Archi-archives de Stultitia. 2008: Une « spiritualité laïque » ?

Encore une réflexion qui dormait dans les greniers, et qui a été sauvée in extremis par Stultitia.
Elle commentait une présentation sur France Culture de l’ouvrage de Luc Ferry, La sagesse des mythes. Apprendre à vivre – 2, Paris, Plon 2008.
Et n’a suscité, bien entendu, aucune réponse…
Mais elle permettra de revenir à la question des mythes et des croyances, que j’aborderai bientôt – après une petite sortie dans mes chères montagnes, comme il se doit – à propos d’une récente intervention de Michel Onfray.

Une « spiritualité laïque » ?

Enseigner la philosophie dans le secondaire fait prendre une conscience aiguë de l’exigence de précision conceptuelle que requiert un contexte culturel qui s’habitue à se contenter du flou, soit par démission, soit par intérêt.
Ceux qui sont engagés dans cette tâche ingrate aimeraient alors voir leurs efforts relayés par les spécialistes médiatiques de leurs disciplines, surtout lorsque ces derniers prétendent à la vulgarisation.

J’ai donc été, une fois de plus, étonné par le manque de rigueur qui a caractérisé les prestations réitérées de Luc Ferry sur France Culture le 21 novembre dernier.

Il aurait été capital de sa part, s’il veut éviter que son ouvrage fort intéressant et nécessaire sur les mythes ne verse dans la caricature, de préciser un minimum le sens de certains termes, et tout particulièrement celui, plusieurs fois répété, de « spiritualité laïque » qui pourrait d’après lui caractériser la pensée grecque.

Que l’on décide apparemment d’exonérer la « spiritualité » grecque du terme de « religion », le réservant au christianisme, cela, bien que contestable (E. Lévinas, M. Gauchet et bien d’autres ayant montré comment le judéo-christianisme est en conflit avec le « sacré » et « la religiosité » païenne au point qu’on a pu parler à son égard de « religion de la sortie de la religion »..) pourrait se réduire à une option de terminologie. Mais il importerait alors de mieux préciser les raisons d’un tel choix..

Qu’on qualifie le christianisme de « religion de l’immortalité » («Les dieux grecs ne vont pas avoir pour fonction, à la différence du Dieu chrétien d’accorder le salut aux humains, c’est-à-dire de leur accorder l’immortalité» Matins de France Culture), alors que l’effort du christianisme ancien a été justement de se démarquer de la croyance en l’immortalité de l’âme qui caractérisait les « religions » ou « spiritualités » (si l’on veut) païennes, c’est une erreur qu’on peut excuser en la mettant au compte d’une absence de formation théologique. Pensons tout de même que le judaïsme – dont est issu le christianisme – a cru en son Dieu pendant des siècles en se passant totalement de croyance en l’immortalité, et que la « résurrection » dont la notion apparaît tardivement à l’époque macchabéenne a si peu à voir avec l’immortalité des grecs qu’elle leur est incompréhensible, comme en témoignent les sarcasmes bien connus qui accueillent le discours de Paul à l’Aréopage !
Mais passons, de même que sur le contre-sens faisant de l’expérience de la « finitude » l’apanage du monde grec, rendant incompréhensible, entre autres, les Pensées de Pascal, comme le combat acharné de Kierkegaard contre l’hégélianisme.

Et revenons à cette si énigmatique « spiritualité laïque », qui semble être présentée comme une spiritualité « neutre », a-religieuse en quelque sorte, et qui serait donc conciliable avec un soi-disant « respect de la laïcité ».

Mais ce n’est pas parce qu’on déciderait par convention (encore une fois, discutable) de ne pas les considérer comme des « religions » que les « spiritualités » grecques ne supposent pas pour autant des choix de croyances métaphysiques.
On sait que les grecs les qualifiaient de « théologies », et qu’ils sont bien les inventeurs de ce terme avant même les juifs ou les chrétiens, en témoignent aussi bien Aristote que le stoïcien Cléanthe ou Proclus le néo-platonicien.
Chez eux, même si, comme le montre si excellemment P. Hadot, la philosophie est bien « exercice spirituel » avant d’être doctrine ou système, les options métaphysiques, les « théologies naturelles » sont déterminantes.
Et ces options n’ont rien de « neutre » : le matérialisme stoïcien du Logos qui divinise la Nature n’est pas le matérialisme atomiste des épicuriens, qui n’est pas le relativisme des sceptiques, etc.
L’interprétation des mythes fondateurs produite par ces différentes écoles (mais encore faudrait-il préciser le rapport des mythes avec les divergences herméneutiques qu’ils peuvent induire) a toujours suscité entre elles des positions tout aussi tranchées que peuvent l’être les débats entre stoïcisme et judaïsme, néoplatonisme et christianisme par exemple.

Dès lors, en quoi la référence, même actualisée, à la philosophie grecque serait elle garante d’une « laïcité » de la « spiritualité » ?

Cela voudrait-il dire que la croyance en un atomisme de type épicurien, ou que la croyance en un immanentisme matérialiste providentialiste de type stoïcien, « une doctrine de l’harmonie avec l’ordre cosmique » (Matins de France Culture) qui nous enseigne « qu’on est soi même un fragment d’éternité » (id. ibid.) serait une vision du monde plus « neutre », moins métaphysique, et partant plus « laïque », qu’un transcendantalisme de type juif, musulman ou chrétien, par exemple ?

Un certain populisme philosophique à la R. Dawkins ou M. Onfray semble vouloir nous le faire croire.
Il oublie cette évidence élémentaire que, par exemple, l’option matérialiste reste une croyance, tout aussi métaphysique que des options alternatives;
l’option « athéologique » demeure une option de « théologie naturelle » au sens où l’entendaient les Anciens, de réflexion sur les causes premières ou nécessaires.
Aristote, Marc Aurèle comme Spinoza avaient simplement la lucidité – ou l’honnêteté – de reconnaître que les dénommer « Dieu » ou « Nature » ne changeait rien au problème.

Il serait bien simpliste de penser que s’exonérer – un peu facilement – des « religions » pourrait résoudre la question de la coexistence des croyances métaphysiques. L’expérience montre qu’une telle naïveté aboutit le plus souvent à un simple renversement de la hiérarchie de ces croyances, totalement opposé à ce qu’on peut nommer « laïcité ».

On attendait donc de Mr. Ferry un peu plus de clarté et de distinction dans le propos. Il en va de notre compréhension de la laïcité.
Certes toujours menacée par les dogmatismes religieux, on sait hélas qu’elle n’a pourtant rien à gagner à s’identifier arbitrairement à quelque doctrine – hellénique ou autre – sous le prétexte qu’elle ne serait pas « religieuse ».
Ce serait encore privilégier une croyance par rapport aux autres.

Or, « L’esprit » de la laïcité ne consiste-t-il pas plutôt à incarner cette conception qui, consciente de la riche diversité des croyances, « religieuses » comme « irréligieuses », des options métaphysiques légitimes qui se présentent à l’esprit humain dans sa quête, et respectant tout autant les grecques que les « barbares », non seulement en refuse la réduction partisane, mais institutionnalise ce refus ?

Son seul impératif étant le respect du mystère de la liberté de chacun.

10 commentaires sur “Archi-archives de Stultitia. 2008: Une « spiritualité laïque » ?

  1. Pour avoir déjà souvent lu et relu et répété, avec beaucoup d’amusement et d’agacement, ici ou là, que ne pas croire en Dieu est une croyance comme une autre, et découvrant écrit par vous que « l’option matérialiste reste une croyance, tout aussi métaphysique que des options alternatives », je me demande s’il ne serait pas temps de me permettre de vous demander de m’ expliquer davantage ce paradoxe, afin que je puisse imaginer qu’il ne soit pas simplement de mauvaise foi (sic)..

  2. Re-bonjour,

    Je reviens sur ce que vous nommez un « paradoxe », lorsque je dis que « l’option matérialiste reste une croyance, tout aussi métaphysique que des options alternatives ».

    En vous renvoyant entre autres, pour plus de développements, au lien que je vous ai donné, je ne vois aucunement le caractère « paradoxal » d’une telle affirmation.

    Si on prend la notion de « paradoxe » comme étant « l’affirmation de certaines théories contraires à l’opinion commune » (Philosophie de AàZ), cela peut paraître en effet paradoxal.

    Mais n’oublions pas que « l’opinion commune » a soutenu et soutient encore bien des choses invraisemblables.

    Par exemple, comme le signale Bernard d’Espagnat dans le lien que je vous ai cité, que le « fond des choses » pourrait être appréhendé à partir de l’expérience que nous avons au niveau macroscopique: « Or s’il est une chose que la physique actuelle pense pouvoir affirmer avec assurance c’est bien, tout au contraire, que si ce fond des choses existe il n’est en rien comparable à notre expérience au niveau macroscopique ».

    Hélas la plupart des philosophes, tributaires d’un « scientisme » qui relève du XIXème siècle (et hélas encore quelques scientifiques, surtout biologistes, fort heureusement peu nombreux), contribuent à entretenir ce genre de pensée magique qui identifie – à la manière démocritéenne – le « fond » du réel à une matière formée de petites billes sécables comme des briques de Lego [précision: jusqu’à atteindre, bien sûr, l’ultime élément matériel insécable et impérissable, le fameux a-tomos] etc.

    Cela n’a rien à voir avec les données de la physique contemporaine (cf. sur ce point, entre autres, la remarquable conférence du même d’Espagnat, dans le post qui suit celui de mon lien).

    Ce n’est donc pas moi qui affirme que « l’option matérialiste reste une croyance ».

    Si l’on respecte comme je le fais la stricte définition de la matière

    [Rappel de mon blog :
    « Le terme matière« , nous dit le « Dictionnaire des auteurs et des thèmes de la philosophie » de S. Auroux et Y. Weil (Paris, Hachette 1991, p. 318-319 ; « Encore un ouvrage à l’usage des scolaires » me rappelle Stultitia) « est une catégorie servant à désigner les objets de la physique ; cette catégorie ne fait pas partie des concepts de la physique : cette dernière élabore seulement les notions de masse, masse ponctuelle, énergie, etc. […]. Le matérialisme est une thèse ontologique posant que toute réalité est constituée par ce que désigne le concept de matière »]

    on est bien obligé de convenir que le « matérialisme » [hormis le matérialisme méthodologique dont je parle dans :

    http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2013/12/04/des-mythes-des-croyances-et-de-mr-onfray-qui-est-au-dessus-de-tout-ca/

    n’est en effet rien de plus qu’une thèse métaphysique.

    Le fait de le considérer comme un « savoir scientifique » relève dans le meilleur des cas de l’ignorance (celle que maintient une « doxa » qui n’a pas été mise à jour depuis le XIXme siècle, donc..), dans le pire de la supercherie dogmatique ou idéologique.

    Mais si on prend le terme « paradoxe » au sens de « raisonnement qui aboutit à des conséquences contradictoires ou impossibles » (La philosophie de AàZ), alors l’affirmation n’a rien de paradoxal au vu et au su des connaissances scientifiques actuelles, particulièrement en physique.
    Mais aussi en ce qui concerne l’articulation, toujours énigmatique pour tout scientifique sérieux, entre physique et biologie. Entre d’innombrables exemples que je tiens à votre disposition, celui d’un athée revendiqué, qui plus est prix Nobel de physique, A. Kastler :

    « Je pense qu’il est impossible, vue la durée limitée de l’univers, que l’évolution puisse s’expliquer selon la thèse que développe le livre de Monod. L’évolution pourrait se comprendre, selon lui, par le jeu, d’une part, de mutations intervenues dans le matériel génétique des êtres vivants ; d’autre part de la sélection naturelle telle que la conçoit Darwin. J’ai d’ailleurs été heureux de trouver cette objection exprimée dans la livre de François Jacob, La logique du vivant, à la page 329, où il dit explicitement que la durée de l’univers est beaucoup trop courte pour qu’on puisse expliquer l’évolution par une succession de micro-hasards. « Que l’évolution, écrit-il, soit due exclusivement à une succession de micro événements, à des mutations survenant chacune au hasard, le temps et l’arithmétique s’y opposent. Pour extraire d’une roulette, coup par coup, sous-unité par sous-unité, chacune des quelques cent mille chaînes protéiques qui peuvent composer le corps d’un mammifère, il faut un temps qui excède, et de loin, la durée allouée au système solaire… » (entretien avec C. Chabanis, dans: Dieu existe-t-il? Non, Fayard, Paris 1973, p. 20).

    Ce qui amène par exemple F. Crick, autre prix Nobel (de biologie cette fois), tout aussi athée et rien de moins que le découvreur de l’ADN à dire que : « Un honnête homme armé de tout le savoir dont nous disposons actuellement ne pourrait pas aboutir à une autre conclusion : dans un sens, l’origine de la vie apparaît presque comme un miracle tant sont nombreuses les conditions qu’il aurait fallu avoir satisfaites pour la mettre en marche » (cité par M. Denton, Évolution, une théorie en crise, Champ Flammarion, p. 277).
    Etc. etc. etc.

    Car la seule « doxa » acceptable en physique et en biologie est celle du caractère foncièrement énigmatique des « origines », qui nous interdit toute extrapolation abusive.

    Sans pour autant bien sûr interdire des hypothèses, et des modèles qui relèveront alors d’un au-delà de la physique et de la biologie, en d’autres termes de la métaphysique.

    Entre autres le modèle dit des « multivers » qui, pour résoudre la question de l’impossibilité de l’existence de notre univers actuel du fait de nos limites temporelles, envisage une infinité d’univers résolvant les probabilités statistiques, le nôtre ne constituant que l’un de ces possibles. Mais cela relève, aussi, de l’hypothèse « méta-physique », puisque par essence impossible à vérifier expérimentalement.

    Je vous renvoie donc encore à ce beau texte d’E. Klein, que j’ai plusieurs fois cité :

    « Les scientifiques ont des difficultés particu¬lières avec l’idée d’origine, que celle-ci concerne l’Univers dans son ensemble, ou la matière, le temps, la vie, l’homme. Car, en tant que scientifiques, ils s’occupent du comment du monde, non du fait qu’il soit. La science, pour se construire, a besoin d’un réel, c’est-à-dire d’un « déjà là ». Or l’origine ne fait précisément pas partie du « déjà là ». Elle correspond à l’émergence d’une certaine chose en l’absence de cette même chose (l’origine suppose la non présence dans la mise en présence même). Cette singularité-là, qui fait passer du néant à l’être, la science n’est pas capable de la saisir, ni même de lui donner un statut ». (E. Klein, Embarrassantes origines, La Recherche 304, Décembre 1997).

    Tout y est dit, aussi bien sur la puissance de notre science que sur ses limites constitutives.
    Toute réflexion qui prétend aller au-delà, en particulier pour ce qui est de l’existence de ce que nous nommons « matière », relève donc de l’hypothèse ou de la modélisation métaphysique, légitimes si elles s’en tiennent à ce statut. Sinon, on entre dans le vaste domaine de la supercherie ou d’un dogmatisme dont l’âge devrait être révolu.

    Cordialement.

  3. Un grand merci pour les efforts que vous consacrez à tenter de m’aider à surmonter certains « paradoxes ».

    Si je vous ai bien compris, j’envisage de tenter de m’expliquer, au mieux de mes moyens, pourquoi cela me ne convainc pas.

    Cela prendra du temps, et si jamais cela devenait trop long, je vous proposerais p-ê un lien vers mon blog pour ne pas encombrer le vôtre.

    à bientôt donc, je l’espère.

  4. D’accord, mais ne craignez pas les « encombrements ».
    C’est avec grand plaisir que j’hébergerai vos réflexions.

    À bientôt.

  5. Voici donc, cher desiderius, l’étape actuelle des réflexions que m’ont inspirées de lien en lien plusieurs pages de votre blog, dont celle ci-dessus. Je pense les reprendre dans une page de mon blog (c’est pour cette raison que vous n’apparaîtrez souvent ci-dessous que dans un « on », cependant tout à fait respectueux, soyez-en assuré), blog qui ainsi, grâce à vous, y trouverait un peu d’alimentation, sinon de matière

    Admettons que la physique contemporaine interdise dorénavant de parler de « matière » pour évoquer l’ensemble des « forces, énergies, champs, particules ou ondes, etc. », dont le monde physique est constitué.

    Admettons qu’on puisse se gausser de qui parlerait encore de « matière » matérielle, voire d’atomes, comme les philosophes grecs ou la science du XIXe.

    Admettra-t-on néanmoins que celui qui se dit actuellement matérialiste, s’il ne peut plus « dire simplement ce que la complexe notion de matière recouvre dans son esprit » (tant la notion même d’atome ou de « matière » se sera atomisée à mesure que s’approfondissait la physique quantique), il sait à quelles notions et concepts il s’oppose :

    Se dire « matérialiste » ne renvoie plus de nos jours à quelque atomisme grec antique ou scientiste du XIXe mais signifie essentiellement (qui pourrait encore vouloir l’ignorer ?) que l’univers n’a pas été créé ni n’est constitué ou habité par des entités surnaturelles ou d’êtres échappant aux lois de la physique, êtres, entités ou forces bénéfiques ou maléfiques que nous pourrions craindre ou implorer, dont nous aurions à écouter les commandements ou les interdits que nous transmettraient quelques éminents élus ou saint texte, voire les voix que nous en entendrions en nous. Entités, forces ou êtres aussi immatériels que surnaturels qui tout en étant en-dehors du monde physique (et échappant à ses lois) y œuvreraient physiquement depuis les origines voire encore tous les jours que nous y vivons, par le truchement de forces physiques surnaturelles qu’ils déclencheraient ou d’êtres humains supérieurement inspirés (voire eux aussi surnaturels, s’ils étaient les Fils à la fois naturels et surnaturels de tel Père surnaturel) qu’ils guideraient.

    Lorsqu’on aurait expliqué que la « matière matérielle » des grecs ou des savants du XIXe n’existe pas, pourra-t-on pour autant se permettre, comme allant de soi, de parler de la nature physique de l’univers (si proprement « immatérielle » que serait, aux marges actuelles de nos observations ou interactions possibles avec elle, cette nature) comme nous offrant l’hypothèse d’une conception surnaturelle de l’univers ?

    Arrivés à un certain âge de raison, ne faisons-nous pas tous la différence entre des personnages fantastiques ou surnaturels de films, BD, dessins animés ou contes (zombies, diables, fantômes, Olympiens ou autres « héros » doués de sur-pouvoirs, etc.) et des personnes en chair et en os fréquentées dans la vraie vie ? (Même si bien sûr, au moment de notre rapport & vécu imaginaire avec eux, ces personnages de fiction peuvent nous sembler plus réels que nos voisins ou amis, de même que peuvent nous sembler plus réels et bouleversants que la vraie vie certains épisodes de nos rêves ou cauchemars ?)

    Que des scientifiques, savants ou chercheurs des plus fins voire nobélisés concluent sur le caractère foncièrement énigmatique des « origines » de l’Univers et notamment des transitions entre le néant et l’être, l’inerte et le vivant, le vivant et l’humain, peut-on leur faire dire autre chose que ce qu’ils n’en disent pas ?

    Que l’on ne sache pas « pourquoi il y aurait quelque chose plutôt que rien » a-t-il interdit aux scientifiques, savants et autres chercheurs de travailler et réfléchir sur ce « quelque chose » (qui, s’il n’est pas simplement « matériel », n’en est pas pour autant immatériel ou métaphysique), d’en observer les lois et d’en tirer les conséquences physiques, pratiques ou technologiques (dans des domaines aussi variés que l’électricité, l’électronique, l’astronautique, le GPS, la téléphonie et l’internet, etc.) qui ont totalement modifié nos conditions de vie, de communication et d’intégration à notre commune humanité et à son immatériel patrimoine ?

    Je comprends donc parfaitement que l’on rappelle que « toute réflexion qui prétend aller au-delà de ce que la science peut dire du passage du néant à l’être relève de l’hypothèse ou de la modélisation métaphysique » et que l’on conclue que « l’hypothèse Dieu n’a pas à intervenir lorsqu’on aborde les questions scientifiques » (ce qui n’empêche pas que des scientifiques des plus éminents ne renoncent pas à leur croyance en l’existence d’un Dieu, ce qui est logique puisque, en qualité de scientifiques étudiant la physique, ils s’interdisent justement de parler de métaphysique).

    Si nulle science ne permet de répondre à la question des origines, ni donc à celle des transitions entre néant/être, inerte/vivant, vivant/humain, on doit bien accepter, pour qui voudrait passer outre cette science, que se constitue ou se postule une science non-physique, que l’on pourrait dire une « science non physiquement scientifique » mais assez logique et discursive pour se définir comme « l’exercice de la raison au-delà des données de l’expérience physique ou des sciences physiques« , science non-physique que l’on appellerait « méta-physique ».

    Cette science méta-physique, par quel art mystérieux rendra-t-elle compte des « mystères » que la science (tout court) s’interdirait d’aborder ou de prétendre expliquer ?

    Quels seront les champs de cette méta-physique ? Avec quels outils les abordera-t-elle ?

    Avec ceux du récit, du mythe, du discours, du logos, de la logique du logos, de la raison… avec de la philosophie, de la métaphysique, nous dira-t-on.

    Mythes dont on fera, en leur sens le plus noble, le « récit des origines »(ce que la science s’interdit de faire, pour ne pas se raconter d’histoires).

    Un philosophe, un métaphysicien, comme Ricoeur verra dans ces mythes, dans ce que l’histoire des religions y discerne aujourd’hui « non une fausse explication (par le moyen d’images et de fables) mais un récit destiné à instituer toutes les formes d’action et de pensée par lesquelles l’homme se comprend lui-même dans le monde ». (P. Ricoeur, Finitude et culpabilité, la Symbolique du mal, in Philosophie de la volonté, Paris, Aubier-Montaigne, 1960, p. 12).

    Mais comme nulle science physique ne pourra décider de la validité explicative d’un mythe (traitant du métaphysique), les adeptes de métaphysique n’ont que le choix entre « mythes raisonnables » et « mythes invraisemblables », entre modèles métaphysiques crédibles et humainement soutenables et d’autres qui le sont moins, reconnaîtra-t-on.

    Du coup, « la conscience informée de chacun d’en juger » risque de dépendre de l’art du récit, de l’art de convaincre, de l’art de la persuasion, l’art de rendre plus ou moins crédible, plus ou moins vraisemblable tel récit ou tel mythe, l’art de captiver le lecteur ou l’auditeur, l’art de donner la meilleure cohérence à ce qui pourrait sembler incohérent, de feindre d’organiser ces mystères qui nous dépassent, etc.
    Et métaphysique rimerait avec rhétorique ?

    Eh ! De quoi vous inquiéteriez-vous, me dira-t-on, si, in fine, toute métaphysique ne serait que d’art ?

    De rien. Au contraire, mon âme d’artiste ne pourrait que s’en réjouir.

    Et qui n’admirerait pas les créations artistiques extraordinaires, sculptures, monuments, créations littéraires, musicales, picturales, poétiques ou « philosophiques », etc. que nous ont valu au fil des millénaires et des siècles les croyances, pratiques et convictions religieuses (pour ne pas dire métaphysiques) de l’humanité ?

    A condition que nous convenions tous qu’en toute métaphysique, il ne s’agirait jamais que d’art, d’art de vivre, de penser ou de faire aimer… Fût-ce quelque sublime art pour l’art (gratis pro deo)… et pas de vie ou de mort : pas de récits (mythes ou fables) impies brûlés ou déchirés, de langue impie arrachée, de monuments païens abattus, d’apostate lapidée ou de sorcière brûlée, de savant dit hérétique ou de chercheur ou artiste dit blasphémateur écartelé, etc. Ni de Prophète intouchable (fût-ce par le poil d’un pinceau) ni de Pape infaillible. Ni, deo gratias !, de théocratie.

    Amen ! Ô frère en immatérielle humanité !

  6. Bonjour Claustaire,

    Quelques remarques rapides à propos de vos réflexions, qui ne me semblent pas devoir remettre en question la validité de mon approche.

    La physique, pas plus que la biologie ou la science en général, n’aime les « ismes ». Pas plus le kantisme que le marxisme (ah ! la dialectique de la matière… C’était le bon temps !), que le taoïsme (cf. le fameux Tao de la physique de Fritjof Capra…), le spiritualisme, ou donc que le matérialisme.

    Simplement parce que nous avons donc là affaire à des méta-physiques, lesquelles, par définition, dépassent le champ légitime de la recherche scientifique (cf. là-dessus E. Klein ci-dessus).

    Non qu’il n’y ait pas de légitimité à être métaphysicien, au contraire, on ne peut s’en passer (cf. plus bas). Mais ce qui est illégitime, c’est de confondre les niveaux.

    Écoutons encore Bernard d’Espagnat : « Telle qu’elle se présente aujourd’hui il me paraît clair que la physique ne débouche de façon certaine sur aucune métaphysique particulière ».

    Le matérialisme représente pourtant sans doute un cas particulier de rapport des sciences avec un « isme ».

    D’abord parce que, comme je l’ai dit et comme le reconnaissent les inventeurs de la science moderne (la plupart croyants,rappelons-le) le « postulat d’objectivité de la nature » et le respect de ce qui deviendra le « principe d’inertie » impliquent un « matérialisme », un « agnosticisme » voire un « athéisme » méthodologique, dans la mesure où le scientifique ne veut rien considérer d’autre (forces cachées, occultes, etc.) que ce qu’il constate dans la mise à l’épreuve expérimentale de ses théories.

    Mais, on l’a dit aussi, ce principe méthodologique n’est en rien une position métaphysique.

    Deuxièmement, parce que le matérialisme est rapidement devenu un cheval de bataille non pas en premier lieu contre l’ignorance scientifique (ce qui devrait être la fonction de toute théorie scientifique), mais bien contre la religion (on se souvient que la thèse de Marx, où la critique de la religion occupe une place essentielle, est intitulée « Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure »).

    Car il est évident qu’une philosophie (le matérialisme de Leucippe, Démocrite ou Épicure en l’occurence), qui semble ne s’attacher qu’au « concret », au « visible », à la « matière », paraît de ce fait reléguer dans le fantasme et les arrières mondes ce qui apparaît comme vous le dites comme « des entités surnaturelles ou d’êtres échappant aux lois de la physique, êtres, entités ou forces bénéfiques ou maléfiques que nous pourrions craindre ou implorer, dont nous aurions à écouter les commandements ou les interdits que nous transmettraient quelques éminents élus ou saint texte, voire les voix que nous en entendrions en nous ».

    D’où le succès de telles approches qui disent : « Nous, au moins, on parle du concret, du réel, alors que vous, spiritualistes, « croyants » divers, vous vous complaisez dans l’obscurantisme et les fables les plus invraisemblables ».

    Et le matérialisme en est donc venu à représenter « la » vérité totalisante (et donc aussi vérité présumée scientifique) contre l’illusion sous toutes ses formes.

    Le problème, c’est que cette supercherie qui pouvait encore faire illusion au XIXème siècle s’est désormais révélée pour ce qu’elle est.

    D’abord parce que le matérialisme, dans sa version atomiste démocritéenne ou épicurienne en particulier (la plus communes chez les philosophes matérialistes actuels (cf. M. Onfray, etc.) s’avère désormais totalement dépassé du point de vue scientifique du fait, entre bien d’autres choses, de la non-localité quantique.
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Exp%C3%A9rience_d%27Aspect
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Principe_de_localit%C3%A9_(physique)

    cf. par exemple, dans le très beau livre de G. Cohen-Tannoudji et M.Spiro, La matière-espace-temps, folio essais, 1990, p. 297 : « Selon la conception moderne de l’élémentarité, c’est la constante h, c’est-à-dire l’action [produit d’une énergie par une durée, ou d’une impulsion par une longueur] qui est insécable alors que la particule manifeste une complexité à toutes les échelles. On est loin de la conception atomiste des grecs de l’Antiquité ».

    L’atomisme des Anciens nous a bien sûr proposé un modèle de « l’atome », mais cette image bien sommaire n’a désormais plus de raison d’être : « Nous savons donc qu’un matérialisme atomistique réduisant le monde à des atomes, particules etc. interagissant par des forces décroissant avec la distance est une position intenable. Nonobstant l’attrait qu’il présente pour tels ou tels esprits et l’emprise intellectuelle qu’il exerce sur beaucoup d’autres, un tel matérialisme est faux » (B. d’Espagnat, Traité de physique et de philosophie, Fayard 2002, p. 306).

    Ensuite parce que l’utilisation du matérialisme comme « cheval de Troie » contre la religion est en contradiction avec la méthode (et l’éthique) scientifique elle-même.

    Écoutons encore une fois Bernard d’Espagnat, qui remet sur ce point les pendules à l’heure, à l’occasion d’une critique de quelques passages de « Qu’est-ce que le matérialisme », dans : « Une éducation philosophique », 1998 d’A. Comte-Sponville, autre matérialiste bien connu :

    [Comte-Sponville] admet donc que le matérialisme « comporte […] une théorie de la matière » et reste en cela « soumis […] au développement des sciences de la nature ». Mais d’autre part il pose que ceci n’est aucunement l’essentiel, que le matérialisme est avant tout une théorie de refus, de combat et qu’à ce titre c’est au premier chef une « théorie de l’esprit ». Selon lui, il s’agit avant toute chose « d’expliquer l’esprit par autre chose que lui-même, et spécialement de rendre compte de tel ou tel phénomène mental, culturel ou psychique par des processus matériels » ; afin, précise-t-il, de « vaincre la religion, la superstition, l’illusion ».
    Ces dernières lignes sont étonnantes. Non qu’il puisse être ici question de reprocher à André Comte-Sponville d’avoir, au départ, une idée en tête. Qui n’en a pas ? Nous savons tous que vouloir consolider une thèse que l’on tient pour juste, se proposer de la défendre par tous les arguments valables qui se présentent, est un des plus puissants moteurs de la recherche. Mais si la thèse est (par exemple) le caractère illusoire de la religion, peut-on, pour la prouver, construire une doctrine, le matérialisme, dont on établit la pertinence essentiellement en la fondant sur son utilité dans le combat contre la religion ? N’est-ce pas là raisonner en cercle ? N’est-ce pas inverser l’ordre logique, qui voudrait qu’on montrât d’abord que la thèse est juste en soi, et qu’ensuite seulement on se servît d’elle, le cas échéant, pour quelque lutte contre l’erreur ? Si l’on était méchant et malintentionné on irait presque jusqu’à dire qu’il s’agit là d’une argumentation « de rhéteur » plus que « de chercheur
    » (id. ibid. p.317).

    Ainsi c’est d’Espagnat lui-même qui vous renvoie votre propre argument de la « rhétorique métaphysique » (« métaphysique rimerait avec rhétorique » dites-vous). De façon tout-à-fait justifiée puisque, une fois encore, le matérialisme n’est rien d’autre qu’une thèse métaphysique.

    Il faut cependant aller un peu plus loin dans la considération de cette « rhétorique métaphysique ».

    D’abord en la distinguant soigneusement – dans le cas de la métaphysique « théiste » – de l’assimilation quelque peu facile que vous opérez avec les « personnages fantastiques ou surnaturels de films, BD, dessins animés ou contes (zombies, diables, fantômes, Olympiens ou autres « héros » doués de sur-pouvoirs, etc. ».

    Car je vous garantis que lorsque vous lisez la Métaphysique d’Aristote, les Commentaires d’Averroès, le Traité de Logique de Maïmonide, l’Être et l’Essence de Thomas d’Aquin ou les Discours de Métaphysique de Leibniz, vous n’y rencontrez pas beaucoup de zombies et autres héros doués de superpouvoirs, mais bien un niveau de réflexion et d’abstraction qui vous obligera à vous « accrocher ».
    Car la métaphysique s’origine expressément dans la volonté de dépasser le discours irrationnel pour aborder de façon rationnelle non pas le vague et le fumeux, mais ce qui est présent depuis l’aube de l’humanité sous forme symbolique dans les « récits des origines », et que la méthode scientifique ne peut aborder du fait de ses propres limites méthodologiques.

    La démarche métaphysique – athée comme théiste – n’est pas « irrationnelle », elle revendique une rationalité argumentative, non scientifique, non expérimentale, en vue d’aborder, entre autres choses, cette « question des origines », comme la nomme E. Klein. Origine non seulement de « l’Univers dans son ensemble, ou la matière, le temps, la vie, l’homme », mais aussi, dans ce domaine propre de l’homme, de la question du sens, de l’éthique et des valeurs en particulier.

    « Pourquoi ne pas évacuer la question de l’origine, au motif qu’elle serait irrémédiablement vaine ? Parce qu’elle est latente dans la présence même de tout ce qui est là, devant nous », dit encore E. Klein dans la même texte.

    Et « ce qui est là devant nous », c’est, entre autres, la possibilité de choisir entre Hitler et Martin Luther King, entre un parti raciste et xénophobe d’extrême droite et un parti qui fait sa place au respect des droits humains.

    C’est tout cela qui relève d’une « rationalité non scientifique ». Tout ce qui fait l’essentiel de l’humain. Fort heureusement, les vrais scientifiques (Klein, d’Espagnat et bien d’autres), reconnaissent, à la différence des scientistes idéologues, que la complexité de l’humain nécessite d’autres voies d’accès et de réflexion que la seule démarche expérimentale.

    L’approche métaphysique, quoique par nécessité « méta-scientifique » et non expérimentale (puisqu’elle commence là où toute science déclare forfait) n’est pas une maladie honteuse.

    Aucun argument « scientifique » ne tranchera jamais entre la légitimité d’un droit humaniste et celle d’un droit nazi. Ce n’est pas pour autant une question secondaire, semble-t-il ! On sait en effet que nombre d’éminents scientifiques ont été nazis…

    Vous revenez vous-même sur Spinoza dans un post à côté, et vous savez que les questions qu’il pose concernant la liberté ou le déterminisme sont des questions métaphysiques qui impactent profondément nos choix éthiques et politiques (cf. différents posts et discussions sur le sujet).

    Vous rapprochez aussi, de façon pertinente, la métaphysique de l’art, « en toute métaphysique, il ne s’agirait jamais que d’art, d’art de vivre, de penser ou de faire aimer ».

    Je suis entièrement d’accord. Pour moi, l’art non plus n’est pas une maladie honteuse. Il dépasse de beaucoup l’approche scientifique – même si certains scientifiques sont des artistes remarquables et si la notion – absolument non scientifique ! – de beauté, occupe à mon sens une place essentielle dans la motivation scientifique elle-même.

    Une part essentielle de ce qui est humain ne se résout donc pas dans la science expérimentale.

    L’interrogation métaphysique – athée comme théiste -, en tant que réflexion rationnelle sur les orientations fondamentales de nos vies en constitue une composante essentielle.

    À bientôt pour de nouvelles réponses!

    Cordialement

  7. Bonjour cher Claustaire,

    Stultitia a été surprise 😮 par la transformation de mon nom dans votre réponse. Faute de frappe ? Mais la tonalité de votre réponse sur votre blog et le contenu (que je partage cette fois en bonne partie) ne prête pas à confusion ! Nous restons dans la saine disputatio musclée !
    A bientôt donc sur votre blog pour une réponse circonstanciée.
    Cordialement

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