux « vivre-ensemble ».
Est-ce vraiment servir le rayonnement de la France que de faire consister la Liberté inscrite dans notre devise dans le fait d’exhiber fièrement au monde entier les fesses du Prophète ?
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Ajout du 26/10 :
Un autre commentaire suite à l’article du Monde mentionné ci-dessus :
L’immense majorité des français musulmans récuse le djihad, malgré la propagande des islamistes et les provocations islamophobes dont certains commentaires ici même donnent une idée. C’est aussi dans la profondeur de l’Islam qu’elle puise cette force de résistance. Ce dont la France a un urgent besoin, c’est d’une pédagogie du respect et de l’apaisement et non d’incitations trumpiennes à la guerre civile. Il est grand temps de clore l’épisode Charlie pour promouvoir cette politique, et de cesser d’ériger en norme de la liberté d’expression des provocations qui, si elles peuvent avoir pour certains un aspect jubilatoire, n’en constituent pas moins un réel danger pour le vivre-ensemble.
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Ajout du 29/10 :
[pour cause de plus de facilité dans l’édition des liens, je réponds ici au commentaire ci-dessous de Claustaire].
Bonjour Claustaire,
Merci pour ce long commentaire, sur des sujets dont nous avons pourtant déjà longuement débattu. Mais cela me fait me rendre compte une fois de plus que l’homme n’est pas avant tout un être de raison, mais un être « tripal », et qu’il faut un moment pour que la réflexion accède des tripes à la raison. Un moment qui nécessite de remettre cent fois l’ouvrage sur le métier.
Pour ce qui est d’avoir « prévu » quoi que ce soit, bien sûr que je n’avais pas « prévu » le détail de ce crime abominable. Quand je parle de « prévisibilité », je veux simplement dire que, dans le climat de tension qui est entretenu, il fallait s’attendre, et il faut s’attendre à des événements de cet ordre, et sans doute pire encore.
un petit comité d’intellectuels qu’on peut difficilement accuser « d’islamo-gauchisme »
(Metin Arditi, scientifique, écrivain, ambassadeur à l’Unesco, etc. ; Michela Marzano, éditorialiste au quotidien italien « La Repubblica » ; Philip Golub, professeur de relations internationales à l’Université américaine de Paris)
était d’accord pour dire que la republication des « caricatures de Mahomet » était, comme on peut le constater aisément, du pain béni pour les islamistes, tant elle rentre parfaitement dans leur stratégie d’exacerbation des tensions, qui vise à faire monter l’islamophobie d’un côté, pour de l’autre côté, justifier l’islamisme et inciter les musulmans, de France et d’ailleurs, à prendre parti pour l’extrémisme, voire à quitter le pays.
Stratégie maintes fois identifiée, et dans laquelle on fonce tête baissée, « comme d’hab. », puisque, comme on le sait, l’expérience n’enseigne rien à celui qui ne veut pas entendre.
Il ne faut donc pas être grand clerc pour savoir que des actes atroces auront encore lieu, qu’ils se préparent en ce moment même.
Pour ce qui est de « l’imposture sémantique » que constituerait l’islamophobie, j’ai déjà pas mal écrit sur ce thème. Par ex :
Il n’est que trop facile de retourner l’argument et de montrer, textes et preuves à l’appui, que l’islamophobie est, tout comme l’antisémitisme qui lui est symétrique, une constante de la pensée française depuis plus d’un siècle. Et c’est bien le déni de l’islamophobie qui constitue une supercherie.
Ce n’est pas parce que l’antisémitisme est instrumentalisé par des juifs nationalistes et colonialistes qui prétendent criminaliser par ce terme toute opposition à la politique expansionniste des politiciens nationalistes d’Israël, qu’on serait en droit d’affirmer, contre toute réalité factuelle, que l’antisémitisme est une « imposture sémantique ».
Ce n’est pas parce que l’homophobie a pu être effectivement instrumentalisée par quelques homosexuels pour exacerber une position victimaire qu’on serait en droit d’affirmer que l’homophobie est une « imposture sémantique ».
Il en va exactement de même en ce qui concerne l’islamophobie. Ce n’est pas parce qu’elle est instrumentalisée par les islamistes pour parvenir à leurs fins (cf. ci-dessus) qu’on est en droit d’affirmer que l’islamophobie est une « imposture sémantique ».
Comme je le montrais dans le post mentionné ci-dessus, le terme a une longue histoire.
Le délit d’islamophobie est qualifié par la Commission nationale consultative des droits de l’homme, l’OSCE, le Conseil de l’Europe, entre autres.
Bien plus que l’existence et les méfaits de l’islamophobie, ce qui pose problème en France est son déni.
De la même manière que nier le fait de l’antisémitisme désigne à coup sûr un antisémite, ou nier le fait de l’homophobie désigne à coup sûr un homophobe, nier le fait de l’islamophobie désigne à coup sûr un islamophobe.
Caroline Fourest est un exemple déplorable de ce genre de mécanique. Outre son ignorance patente des réalités historiques, ses écrits illustrent amplement ce déni.
Relisez donc l’article d’Oliver Cyran que j’ai mentionné dans mon post
« Je me souviens de cette pleine page de Caroline Fourest parue le 11 juin 2008. Elle y racontait son amicale rencontre avec le dessinateur néerlandais Gregorius Nekschot, qui s’était attiré quelques ennuis pour avoir représenté ses concitoyens musulmans sous un jour particulièrement drolatique. Qu’on en juge : un imam habillé en Père Noël en train d’enculer une chèvre, avec pour légende : « Il faut savoir partager les traditions ». Ou un Arabe affalé sur un pouf et perdu dans ses pensées : « Le Coran ne dit pas s’il faut faire quelque chose pour avoir trente ans de chômage et d’allocs ». Ou encore ce « monument à l’esclavage du contribuable autochtone blanc » : un Néerlandais, chaînes au pied, portant sur son dos un Noir, bras croisés et tétine à la bouche. Racisme fétide ? Allons donc, liberté d’expression ! Certes, concède Fourest, l’humour un peu corsé de son ami « ne voyage pas toujours bien », mais il doit être compris « dans un contexte néerlandais ultratolérant, voire angélique, envers l’intégrisme ». La faute à qui si les musulmans prêtent le flanc à des gags difficilement exportables ? Aux musulmans eux-mêmes et à leurs alliés trop angéliques, ça va de soi. Comme l’enseigne Nekschot aux lecteurs de Charlie Hebdo, « les musulmans doivent comprendre que l’humour fait partie de nos traditions depuis des siècles » ».
Olivier Cyran a eu l’honnêteté de claquer la porte de Charlie Hebdo après l’arrivée de Fourest [correctif: en fait, Olivier Cyran a quitté Charlie juste avant cette arrivée]. C’est tout à son honneur.
Mais des Fourest, des Houellebecq (qui, en passant déclare que « Donald Trump est un des meilleurs présidents américains que j’aie jamais vu»…), des Onfray (qui en passant est en train de virer au nationalisme identitaire), etc. ne sont pas taraudés par ce genre d’honneur.
« Il ne faut pas avoir peur de se faire traitre d’islamophobes » assènent-ils à l’envi à la suite d’Élisabeth Badinter à qui (hélas de plus en plus nombreux) veut bien les entendre.
Certes, puisque l’islamophobie est une « imposture sémantique » !
Ainsi, déclarer que « l’Islam est la religion la plus con » ; représenter des musulmanes le cul nu en train de prier tournées vers « la mère Mecquerelle » ; les fesses et les couilles de Mahomet, qui, de toute façon, baise avec une tête de porc, tout cela n’a rien à voir avec l’islamophobie !!!
« Non, non, Monsieur. Il s’agit de Liberté d’Expression. Dans notre plus pure tradition française ».
En effet. Ce genre de « liberté d’expression » faisait florès dans certaines années trente, et « s’amusait » dans des termes semblables de certaines communautés, avec les suites que l’on sait.
Étant sur la route hier, j’écoutais sur France Culture l’émission « Le cours de l’histoire », consacrée aux « Mythes fondateurs des États Unis ».
Patrick Weil et le dessinateur Jul y posaient la question suivante : Comment se fait-il qu’en 75 ans d’existence, Lucky Luke n’avait jamais rencontré la communauté noire des États-Unis ?
L’une des réponses est hélas bien simple : un biais cognitif largement partagé, tel celui auquel je fais allusion dans mon post ainsi que, par exemple, dans celui concernant la discrimination dans la caricature
faisait que ni l’existence de la communauté noire des USA, ni le racisme dont elle faisait l’objet, n’étaient perçus par les lecteurs.
Mon père avait fui en Afrique du Nord pour échapper aux nazis. Il me racontait y avoir vu des colons faire vendanger des ouvriers arabes avec des muselières pour éviter qu’ils ne mangent des raisins. En discutant avec les colons en question, il fut stupéfait de constater que cette manière de faire était considérée par eux comme normale. Le caractère profondément choquant n’en était même pas perçu. Il n’était pas vu.
Ainsi en est-il chez nous : on peut représenter Mahomet en train de baiser une tête de cochon, des musulmanes prier culs nus tournées vers la mère Mecquerelle, dire que l’islam est la religion la plus con, publier en ce moment des commentaires inqualifiables contre les musulmans suite au moindre article de presse, etc. etc. etc. cela n’est pas perçu comme islamophobe. L’islamophobie n’en est même pas vue. Normal, elle n’existe pas.
Rassurez-vous. Je ne me fais absolument pas le « procureur » du malheureux Samuel Paty, dont je condamne clairement le crime abominable.
Je pense seulement qu’il a été doublement victime : de son ignoble assassin, bien sûr, et aussi d’une équivoque qu’il n’a pas été en mesure de surmonter.
Après les attentats de 2015, Charlie Hebdo est devenu un symbole, un totem auquel il était, et il est encore, sacrilège de toucher, sacrilège d’adresser la moindre critique.
Or, ce n’est pas parce qu’on a été les victimes d’un massacre abominable que cela instaure une pensée comme le nec plus ultra de la réflexion, en l’occurrence pour ce qui est de la liberté d’expression.
Ce n’est pas parce que Pim Fortuyn a été lâchement assassiné que cela consacre pour autant nécessairement sa pensée comme étant l’expression la plus élevée d’une politique d’immigration.
Il en va de même dans le cas de Charlie, et là réside l’équivoque.
Peut-être en effet les caricatures de Charb et les allégations proférées par Caroline Fourest ne dépassaient-elles pas les limites de la liberté d’expression. Pour ma part, je pense qu’Éric Zemmour a été, fort légitimement, condamné pour moins que ça.
Mais quant à en faire désormais la norme indépassable de la liberté d’expression, celle qu’on doit enseigner dans les écoles et exhiber comme notre gloire à la face du monde, permettez-moi de dire que c’est une vaste connerie.
Connerie dans laquelle le pauvre Samuel Paty s’est trouvé enfermé, qu’il n’a peut-être pas su remettre en question de façon critique, je ne sais pas.
Mais connerie sur laquelle il serait urgent de réfléchir avant qu’elle n’entraîne, dans le cadre de l’enseignement comme dans le cadre de nos relations avec le monde musulman, des dégâts irréparables et de nouveaux crimes, hélas parfaitement prévisibles.
Encore un mot sur la « rupture des consensus familiaux ou communautaires » que vous évoquez. Cela fait partie en effet du processus normal de l’éducation. Mais il y a façon et façon de le faire.
Je suis un amoureux de l’histoire du monde hispanique, et je m’étonne qu’un critique tel que vous n’opère pas quelques rapprochements. La colonisation espagnole du monde sud-américain, en dépit d’exceptions relatives telles que celles qu’on observe au Paraguay, a privilégié ce genre de « ruptures », en ridiculisant les dieux et les coutumes des peuples colonisés, en méprisant leurs cultures, en imposant des pratiques vestimentaires, etc.
Pour ma part, je ne vois pas ce qu’une laïcité aurait à gagner en appliquant ce genre de règles et de méthodes héritées des périodes les plus sombres de nos histoires. Quand les ayatollahs de la « laïcardité », en effet, auront réussi à imposer – à la demande hélas d’une bonne partie de la population- ce genre de « laïcité » qui trahit fondamentalement celle des pères fondateurs (ma référence essentielle en la matière est Jean Baubérot, qui connaît la question un tout petit mieux que Valls ou Fourest…), je risque fort d’exporter sous d’autres cieux ma nostalgie de la France.
Cordialement à vous.
*
Ajout à l’ajout :
Et puisque j’ai fait mention de Jean Baubérot, un petit extrait de cet immense historien de la laïcité:
Quant à Charlie, un de ses chroniqueurs, Philippe Lançon, justifie la « une » du numéro du 8 novembre contre Edwy Plenel ainsi : « Charlie Hebdo est un journal satirique. Et de ce fait, avec une part de mauvaise foi » (Libération, 16 novembre 2017). Ce propos exprime clairement la situation totalement ambivalente où l’on se trouve depuis l’attentat criminel du 7 janvier 2015[3]. Le slogan « Je suis Charlie » permet un glissement permanent qui part de la solidarité fondamentale avec des personnes assassinées pour délit d’opinion (ce qui rend la chose deux fois insupportable) pour, finalement, aboutir à l’imposition d’une doctrine. Une doctrine qui serait l’unique propriétaire de la laïcité et de la démocratie et qui, servant une « juste cause », aurait le droit de s’affranchir de tout critère d’honnêteté intellectuelle. Une doctrine face à laquelle la moindre critique constituerait un blasphème (illégitime) contre la République. Ariane Chemin le constate : « Charlie appartient désormais au patrimoine national ; chaque combat mené par ou contre lui devient un peu celui des Français » (Le Monde, 16 novembre 2017).
Il se produit là une double mystification :
D’abord, le fait de prétendre être un « journal satirique » ne peut servir d’excuse à tout et n’importe quoi. Et si on admet, non seulement la liberté sans responsabilité aucune (ce que réclame Charlie depuis bien avant les attentats), mais aussi, en conséquence, le droit à « une part de mauvaise foi », sous prétexte de publication satirique, effectivement Edwy Plenel a bien raison d’indiquer que la démocratie se trouve en danger.
Il serait enfin temps de briser l’omerta. Le massacre de 2015 a fait de Charlie, de façon certes compréhensible, un espace sanctuarisé contre lequel il est sacrilège d’émettre la moindre critique. L’exemple de Pim Fortuyn montre cependant que ce n’est pas parce que quelqu’un est assassiné que ses productions sont au-dessus de tout soupçon. Quand Charlie, entre autres exemples, consacre une page entière à un «caricaturiste» qui représente un imam sodomisant une chèvre, avec pour légende «Il faut savoir partager les traditions», un autre sodomisant une fillette voilée, etc. cela constitue en rigueur de termes une insulte ignominieuse. M. Zemmour a été, de façon légitime, condamné parce que ses propos selon les termes du jugement «outrepassent les limites de la liberté d’expression puisqu’il s’agit de propos injurieux envers une communauté et sa religion». On est certes en droit de ne pas sanctionner une injure, mais ayons le tact de ne pas en faire un symbole de la liberté d’expression.
Parmi des dénonciations bien entendu nécessaires du déni de l’islamisme, on s’étonne de la fixette sur le voile, qui décrédibilise le propos. Ainsi, une fois de plus, le vêtement – féminin, cela va de soi – revient-il au cœur de la polémique. Outre la méconnaissance de la diversité des raisons du port du voile, les signataires veulent-ils engager la laïcité française sur la voie d’un contrôle autoritaire de la façon de se vêtir, avec, en prime pour éviter le sexisme, un contrôle de la longueur des barbes et une interdiction du port du T-shirt du Che ? Ce serait certes une réussite qui ferait de la France la seule émule de l’Iran et de l’Arabie Saoudite parmi les nations occidentales. Belle réussite, incontestablement.
Il faut que les enfants « démêlent les éléments principaux de cette œuvre extraordinaire qui s’appelle la civilisation. Il faut leur montrer la grandeur de la pensée ; il faut leur enseigner le respect et le culte de l’âme en éveillant en eux le sentiment de l’infini qui est notre joie, et aussi notre force » [extrait de la « Lettre aux instituteurs« , de Jean Jaurès] . Un éternel merci, M. Jaurès. Cela vaut mieux en effet que de leur montrer les fesses du prophète Mahomet.
Un grand merci pour ce plaidoyer si intelligent pour une rationalité sans équivoque, dans un monde où la désinhibition des forces de l’irrationnel semble délibérément promue de bien des côtés. Pour quels intérêts ? Qu’est-ce donc qui se manifeste et qui monte à travers un tel vacarme ? « Le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde ».
Je me permets d’ajouter un commentaire de Claustaire à cet article:
Naguère, on brandissait la chemise ensanglantée du camarade tué par l’ennemi, parfois le drapeau ensanglanté qu’on ne voulait pas renier, aujourd’hui, nous sommes bien condamnés à brandir des caricatures pour dénoncer le massacre dont ils auront été l’alibi.
Rappelons que notre hymne national, lui aussi plein de sang répandu, a été composé dans un Strasbourg assiégé et menacé de massacre par de « féroces ennemis ».
Et parce qu’il se défendrait maintenant par des dessins pour dénoncer le rêve d’une théocrature mortifère, on ose venir donner des leçons de politesse ou de décence à un pays dont les fonctionnaires, journalistes, prêtres, enseignants, ou passants dans une rue de fête nationale peuvent être abattus, écrasés, égorgés par la barbarie islamiste ? Barbarie qu’on ose présenter comme l’oeuvre “d’un fou” solitaire alors qu’elle est désormais dans l’air du temps et que nous pouvons en être victime au coin de la rue, que nous vivions à Londres, Paris, Bruxelles ou Vienne. Damned !
Ainsi que la réponse que je me suis senti obligé de lui faire :
La première réponse n’ayant pas été publiée, je réitère avec une seconde version. Peut-être avais-je manqué à la bienséance, que je félicite Le Monde de sauvegarder, en écrivant des mots que la décence réprouve:
@Claust. Désolé, mais personne n’est «condamné» à montrer le c..l et les co..les de Mahomet à la face du monde. Les islamistes en jubilent, car cela leur fournit un excellent alibi pour vendre leurs provocations assassines et leur stratégie de l’escalade aux fidèles musulmans, comme nous le constatons. Quant à ces fidèles, en France ou ailleurs, et en particulier beaucoup de jeunes dont je me suis occupé, ils ne retirent de ces provocations grossières de bobos du nouveau «pastis-party» (cf. le tea-party aux USA)* en train de se consolider en France, qu’humiliation, rancœur et ressentiment qui poussent les plus fragiles vers des pentes bien dangereuses. Il est grand temps de passer de proclamations aussi grandiloquentes qu’abstraites que dénonce l’article au constat de la réalité.
[Il y a quelques années, une quarantaine de députés ont commémoré la fête nationale autour d’un apéritif « saucisson-pinard » au sein même de l’Assemblée nationale. Les banquets révolutionnaires s’en prenaient certes aux particularismes, mais c’était au nom de l’universalisme, dans une volonté d’intégration. Ici, on se trouve face à des repas organisés pour exclure l’autre, qui n’en est pas moins citoyen] (article de P. Birnbaum cité).
Étonnant ! Après avoir été publiés pendant quelques minutes, voici que certains de mes commentaires et réponses sont maintenant effacés ! Le Monde aurait-il pris sa carte au Pastis-Party ?
Bon. À la troisième tentative, une version où il n’est question que de « fesses » finit par passer.
Et encore cet article, dont le remarquable équilibre contraste avec la virulence étonnamment guerrière de certains commentaires qu’il suscite:
Oliver Mongin et Jean Louis Schlegel ont judicieusement évoqué, dans l’article mentionné précédemment, la notion hégélienne « d’universel abstrait » pour évoquer les convictions morales qui, pour garder les mains pures, refusent de prendre en compte le caractère concret des situations historiques. On aurait pu aussi rappeler la pique de Péguy contre l’impératif moral kantien: « Le kantisme a les mains pures, mais il n’a pas de mains » (Victor-Marie, Comte Hugo, Pléiade T III, p. 331).
Ainsi, qu’importe si projeter les caricatures de Mahomet sur des édifices publics contribue à faire lever en France et dans le monde de nouveaux djihadistes : au moins aurons nous affirmé nos convictions. Na!
Ayant projeté pour ma part un post sur la distinction conceptuelle, ô combien utile mais hélas trop oubliée, qu’opère Max Weber entre « éthique de conviction » et « éthique de responsabilité », je suis tombé sur cet article de 2015 qui dit mieux que moi ce que je pensais développer. Je le recommande donc chaudement aux amateurs.
Après l’assassinat de Samuel Paty, l’économiste s’était laissé aller à écrire le 29 octobre, sur son compte Twitter, « il est temps de dire que l’islam est incompatible avec la République » –, alors que Marine Le Pen avait déclaré quatre jours auparavant : « Je ne crois pas qu’il y ait une religion qui soit incompatible avec la République. » Elle a sèchement mis les choses au point le 30 octobre sur BFM-TV : « C’est moi qui détermine la ligne du mouvement. »
À la lecture d’une multitude de commentaires qui stigmatisent le « choc des civilisations », l’incompatibilité de l’islam avec notre République, notre démocratie ou notre culture, etc. il faut bien convenir qu’il s’avère urgent de créer un nouveau parti à la droite du RN, dont la modération ne suffit plus, aux dires de M. Messiha. Peut-être le Pastis-Parti, et son allié le Saucisson-Pinard parti dont il est question plus haut feront-ils l’affaire ?