Je terminais la rédaction du post ci-dessous lorsque j’ai appris l’invasion de l’Ukraine par le régime de Poutine.
Il en paraît du coup quelque peu déphasé.
Je le publie pourtant, car il est une illustration de ce déni que j’ai si souvent évoqué sur ce blog.
Et, dans le cas de la possibilité de la guerre à l’intérieur de notre zone de confort présumée invulnérable, qui est aussi généralement objet de déni, je rappelle une fois de plus l’opinion de J.P. Dupuy, auquel je me suis plusieurs fois référé :
« Nous tenons la catastrophe pour impossible dans le même temps où les données dont nous disposons nous la font tenir pour vraisemblable et même certaine ou quasi certaine. […] Ce n’est pas l’incertitude, scientifique ou non, qui est l’obstacle, c’est l’impossibilité de croire que le pire va arriver’’ (Pour un catastrophisme éclairé, Paris, Seuil, 2002, p. 142-143).
À défaut de mieux, je renvoie aussi à ces posts qui constataient le caractère chronique des violations de l’état de Droit par le régime en place à Moscou depuis vingt ans.
Violations qui n’embarrassaient pas un candidat de l’époque, tout comme elles n’embarrassaient nullement, jusqu’à ce matin du moins (mais on n’est pas à une acrobatie près…), Mme Le Pen, M. Zemmour ou encore M. Mélenchon.
Sans doute cherchons-nous tous à convaincre autrui que nos intérêts, nos goûts, nos idées valent la peine d’être partagés.
N’est-ce pas ce que je fais en ce moment même ?
Et sans doute cela peut-il engendrer de réels enrichissements mutuels, lorsque ce type d’échanges amène à la connaissance par exemple d’auteurs, d’artistes, de musiciens, ou à la découverte de pratiques culturelles, sportives, d’activités diverses.
Il y a incontestablement un certain plaisir à constater que des proches, des amis peuvent partager les mêmes intérêts que moi.
Mais cette dynamique d’échange et de partage trouve ses limites dans un type de prosélytisme pernicieux, que nous connaissons tous, et qui s’apparente à de la manipulation.
Je me souviens par exemple de l’un de mes amis de jeunesse, qui, particulièrement addict au cannabis, ne pouvait se passer de m’en proposer chaque fois que je venais la voir : « Allez ! C’est léger. Ça ne te fera pas de mal ! ». Peut-être… Mais décédé des suites de ses addictions multiples, il faut croire que ça ne lui a pas fait de bien non plus.
Ainsi en va-t-il souvent aussi des alcooliques qui s’autojustifient en cherchant à entraîner les autres dans leurs dérives.
Et l’une de mes collègues me racontait qu’une de ses élèves de terminale en grosses difficultés autant scolaires que psychiques, lui avait confié que sa mère lui avait offert son premier joint à l’âge de douze ans pour son anniversaire.
Car bien sûr, telle mère se devait d’avoir telle fille.
Et c’est de ce mécanisme d’un prosélytisme retors dont il est question dans le livre impressionnant et courageux de la pédopsychiatre Caroline Eliacheff et de la psychanalyste Céline Masson intitulé « La Fabrique de l’enfant transgenre. Comment protéger les mineurs d’un scandale sanitaire » (Éd. de l’Observatoire, Paris, février 2022).
Car si les cas de « dysphories de genre » chez les mineurs (trouble qui affecte des filles ou des garçons ne se reconnaissant pas dans leur sexe de naissance et désirant appartenir au sexe opposé) ont connu une croissance extraordinaire ces dix dernières années (selon les pays, les diagnostics ont augmenté de 1000 à 4000% nous disent les auteures), la raison en est moins dans le psychisme des enfants et des adolescents eux-mêmes – car le mal-être, les interrogations et troubles identitaires font partie des passages obligés de toute vie humaine, passages plus ou moins bien réussis selon les cas – que dans une complaisance nouvelles des adultes.
Y compris dans le corps médical, certains se font les complices d’une « subculture idéologique » (op. cit. p. 6 de l’édition numérique) pernicieuse, promue, aussi bien au niveau intellectuel qu’économique, et qui constitue un fonds de commerce entretenu par les réseaux sociaux.
Depuis une dizaine d’années voire davantage, les demandes de « changement de sexe » chez les enfants et les adolescents ont connu une explosion inédite tant aux États-Unis qu’en Europe.
Selon les pays, sur une période de dix à quinze ans, le diagnostic de « dysphorie de genre », qui traduit un sentiment d’inadéquation entre le sexe de naissance et le « ressenti », a augmenté de 1000 à 4000%. Le ratio des demandes de changement de sexe s’est inversé : les jeunes filles sont majoritaires, alors qu’antérieurement, il s’agissait de garçons. Selon certains spécialistes, « le sentiment d’identité de genre apparaît généralement vers l’âge de 2 ans et demi, 3 ans, et peut être verbalisé ou exprimé clairement dans le comportement ». Aussi surprenant que cela puisse paraître, à partir de 2 ans, on pourrait donc diagnostiquer une dysphorie de genre. Pour répondre à ces demandes, des centres dédiés se sont ouverts où des professionnels de l’enfance se spécialisent dans la transidentité.
C’est ce phénomène qui nous interpelle et non les choix des adultes transgenres appelées auparavant transsexuelles : elles ont toujours existé de façon très minoritaire et pas plus que d’autres minorités, elles ne doivent faire l’objet de discriminations. Que ces personnes aient « droit à l’indifférence », c’est-à-dire le droit de vivre de façon banalisée, voilà qui est incontestable : c’est un Impératif moral de toute société démocratique.
Mais aujourd’hui, il suffit de vouloir changer de sexe avec le blanc-seing du corps médical afin de le pouvoir. Les hormones et le scalpel, au même titre d’ailleurs qu’un hashtag numérique, vous transforme un garçon ou une fille à la fois dans la chair et sur les réseaux sociaux. La différence anatomique (et génétique) entre les sexes semble être un obstacle majeur à un épanouissement supposé ; s’en affranchir serait libérateur. Sous prétexte d’interroger le binarisme, on assiste à l’émergence d’un dogmatisme qui prétend – au nom d’une certaine idéologie – que l’anatomie n’est qu’un épiphénomène : l’enfant autodéterminé devrait pouvoir choisir son sexe en fonction de ses ressentis.
Dès lors, se posent des questions éthiques : à quel âge doit-on trancher dans le vif du sujet et rendre possible, mais à quel prix, la demande faite à la médecine de changer de sexe ?
Au risque (assumé) d’être qualifiées de transphobes, car nous n’adhérons pas à la doxa ambiante, mais avec la prétention (assumée également) de défendre les mineurs, y compris contre leur souhait, nous faisons l’hypothèse, corroborée par d’autres auteurs, que la trans identité (le besoin de vivre dans un genre différent du « sexe assigné à la naissance ») relève d’une subculture idéologique contagieuse via les réseaux sociaux, se rapprochant par maints aspects de l’emprise sectaire.
[voir par exemple en p. 23 : Les transitions sont toujours présentées comme un droit à s’autodéterminer, de façon positive et sans attendre, tandis que ceux qui font obstacle à une transition précoce (avec des arguments souvent fondés) se voient frappés de l’anathème de transphobes ou sont traités de « réactionnaires » et d’« ignorants »
Ou encore p. 24 : Vidéoblogs et sites dédiés, créés par des transgenres, se diffusent à l’échelle mondiale. Des millions de jeunes les consultent ou y sont abonnés. Ils s’approprient très rapidement de nouveaux signifiants auxquels ils se raccrochent sans esprit critique].
En tant que cliniciennes, confrontées à l’impact de ces idéologies sur le corps et le psychisme des enfants et des adolescents avec qui nous travaillons depuis de nombreuses années, il nous a paru impérieux de réagir, d’autant que ce sujet fascine les médias qui s’en font complaisamment l’écho. (op. cit. p. 5-6).
Ne craignons donc pas l’accusation de « transphobie », puisque, à la suite des auteures, cette réflexion reconnaît entièrement la légitimité du choix des adultes transgenres qui posent leur décision de façon mature et responsable, et étudions quelques aspects d’une évolution inquiétante.
De cette « fascination des médias » témoigne en particulier l’accueil la plupart de temps enthousiaste qui a été réservé au documentaire « Petite fille », de Sébastien Lifshitz, diffusé sur Arte en décembre 2020.
Petite Fille raconte l’histoire de Sasha, un garçon de 8 ans qui, selon sa mère, aurait exprimé très précocement le désir de devenir une fille « comme elle » quand il sera grand parce qu’il se sent fille. Ce qui est interprété comme un désir de « devenir une femme ».
Le rêve de Sasha est exaucé sans délai : c’est la seule réponse que lui fournissent les adultes ; au nom de l‘autodétermination de l’enfant, il peut devenir ce qu’il veut (id. ibid. p. 10).
(…)
Les médias ont célébré quasi unanimement Petite Fille. Télérama, donnant le ton, y a vu « un hymne à la tolérance déchirant et magnifique de sensibilité. Une ode lumineuse à la liberté d’être soi » (id. ibid. p.14).
Mais c’est bien ici qu’apparaît le questionnement essentiel : cette autodétermination, cette « liberté d’être soi », qui est effectivement l’un des privilèges les plus extraordinaires de l’être humain et constitue l’essentiel de sa dignité, comme l’exprimait déjà Pic de la Mirandole,
Je ne t’ai donné ni place déterminée, ni visage propre, ni don particulier, ô Adam, afin que ta place, ton visage et tes dons, tu les veuilles, les conquières et les possèdes par toi-même. La nature enferme d’autres espèces en des lois par moi établies. Mais toi, que ne limite aucune borne, par ton propre arbitre, entre les mains duquel je t’ai placé, tu te définis toi-même (De dignitate hominis, dans:Œuvres philosophiques, PUF 2001, p. 67)
cette autodétermination ne peut être d’une part que la prérogative de l’homme adulte, or :
On peut croire que Sasha rêve d’être une fille et se sente fille, mais il est inconcevable qu’un enfant aussi jeune ait les moyens de comprendre les enjeux du « traitement médical » de son mal-être, ni même les conséquences qui en découlent : complications et renoncements jusqu’à la fin de ses jours. Inconcevable également qu’à 8 ans, il puisse appréhender la réalité d’une ablation de son appareil génital, dont l’usage sexuel lui est encore inconnu, tout autant que la sexualité de l’adulte. Sasha est à un âge où l’on fait confiance aux adultes, surtout lorsqu’ils lui veulent du bien : n’est-ce pas le cas du médecin qui a tout l’air de l’avoir compris et de ses parents qui approuvent le médecin ? Est-ce cela qu’on appelle le consentement ? (La Fabrique de l’enfant transgenre, op. cit. p. 15).
(…)
Les médecins ne peuvent ignorer les nombreuses études montrant que la majorité des enfants qui interrogent leur identité sexuée ne persisteront pas dans leur demande de transformation après la puberté (85% d’entre eux) (op.cit.p. 16).
Faut-il donc céder d’emblée à la demande de ces derniers, même lorsqu’elle est relayée par celle des parents ?
Dit-on à un garçon qui veut épouser sa maman (ou une fille son papa), que son désir peut se réaliser ? (op. cit. p. 16).
Comment comprendre dès lors ce besoin frénétique de la part de l’entourage, familial et médical, de précipiter le « traitement » ?
D’autre part, la doxa sartrienne certes datée mais toujours reprise ou implicite de nos jours chez nombre d’intellectuels, selon laquelle chez l’être humain « l’existence précède l’essence », n’a aucune raison d’imposer son diktat. Il reste parfaitement légitime de penser, avec E. Gilson par exemple, qu’« il semble invraisemblable que cette doctrine laisse à chacun le choix d’être homme, cheval, arbre, etc. » L’Être et l’Essence, Paris Vrin, 1981, p. 362).
pas plus que le « ce que je fais de ce qu’on a fait de moi » de Sartre ne permettra à un être humain sans définition préalable de se vouloir raton laveur ou aigle royal. On peut bien contester « l’essence » ou la « nature », mais il est tout de même difficile de refuser ce qu’on peut alors nommer une « condition humaine », et la forme sexuée sous laquelle nous en faisons l’expérience.
Si notre enracinement, individuel ou collectif, dans la nature (cf. la problématique écologique) n’est pas la prison qu’en font les essentialistes, il semble difficile de ne pas le considérer comme une référence fondatrice, qu’il paraît dangereux d’oublier sous peine de « Meilleur des mondes ». Y compris en ce qui concerne le fait de la différence sexuelle.
« Meilleur des mondes » ou fantasme transhumaniste bien discutable, car, selon toute évidence :
L’humain est faillible, sexué et mortel. (id. ibid. p. 64)
Comme disait Freud en paraphrasant Napoléon, « l’anatomie, c’est le destin ». Autrement dit, il y a toujours un sexe que nous n’avons pas. (id. ibid. p. 42).
Mais peut-on changer de sexe ? Légalement oui, mais biologiquement non. L’être humain est une espèce qui présente un dimorphisme sexuel dont la reproduction implique l’union de deux gamètes, mâle et femme. Il n’existe que deux sexes : mâle et femelle. « Femme » et « homme » sont définis en fonction de leur sexe respectif. Le sexe fait référence au sexe anatomique (mâle/femelle), lui-même déterminé génétiquement (XY pour les hommes, XX pour les femmes), au sexe légal (H/F), et aux rôles sociosexuels (le « genre » masculin/féminin interdépendant du « sexe »). Comme tous les autres mammifères, les humains se divisent donc en deux catégories ni plus, ni moins. La nature a quelquefois des ratés et un petit nombre d’enfants viennent au monde sans que le fameux « c’est un garçon » ou « c’est une fille » puisse être prononcé avec certitude au vu de leur appareil génital (id. ibid. p.41-42).
Encore une fois, il n’est nullement question de contester le fait que, dans un petit nombre de cas, « la nature ait des ratés », ni qu’il relève entièrement du droit d’une personne adulte et responsable de pouvoir changer légalement de sexe si elle le désire, ou même de mettre en œuvre autant que la biologie le permet les mesures qui accompagneront ce changement légal.
Ce n’est pas cela qui nous occupe ici, mais bien de dénoncer les dégâts d’un nouveau dogmatisme, d’une idéologie dont de plus en plus d’enfants font les frais dans leur psychisme et dans leurs corps de façon irrémédiable.
Idéologie qui constitue un fonds de commerce lucratif du point de vue intellectuel et médiatique comme aussi économique :
L’industrie transgenre génère d’énormes profits pour l’industrie pharmaceutique puisque ces personnes sont des patients qui nécessiteront des hormones à vie. Les organisations qui promeuvent cette idéologie sont financées par des grands groupes et de grandes fortunes. C’est un business très prolifique qui s’attaque à l’image du corps (op. cit. p.31).
Alors même qu’elle s’appuie sur des bases « philosophiques » plus que discutables (cf. plus haut) et parfaitement pseudo-scientifiques :
Quant à alléguer, comme le font certains militants universitaires, que le corps est une « construction sociale », c’est adhérer, comme l’écrit la sociologue Nathalie Heinich, « au sommet de la hiérarchie des slogans pseudo-savants » (La Fabrique de l’enfant transgenre, op. cit. p. 62).
Mais cette idéologie profite de façon indécente d’un marché inépuisable : celui du mal être réel d’enfants et d’adolescents qu’il est facile de manipuler dans une entreprise qui a beaucoup à voir avec les mécanismes classiques de l’endoctrinement sectaire.
Car sous peine de tomber sous l’accusation infamante de transphobie,
l’enfant, soutenu par ses parents, par le corps médical et par l’école avec plus de circonspection, devient le porte-parole de la cause trans face à une société tenue d’obtempérer sans coup férir aux injonctions communautaires imposées par des associations LGBT sous peine de faire entrave tant aux progrès sociaux qu’aux droits des futurs citoyens. Il est édifiant de voir que plusieurs institutions publiques ont déjà cédé par conformisme idéologique à la doxa (op. cit. p.16).
Et de plus en plus nombreux sont les médecins et les institutions qui cèdent, soit par faiblesse, soit par complicité avec cette doxa, au véritable terrorisme intellectuel qu’elle fait peser.
Il est difficile de ne pas évoquer la question de la pédophilie, et la promotion dont elle a pu faire l’objet de la part d’une certaine pensée « progressiste » prétendant libérer la sexualité des enfants alors qu’elle ne faisait que les prendre en otage dans le but de justifier un fantasme d’adultes.
La réflexion qui suit pourrait en effet s’y adapter de façon précise :
On peine à imaginer que des enfants puissent devenir des étendards brandis par des adultes pour faire valoir leur combat. C’est pourtant ce à quoi nous assistons en France et dans d’autres pays. Au nom d’un politiquement correct antidiscriminatoire et égalitariste dont les pratiques discursives sont plus que douteuses, il est de bon ton de considérer que les enfants auraient tout à gagner de ce pseudo-libéralisme (op.cit. p. 10).
Car dans le cas de la pédophilie et de l’inceste comme dans celui de la promotion de la transidentité et de la transsexualité chez les enfants et les adolescents, c’est en fait une même immaturité des adultes qui se manifeste, leur difficulté de plus en plus patente à accepter la limite, à dépasser le complexe de toute puissance qui caractérise le stade infantile ainsi qu’à assumer l’interdit qui le régule et l’apprentissage de la frustration.
Souhaitons donc que des mesures adéquates, inspirées de celles qui ont été mises en œuvre pour lutter contre l’inceste et la pédophilie, puissent voir le jour pour s’opposer à l’exploitation désastreuse de la dysphorie de genre par des personnes irresponsables ou mal intentionnées, exploitation amplifiée par les moyens de communication modernes.
Il est grand temps que nos sociétés consentent à devenir un peu plus adultes !
Rester humain, c’est se soumettre aux interdits fondamentaux et accepter de renoncer à sa toute-puissance en intériorisant des limites. Par l’éducation, des enfants de 3 ans en deviennent capables, à condition que les parents ne considèrent pas les interdits comme un frein à leur épanouissement. Les adultes qui promeuvent la transidentité n’auraient-ils jamais dépassé le stade de la toute-puissance infantile ? Ou faudra-t-il enseigner aux enfants à se méfier d’exprimer leurs désirs car ceux-ci risqueraient d’être exaucés ? (op. cit. p. 63-64).
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PS : Rappelons qu’une même campagne de propagande et de désinformation, y compris usant de l’anathème de l’homophobie – précurseur de la transphobie – contre tout opposant, a abouti à faire reconnaître, « au nom d’un politiquement correct antidiscriminatoire et égalitariste », la légitimité, puis la légalité de la « PMA pour toutes », qui ne peut pourtant se revendiquer d’aucune légitimité. En attendant comme prévu la GPA, dont la propagande a commencé dans les médias et sur les réseaux sociaux…
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Ajout:
Cet entretien avec Caroline Eliacheff et Céline Masson:
Pour faire face à la vérité J’ai poussé jusqu’à la télé Où l’on m’a dit « Vous demandez qui? La vérité? C’est pas ici! » Les temps sont difficiles!
Léo Ferré. Les temps sont difficiles.
On ne peut pas, me semble-t-il, ne pas être frappé par un étonnant paradoxe qui s’attache de nos jours à la notion de vérité.
La société moderne, nous dit Bernard Williams [philosophe anglais, 1929-2003] dans son livre Truth and Truthfulness [Vérité et véracité], accorde une très grande importance au fait de dire la vérité. Quand un personnage politique est surpris à mentir sur sa vie privée, sa crédibilité s’en trouve fortement entamée car l’opinion en déduit qu’on ne peut pas lui faire confiance dans sa vie publique. Si ces combats de gladiateurs modernes que sont les procès en diffamation connaissent un tel succès, c’est qu’ils portent sur une question fondamentale : qui dit la vérité et qui ne la dit pas ?
Richard J. Evans, recension de Truth and Truthfulness de B. Williams, dans Courrier International du 01/10/2003.
Mais alors même que nous assistons à cette revendication, inédite par son ampleur, de transparence, d’honnêteté, de sincérité ; alors même qu’éclatent tous les jours des « affaires » qui révèlent au grand jour des délits et des crimes sexuels, des dissimulations malhonnêtes, des prises d’intérêt frauduleuses, des corruptions politiques, que ce soit au Chili, au Liban aux États Unis ou en France, la notion de vérité n’a jamais paru aussi insignifiante, aussi décriée voire proprement évacuée de l’horizon de la pensée, étouffée sous le règne envahissant des fake news, des supercheries reprises en boucle sur les réseaux sociaux, des manipulations diverses de l’opinion par des médias peu scrupuleux.
Plus nous accordons d’importance au fait de dire la vérité, plus nous paraissons douter du fait qu’on puisse la découvrir ou, tout bonnement, qu’elle existe. (Richard J. Evans, id. ibid.).
Ce doute, ce soupçon concernant la vérité se voit même théorisé au niveau philosophique :
Les penseurs postmodernes mettent systématiquement le mot “vérité” entre guillemets, comme s’il s’agissait d’un concept dangereux qui doit être entouré de ce cordon sanitaire typographique pour empêcher le lecteur de s’imaginer qu’une telle chose existe réellement.
(R. J. Evans, id. Ibid.).
Eh oui, mon vieux Léo, les temps sont en effet bien difficiles pour la vérité !
Comment donc comprendre de telles contradictions et incohérences ?
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Grandeur et décadence de la « Vérité forte ».
J’ai revu récemment sur Arte le beau film de David Lean, « La fille de Ryan », et un étrange rapprochement m’est venu à l’esprit.
Dans l’Irlande traditionnelle du début du siècle dernier, le père Collins incarne l’omniprésence d’une « Vérité » chrétienne, religieuse bien évidemment, mais qui concerne aussi le comportement moral et les opinions politiques. Toujours prêt à défendre le faible Michael contre les humiliations et les moqueries, s’opposant courageusement au lynchage de la malheureuse Rosy et de son tout aussi malheureux mari Charles, ne dédaignant pas à l’occasion de manifester son soutien aux militants séparatistes irlandais etc.
Avec cela, faisant régner d’une main de fer les exigences de la morale catholique la plus doctrinaire, peu apte à s’embarrasser des états d’âmes et des hésitations de ses ouailles.
Beau représentant d’un type de « Vérité forte » qui ne paraît certes plus de mise aujourd’hui.
Et pourtant, n’est-ce pas une « Vérité forte » de ce genre qu’on retrouve incarnée par le personnage de Salah, l’impressionnant Frère Musulman mis en scène par Ladj Ly dans « Les Misérables » ?
Même personnalité puissante, même intransigeance morale fondée non plus sur l’intangible Vérité de la Bible mais sur celle du Coran, même prosélytisme envers des ouailles auxquelles il se doit de montrer le droit chemin à travers les désordres et les errements ordinaires de la vie des cités.
Dans ce registre des « Vérités fortes » et doctrinaires encore remarquables il y a quelques décennies, on pourrait aussi évoquer entre autres celle du Parti, fondée sur l’intangible Vérité du Capital, celle des « hussards noirs » de la République et de la laïcité, fondée sur la tout aussi intangible Vérité du Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson.
L’histoire de la Vérité est tout entière marquée par la prégnance de représentations de ce genre. Depuis la Vérité résidant pour Platon dans le ciel divin des Formes ou des Idées, jusqu’à celle du dialecticien interprète infaillible et définitif du Sens de l’Histoire, en passant par la conception d’un fondement de l’intelligence de toute chose dans cette Vérité première qui ne peut reposer qu’en Dieu, qui constitue le patrimoine commun du judaïsme, du christianisme et de l’islam, les aventures de la Vérité sont indissociables d’une désignation forte qui ne peut se passer de la majuscule qui en consacre le caractère indiscutable.
Au-delà de leur différence, ce qui unit ces divers modèles de Vérité, c’est le fait de postuler une transcendance, pas forcément au sens religieux, mais au sens d’un universel capable de dépasser – transcender – la diversité irréconciliable des opinions et des représentations, des usages et des cultures par la référence à une visée commune, le Bien, Dieu, l’Esprit, le Sens de l’Histoire, ou une Nature Humaine censée constituer L’Homme générique dont les Droits et les Devoirs seraient identiques pour tous les individus quels qu’ils soient dans le partage d’un même « humanisme », etc.
Mais on le sait, une telle Vérité majuscule, si elle a produit et peut encore produire incontestablement de belles réussites existentielles et morales, est aussi à l’origine de perversions que nous ne connaissons que trop bien : Inquisitions diverses, fanatismes, extrémismes intolérants, absolutismes et dictatures politiques, colonialisme, impérialisme et dogmatismes insupportables y compris lorsqu’ils se manifestent sous la forme d’une grossière laïcardité de poulailler.
On comprend dès lors qu’un tel type de « Vérité » soit désormais entré en décadence, et que, hormis dans certains cercles particuliers, ceux qui justement s’accommodent fort bien de l’extrémisme et de l’intolérance dogmatique, il ne soit plus franchement le bienvenu dans notre monde contemporain, jusqu’à être considéré comme « un concept dangereux », comme le signale Richard J. Evans.
Réaction saine et compréhensible, incontestablement.
Mais ne court-elle pas le risque de jeter le bébé avec l’eau du bain ?
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Triomphe du scepticisme : « postmodernisme » et vérité.
Car le soupçon bien compréhensible envers La « Vérité », qui va jusqu’à son évacuation quasi complète de notre horizon, nous place au bord d’un vide qu’on est en droit d’estimer inquiétant.
C’est ce que constate par exemple un numéro récent (1513 du 31/10 au 6/11) du Courrier International.
« Notre époque est marquée par le recul sans précédent d’un des principaux héritages des Lumières : la vérité en tant que pilier moral et politique »,
affirme la sociologue Eva Illouz dans un long article [Il n’y a pas de démocratie possible sans vérité] publié par le quotidien israélien Ha’Aretz. Elle y déplore un culte de la subjectivité et du relativisme, qui laisserait le champ libre à toutes les dérives, celles de Trump ou de Nétanyahou, pour ne citer qu’elles.
On peut bien évidemment ajouter l’emprise déjà évoquée des fake news et autres infox dans les medias de façon générale, et sur les réseaux sociaux en particulier.
Il faut cependant remarquer que si ce recul de la vérité est incontestablement l’une des caractéristiques de notre époque, la mise en question de ce « pilier moral et politique » précède de beaucoup les « Lumières ».
On peut en trouver en effet les prémices dans la classique confrontation entre opinion et vérité, tellement présente chez les Anciens, ainsi que dans tant de sujets de réflexion qui ont fait le bonheur, mais hélas plus souvent l’accablement, de générations d’élèves de terminale : l’antagonisme de la doxa et du logos, l’Allégorie de la Caverne, Platon et la sophistique, Descartes et le scepticisme, Pascal et le pyrrhonisme, mais encore bien d’autres « ismes » en rapport avec l’idée de vérité et sa contestation : cynisme, relativisme, perspectivisme, etc. Et aussi dans quelques citations devenues lieux communs, qui vont de« L’homme est la mesure de toute chose » de Protagoras au cynisme moral et politique de Calliclès, tellement actuel lorsqu’il affirme que « ce qui est juste, c’est que celui qui vaut plus ait le dessus sur celui qui vaut moins ».
Thématiques vieilles comme le monde, donc.
La nouveauté pourtant, c’est que si pour Platon, Descartes, Pascal et les autres, la Vérité (celle donc avec un grand V) triomphait en fin de compte de ces « ismes » qui la contestaient, la perspective a maintenant changé et c’est bien elle qui semble avoir perdu le combat.
À la fin, ce n’est plus le gentil qui gagne, mais bien le méchant.
« À chacun sa vérité » relève désormais d’une évidence aussi indiscutable que l’était celle du Cogito pour le brave Descartes.
« Cosi è se vi pare » E basta ! Pourrait-on encore ajouter fait partie des certitudes les plus communes de l’homme de la rue. De façon paradoxale (paradoxe d’ailleurs souligné dès le Théétète de Platon…), puisqu’elle se présente désormais comme une « vérité » incontestable. [Cosi è se vi pare est le titre de la pièce de L. Pirandello que nous connaissons sous la traduction « À chacun sa vérité ». On pourrait le traduire par quelque chose comme : « S’il vous semble que c’est ainsi, alors c’est ainsi »].
Comment s’étonner alors – et pourquoi – de la prolifération des fake news et des infox si toute opinion est censée en valoir une autre et accède au rang de vérité incontestable ?
Car le discrédit – au moins en partie compréhensible comme nous l’avons vu – d’une « Vérité forte » capable d’assurer une fonction normative et donc de distinguer ce qui est vrai de l’erreur et du mensonge ouvre nécessairement le champ à l’équivalence d’appréciations que plus rien ni personne ne peut départager, faute d’habilitation légitime.
Pour Eva Illouz, qui se réfère à Harry Frankfurt (De l’art de dire des conneries, Fayard-Mazarine, Paris, 2017) le caractère radical d’une telle évolution est à chercher, d’une part dans la prolifération anarchique des médias,
L’extraordinaire démultiplication des médias a été l’un des principaux facteurs d’émergence de ce type de discours : que ce soit à la radio, à la télévision ou sur Internet, le but est de dire quelque chose, quel que soit le message. Les médias produisent un bruit de fond incessant, ils produisent des conneries à lire, à regarder ou à écouter sous la forme de chroniques, de prévisions, d’analyses et de divertissements (id. ibid).
D’autre part dans
le culte des émotions et la glorification de “la vérité intérieure et personnelle” qui se sont emparés des sociétés occidentales. “Au lieu d’essayer de parvenir à une représentation exacte du monde, écrit Frankfurt, l’individu s’efforce de donner une représentation fidèle de lui-même.” (id. ibid).
On pourrait aussi ajouter que « chat échaudé craint l’eau froide » : nous sommes tellement abreuvés d’informations multiples qui se contredisent, de la part de politiques, bien sûr, mais aussi de sociologues, d’historiens, de scientifiques (qui nous disent que le nuage de Tchernobyl s’est arrêté à nos frontières, puis qu’il est passé… ; que le glyphosate ou les statines sont une bonne chose, puis un danger redoutable, etc. etc. etc.) que ne sachant plus à quel discours se vouer, nombre d’entre nous décident de ne plus croire en aucun.
À l’arrière-plan de ces déplacements qui aboutissent à la disparition de la vérité, on trouverait cependant, outre la permanence de tendances apparentées à l’antique scepticisme, un courant philosophique devenu dominant, celui du « postmodernisme »,
mouvement philosophique qui a formalisé l’idée qu’il pouvait exister plusieurs vérités et pas seulement une, et qu’il fallait donc à la fois démocratiser et démystifier la notion même de vérité. Puis, d’autres courants issus du postmodernisme sont allés plus loin, affirmant que la vérité était au service du pouvoir. Que la vérité était masculine, blanche, européenne, colonialiste ou hétéro-normative (id. ibid).
Avec bien des nuances, on pourrait reconnaître dans ces divers courants, pour l’essentiel héritiers d’un Nietzsche dynamiteur de la notion classique de vérité, l’apport de penseurs tels que Michel Foucault, Jean Baudrillard, Jean François Lyotard et quelques autres.
Cette assimilation de la vérité à un instrument du pouvoir a conduit à un renversement spectaculaire : alors que, du temps des Lumières, la vérité était une arme pour lutter contre les superstitions et la tyrannie politique, c’est à présent sur elle que se concentrent les attaques morales. Tout groupe ou individu a le droit de formuler sa vérité, telle est la seule et unique position morale acceptable aujourd’hui (id. ibid).
Advient dès lors le règne d’une « tolérance » universelle envers toute forme de croyances et de valeurs, « tolérance » dont la version molle est bien connue de quelques professeurs de philo résistants, qui se voient automatiquement taxés de tyrans ou de despotes, et de toute façon disqualifiés par le carton rouge de « l’intolérance », dès qu’ils essaient d’insinuer que toutes les opinions ne se valent peut-être pas.
Tel est donc effectivement l’état des lieux, le contexte dans lequel se situe désormais l’interrogation – ou plutôt la non-interrogation – sur la vérité.
Car le fait de ne même plus percevoir qu’il y a interrogation témoigne d’un état plutôt inquiétant de la pensée :
Cette conception de la vérité est devenue encore plus corrosive en quittant le domaine de l’épistémologie pour entrer dans la sphère morale et politique. En 1987, dans L’Âme désarmée (2018, Les Belles Lettres), Allan Bloom soulignait qu’il était devenu interdit dans les universités américaines de remettre en question les valeurs d’un autre étudiant car plus personne ne pouvait être sûr de connaître ou de détenir la vérité. Pour être véritablement démocratique et tolérant, il fallait se libérer des chaînes de la vérité (id. ibid).
Car « la vérité est coercitive et obscène » nous répète sur tous les tons la doxa contemporaine.
Alors, la première chose à faire serait-elle de suivre le conseil de J. Baudrillard dans ses Cool Memories (1980. Cité dans l’article mentionné) ?
De nous en « débarrasser au plus vite et la refiler à quelqu’un d’autre. Comme la maladie, c’est la seule façon d’en guérir. Celui qui garde en main la vérité a perdu ».
Voire…
*
Aperçu de la question de la vérité dans les sciences : les notions d’« objectivité forte » et d’« objectivité faible ». Fonction opératoire et nécessaire permanence de la croyance au vrai.
Peut-être pourrait-on alors trouver dans la démarche scientifique telle qu’elle se considère de nos jours quelques pistes pour surmonter le paradoxe qui nous occupe, et pour rendre à la notion de vérité une part de sa légitimité.
Car les sciences ne sont pas exemptes d’interrogations sur la vérité, celle de leurs propres fondements comme celle de leurs résultats.
Pourtant, dans le domaine scientifique aussi, la notion de vérité est devenue problématique, car l’exploration du monde qui nous entoure ne peut être dissociée de l’interprétation du rapport que nous entretenons avec lui.
Le temps est révolu où le scientifique pouvait penser que l’intelligence humaine était capable d’une parfaite adéquation avec la réalité de ce qui est, la fameuse « adequatio rei et intellectus » censée définir la vérité pour les philosophes médiévaux.
Il serait en effet bien prétentieux de soutenir de nos jours que la science procure de claires évidences, des théories qui seraient une sorte de décalque parfait du réel tel qu’il est en soi, exemptes de toute interférence avec le fonctionnement du cerveau humain, la situation historique du chercheur, son conditionnement philosophique ou encore psychologique. Comme Kant l’avait déjà montré, un tel réalisme absolu est devenu intenable. Aucun scientifique ne peut prétendre exprimer « le point de vue de Dieu », une connaissance parfaitement objective, dégagée de toute limite humaine, de toute contingence.
Si une connaissance « vraie » paraît hors de sa portée, on peut dès lors se demander si la démarche scientifique conserve une légitimité.
Ne succomberait-elle pas en effet à la critique de Nietzsche – encore lui ! – qui n’en faisait rien de plus qu’une croyance, une « foi » ayant pour but réel de rassurer les pauvres humains que nous sommes, effrayés devant le caractère foncièrement chaotique et insaisissable, « immoral », du « réel » auquel nous avons à faire, en le mettant dans des petites boîtes conceptuelles – celles de la « morale », de la « vérité » etc. – qui prétendent réduire à notre usage ce jaillissement incontrôlable, et en rendre possible la maîtrise par notre intellect. « Chercher la vérité » relèverait alors de la crainte devant ce qui est, plus d’une attitude morale, voire psychologique, que d’une démarche de connaissance. Puisque le réel ne peut qu’échapper par son caractère même à toute connaissance par notre raison.
« ‘’Volonté de vérité’’ – cela pourrait cacher une volonté de mort. – En sorte que la question : pourquoi la science? se réduit au problème moral : Pourquoi de toute façon la morale ? Si la vie, la nature, l’histoire sont « immorales »? Il n’y a aucun doute, le véridique, au sens le plus hardi et le plus extrême, tel que le présuppose la foi en la science, affirme ainsi un autre monde que celui de la vie, de la nature et de l’histoire; et, en tant qu’il affirme cet autre monde, comment ne lui faut-il pas, par cela même, nier son antipode, ce monde, notre monde? » (Le Gai Savoir, Aphorisme 344).
On comprend donc que pour un postmodernisme en grande partie héritier de Nietzsche, « foi en la science » et « foi en la vérité » soient d’emblée récusées :
Le postmodernisme se distingue des autres formes de relativisme par sa manière d’envisager la perte et la rédemption. Dans le relativisme, la vérité objective n’existe pas. Reste donc à savoir ce qui la remplace. Pour beaucoup de philosophes, c’est une question sérieuse qui mérite une réponse. Pour les postmodernes, c’est une question idiote qui dénote une inaptitude à prendre au sérieux le caractère définitif de la perte. La rédemption ne se trouve pas dans la recherche d’un substitut à l’objectivité, elle se trouve dans la célébration de sa perte. (Richard J. Evans, art. cité).
Ce désaveu de l’objectivité et de la vérité se retrouve aussi bien sûr pour ce qui est de l’évaluation de l’histoire et du politique :
La pensée postmoderne nous demande de garder une distance ironique par rapport aux événements, sans quoi nous serions tentés de croire qu’ils se sont déroulés dans le monde “réel” (Richard J. Evans, art. cité).
Toutefois, si le post modernisme a pu être un élément supplémentaire dans leur mise en question, dans le domaine scientifique, on ne l’a pas attendu, pas plus que Nietzsche, pour s’interroger sur la portée réelle de l’objectivité et de la vérité.
Car ce sont les avancées de la science elle-même, en particulier les théories de la relativité et la physique quantique, qui on le sait, ont sérieusement malmené la croyance en un discours qui dirait la réalité « telle qu’elle est ». Si le rêve d’un « réalisme objectiviste », d’une « objectivité forte » semble bien avoir disparu de l’horizon de la recherche scientifique, c’est avant tout du fait des progrès de cette recherche même.
Cette prétention d’un « réalisme absolu » n’apparaissant plus tenable, lorsqu’il réfléchit sur sa pratique au-delà de ses stricts résultats, le scientifique désormais privé de cette assurance ne peut faire l’économie d’interprétations, d’hypothèses, de modèles philosophiques et métaphysiques qui peuvent dès lors rencontrer toutes les figures de l’histoire de la pensée.
Un mathématicien, un physicien qui réfléchit sur sa pratique, peut en effet faire profession de scepticisme, de réalisme, de platonisme, de pythagorisme, etc.
Et même de nietzschéisme !
Car il y a effectivement, derrière la démarche scientifique, une croyance originaire, une « foi en la science » qui la rend possible.
Pourtant, même si le scientifique nietzschéen ou « postmoderne » a parfaitement le droit de « célébrer la perte » de la vérité et de « garder une distance ironique » par rapport à sa propre pratique et aux théories qu’il professe, scepticisme, relativisme ou postmodernisme ne sont en rien une obligation en dépit d’un certain terrorisme intellectuel qui voudrait le faire croire.
Car ces attitudes relèvent, elles aussi, de la croyance. L’homme de science conserve donc aussi pleinement le droit de choisir une autre croyance.
En l’occurrence celle qui consiste à assumer effectivement un acte de « foi en la science », mais qui, loin d’être une façon de s’illusionner ou de se rassurer à bon compte, comme le voudraient Nietzsche et les postmodernes, serait l’acte même qui donne sens à sa recherche, le plus souvent implicitement, mais aussi de façon explicite.
Bien loin d’être une attitude « réactive » opposée aux forces de la Vie, la « foi en la science » et en la vérité pourrait être effectivement l’événement fondateur donnant naissance à un dynamisme ouvrant au chercheur cette perspective infinie, ou du moins indéfinie, qui fait être sa recherche.
C’est ce que nous disent par exemple A. Einstein et L. Infeld dans un ouvrage célèbre :
Les concepts physiques sont des créations libres de l’esprit humain et ne sont pas, comme on pourrait le croire, uniquement déterminés par le monde extérieur. Dans l’effort que nous faisons pour comprendre le monde, nous ressemblons quelque peu à l’homme qui essaie de comprendre le mécanisme d’une montre fermée. Il voit le cadran et les aiguilles en mouvement, il entend le tic-tac, mais il n’a aucun moyen d’ouvrir le boîtier. S’il est ingénieux il pourra se former quelque image du mécanisme, qu’il rendra responsable de tout ce qu’il observe, mais il ne sera jamais sûr que son image soit la seule capable d’expliquer ses observations. Il ne sera jamais en état de comparer son image avec le mécanisme réel, et il ne peut même pas se représenter la possibilité ou la signification d’une telle comparaison. Mais le chercheur croit certainement qu’à mesure que ses connaissances s’accroîtront, son image de la réalité deviendra de plus en plus simple et expliquera des domaines de plus en plus étendus de ses impressions sensibles. Il pourra aussi croire à l’existence d’une limite idéale de la connaissance que l’esprit humain peut atteindre. Il pourra appeler cette limite idéale la vérité objective.
Albert Einstein, Léopold Infeld, L’Évolution des idées en physique, Petite bibliothèque Payot, 1963, p. 34-35 [c’est moi qui souligne].
À la différence de la vision nietzschéenne, cette « croyance », cet « acte de foi » assumé en faveur de la science n’est pas alors prétexte à la disqualifier, mais constitue au contraire un « pari épistémologique » pour la connaissance, l’engagement « ontologique » indispensable qui seul la fait être, qui lui permet de s’instaurer.
Sans illusion, toutefois. À la différence de ce que pouvaient encore rêver Platon, Descartes ou encore Newton, le scientifique sait désormais qu’ « il ne sera jamais en état de comparer son image avec le mécanisme réel », qu’il ne pourra jamais ouvrir la montre. On l’a vu, le rêve d’un absolu réalisme est désormais révolu.
Cela ne signifie cependant pas qu’il pourrait dire n’importe quoi, que toute théorie serait équivalente, à la façon du « à chacun sa vérité » de Pirandello et des postmodernistes. Car il nous est bien dit que l’idée de vérité demeure comme visée, « limite idéale de la connaissance ».
Même si le « mécanismeultime » de notre réel risque fort de nous demeurer foncièrement « voilé », et si notre objectivité ne pourra jamais être que « faible », selon les belles expressions du physicien et philosophe Bernard d’Espagnat, l’idée de vérité demeure indispensable pour comprendre en particulier un fait troublant :
Qu’est-ce qui autorise en effet à affirmer qu’une théorie est plus « vraie » – ou moins fausse – qu’une autre ? L’épreuve de l’expérimentation, bien sûr, qui permet à la relativité d’Einstein d’expliquer des faits (la fameuse « avance du périhélie de Mercure » par exemple) dont la mécanique newtonienne ne pouvait rendre compte.
Mais vers quoi est donc tendu ce travail sans fin de la connaissance et de l’expérimentation, et qu’est-ce donc qui l’anime lorsqu’il ne se satisfait pas de théories pourtant en apparence formellement solides et expérimentalement confirmées, comme l’était celle de Newton, comme le sont celles d’Einstein dont on sait qu’elles seront un jour complétées, voire dépassées ?
Il semble en effet bien difficile de se passer dans les sciences de la notion de vérité. Celle-ci y revêt en effet un caractère opératoire, la fonction « énigmatique » d’un « guide », d’un attracteur sans lequel la recherche ne pourrait avoir les moyens de fonctionner.
« Il y a un cercle de la vérité, qui fonde tous les autres […]. C’est que la question de la vérité est une question qui se présuppose elle-même. Nous savons déjà ce qu’est la vérité lorsque nous nous lançons dans l’entreprise du savoir ; son idée nous guide effectivement. Mais ses présuppositions ne peuvent cependant pas être entièrement élucidées car il n’y a pour nous ni vérité accessible sous forme d’un donné pur, ni vérité toute faite déjà sous forme d’une construction a priori. La vérité est toujours à faire ; elle se précède donc et s’annonce en même temps. Elle nous éclaire mais elle reste énigmatique ».
nous dit le philosophe des sciences J. Ladrière dans L’articulation du sens (Cerf, Paris 1984, I, p. 50).
*
D’une « Vérité forte » à une « vérité faible ». La fonction irremplaçable de la vérité en éthique et en politique.
Ce cheminement de la vérité dans l’histoire des sciences me semble présenter une analogie avec la question qui nous occupe plus précisément, et ce que pourrait être la place de la vérité en éthique et en politique, et donc plus largement dans la conduite de nos vies quotidiennes.
Tout comme un « réalisme absolu » qui nous donnerait à connaître le réel « tel qu’il est », le Bien, le Vrai et le Beau (avec des majuscules, ce que les médiévaux nommaient les « Transcendantaux ») ont désormais perdu le caractère indiscutable qui était jadis le leur. Celui-là même qui aurait permis au philosophe ayant la connaissance d’une « Vérité forte » de devenir l’Homme Politique par excellence, le « Philosophe Roi », pour Platon.
Mais déjà les mésaventures de ce dernier à la cour des tyrans de Syracuse montrent que se référer à LaVérité ou au Bien est loin d’être suffisant pour assurer la bonne gouvernance !
Pour ne pas parler bien sûr des différents régimes théocratiques (chrétiens, bouddhistes, etc.) prétendant se fonder sur une absolue Vérité révélée, et dont les derniers en date, qu’ils se nomment Califat ou République Islamique ne suscitent pas particulièrement l’adhésion enthousiaste…
Pourtant, la permanence de la référence à la vérité est de nos jours plus indispensable que jamais.
C’est elle qui rend possible l’élaboration de modèles éthiques et politiques capables de dépasser le règne envahissant du « n’importe quoi » et le risque réel de barbarie qui l’accompagne.
Le contenu d’une vérité peut évoluer, mais ce qui ne doit pas changer, c’est l’idée que la vérité compte et qu’il existe des méthodes pour déterminer quelle vérité est plus essentielle qu’une autre. Accepter ce principe est une façon de coexister dans un monde que nous partageons avec d’autres.
E. Illouz, art. cité.
Nous reviendrons plus bas sur la question des « méthodes ».
Notons déjà que l’expression « accepter ce principe » rejoint l’idée de l’« acte de foi » que nous avons vu à l’origine de la possibilité même de la démarche scientifique : en éthique ou en politique pas plus qu’en science, il ne peut y avoir vérité s’il n’y a acte originaire d’engagement en sa faveur.
Nous sommes convoqués à une décision fondamentale : accepter ou ne pas accepter ; croire ou ne pas croire.
Eva Illouz fait allusion à Hannah Arendt qui, dans son Essai sur la révolution, s’inquiétait de « l’absence de pensée », de l’incapacité à juger par soi-même et à distinguer les faits de la fiction.
Or, les exemples de manipulations du vrai aux États Unis, au Brésil, en Russie, etc., des fake news et autres théories du complot universellement répandues nous montrent que c’est bien à ce défi – sauver la pensée – que nous avons à nous confronter si nous voulons préserver, en même temps que la démocratie, un mode de vie à la mesure de notre humanité.
Il est en effet urgent de réapprendre à penser ! Et cela ne peut commencer que par un acte de foi, un engagement en faveur de la possibilité même d’une raison éclairée par l’idée de vérité.
Car il est essentiel de retrouver « une conception claire de la vérité », de « la distinction entre vrai et faux ».
“Le sujet idéal de la domination totalitaire n’est ni le nazi convaincu ni le communiste convaincu, mais les gens pour qui la distinction entre fait et fiction et la distinction entre vrai et faux n’existent plus”, souligne Hannah Arendt dans Les Origines du totalitarisme.
Steve Tesich, l’inventeur du concept de post-vérité, écrit : “Nous serons bientôt des prototypes de citoyens dont les monstres totalitaires du passé osaient à peine rêver. Jusqu’à présent, tous les dictateurs devaient âprement lutter contre la vérité. Mais par notre attitude, nous leur disons aujourd’hui que ces efforts ne sont plus nécessaires car nous avons développé un mécanisme cognitif capable de dépouiller la vérité de toute forme de signification. En tant qu’individus libres, nous avons fondamentalement et librement décidé que nous voulions vivre dans un monde de post-vérité.”
La manière la plus efficace d’établir un pouvoir totalitaire n’est pas d’opposer une vérité à une autre, mais de questionner l’idée même de vérité. En 1938, George Orwell écrivait dans son Hommage à la Catalogne :
L’idéologie nazie nie spécifiquement l’existence même de toute ‘vérité’. […] Si le Chef dit de tel événement qu’il ne s’est jamais produit, alors il ne s’est jamais produit. S’il dit que deux et deux font cinq, alors deux et deux font cinq. Cette perspective m’effraie beaucoup plus que les bombes.”
À l’instar d’Orwell s’engageant dans les forces antifascistes pendant la guerre d’Espagne (1936-1939), seul un individu ayant une conception claire de la vérité peut être prêt à risquer sa vie pour défendre les valeurs antifascistes. Se prélasser dans une conception floue de la vérité est un luxe que seules des sociétés démocratiques bien dirigées peuvent s’offrir et que nos sociétés contemporaines ne peuvent plus se permettre. Sous toutes ses formes, la tyrannie a toujours misé sur notre négligence, notre apathie ou notre stupidité pour écraser la vérité. La vérité demeure une arme nécessaire pour combattre les tyrans, les menteurs et tous les diseurs de conneries (E. Illouz, art. cité).
Y aurait-il alors quelque méthode permettant de se réapproprier cette « arme nécessaire »?
À l’image de ce que nous avons observé dans la démarche scientifique, il me semble que cette réappropriation passe par l’abandon d’une « Vérité forte », ces dogmatismes, qu’ils soient métaphysiques, religieux ou athées, dont l’Histoire nous a démontré à l’envi le caractère contre-productif et non opératoire.
La vérité, dans son acception « faible » demeure – et doit peut-être demeurer – pour nous une énigme à élucider sans cesse.
Tout comme Einstein la présente comme la « limite idéale » de la science, elle peut constituer la « limite idéale » de l’éthique, de la morale et du politique, et des constructions qu’elles suscitent.
Loin de s’imposer à nous comme une évidence, elle doit donc en premier lieu faire l’objet d’un choix de croyance, d’un « acte de foi » assumé, d’un engagement épistémologique et ontologique qui seul peut faire être le champ de l’éthique et du politique.
Qu’on le veuille ou non, scepticisme, relativisme, postmodernisme, etc. demeurent des options proprement métaphysiques de l’esprit humain, des modèles et des croyances qu’aucune raison ne pourra jamais prouver ni réfuter.
Le choix d’accorder une consistance à la vérité relève donc effectivement, tout comme dans la démarche scientifique, d’une croyance autre, d’un autre modèle métaphysique..
Modèle dont la possibilité et la légitimité doivent être courageusement affirmées, clairement exposées et soutenues, au niveau de l’éducation en particulier, mais aussi d’une formation permanente au discernement, à la maîtrise critique du langage, de l’information et des médias qui doit passer en priorité par des décisions politiques concernant les médias eux-mêmes.
J’avais il y a quelques mois proposé la mise en place d’un « brevet de citoyenneté » renouvelable, par lequel tout électeur pourrait attester de sa connaissance d’un minimum indispensable d’indicateurs politiques et économiques reconnus lui permettant de ne pas succomber à n’importe quel discours fallacieux et au matraquage des fake news. L’exemple des différents « décodeurs », « désintox », etc. mis en place par certains médias pourrait contribuer à aller dans ce sens. Encore faudrait-il s’assurer que les données en soient connues et maîtrisées…
À la différence de ce qui se passe dans les sciences, un tel engagement « métaphysique » en faveur de la croyance en la vérité ne peut avoir en éthique, en politique ni dans les sciences humaines de confirmation expérimentale.
Celles et ceux qui s’y engagent sont toutefois en droit de penser qu’il se justifie par son caractère opératoire, une « fécondité » analogue – quoique non expérimentale – à celle qui caractérise les théories scientifiques confirmées.
La vraie justification d’une méthode, c’est sa fécondité. Mais comment définir celle-ci ? On pourrait dire qu’une méthode est féconde dans la mesure où elle est capable de nous donner à comprendre la réalité que nous interrogeons (J. Ladrière, op. cit. p. 49).
Fécondité permettant un surcroît de compréhension certes, mais aussi, dans le cas de l’éthique et du politique, une transformation efficace de notre réalité.
Or, il y a indéniablement des convergences dans les processus de compréhension et de transformation éthique et politique de notre humanité ainsi que du monde qui nous entoure.
Il est légitime de penser que de telles convergences nous donnent à voir quelque chose d’une vérité vers laquelle elles tendent comme vers une « idée régulatrice », une « limite idéale ».
Déjà Cicéron, tout en constatant l’extrême diversité des coutumes et des cultures reconnaissait la profonde unité du genre humain :
‘’Il n’y a pas en effet d’êtres qui, comparés les uns aux autres, soient aussi semblables, aussi égaux que nous. C’est bien la preuve qu’il n’y a pas dans le genre humain de dissemblance, autrement la même définition ne s’étendrait pas à nous’’ (Des Lois, I, X).
On est en droit de penser que de tels facteurs d’unité transcendent la diversité des individus et des cultures.
C’est ainsi que nous pourrions alors retrouver cet « universel transcendant » perdu, qui caractérisait les « Vérités fortes » et leur indispensable fonction régulatrice et normative.
Mais désormais à titre de visée dynamique, indéfiniment perfectible et non de dogme intangible imposé de façon autoritaire voire violente.
Il deviendrait alors difficile de soutenir avec Michel Foucault par exemple que le problème des valeurs ou de la vérité se réduit à une question de pouvoir, de domination ethnocentriste d’une culture sur une autre, à une incompatibilité de configurations historiques interdisant toute norme susceptible de les transcender.
Même si le viol est une pratique hélas particulièrement attestée en Inde, le viol collectif de Jyoti Singh à New Delhi en 2012 a provoqué des réactions populaires sans précédent qui ont montré que la réprobation de ce genre d’acte n’est pas l’apanage des normes éthiques d’une culture dominante ou d’une Histoire données, en l’occurrence celles d’un Occident des « Droits de l’homme » et de la femme.
Il en va de même de la condamnation de l’esclavage, du mépris du droit des enfants (même si certaines régressions en Occident montrent qu’on peut hélas lui préférer la satisfaction du besoin des adultes), des progrès en ce qui concerne le refus de l’excision chez les peuples mêmes qui la pratiquent, du combat pour le droit des femmes en dépit des difficultés, de la lutte contre le racisme et les discrimination (antisémitisme, homophobie, islamophobie, etc.), du recul mondial de la peine de mort ; ou encore des revendications de liberté de conscience, d’opinion ou de religion, que ce soit en Chine, en Russie ou ailleurs.
Toutes évolutions attestant fort heureusement d’une dimension transculturelle et constituant des « balises » qui jalonnent le chemin vers des valeurs éthiques tendant vers la « limite idéale » d’une vérité commune et partagée.
C’est sur la base de ces valeurs que peut alors se construire une éthique commune, une « common decency » sur laquelle pourraient se rencontrer des humains de différentes origines et traditions.
C’est encore elles qui doivent devenir les pierres de touche pour évaluer la légitimité de nos modèles plus proprement politiques.
En dépit des régressions signalées et de l’inquiétant développement des fake news systématiquement et scientifiquement utilisées à des fins politiques, on ne peut pas ne pas noter la convergence de mouvements qui, du sein de zones géographiques et de cultures fort éloignées, exigent, d’Alger à Beyrouth, de Bagdad à Hongkong, de Khartoum à Santiago du Chili, plus de justice sociale, de respect des personnes et des peuples ; de préservation de l’environnement ; et encore cette exigence universelle de transparence et d’honnêteté dans un monde gangréné par la corruption des politiciens en particulier.
Convergence de luttes autorisée par une convergence de valeurs qui, là encore, en dépit des particularités, semble pointer à travers des « vérités faibles » et partielles, vers une vérité commune, certes toujours à préciser et à mieux définir, mais dont une certaine prescience néanmoins nous éclaire « tout en restant énigmatique », comme nous le dit J. Ladrière.
Comme on juge l’arbre à ses fruits, ce sont les actions et les réalisations de celles et ceux qui croient en elle et s’engagent pour elle qui attestent de l’existence de la vérité et doivent nous permettre de reconnaître ce qu’elle peut être, même si elle ne nous présentera jamais son visage absolu, mais seulement quelques-unes de ses facettes.
Fort heureusement, il semble qu’on ne puisse cesser de penser qu’il y a et qu’il y aura toujours des êtres humains capables de les identifier.
Telle pourrait être l’une des voies de la réhabilitation de l’antique concept métaphysique de vérité, dans une acception désormais « faible » et essentiellement vulnérable, car impossible à fonder, pour la communauté plurielle des humains que nous sommes, sur un dogmatisme philosophique ou religieux, sur le pouvoir, la coercition ou la violence, mais seulement sur une libre croyance et une attestation par les actes.
Mais nous sommes embarqués. Et c’est à chacun de nous qu’il revient de décider, en liberté, entre ces deux modèles et les engagements métaphysiques qu’ils supposent :
celui donc qui s’engage résolument dans une dynamique audacieuse de construction, assemblant peu à peu grâce à un discernement critique les « vérités faibles », les normes venues d’horizons divers se justifiant par leur caractère opératoire, leur capacité d’interprétation féconde et de transformation de notre monde ;
et celui qui choisit de s’installer dans une universelle ironie, un cynisme « branché », une indifférence molle et confortable où tout se vaut et où rien ne vaut rien du fait de la disparition de toute norme possible du vrai.
Comme en témoigne l’état de notre présent, une telle juxtaposition stérile d’opinions vagues s’avère cependant bien peu féconde et opératoire. Et loin de mener à la sérénité d’un « détachement sceptique » et à la « sagesse postmoderne » qu’elle revendique, elle représente plutôt une source non négligeable de confusion, d’antagonismes et de conflits, qui se résolvent fatalement par le « droit » du plus fort, la victoire de quelque Calliclès affirmant que « ce qui est juste, c’est que celui qui vaut plus ait le dessus sur celui qui vaut moins ».
Il reste en tout cas permis de croire en un autre type de sagesse, peut-être mieux accordée à nos aspirations les plus profondes, qui semblent conserver, en dépit des modes et des démissions, une place à cette étrange notion de vérité qui paraît si mystérieusement enracinée au plus profond de notre être.
Nous sommes mesurés à la vérité mais nous ne réussissons pas à dire ce que comporte son exigence. Nous sommes dans la clarté mais en même temps dans l’énigme. La raison porte en elle une norme, un vœu imprescriptible d’unité et de transparence, mais elle ne semble pouvoir ni se totaliser ni s’expliciter pleinement. Elle est assez lucide cependant pour reconnaître en elle cette limitation. La limite ne nous apparaît que sur le fond de l’illimité. C’est pourquoi nous devons la percevoir non pas comme un terme qui marquerait la fin d’un parcours; mais bien plutôt comme la trace d’une finitude qui porte en elle à la fois l’aveu de son impuissance et l’audace d’une espérance ouverte sur l’infini (J. Ladrière. Op. cit. p. 50).
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Ajout du 15/12:
Une fidèle lectrice me communique ce lien à un entretien intéressant,
qui illustre bien le difficile travail d’enfantement d’une vérité cheminant sur une ligne de crête entre la nécessaire défense des « lanceurs d’alertes » de toute sorte (cf. le cas de Julian Assange dont Juan Branco est l’avocat) et les dangers inhérents à une idéologie de la transparence totale (cf. l’insoutenable défense par ce même Juan Branco, du droit des journalistes à révéler le caractères de simulacre de l’opération « Fortitude » qui avait pour but, lors de la deuxième Guerre Mondiale, de tromper les allemands quant à la date et au lieu du débarquement en Normandie).
Comme le soutient Alain Juillet vers la fin de l’entretien, l’exigence d’une totale transparence ne peut qu’être le fait des dictatures.
C’est bien ce que disait Orwell dans « 1984 », et ce que suppose l’idée du « panoptique » développée par Bentham et Le Bas, construction calculée pour que chacun puisse devenir le surveillant de chacun (cf. aussi sur ce thème les réflexions de M. Foucault dans Surveiller et Punir) .
Idée reprise dans l’architecture des Phalanstères de Charles Fourier ou Victor Considérant, pourtant qualifiés de « socialistes » ou « anarchistes », et qui signe la fin de toute vie individuelle et de toute intimité, sacrifiées à la dictature de la collectivité, guère plus enviable que celle du Parti.
Stultitia me rappelle encore ce matin un beau texte de notre maître commun Sigmund Freud:
« Les enfants qui utilisent l’excitabilité érogène de la zone anale se trahissent parce qu’ils retiennent leurs matières fécales, jusqu’à ce que l’accumulation de ces matières produise des contractions musculaires violentes, et que, passant par le sphincter anal, elles provoquent sur la muqueuse une vive excitation. On peut supposer qu’à une sensation douloureuse s’ajoute un sentiment de volupté. Voici un des meilleurs signes d’une future bizarrerie de caractère ou de nervosité : quand l’enfant, assis sur le vase, se refuse à vider ses intestins et, sans obéir aux injonctions de la mère, prétend le faire quand cela lui plaira. » S. Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité,1905. Gallimard Folio 1962, p. 81.
Les parents connaissent bien ce genre de manifestation, lorsque, bataillant dans l’espoir du moment tant attendu du vidage des intestins, ils se confrontent au veto triomphal de l’enfant qui affirme son pouvoir par l’instrument du refus.
Ainsi le petit Carlos, solidement vissé à son petit pot, expérimente sa puissance lorsque, par la rétention, il se montre, face au monde entier qui le presse d’accomplir son devoir, le seul maître de la situation.
On s’étonne alors que l’immaturité de ce genre de gros bébé puisse représenter le symbole d’une réussite sociale, alors qu’il ne s’agit jamais que d’une pathologie des plus vulgaires.
Mais les caprices de M. Bébé ont toujours fasciné les gogos. On voit ainsi des parents admiratifs devant les diktats du petit despote : « Quel caractère ! N’est-ce pas ? Il deviendra quelqu’un, sans aucun doute ».
Ce sont incontestablement ses 914 années d’études qui justifient que le salaire du despote en question soit multiplié d’autant par rapport à celui d’un de ses ouvrier smicards.
La marge est déjà confortable. Pour ma part, je la diviserais plutôt par dix.
Mais que dire lorsque le dit bambin immature se permet de la multiplier par 914 ?
Le mouvement des « gilets jaunes » est certes ambigu, et certaines revendications ne brillent ni par la clarté, ni par la cohérence. De belles fins de mois ont en effet toutes les chances de ne pas nous servir à grand-chose – encore moins à nos enfants – quand nous verrons approcher une belle fin du monde…
Mais si nos dirigeants se montraient capables de poser des limites, par la loi ou par l’impôt, à de grossiers fantasmes infantiles qui relèvent cliniquement du stade anal, cela dégonflerait bien des colères et des rancœurs entièrement justifiées.
À défaut de tout régler, et outre la portée symbolique, cela permettrait d’accroître la justice fiscale et les moyens dévolus à l’« accompagnement social » – pour le moment platonique – de mesures qui n’en demeurent pas moins urgentes : la transition, vite !
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Je rendais justement hommage, dans un post précédent, à René Dumont.
Et une émission récente rappelle opportunément les thèmes de sa campagne de 1974.
Il y a près de 50 ans donc, il avait en effet annoncé avec courage, lucidité et précision ce qui nous attendait, rassemblant sur son programme pourtant indispensable et authentiquement prophétique le glorieux score de … 1,32% des suffrages.
Sans doute l’ampleur d’un tel résultat s’explique-t-elle par le fait qu’il ait prôné entre autres choses la réduction drastique de l’emploi des énergies fossiles, des pesticides, l’abandon de la déjà sacro-sainte voiture au profit des transports en commun et du vélo – abandon au passage stimulé par le triplement délibéré du prix de l’essence (rien de nouveau sous le soleil…) -, le contrôle de la démographie, la décroissance de la production matérielle et de la consommation, etc.
Que serait en effet un monde avec quelques milliards de bagnoles, de smartphones et d’habitants en moins ; où la pollution, le réchauffement climatique et l’hyper-consommation seraient quantité négligeable ; où gorilles et autres orangs-outangs vivraient libres dans des forêts préservées ?
On n’ose y penser. Et de quoi parleraient donc les médias ?
Vite ! Ôtons ce cauchemar de devant nos yeux, comme nous l’avons fait il y a 45 ans.
Il est toujours trop tôt pour bien faire.
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Pourtant, si j’étais d’accord à l’époque avec Dumont en ce qui concerne l’abandon du nucléaire, je me suis éloigné de lui sur ce point, comme je l’ai souvent montré (par ex.).
Pour des raisons que j’ai aussi parfois évoquées, les publications de la CGT ne figurent pas parmi mes références habituelles.
Je dois cependant reconnaître que j’ai été agréablement surpris par celle de la Fédération Nationale Mines-Énergie (FNME CGT) intitulée : « 100% public. Casse investigation ».
Outre qu’elle défend le service public de l’énergie (il est en effet inconcevable que des infrastructures telles que des centrales nucléaires, des barrages, etc. puissent être sans risques majeurs livrées au secteur privé), on y relève des informations pertinentes et particulièrement documentées, qui ont le courage d’aller à contre-courant, et qui recoupent bien des idées soutenues sur ce blog.
Par exemple :
Circuits courts : la fausse bonne idée.
De plus en plus d’intérêts locaux s’expriment pour l’émiettement des réseaux et des circuits de production et de distribution, au motif des énergies renouvelables.
Ces propositions ne sont pourtant pas sans risques, tant pour l’usager que pour les territoires.
(…) Alléchantes sur le principe, ces solutions cachent une réalité bien moins noble, dont l’usager risque de faire doublement les frais. Certaines collectivités y voient la possibilité d’obtenir des financements supplémentaires et les fournisseurs privés, de nouveaux marchés à conquérir. L’implantation de ces nouvelles Infrastructures énergétiques représente en effet un marché juteux pour certains.
Quid du réseau national. Les politiques de l’énergie ont un rôle majeur à jouer pour répondre aux enjeux climatiques et il n’est pas certain que la sortie du système électrique national et la multiplication des systèmes de production sans maîtrise publique constituent la meilleure piste.
Certes, les gestionnaires de réseaux doivent développer des infrastructures supplémentaires en insérant des nouveaux moyens de productions ENR (énergies renouvelables). Mais cela ne diminue pas l’importance du réseau existant qui doit pallier l’intermittence de ces ENR pour fournir de l’énergie aux usagers, même en cas de manque de vent ou de soleil.
Un risque pour les territoires.
Le principe d’autonomie, agité comme une panacée au nez des collectivités, risque fort de se retourner contre elles.
Liberté des prix et disparités des tarifs d’acheminements entraîneraient en effet des inégalités dans l’accès à l’énergie et une discrimination régionale et locale pour l’accueil des activités économiques et industrielles. Au-delà des questions financières, la qualité de l’électricité risque elle aussi d’être déstabilisée en fonction de celle des infrastructures et des modes de production d’énergie. Jusqu’à présent, cette qualité de fourniture, garantie par un réseau national sous maîtrise publique, était une des forces de notre économie, plébiscitée par les industriels, notamment ceux travaillant dans la haute technologie.
L’émiettement des réseaux peut inverser cette réalité. Les territoires qui ne seraient pas en mesure d’offrir une qualité et une garantie d’approvisionnement suffisantes se verraient alors exposés à une désaffectation industrielle et économique et, par effet de cascade, à une désertification et du chômage.
Smart grids, aubaine ou arnaque ?
Appelés aussi réseaux d’énergie intelligents (REI), les Smart grids désignent également les communautés d’énergie et zones à énergies dites positives. Celles-ci sont le fruit d’initiatives libérales et de la volonté de certaines communes d’établir un circuit production-consommation de proximité, sans passer par le réseau historique. Leur visée est souvent économique. Sur le papier, les intentions sont louables : développement des énergies dites « vertes », coût préférentiel. La réalité l’est bien moins. Les dispositifs se limitent souvent à des champs de panneaux photovoltaïques et d’éoliennes à proximité de zones d’habitations. La quantité d’énergie, souvent trop faible, ne permet pas l’implantation d’entreprises dans la zone, créant une désaffection géographique. L’hétérogénéité des acteurs et solutions génère de fortes disparités quant au prix du kWh en fonction des zones. À ce jour, l’électricité produite par ces petits producteurs est rachetée au prix fort par EDF :
Photovoltaïque : entre 60 € et 200 € Mwh.
Éolien à 82 € Mwh.
Biogaz : entre 70 € et 173 € Mwh.
Biomasse à 43,4 € Mwh.
Mais si demain, pour des raisons de concurrence, ce tarif préférentiel s’arrête, l’usager paiera au prix fort l’énergie produite à côté de chez lui.
(…)
Ou encore, pour rappeler quelques chiffres trop oubliés :
38,4 mds d’€ payés par les usagers pour soutenir l’électricité photovoltaïque pour 0,7% de la production d’électricité.
40,7 mds d’€ payés par les usagers pour soutenir l’éolien pour 2% de la production française. (…)
Et enfin, pour ce qui est du dangereux (autant que juteux) mirage de la voiture électrique :
En raison de l’évolution climatique mondiale, il nous est demandé chaque jour de faire des économies d’énergie. Isoler notre logement, éteindre nos appareils électroménagers, changer notre véhicule diesel contre une voiture électrique qui serait source de diminution des gaz à effet de serre. Mais ce que l’on supprime d’un côté n’est-il pas de nature à être immédiatement compensé voire augmenté par le choix de la voiture électrique par exemple? Qui dit voiture électrique dit recharge. Qui dit recharge dit consommation et le passage au secteur privé de votre fournisseur ne changera rien, bien au contraire, à la facture finale. Si on atteint le remplacement de la moitié des véhicules en 2030, l’économie sur le carburant s’élèvera à 7,5 milliards d’euros, mais va nécessiter la construction de 5 nouvelles centrales nucléaires en France.
En réalité, la puissance des batteries a été augmentée, comme sur la voiture Renault Zoé. Il faut donc augmenter la puissance des chargeurs, donc payer plus et plus cher sa consommation énergétique. Les composants des batteries risquent de manquer, en plus ils polluent l’environnement, les sols, les eaux et les êtres vivants, ils ravagent aussi des régions entières de la planète. On peut se demander si les pouvoirs publics ne refont pas le « coup du gazoil » des années 70 en incitant les Français à acheter des voitures électriques et si les fournisseurs privés n’ont pas un gros intérêt en approuvant la méthode. [c’est moi qui souligne].
Ce sont bien eux qui signent leur publicité du slogan officiel : «L’énergie est notre avenir, économisons-la ».
Merci, la CGT, pour ces pertinents rappels !
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Autre confirmation de quelques idées développées sur ce blog :
Le dernier numéro du « Courrier International » (1464 du 22 au 28/11/2018) fait sa première page sur « La course à l’Afrique », tellement le continent africain est considéré comme terre d’avenir par la plupart des grandes puissances, États Unis, Chine, Inde, Russie, etc. qui se bousculent pour y investir.
Cela souligne encore, si besoin était, le caractère paradoxal d’une émigration économique dont il paraît justifié d’interroger la légitimité (cela ne remettant aucunement en cause, encore une fois, l’indispensable accueil des migrants relevant du droit d’asile).
L’Europe est-elle vraiment le bon choix à moyen terme pour un migrant économique ?
Un réel travail d’information et de pédagogie est encore à mener sur ce point.
Hélas, un autre paradoxe est à souligner : cette croissance de l’Afrique qui paraît désormais inéluctable au vu des investissements en cours va se faire sur le modèle des pays dits « développés », qui a ravagé l’environnement et le climat de notre planète, menaçant la survie de notre espèce.
Si c’est dans l’immédiat une apparente bonne nouvelle pour l’emploi local, le niveau de vie et les « fins de mois », elle risque fort de très rapidement se transformer en chimère et en piège mortel.
Reprenant dans un autre contexte le titre fameux de René Dumont, il ne serait pas exagéré de dire que « l’Afrique noire est mal partie », tellement le développement qui se profile représente de risques catastrophiques.
Les africains auront-ils assez de lucidité, d’intégrité et de courage politique pour refuser le mirage consumériste auquel les investisseurs vont les assigner, corruption aidant, et pour impulser un développement alternatif ?
Il est hélas permis d’en douter…
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Pour terminer, une petite critique télévisuelle :
Je suis loin d’être un grand fan de séries télévisées.
Mais connaissant mon intérêt pour ce qui touche au transhumanisme, Stultitia m’a conseillé de suivre « Ad Vitam ».
Et je n’ai pas été déçu.
En dépit bien sûr de quelques artifices tape-à-l’œil de bonne guerre, beaucoup d’idées sont judicieuses, et souvent de simple bon sens.
On peut se demander en effet, par exemple, à quoi serviront les enfants dans un monde en marche vers l’immortalité.
À moins de se lancer, comme le préconisent Jeff Bezos ou Elon Musk dans une conquête de l’univers pour le moins fantasmatique en vue d’éponger l’excédent des humains sur notre planète, on est bien obligé de convenir, avec l’un des protagonistes de la série, que « la vérité, même si personne n’ose la dire, c’est que nous n’avons plus besoin d’enfants ». Dans le monde d’Ad Vitam, ils sont de trop.
C’est d’ailleurs cette conscience qui explique, dans un tel monde, la méfiance compréhensible des « régénérés », futurs immortels rajeunis en permanence, face aux « adolescents », « vrais jeunes » non encore régénérables qui ne peuvent être perçus que comme inutiles, voire menaçants.
Et, par contrecoup, les crises existentielles de ces adolescents qui, privés de toute reconnaissance et de toute estime d’eux-mêmes, ne trouvent plus d’exutoire que dans des pulsions suicidaires rémanentes.
Car il n’est pas si évident de supprimer la mort.
Chassez-la, et elle revient au galop !
Comme dans cette scène extraordinaire qui se passe dans un « death shop », où le tabou de la mort est décliné de toutes les façons possibles (serpents venimeux, mygales, armes létales, etc.) à l’usage de néo-bobos immortels en manque de fantasmes et de sensations fortes.
Et, bien sûr, dans le dénouement final, où les mêmes bobos « régénérés » (ou « dégénérés », on se le demande…), assistent, moyennant droits d’entrée sans doute fort confortables, à de nouveaux jeux du cirque, qui mettent en scène de jeunes victimes endurant la vraie mort, elle-même précédée d’un processus de vieillissement accéléré.
Frissons garantis…
Étonnamment, les seules personnes se tirant avec un certain honneur d’un tel univers cauchemardesque – outre les adolescents libérés par Darius le policier et Christa l’héroïne et qui partent vers un « ailleurs » où vraisemblablement la mort sera sauvée – sont des croyants (chrétiens, semble-t-il, mais pourquoi pas juifs, musulmans ou autres ?) qui, résistant aux « évolutions sociétales », ont conservé à l’antique mort sa consistance « traditionnelle ».
Et paradoxalement – au grand désespoir sans doute de quelques évêques et autres « comités d’éthique », quand vient son heure, le mourant se voit entouré par sa famille et sa communauté lors d’un rite qui ressemble fort à une « assistance au passage » signant l’accomplissement joyeux de la vie.
Car au terme de ces épisodes et devant l’effroi d’un tel monde « transhumain », on en vient à bannir avec horreur l’immortalité et à s’écrier « Vive la mort ! ».
Et si, en effet, elle était indissociable de ce qui fait de nous de vrais humains, et non de dérisoires bébés immatures névrotiquement accrochés à leur fantasme de toute-puissance ?
On peut bien sûr se demander quelle est l’utilité de ce type de recherche, mais on peut aussi penser que ce genre de réalisation est loin d’être négligeable.
Car tout comme l’utérus artificiel, la greffe d’utérus, la GPA ou l’IAD pour toutes, la reproduction de deux mammifères de même sexe apparaîtra désormais comme un possible qui un jour s’appliquera aux être humains.
Dans la course insensée au transhumanisme, il ne s’agit que d’une question de temps.
Question de temps qui est aussi au cœur de l’activité du CCNE [Comité Consultatif National d’Éthique], car, comme le dit avec pertinence J.C. Guillebaud citant l’historienne Nadine Fresco, cet organisme est hélas de plus en plus comparable « à un ‘’jardin d’acclimatation’’ qui permet de familiariser les citoyens avec le nom des transgressions bioéthiques, de sorte qu’au bout du compte elles seront acceptées sans coup férir. C’est bien ce qui se passe sur la durée ».
Sa fonction essentielle étant « de tout permettreen prenant simplement soin de le faire en temps opportun », comme le souligne Olivier Rey (cf. J.C Guillebaud, article cité).
les interventions du CCNE pour ce qui est de la PMA sont pétries d’insuffisances et d’incohérences dans l’argumentation, réduisant ce qui devrait être l’éthique à une pure et simple démagogie*, et se limitant pour l’essentiel à donner un aval à quelque « promesse de campagne » bien peu étayée pour ce qui est de la réflexion.
Car reprenons une nouvelle fois ce qui tient lieu d’arguments.
(Je me fonde sur le texte de l’Avis 129 : «Contribution du Comité consultatif national d’éthique à la révision de la loi de bioéthique 2018-2019. Cet avis a été adopté à la suite du Comité plénier du 18 septembre 2018 après onze réunions tenues entre juin et septembre 2018»).
Passons rapidement, tellement elle est grossière, sur la confusion implicite hélas classique entre fait et droit, qui relève d’une ignorance de concepts élémentaires de la philosophie :
Les demandes sociétales d’accès à l’AMP [le CCNE utilise ce sigle plutôt que PMA] se définissent de leur côté par la possibilité d’utilisation de ces techniques à d’autres fins que celle de pallier l’infertilité pathologique chez les couples hétérosexuels. On assiste, en effet, à une augmentation des demandes de recours à l’AMP qui ne s’exprimaient pas jusqu’alors, ou très marginalement, portées à la fois par les évolutions de la société, de la loi française et des lois de certains pays étrangers, et celles de la technique. (texte cité, p.114).
Le fait des évolutions de la société, de la loi en France ou à l’étranger, tout comme les évolutions de la technique n’a en soi rien à voir avec le droit.
Ce n’est pas parce qu’on observe le fait de la toxicomanie, de l’évasion fiscale, de la montée de l’AFD en Allemagne, de l’extrême droite au Brésil ou des possibilités de clonage reproductif qu’il faut considérer que de tels faits devraient nécessairement trouver une justification au niveau de l’éthique comme à celui du droit.
Mais une distinction aussi élémentaire paraît échapper aux membres du CCNE !
« Pourquoi ne le ferions-nous pas puisque la technique le rend possible ? Puisque cela fait l’objet de « demandes sociétales », ou que les américains le font », etc.
« Pourquoi ne le ferions-nous pas puisque les souris le font ?», pourrait rajouter Stultitia.
On s’étonne ainsi de rencontrer une telle légèreté dans un texte présumé sérieux, mais qui à aucun moment ne semble éprouver le besoin de préciser cette distinction pourtant essentielle.
Hélas, ce genre d’incohérence n’est pas perçue comme telle par bien des citoyens peu informés, surtout lorsqu’elle émane d’une soi disant autorité éthique et scientifique.
Mais un autre « argument » entraîne des conséquences bien plus graves.
Celui qui fait état d’une « revendication de liberté et d’égalité » :
Cette demande d’AMP, en l’occurrence une insémination artificielle avec donneur (IAD), pour procréer sans partenaire masculin, en dehors de toute infertilité, s’inscrit dans une revendication de liberté et d’égalité dans l’accès aux techniques d’AMP pour répondre à un désir d’enfant (id. ibid. p.120).
Car il s’agit bien là de l’argument essentiel, celui dont la portée est la plus conséquente sur un public peu ou mal informé.
On comprend bien sûr que ce genre « d’argument » puisse être utilisé à des fins de manipulation idéologique, mais il n’a en réalité aucune cohérence et partant, aucune pertinence.
Ce que reconnaît de façon parfaitement justifiée le Conseil d’État, lorsqu’il affirme, en récusant la qualification de « discrimination » à propos du refus de la PMA pour les lesbiennes, que « le principe d’égalité ne s’oppose pas à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ».
Comme je le signalais dans un commentaire, la similitude n’a rien à voir avec l’égalité.
Il n’y a pas de droit à la similitude comme il y a un droit à l’égalité; cela aussi relève de concepts philosophiques élémentaires, dont la méconnaissance entraîne des erreurs de bonne foi, mais aussi bien des supercheries.
Fort heureusement, on peut être égaux sans être similaires.
La femme et l’homme doivent être égaux en droit. Cela n’implique aucunement que l’homme revendique sous prétexte d’égalité le droit de disposer d’un utérus et d’accéder à la grossesse, ou la femme celui de posséder des testicules afin d’inséminer une compagne.
Encore moins doit-on considérer de telles différences comme discriminations.
« Le principe d’égalité ne s’oppose pas à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes » affirme donc le Conseil d’État.
Il en va de même en ce qui concerne la dissimilitude entre un couple homosexuel et un couple hétérosexuel.
Pour ce qui est de la procréation, elle ne relève donc en aucun cas de l’inégalité ni de la discrimination. Il s’agit simplement d’une différence.
Tout comme, n’en déplaise à Michael Jackson, un noir est différent d’un blanc tout en relevant de la même égalité de droit.
Or, cette confusion entre égalité et similitude, qui en vient à considérer comme discrimination ce qui est différence légitime, est en permanence instrumentalisée pour justifier le recours à la PMA sous prétexte de discrimination.
Et beaucoup, par manque de connaissance, d’information ou de réflexion, mais aussi par vulnérabilité à un certain chantage à la compassion et à « l’égalité » habilement utilisé et largement répercuté par les médias, sont donc convaincus que les couples de lesbiennes subissent une inadmissible discrimination.
Si « aujourd’hui, 75 % des Français sont favorables à l’extension de la PMA », comme nous le dit Brice Teinturier , il y a fort à parier que ce jugement est motivé par cette conscience erronée d’une « inégalité » ou d’une « discrimination ».
Alors que celle-ci ne relève que de l’erreur ou de la manipulation.
Par contre, une inégalité, réelle cette fois, toucherait effectivement les enfants nés de PMA dans la mesure où le fait de ne pas bénéficier d’un père et d’une mère relève effectivement d’une inégalité de droit par rapport aux autres enfants, et non plus d’une simple différence.
Si les enquêtes concernant la PMA étaient formulées autrement (si on demandait par exemple « pensez-vous que le droit de l’enfant à l’égalité soit respecté si certains sont privés de père ou de mère ») on obtiendrait sans doute un tout autre pourcentage.
Mais les formulations des enquêtes sont rien moins que neutres…
Il est donc aberrant de voir un « Comité d’Éthique » propager des incohérences aussi flagrantes, qui, témoignant d’une ignorance grave des rudiments de la philosophie, entraînent des personnes qu’il devrait éclairer à succomber à de grossières supercheries.
Et lorsqu’Agnès Buzin prétend à tort qu’entre PMA et GPA il ne s’agit « absolument pas de la même problématique », elle oublie qu’au-delà de la question de la « marchandisation du corps de la femme », l’argument principal soulevé en faveur de la PMA pour toutes par le CCNE, celui justement de « l’égalité », est tout simplement le même que celui qu’évoquent les partisans de la GPA.
N’en déplaise à notre ministre, il s’agit donc incontestablement de la même problématique.
Il sera donc bien difficile de maintenir sur ce point, entre PMA pour toutes et GPA, un « deux poids deux mesures », c’est-à-dire dans ce cas une réelle inégalité et discrimination sexiste entre le droit de la femme et celui de l’homme.
Mais démagogie et « promesses électorales » ne s’embarrassent pas de telles subtilités…
Un autre point scandaleusement négligé par le texte du CCNE est celui de la situation de l’enfant et de ses droits.
Par le biais de l’invocation d’un tout puissant « désir », tout semble en effet y privilégier implicitement un « droit à l’enfant », dont les juristes s’accordent à dénoncer l’absurdité.
Si des différences profondes s’expriment dans la consultation sur la question de l’ouverture de l’assistance médicale à la procréation aux couples de femmes et aux femmes seules, l’importance de certains éléments est partagée par tous: l’importance d’une structure familiale, la réalité du désir d’enfant (…) (id. p. 131).
Les quelques références à ce que pourrait être la situation de l’enfant né par IAD ou PMA sont étonnamment succinctes et désinvoltes :
Simple allusion à
« la conscience de la responsabilité parentale vis-à-vis de l’enfant » (id. p.131)
Cette demande d’accès pour toutes les femmes à l’IAD a également fait débat au sein du CCNE, en particulier sur les conséquences pour l’enfant d’une institutionnalisation de l’absence de père, donc de l’absence de l’altérité « masculin-féminin » dans la diversité de sa construction psychique. (id. p. 121).
Cette demande d’AMP, en l’occurrence une insémination artificielle avec donneur (IAD), pour procréer sans partenaire masculin, en dehors de toute infertilité, s’inscrit dans une revendication de liberté et d’égalité dans l’accès aux techniques d’AMP pour répondre à un désir d’enfant. Elle modifie profondément les relations de l’enfant à son environnement familial, en termes de repères familiaux, d’absence de père, institutionnalisée ab initio.
Elle fait émerger aussi plusieurs interrogations sur la relation des enfants à leurs origines, puisqu’en France le don est anonyme et gratuit, ou sur le fait de grandir sans père. Aussi sur ces points, il serait pertinent de pouvoir s’appuyer sur des recherches fiables sur l’impact de cette situation.
Cependant l’analyse du CCNE, après les États généraux comme dans l’avis 126, s’appuyant sur la reconnaissance de l’autonomie des femmes et la relation de l’enfant dans les nouvelles structures familiales, le conduit à proposer d’autoriser l’ouverture de l’IAD à toutes les femmes.
Il considère que l’ouverture de l’AMP à des personnes sans stérilité peut se concevoir, notamment pour pallier une souffrance induite par une infécondité résultant d’orientations personnelles. Cette souffrance doit être prise en compte. (id. p. 120).
Admirons le « cependant » : les modifications certes reconnues des relations de l’enfant à son environnement, l’absence de père « institutionnalisée », tout cela pose bien sûr quelques problèmes ; cependant cette souffrance inéluctable de l’enfant apparaît en fin de compte comme quantité négligeable, comparée à « une souffrance induite par une infécondité résultant d’orientations personnelles » du couple d’intention.
Façon élégante de dire que le droit de l’enfant est tout-à-fait secondaire par rapport au « droit à l’enfant », qui impose, sans autre considération, de « proposer d’autoriser l’ouverture de l’IAD à toutes les femmes ».
Ici encore, il s’agit d’une légèreté proprement consternante.
Pour qui connaît tant soit peu les avancées considérables des connaissances concernant le développement de l’enfant y compris depuis sa vie prénatale,
(j’avais cité dans un post précédent quelques références en particulier à la psychothérapeute Anne Schaub, aux ouvrages de Benoît Bayle, par exemple: L’identité conceptionnelle. Tout se joue-t-il avant la naissance ? Cahier Marcé n° 1, coll. « Médecine, psychanalyse et société »Penta – L’Harmattan, Paris, 2005, ainsi que son site sur Internet. On sait par ailleurs que les études de PPN (Prenatal and Perinatal Psychology ; par ex. pour ne citer qu’un titre évocateur : A. J. Ward, « Prenatal Stress and Childhood Psychopathology. » Child Psychiatry and Human Development 22(1991): 97-110) etc. sont particulièrement approfondies dans le monde anglo-saxon).
une telle désinvolture relève de la supercherie, et n’est en aucun cas digne d’une réflexion qui prétend orienter les citoyens sur les questions d’éthique.
D’autres problématiques seraient bien sûr à développer, en particulier celles concernant la filiation, l’anonymat du don et l’identité du donneur :
La réflexion sur l’accès aux origines des enfants nés par une procédure d’AMP avec tiers donneur est aussi considérée comme indispensable. Concernant l’anonymat du don, un consensus existe sur le fait de ne pas cacher aux enfants l’histoire de leur conception et sur la distinction entre un donneur et « un père ». En revanche, le débat persiste quant aux informations qui pourraient être dévoilées et leurs modalités d’accès, mais la distinction est clairement faite entre une information non identifiante et le dévoilement de l’identité du donneur, ce qui n’est pas assimilé à la levée de l’anonymat. (id. p. 116).
Mais je terminerai en évoquant ce que j’avais nommé dans un post précédent le « chantage à la résilience », qui, bien qu’il ne soit pas explicite dans ce texte, en sous-tend toute la démonstration.
Car si la souffrance de l’enfant est négligeable par rapport à la « souffrance induite par une infécondité résultant d’orientations personnelles », c’est qu’il semble évident depuis longtemps qu’un enfant de deux mères, de deux pères, etc. ne peut que se développer et se porter aussi bien qu’un enfant de famille hétérosexuelle.
De cela, de nombreuses enquêtes attesteraient, comme on ne cesse de nous le répéter.
Là encore, ce présupposé implicite relève d’un grave sophisme qui touche à la supercherie.
« Samuel Pisar est devenu un avocat international et un auteur de renommée mondiale après avoir connu enfant les camps de concentration.
Beethoven, de son côté, aurait été enfant d’alcoolique.
Mais de tels témoignages des extraordinaires capacités de résilience qui caractérisent les petits d’hommes, ou du moins certains d’entre eux, impliqueraient-ils que nous devrions les faire grandir en camps de concentration ou que nous gagnerions à devenir des parents alcooliques ?
Et que ceci constituerait en outre une position « éthique »?
La résilience est l’un des beaux mystères de l’espèce humaine. Elle montre que l’être humain dispose de ressources suffisantes pour réparer, au moins en partie, les aberrations que lui imposent les circonstances et ses semblables.
Mais elle ne nous dégage aucunement du devoir qui nous incombe : celui d’offrir aux enfants que nous prenons le risque de mettre au monde les meilleures capacités de développement et de leur éviter le plus possible les traumatismes dont nous serions responsables ».
Je m’en tiendrai donc pour ma part à soutenir et promouvoir autant que faire se peut la « position minoritaire », telle qu’elle est exprimée à la fin du chapitre concernant la procréation :
Position minoritaire concernant la partie Procréation
Certains membres du CCNE tout en continuant leur réflexion restent animés sur le plan éthique d’un doute et d’une inquiétude concernant les modifications proposées pour les indications de l’Assistance Médicale à la Procréation (AMP).
Ils estiment que l’Autoconservation Ovocytaire «de précaution » est difficile à recommander chez des jeunes femmes sans facteur pathologique d’infertilité, étant donné le risque médical, la possible inutilité pour le plus grand nombre, et l’absence de garantie de succès en cas d’utilisation. Ils restent sur cette question en phase avec l’analyse et les conclusions développées dans l’avis 126 pour maintenir les indications aux conditions pathologiques de la loi actuelle.
Concernant la demande d’Assistance Médicale à la Procréation des couples de femmes et des femmes seules, en l’occurrence l’accès à l’Insémination Artificielle avec sperme de Donneur (IAD), l’apport des récents États généraux de bioéthique leur a permis, comme à l’ensemble du CCNE, de constater de profondes divergences et oppositions sur cette question dans la population française dont les raisons sont déjà développées dans l’avis 126. Les membres ci-joints constatent au sein du CCNE une absence d’adhésion à une question qui engage autant l’avenir et expriment donc le souhait que soit maintenu résolument le statu quo fondé sur la plus grande prudence, qui incite à ne pas lever les réserves déjà émises dans la position divergente de l’avis 126 du CCNE, concernant l’accès des femmes à l’insémination artificielle avec sperme de donneur. Nous réaffirmons qu’il nous est apparu que la société, et tout particulièrement les enfants, quelle que soit leur plasticité, avaient à l’heure actuelle, un besoin pressant de sécurité et de stabilité, et qu’au regard des incertitudes soulevées par l’ouverture de l’AMP à toutes les femmes, de ses conséquences sur la place de l’acte médical et le risque de marchandisation des produits du corps humain, le maintien d’un statu quo apparaît un moindre risque. Il nous paraît donc justifié et prudent de réserver l’Insémination Artificielle avec Donneur aux cas d’infertilité pathologique.
Membres signataires : Yves CHARPENEL Florence GRUAT
(id. p. 131-132).
Merci, Madame et Monsieur, pour cette courageuse et salutaire mise au point.
PS 15/10:
Je ne voudrais pas être mal compris: lorsqu’à propos de résilience, je parle de camp de concentration et de famille alcoolique, loin de moi l’idée d’opérer quelque rapprochement que ce soit avec un couple homosexuel !
Je sais parfaitement qu’il existe des couples homosexuels admirables et des couples hétérosexuels indignes. L’inverse étant aussi vrai, d’ailleurs.
Mon but est simplement de souligner que le « facteur résilience » empêche toute évaluation précise et sérieuse du rôle joué par l’environnement sur le développement de l’enfant.
Que cet environnement soit donc hétérosexuel, homosexuel, celui d’un couple désuni, de parents divorcés, violents, alcooliques, etc.
Mystérieusement, l’enfant – certains enfants du moins – peuvent trouver les ressources pour se tirer sans trop de dommage des situations les plus complexes.
Mais c’est un sophisme nauséabond que de tirer prétexte de cette capacité mystérieuse pour en faire un alibi qui pourrait tout justifier :
Notre devoir concernant nos enfants est de leur donner au départ les meilleures conditions possibles d’épanouissement.
Or, rien ne prouve que les priver ab initio d’un père ou d’une mère fasse partie de ces conditions.
*Une deuxième remarque que j’aurais dû développer, mais que j’ai oubliée du fait de son caractère par trop évident:
La question de la PMA pour toutes n’est jamais qu’un prétexte, et n’a rien à voir avec l’égalité, la justice, encore moins l’éthique.
Un candidat, puis un Président en mal de voix de « gauche » avait, et a désormais, besoin de cette vitrine pour montrer qu’il est capable de mener ce genre de « réformes sociétales » qui confère automatiquement l’étiquette « de gauche » et l’adhésion de badauds-bobos autant ébahis qu’idéologues.
Il est hélas particulièrement déplorable que des enfant à venir soient pris en otage et fassent les frais de telles opérations plutôt veules ; tout cela qui plus est avec la bénédiction « éthique » d’un CCNE-croupion.
ainsi que ma « réaction »: « Où donc s’arrêtera le ridicule? Souhaitons que ce nouvel épisode de la farce initiée par Madrid suscite enfin en Europe une indignation salutaire ». ]
J’ai déjà longuement parlé des risques d’une telle escalade politique, et de la façon dont elle entache l’honneur du gouvernement qui la commet ainsi que celui de l’Europe qui la tolère.
Mais je n’avais pas encore évoqué les agissements du VRP Valls, qui court le monde en vue de vendre la marque « nationalisme », estampillé « made in France » aux unionistes espagnols en Catalogne,
ainsi qu’aux citoyens corses, qui à la différence des Kanaks, colonisés mais qui se doivent toutefois de « rester avec la France », n’ont pas été colonisés, eux, mais se doivent d’autant plus de rester avec la France (Vous n’y comprenez pas grand-chose ? Ce n’est pas grave, moi non plus. Il suffit seulement de retenir que, quel que soit le cas, colonisation ou pas, il faut « rester avec la France »).
« La Corse n’est pas un territoire ultramarin, ni colonisé. La Corse n’est pas la Nouvelle-Calédonie ! La Corse est une île méditerranéenne profondément française, qui doit être fière de son drapeau tricolore. »
J’avais déjà signalé quelques carences dans la culture théologique de M. Valls lorsqu’il se mêlait, à la façon des ecclésiastiques et des ayatollahs évoqués plus haut, de régenter la façon qu’ont les femmes de se vêtir (car il s’agissait alors de voile et de burkini, pas de barbe et de djellaba, les ecclésiastiques et les ayatollahs sanctionnant de préférence les femmes, et M. Valls portant désormais la barbe).
Mais je me sens aujourd’hui obligé de mettre aussi en doute sa culture historique.
Aurait-il donc oublié que la Corse a été achetée à la République de Gênes en 1768 à la suite du traité de Versailles sans aucune consultation de ses habitants, vendus comme des esclaves, qu’elle était si « profondément française » qu’il a fallu ensuite la conquérir par de féroces batailles (Borgo, Ponte Novu, etc.) ?
Et que la liberté du peuple corse a fait l’admiration de bien des grands témoins, comme Rousseau, Boswell, Voltaire (excusez du peu…) devant lesquels M. Valls aurait bien des raisons de se sentir petit garçon ?
« Il restait à savoir si les hommes ont le droit de vendre d’autres hommes ; mais c’est une question qu’on n’examinera jamais dans aucun traité. (…)
L’arme principale des Corses était leur courage. Ce courage fut si grand que dans un de ces combats [contre le colonisateur français], vers une rivière nommée Golo, ils se firent un rempart de leurs morts pour avoir le temps de recharger derrière eux avant de faire une retraite nécessaire ; leurs blessés se mêlèrent parmi les morts pour affermir le rempart. On trouve partout de la valeur, mais on ne voit de telles actions que chez les peuples libres. Malgré tant de valeur ils furent vaincus. » (Voltaire, Précis du Siècle de Louis XV, chapitre XL, De la Corse, ajouté en 1769, Œuvres complètes, Garnier tome 15, p. 415).
Stultitia attire mon attention sur des déclarations de Jeff Bezos (fondateur d’Amazon et actuel homme le plus riche du monde) et Elon Musk (fondateur de Tesla et autre grande fortune), rapportées par Laurent Alexandre dans un article de l’Express (n° 3478 du 28/02 au 06/03 2018 p. 10) :
« Nous pourrons exploiter des mines dans les astéroïdes et l’énergie solaire sur d’immenses surfaces. L’alternative serait la stagnation de la Terre, le contrôle des naissances et la limitation de notre consommation d’énergie. Je ne crois pas que la stagnation soit compatible avec la liberté, et je suis sûr que ce serait un monde ennuyeux. Je veux que mes petits enfants vivent dans un monde de pionniers, d’exploration et d’expansion dans le cosmos. Avec 1000 milliards de Terriens, nous aurons des milliers d’Einstein et de Mozart. Nous avons besoin de fusées réutilisables, et c’est à quoi Blue Origin est destinée [Blue Origin, société fondée par Jeff Bezos, est censée développer le fret entre la Terre et la Lune dès 2020].
Quant à Elon Musk, plus modeste, il ne compte envoyer qu’un million de colons sur Mars…
J’avoue que nombre de déclarations d’un certain transhumanisme me laissent plutôt perplexe.
Mais n’étant en rien spécialiste des astéroïdes ni des exoplanètes, encore moins des fusées, et m’interrogeant toutefois sur la disponibilité de la source d’énergie capable d’envoyer – dans l’hypothèse la plus modeste – les quelques dizaines de milliers de lanceurs (même « réutilisables ») nécessaires au peuplement de Mars par un million d’humains, je préfère me ranger sur ce sujet à l’opinion d’Hubert Reeves.
Contestant les affirmations du regretté Stephen Hawking concernant le recours possible aux exoplanètes comme « terres de secours » dans l’avenir, il déclarait :
« Aux vitesses que l’on connaît aujourd’hui, c’est-à-dire autour de 50.000 kilomètres par heure, cela prendrait quand même quelques dizaines de milliers d’années. Par rapport à la vie humaine, cela ne paraît pas très compatible. Il n’y a pas de plan B. Nous sommes condamnés à apprendre à vivre avec notre planète ».
Pour ma part, je ne sais pas si, compte tenu de ce qui a été dit plus haut, nos « petits enfants [vivront] dans un monde de pionniers, d’exploration et d’expansion dans le cosmos ».
Et j’avoue que je trouverais plutôt dommage qu’ils se fassent les complices de l’exportation dans ce cosmos de toutes les désolantes nuisances que nous avons réussi à produire sur notre pauvre Terre.
S’ils trouvent notre planète ennuyeuse, je leur conseillerai alors de relire le Petit Prince, qui s’y connaissait particulièrement en astéroïdes :
Dans notre monde gangréné par la vitesse, on se souvient de sa réflexion face au marchand de pilules à apaiser la soif, « qui font gagner cinquante-trois minutes par semaine » :
« Moi (…), si j’avais cinquante-trois minutes à dépenser, je marcherais tout doucement vers une fontaine… »
Plutôt que de dévaster par une activité minière effrénée des astéroïdes qui n’abriteront plus la moindre rose ni la moindre poésie, il serait grand temps d’enseigner à nos petits enfants à observer et à protéger les oiseaux.
Car non contents de les avoir privés de la plupart des papillons, et de tant d’autres espèces, nous sommes en train de leur voler ces merveilles.
Et peut-on imaginer plus ennuyeux et plus triste qu’un monde sans oiseaux et ses « Printemps silencieux » contre lesquels Rachel Carson nous mettait en garde il y a près de soixante ans ?
En ce qui me concerne, je peux passer des heures à les admirer, sans me lasser. Et j’avoue que cela me nourrit autrement que les fantasmes transhumanistes de M. Bezos.
Stultitia rappelle aussi à cette belle intelligence tellement logique qu’il faudrait tout de même garder les pieds sur terre : car les « milliers d’Einstein et de Mozart » que rendraient possibles d’après lui « les 1000 milliards de Terriens » dont il rêve, ne pèseraient sans doute pas lourd devant les milliers d’Hitler et de Pol Pot que génèrerait nécessairement aussi une telle croissance démographique.
Je sais bien que certains, de façon en partie légitime, attirent l’attention sur « La part d’ange en nous », et une certaine régression statistique de la violence (cf. le titre de l’ouvrage de Steven Pinker, ed. Les Arènes, Paris 2017, ou encore, du même auteur, Enlightenment now, Penguin Books 2018, non encore traduit).
[ajout du 25/03: à propos des mutations plutôt que de la régression de la violence, ce commentaire pertinent du livre de François Cusset, Le Déchaînement du monde. Logique nouvelle de la violence, par Roger Paul Droit:
Ils oublient tout simplement que l’évolution de notre monde est telle qu’elle met désormais des millions, voire des milliards « d’anges » à la merci de quelques démons.
Car la puissance de la bonne volonté et la puissance du mal ne sont absolument pas symétriques. Et nous le savons, cette asymétrie fait qu’une toute petite quantité d’individus mal intentionnés peut désormais détruire des populations entières, voire mettre en danger la survie de notre espèce.
Qu’en sera-t-il alors lorsque, selon les belles prévisions natalistes de M. Bezos, leur nombre sera multiplié par mille ?
Il faut cependant reconnaître un mérite aux spéculations de ces messieurs : l’alternative qu’ils présentent est, elle, bien réelle.
Déjà, les spéculations de Stephen Hawking sur le peuplement des exoplanètes, pour irréalistes qu’elles soient, naissaient du constat que la situation de notre terre est tellement détériorée qu’elle ne pourra plus longtemps assurer la survie de notre humanité.
Jeff Bezos opère le même constat : « L’alternative [à notre expansion cosmique, donc] serait la stagnation de la Terre, le contrôle des naissances et la limitation de notre consommation d’énergie ».
Et nous en sommes bien là, en effet : faute de disposer de Terres de rechange, la solution ne semble pouvoir être que dans le choix délibéré de la sobriété et la limitation de la croissance (termes tout de même plus dynamiques que celui de « stagnation »), dans le contrôle de notre démographie et de notre consommation d’énergie.
Prétendre avoir le beurre et l’argent du beurre, une croissance infinie, une démographie sans contrôle, une énergie sans limite, nécessite effectivement de disposer de planètes de rechange.
Au moins sur ce point, on ne peut démentir la réflexion de MM Bezos et Musk.
Mais peut-être n’est-il question en tout cela, de façon bien plus triviale, que d’effets de pub pour Blue Origin ou autres entreprises similaires, et de gonflement fort lucratif d’une nouvelle bulle financière aux dividendes potentiellement …astronomiques.
Un berger, qui menait son troupeau assez loin du village, se livrait constamment à la plaisanterie que voici. Il appelait les habitants du village à son secours, en criant que les loups attaquaient ses moutons. Deux ou trois fois les gens du village s’effrayèrent et sortirent précipitamment, puis ils s’en retournèrent mystifiés. Mais à la fin il arriva que des loups se présentèrent réellement. Tandis qu’ils saccageaient le troupeau, le berger appelait au secours les villageois ; mais ceux-ci, s’imaginant qu’il plaisantait comme d’habitude, se soucièrent peu de lui. Il arriva ainsi qu’il perdit ses moutons.
Cette fable montre que les menteurs ne gagnent qu’une chose, c’est de n’être pas crus, même lorsqu’ils disent la vérité.
Ésope, Fables, Traduction par Émile Chambry . Société d’édition « Les Belles Lettres », 1926 (pp. 139-140).
Quelques articles parus dans le quotidien « La Croix » du mercredi 3 janvier, suite à un sondage sur la bioéthique
En particulier, sous le titre général : « Quelles peuvent être les implications du libéralisme en matière sociétale », celui de Jean Léonetti : « La loi du plus fort risque de l’emporter » ; et celui du P. Bruno Saintôt, « Les consensus éthiques sont fragilisés ».
[Ajout du 11/01: le curieux amalgame opéré par Mgr. Aupetit, lorsqu’il s’agit de bioéthique, entre euthanasie, assistance au suicide en fin de vie et eugénisme (!) me paraît relever d’un mécanisme identique qui privilégie « la voix de son maître » sur une conscience éthique réfléchie et … autonome
Je suis pour ma part depuis bien longtemps opposé à toute forme de GPA ainsi qu’à l’extension de l’Insémination Artificielle avec Donneur (IAD) à toutes les femmes hors des cas thérapeutiques.
Ceci pour des raisons de cohérence éthique et philosophique que j’ai plusieurs fois exposées.
À ce titre, je me trouve donc généralement en accord avec MM. Léonetti et Saintôt lorsqu’ils traitent de ces questions.
Mais il me paraît de simple bon sens de distinguer ce qui doit l’être.
En l’occurrence, les questions de l’IAD, de la PMA et de la GPA doivent faire l’objet d’une approche spécifique, qui ne peut en aucun cas se confondre avec celle de la fin de vie, de l’assistance au suicide, par exemple.
Il s’agit tout simplement de problématiques distinctes.
Pourquoi faudrait-il alors rassembler sous une même rubrique, comme le font nos auteurs dans les articles mentionnés, des questions aussi différentes, et qui devraient donc faire l’objet d’abords différents ?
Qu’y a-t-il de commun en effet entre :
une utilisation non thérapeutique de la médecine, dans le cas de l’IAD ou GPA, fondée sur une revendication « d’égalité » confondue de façon simpliste avec la similitude (cf. mon post du 27/06/2017 ci-dessus) et qui entraîne un déni du droit de l’enfant à bénéficier de la représentation de la diversité des sexes à sa naissance (et donc une réelle inégalité cette fois) en dehors de tout consentement possible de la personne potentielle de l’enfant, ou encore une instrumentalisation de la femme dans la cas de la GPA ;
et le cas du suicide d’une personne adulte, exemple utilisé en outre de façon bien tendancieuse, dans le but évident de discréditer toute possibilité d’assistance à la décision intime de mettre fin à sa propre vie lorsque celle-ci est irrémédiablement condamnée. Décision qui constitue un cas si particulier de « suicide » qu’elle pourrait porter un autre nom, et qui ne peut surtout pas être assimilée à l’euthanasie comme le font nos auteurs avec une légèreté bien discutable ;
ou encore le cas de la vente d’organe, de la prostitution ou de l’euthanasie, etc.
Or il nous est pourtant affirmé :
« C’est dans cette même logique que nous prohibons la vente d’organes, la prostitution, le recours aux mères porteuses ou l’euthanasie » (J. Léonetti, art. cité.).
Désolé, M. Léonetti, mais il devrait faire partie du B.A BA d’une saine méthodologie scientifique que d’appliquer à ces questions différentes des « logiques » elles aussi différentes et spécifiques.
Il se trouve que j’ai moi-même essayé de réfléchir de façon différenciée à chacun de ces sujets :
Et qu’une approche qui rassemble tout cela dans un aussi singulier inventaire à la Prévert m’est particulièrement incompréhensible.
Comment assimiler en effet les cas où le consentement d’un adulte présumé responsable est en jeu (en dépit de la difficulté, soulignée dans mes posts, de l’évaluation du caractère « éclairé » de ce consentement) – prostitution, demande consciente et réitérée d’une assistance à la fin de vie lorsque l’issue fatale prochaine est reconnue irrémédiable de façon collégiale –
et ceux où le seul désir des parents établit un enfant en situation d’inégalité (IAD « pour toutes », GPA) sans aucune interrogation sur son droit ?
Comment oser mettre sur le même plan le devoir d’assistance à la personne en danger (« ranimer un individu ayant fait une tentative de suicide »J. Léonetti, art. cité) et le respect de la décision d’une personne en fin de vie qui, en toute connaissance des moyens possibles de la soulager, choisit de façon consciente et réfléchie, pour des raisons qui relèvent de son inaliénable liberté, de ne pas les mettre en œuvre et « d’en finir » ?
Refuser de distinguer des questionnements aussi différents me semble présenter des dangers considérables en ce qui concerne la crédibilité d’une démarche éthique.
Car le fait de crier « au loup » dès qu’il est par exemple question de la moindre avancée au sujet du respect de la volonté exprimée d’une personne adulte en fin de vie risque – et c’est bien le cas – de rendre inaudible un discours qui revendique à juste titre une légitimité quand il s’agit en particulier du respect des droits de l’enfant face aux extravagances procréatrices présentes et à venir.
Pourquoi dès lors, maintenir une confusion aussi préjudiciable aux causes mêmes qu’on prétend servir ?
L’explication me semble hélas relativement évidente.
Elle relève de cette permanence des dogmatismes que j’avais évoquée dans quelques posts précédents. Par exemple:
Ne chercherait-on pas en effet, en certains milieux, ecclésiastiques mais aussi d’un certain catholicisme en particulier, à rassembler sciemment dans une même approche abusivement globalisante des questions fort différentes, dans le but d’étendre le bien-fondé réel de certains arguments (concernant l’IAD et la GPA donc) et de certains combats à des questions beaucoup plus délicates, et sur lesquelles un certain dogmatisme moral a priori perçu comme un et indivisible se révèle particulièrement inapproprié ?
Hélas, une telle approche court le risque de s’autodétruire en tant que réflexion éthique, du fait de son caractère hétéronome – on précisera plus bas ce qu’il faut entendre par là -, car elle ne fait que démontrer que ce qui prévaut en elle, c’est moins le souci de l’éthique que la défense d’un dogmatisme formel, au besoin au détriment du bien commun et du respect des personnes.
D’où son caractère inaudible et son rejet légitime par l’opinion :
«On a déjà bien des fois entendu crier ‘’au loup’’. On nous a déjà fait le coup de l’interdiction du préservatif, de la pilule, on a refusé à des adultes consentants le droit de vivre ensemble en les humiliant par un étalage hystérique d’homophobie lors de certaines manifestations, etc. Et ce sont de tels donneurs de leçons dont on connaît les rengaines avant même qu’ils ouvrent la bouche qui prétendent maintenant faire la loi sur les questions de bioéthique ou de fin de vie ?».
Et Stultitia d’ajouter l’une de ses citations préférées: « Voilà la réponse. Et maintenant, quelle est la question? » (Woody Allen).
Il serait donc grand temps, pour qui veut être audible sur ce qui mérite réellement de l’être, d’interroger sérieusement quelques une de ces « rengaines ».
Et aussi d’arrêter de se tromper de combat en faisant croire, là encore de façon bien doctrinaire, que l’enjeu de fond pour qui cherche à préserver des valeurs en soi légitimes serait de les opposer frontalement à « l’éthique d’autonomie fondée sur la liberté de décider pour soi-même » (J. Léonetti, art. cité). Comme si autonomie et liberté de décision ne pouvaient s’articuler à des valeurs présumées « religieuses », ou avec une « éthique de la vulnérabilité » avec lesquelles elles seraient par essence incompatibles .
Car on est étonné de voir convoquées au banc des accusés, avec une légèreté surprenante en dépit de quelques précautions oratoires, aussi bien la notion complexe de libéralisme philosophique que celle d’autonomie et de liberté de conscience. N’y aurait-il pas là une ficelle bien grossière pour tenter de légitimer une approche encore une fois essentiellement dogmatique ?
On sait certes que le premier terme- libéralisme – fait l’objet d’un rejet partagé par un très large spectre de l’opinion, de la France Insoumise au Front National.
Il paraît donc ingénieux de surfer, d’une façon qui n’est pas exempte de démagogie, sur un tel rejet.
Mais si ce rejet peut en effet se comprendre et se justifier lorsqu’il s’agit de ce qu’on nomme « l’ultra libéralisme économique », du fait des ravages dont il est effectivement la cause, il serait cependant bien ambigu et tendancieux d’assimiler un tel dévoiement avec ce que serait le libéralisme dans son essence, et en particulier dans certaines de ses dimensions philosophiques et éthiques.
Or, bien au-delà de la simple dimension économique, ce sont bien celles-ci qui se trouvent visées par nos auteurs, qui renouent ainsi avec une tradition largement attestée.
Car pour n’en citer que quelques origines, il n’est pas inutile de rappeler qu’une telle récusation du « libéralisme », qui dépasse donc largement la critique de l’économie, rencontre rien de moins que l’anathème de la dixième section du Syllabus du pape Pie IX (datant de 1864, faut-il le rappeler) condamnant de façon virulente, avec « les principales erreurs de notre temps », le « libéralisme » comme étant l’une des causes essentielles de l’apostasie des temps modernes et de la dépravation des mœurs. Raison pour laquelle il doit être énergiquement dénoncé et rejeté. On sait que bien des textes ultérieurs de même tonalité se chargeront de poursuivre l’entreprise.
Et se trouvent donc particulièrement visés ces principes libéraux qui, en plaçant l’autonomie de l’être humain au cœur de son existence, individuelle comme sociale, entreprennent de le libérer – d’où le terme de libéralisme (lequel a mieux conservé dans le monde anglo-saxon son sens originaire) – de l’emprise des tendances pour le moins aliénantes que cherchent à lui imposer l’absolutisme monarchique et l’autorité ecclésiastique.
Rappelons en effet que la pensée libérale a essentiellement pour intention, chez ses pères fondateurs, Locke et Montesquieu en particulier, d’édifier des défenses contre l’absolutisme tel qu’il est imposé par le pouvoir politique, mais aussi bien évidemment par l’Église (cf. La Lettre sur la tolérance, de Locke) lorsque celle-ci prétend prescrire un culte déterminé.
C’est dans ce but que ces fondateurs ainsi que nombre de leurs successeurs (Kant en particulier) vont développer la riche notion d’autonomie, caractéristique essentielle de la personne consciente et responsable, capable de se soumettre librement à la loi parce qu’elle y reconnaît la marque de la raison, et non parce qu’une puissance extérieure, royale, ecclésiastique ou autre, lui intime l’ordre de le faire.
On comprend mieux dès lors que devant une telle revendication de liberté de conscience, de penser et d’agir, la résistance de telles autorités ait pu être acharnée. En particulier lorsqu’il s’agissait de défendre leurs prérogatives en ce qui concerne le contrôle de la vie morale, des comportements sexuels, etc.
Pour les dites autorités en effet, il ne peut bien sûr qu’être erroné de prétendre que : « La science des choses philosophiques et morales, de même que les lois civiles, peuvent et doivent être soustraites à l’autorité divine et ecclésiastique » (Syllabus, § VII. Erreurs concernant la morale naturelle et chrétienne, proposition 62).
D’où le rejet radical d’un tel libéralisme, car il est bien entendu tout aussi faux d’affirmer que « Le Pontife Romain peut et doit se réconcilier et transiger avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne » (Syllabus, § X, Erreurs qui se rapportent au libéralisme moderne, Proposition 80).
Connaissant maintenant quelques antécédents de l’antilibéralisme en ce qui concerne la philosophie et l’éthique, on est donc désormais en droit d’éprouver des réserves lorsqu’on voit le libéralisme accusé sommairement de tous les maux, lui et sa composante fondamentale que constitue l’autonomie.
Quelles sont donc les raisons profondes de telles attaques ? Et quels sont les intérêts qu’elles défendent ?
Qui donc a peur de l’autonomie, et pourquoi ? Aurait-on à gagner à y renoncer ?
Ce qui précède nous suggère bien évidemment la réponse.
Et surtout, si elle est effectivement coupable, par quoi la remplacer ?
Y aurait-il encore, dans notre société, quelques relents inavoués de Syllabus, qui chercheraient la restauration de quelque dogmatique ou quelque catéchisme définissant enfin le bien moral sans risque d’erreur par la bouche de quelque infaillible autorité ?
Ce serait alors confondre l’indispensable autonomie qui définit l’acte éthique véritable avec cette « conformité à la morale » que dénonce Kant dans les « Fondements de la métaphysique des mœurs ». Conformité qui nous fait estimer le racisme moral parce qu’une certaine « morale » nous dit qu’il l’est, ou qui nous fait considérer qu’il est « moral » de brûler des juifs, des hérétiques, de décapiter des infidèles ou de fusiller des dissidents parce que notre religion ou notre athéisme nous disent qu’il est juste de le faire.
Car rappelons que l’opposé de l’autonomie est l’hétéronomie, qui est la « condition d’une volonté déterminée à agir par influence extérieure » (La philosophie de AàZ, Hatier 2011).
Mais de quelle influence s’agit-il alors ? De celle du pouvoir politique ? Du pouvoir religieux ? Du pape ? Du rabbin ? De l’imam ou autre bonze ?
Étant foncièrement laïc, j’admets entièrement que de tels personnages respectables puissent avoir droit au chapitre sur les sujets d’éthique, de politique, etc. au même titre que des penseurs athées, agnostiques, etc. et contribuent à informer une réflexion délicate.
Car au dire de la plupart des théoriciens de l’autonomie, la pensée ne peut s’édifier ex nihilo, à partir de rien, et repose nécessairement sur un matériau qui dès toujours la précède.
Mais étant foncièrement laïc, je ne vois pas en quoi cette « influence extérieure », hétéronome, devrait aliéner la décision, elle aussi informée, d’un sujet libre et responsable.
D’un sujet autonome donc, un sujet adulte qui se soumet à la loi par adhésion critique de son intelligence et de sa volonté à des propositions légitimement issues des horizons multiples d’une raison plurielle, et non par soumission infantile à une puissance quelconque, politique, religieuse, ou à un conformisme social.
Et j’ai donc bien du mal à comprendre, MM Léonetti et Saintôt, dans quel but il faudrait faire peser la suspicion sur cette idée d’autonomie, apport essentiel de la pensée libérale dans sa plus grande tradition philosophique telle qu’elle est illustrée par Locke, Montesquieu, Kant, Tocqueville, etc.
Idée certes à approfondir de façon critique, et qui constitue un idéal jamais entièrement réalisé, à remettre donc sans cesse sur le métier comme le font actuellement tant de philosophes, mais à propos de laquelle on pourrait paraphraser la définition que Churchill donne de la démocratie : le pire des concepts, à l’exception de tous les autres.
Comme vous le savez aussi, ce ne pourrait être qu’au prix d’une grossière caricature, voire d’une supercherie qu’on identifierait autonomie de la personne et individualisme égoïste qui « fait systématiquement primer l’individu sur le collectif » (J. Léonetti, art. cité).
Car l’histoire du concept d’autonomie, tout comme celle de la pensée libérale montre que l’individualisme égocentrique constitue en fait la trahison d’un projet qui confère une place essentielle à l’altruisme et à la solidarité.
Déjà, parmi bien des références possibles, la profonde conception de la sympathie entre les êtres humains qui, chez l’Adam Smith de la Théorie des sentiments moraux, m’interdit de faire souffrir autrui exclut de concevoir l’autonomie comme « mise en cause du modèle de solidarité » (B. Saintôt, art. cité). Et ce serait faire insulte à la grande majorité des penseurs libéraux que de ne pas reconnaître, avec J. Stuart Mill, que « les êtres humains se doivent de l’aide les uns aux autres pour distinguer le meilleur du pire, et doivent s’encourager à choisir le premier, comme à éviter le second » (Sur la liberté, Chapitre IV. Des limites de l’autorité de la société sur l’individu,§4, trad. O. Gaiffe).
On le sait, outre son importance capitale dans la philosophie contemporaine (cf. C. Castoriadis, M. Gauchet, etc. dans le post cité ci-dessous), cette idée d’autonomie apparaît tellement essentielle à nombre de penseurs juifs, chrétiens ou musulmans que même si elle s’articule nécessairement pour eux avec une hétéronomie fondatrice, ils la considèrent comme le don le plus précieux que Dieu lui-même offre à sa créature.
Il serait donc bienvenu que des penseurs aussi avisés que vous l’êtes ne se laissent pas aller à des caricatures faciles et des réductions tellement simplistes et dogmatiques qu’elles frôlent le mensonge.
Car ceux qui agissent ainsi ne gagnent qu’une chose, « c’est de n’être pas crus, même lorsqu’ils disent la vérité », nous rappelle le vieil Ésope. « Et il arriva ainsi que le berger perdit ses moutons ».
Or, vous avez incontestablement des vérités à dire. Je l’ai pour ma part souligné dans de nombreux posts.
Il serait donc bien dommage que trop de proximité avec certaines approches suspectes les rendent inaudibles.
Et une excellente année à toutes et à tous, dans la vive joie d’une pensée libre et toujours en recherche d’une authentique… autonomie !
Tranquillisez-vous, je ne parlerai pas de Johnny. Ni de Jean d’O.
Et la folie si prévisible de Trump, celle là même pour laquelle il a été élu, se passe hélas de commentaire…
Il sera question aujourd’hui « seulement » de la question de la sécurité nucléaire, suite à la soirée du 05 décembre sur Arte et à l’enquête intitulée : « Sécurité nucléaire, le grand mensonge ».
Pour être honnête, je dois dire que des obligations diverses m’ont empêché pour le moment de voir ce documentaire capital, dont je visionnerai bien sûr le replay dès que possible.
Je voudrais pour aujourd’hui m’en tenir simplement à quelques commentaires à propos de l’émission « 28 minutes » qui le précédait,
quitte à insérer plus tard quelques ajouts à ce post, si besoin est.
[ajout du 08/12: voilà qui est fait. Voir à la fin du post].
« Si besoin est », parce que, partageant entièrement les indispensables mises en garde d’Éric Guéret, réalisateur du reportage, ainsi que celles de Yannick Rousselet, militant de Greenpeace, je ne vois pas ce que je pourrai leur ajouter.
Et je ne pense pas que le visionnage du détail de l’enquête apportera quoi que ce soit à l’argumentation : quelle que soit la façon dont un évènement criminel puisse se produire, il est évident qu’un parc de centrales nucléaires constitue un équipement ultra-sensible qui pose de très graves questions de sécurité qui ne doivent en aucun cas relever du tabou ou du déni.
Sur ce point, en dépit de leur compétence, les diverses interventions de Valérie Faudon, déléguée de la Société Française d’Énergie Nucléaire, paraissent peu appropriées à la gravité du sujet.
La légitimité de l’option nucléaire peut bien sûr se justifier. Nous le verrons plus bas.
Mais il est difficilement acceptable et sans doute contre-productif de penser qu’elle devrait être défendue par le déni ou la minimisation des risques importants qu’elle présente.
Or, Mme Faudon semble bien vouloir les nier les uns après les autres, comme si ces risques n’existaient pas, étaient surévalués ou déjà pris en compte de façon suffisante par les mesures mises en œuvre.
Qu’il y ait effectivement des mesures prises, nous n’en doutons pas. Et qu’une bonne partie de celles-ci doive rester secrète, c’est souhaitable et parfaitement légitime.
Mais, on le sait, les experts sérieux du terrorisme nous le répètent, « le risque zéro n’existe pas ».
Et cela vaut aussi de toute évidence pour ce qui est de la question nucléaire.
Il serait peut-être bon que les différents spécialistes du nucléaire osent enfin le reconnaître une bonne fois pour toutes, et commencent à prendre les citoyens pour des adultes.
Toute discussion sérieuse sur le sujet devrait donc commencer par le rappel de cette évidence. Il s’agit là d’une condition sine qua non de la crédibilité du discours.
En passant, une telle remarque est valable aussi en ce qui concerne le nucléaire militaire. Je faisais jadis rire (jaune) mes élèves en leur posant cette question : « Je peux vous donner les exemples de 50, 100, mille objets qui n’ont pas été conçus pour tuer et qui ont pourtant servi dans ce but. Mais pouvez-vous me donner un seul exemple d’un objet inventé pour tuer, et qui n’a pas été utilisé pour le faire ?»
L’arme nucléaire elle-même – prétendu élément indispensable de la dissuasion ne devant en aucun cas servir une visée offensive – a déjà été utilisée, ne l’oublions pas. Et Günther Anders fait œuvre du plus élémentaire bon sens en nous avertissant qu’elle servira à nouveau. La seule question est de savoir où et quand… Et certains événements actuels devraient nous aider à guérir ce déni supplémentaire auquel nous nous accrochons de façon infantile.
Il en va de même avec les accidents, involontaires (qui relèvent donc de la sûreté) ou intentionnels (qui relèvent donc de la sécurité), en ce qui concerne le nucléaire civil.
Même si, bien sûr, un tel constat ne doit pas décourager – bien au contraire – le travail de prévention, admirablement effectué par bien des responsables, la question est de savoir où et quand la cuirasse sera inéluctablement prise en défaut, de quelle manière, et d’évaluer la gravité de tels événements.
La reconnaissance de ce genre d’éventualités devrait donc être la condition préalable de tout débat honnête sur le sujet.
Il y aura des accidents (il y en a déjà eu…). Il y aura des attentats (on est parfois passé bien près…).
Cela paraît inévitable.
Une fois reconnue une telle condition préalable, la réflexion peut continuer sur une base plus solide.
En particulier en se dégageant de ce qui est un sophisme trop partagé (en particulier par M. Yannick Rousselet et bien des écologistes) quand on aborde la question du nucléaire civil :
En dénoncer de la façon la plus claire les dangers possibles et améliorer en conséquence la sécurité comme la sûreté est une question qui doit être documentée et argumentée de façon spécifique.
Mais qui est en soi indépendante du fait d’être pro ou anti-nucléaire.
Car refuser l’usage du nucléaire civil constitue une affirmation qui relève d’un autre argumentaire, utilisant divers éléments d’analyse. L’indispensable réflexion sur la sécurité doit en faire partie, mais l’argumentation ne peut se limiter à ce seul aspect.
Le sophisme consistant à soutenir que les problèmes propres à la sécurité devraient nécessairement justifier l’abandon du nucléaire civil.
Ce pourrait éventuellement être le cas s’il s’avérait après analyse que les risques qui lui sont inhérents sont rédhibitoires, beaucoup trop importants pour en maintenir l’usage de façon légitime.
[ajout du 08/12: sur cette question, voir la fin de l’ajout de ce jour après le post].
Mais c’est justement cela qui reste à documenter et à établir, et la question ne peut être résolue d’avance par une pétition de principe.
On le sait, les catastrophes industrielles les plus meurtrières dans l’histoire sont dues à l’industrie chimique, pétrolière, ainsi qu’aux activités minières et aux ruptures de barrages.
Les catastrophes nucléaires, en dépit de leur impact médiatique, n’incrémentent le bilan que d’une très faible quantité de victimes directes. Et le nombre de victimes indirectes (cf. plus bas) est lui aussi très faible par rapport à celles causées par l’exploitation du charbon, du pétrole, etc.
(les chiffres seraient toutefois à mettre à jour).
Sans parler bien sûr des catastrophes aériennes, des accidents de la route et des ravages bien connus du tabac, de l’alcool, etc.
La question des risques liés au nucléaire civil ne peut donc être évaluée dans l’abstrait et l’absolu, mais doit faire l’objet d’un rigoureux bilan bénéfices-risques, à l’égal de toute autre activité humaine, en particulier en comparant cette source aux énergies concurrentes, charbon, pétrole, gaz (je reviendrai plus bas sur la question des renouvelables).
C’est bien ici qu’intervient Machiavel : le principe de la meilleure pire conséquence, dit principe du « maximin » en théorie moderne de la décision – et dont l’auteur du Prince est l’un des précurseurs en politique – est celui qui se révèle le plus rationnel en situation d’incertitude. « La sagesse consiste à savoir analyser la nature des inconvénients, et à prendre le moins mauvais pour bon » (Le Prince XXI).
Comme j’ai eu l’occasion de le développer plusieurs fois dans des posts précédents, en ce qui concerne les questions écologiques et énergétiques (et politiques dans un sens plus large), le choix ne peut se faire sans grave et dangereuse illusion entre blanc et noir, mais bien entre des nuances de gris.
Si le bilan bénéfices-risques du tabac et des dizaines de millions de morts dont il est responsable doit bien sûr inciter à renoncer d’urgence à cette substance inutile, faut-il pour autant renoncer au transport aérien, à l’automobile, ou à l’hydroélectricité en arguant des dangers effectivement considérables qu’ils font peser sur les populations ? Rappelons qu’en plus de causer d’innombrables victimes au quotidien, la voiture et le camion (tout comme l’avion) ont servi et serviront d’armes aux terroristes.
Le même type d’évaluations et de réponses devrait avoir cours en ce qui concerne les choix régissant notre usage de l’énergie.
La procédure rationnelle consistera donc dans ce domaine à évaluer rigoureusement du mieux possible à la fois les avantages et les risques inhérents aux diverses solutions envisagées.
S’il est illusoire, comme on l’a vu, de soutenir qu’on peut parvenir au « risque zéro » pour ce qui est du nucléaire civil, les menaces effectivement considérables analysées par le documentaire d’Éric Guéret sont toutefois de l’ordre d’un probable contre lequel il est possible d’œuvrer et contre lequel on œuvre déjà, même si des mesures supplémentaires devraient être prises de toute urgence. Parmi lesquelles, par exemple, le stockage sec pour remplacer les piscines, la fin du transfert de déchets, la mise en place d’organismes internationaux indépendants pour contrôler la sécurité autant que la sûreté des centrales, etc.
Or, outre le fait que les prévisions concernant ce probable sont loin d’atteindre la somme de dommages que nous subissons déjà du fait de notre utilisation quotidienne des moyens mentionnés ci-dessus, mettre au même niveau ce qui relève du probable et ce qui relève de l’existant constitue au mieux une erreur de méthode, au pire un sophisme dont l’intention est de fausser le raisonnement.
Une telle généralisation abusive du principe de précaution condamnerait en effet toute projection sur le futur. Entre autres exemples possibles, installer à grande échelle des énergies renouvelables suppose de développer un réseau de pilotage informatique sophistiqué qui sera donc à la merci d’un piratage pouvant avoir des conséquences tragiques. Faut-il alors en refuser par « précaution » la possibilité ?
Plus précisément et concrètement, nous le savons ou nous devrions le savoir, les nuisances dramatiques du charbon et du pétrole ne relèvent pas, elles, de l’éventualité et du possible. Elles sont d’ores et déjà réelles et avérées.
Et ne pas tenir compte de la masse des victimes réelles et actuelles des énergies fossiles pour se concentrer sur des victimes hypothétiques du terrorisme nucléaire constituerait un grave contre sens du point de vue éthique.
Car contrairement à ce que laisse penser la peur du nucléaire et une certaine complaisance médiatique qui l’entretient et contribue à détourner notre regard, les premières sont considérables même si elles sont moins spectaculaires, et ce sont elles dont l’existence ici et maintenant exige de nous des mesures d’urgence.
Bien au-delà des 4900 décès réels liés au nucléaire au cours de toute son histoire, – selon l’étude publiée par Environmental Science & Technology (recension dans
et malgré l’imprécision des statistiques, énormément plus dans le monde, en Chine et en Inde en particulier.
On peut estimer que la seule mortalité directe, celle qui a lieu dans les mines de charbon dans le monde, atteint une dizaine de milliers de morts par an
sans compter les maladies qui y sont liées, chez les mineurs,
Au mois de juillet, l’ONG China Labour Bulletin rapportait par exemple qu’une mine située dans la province nord-est de Jilin avait régulièrement caché des accidents et des morts au cours des deux dernières années. L’organisation pointe régulièrement le fait que les chiffres officiels sur le nombre de morts ne font pas état des « millions de mineurs qui ont contracté des pneumonies et d’autres maladies mortelles des poumons en travaillant dans les mines ».
De même, outre les catastrophes écologiques bien connues dues à son exploitation, le nombre des morts directement causé par le pétrole est lui aussi loin d’être négligeable.
Si le nucléaire civil représente effectivement un risque important essentiellement de l’ordre de la probabilité, il serait donc bien ambigu d’instrumentaliser ce risque pour jeter un écran de fumée sur les catastrophes humaines et écologiques qui ravagent d’ores et déjà, de façon bien réelle notre présent.
Certes, nous y sommes peut-être moins sensibles parce que la présence de centrales nucléaires à nos portes, ainsi que bien des terreurs médiatiquement entretenues nous impressionnent plus que la mort chaque année de dizaines de milliers de chinois, d’indiens ou de nourrissons nigérians.
On peut tout de même se demander si, dans ce domaine, il ne serait pas urgent de passer d’une « éthique de la conviction » essentiellement idéologique, voire démagogique, à une éthique de la responsabilité, apte à prendre en considération la « verità effettuale della cosa », selon les paroles lucides de notre analyste florentin.
Même si cette vérité nous oblige à regarder un peu plus loin que les limites de notre petit jardin.
Mais, me dira-t-on, vous faites du hors sujet ! Vous vous trompez d’adversaires. Votre raisonnement vaudrait à la rigueur pour des partisans des énergies fossiles, mais pas pour les écologistes auxquels vous avez affaire. Ceux-ci sont les premiers à connaître l’étendue des dégâts des énergies fossiles et à savoir que la seule solution consiste à les refuser « en même temps » que le nucléaire civil.
Peut-être….
Mais comme je l’ai bien des fois montré dans d’autres posts,
Car on peut se dire écologiste et considérer pourtant comme exemplaire (c’est le cas pour l’immense majorité de ceux qui revendiquent cette appartenance) telle « sortie du nucléaire » qui, en pérennisant de fait pour longtemps encore le charbon, le lignite et/ou le gaz (pour cause du redoublement de puissance nécessaire pour pallier l’intermittence, cf. posts ci-dessus), contribue de façon non négligeable, au réchauffement climatique bien sûr, mais aussi à un carnage annuel de 23 000 européens, autrement considérable que l’ensemble des victimes de toute l’histoire du nucléaire civil, et peut-être de bien des accidents ou attentats à venir.
Outre les 6 victimes directes de Fukushima (dont on nous dit que l’explosion pourrait être comparable à un incident nucléaire majeur dû au terrorisme),
s’il reste bien sûr encore trop important, est toutefois bien loin d’atteindre, dans les dix prochaines années, les performances seulement annuelles de nos seuls voisins d’Outre Rhin (et qu’en serait-il donc si nous considérions les USA, la Chine, l’Inde, etc.), performances tellement banalisées que nous n’en percevons même pas le caractère scandaleux.
Certes, personne n’accepte de gaité de cœur le nucléaire et les dangers qui lui sont liés. Pour une analyse un peu approfondie, il peut cependant relever, comme bien des choses en ce monde, de la meilleure des pires solutions, en attendant une moins pire qui soit véritablement opératoire et crédible.
Car celles actuellement proposées sont hélas encore loin de répondre à ces critères. En l’état, et étant donnés les ordres de grandeur (cf. pression démographique en particulier) elles ne peuvent que nous obliger encore longtemps à avoir recours aux énergies fossiles et donc à prolonger les dégâts écologiques et humains dont elles sont responsables (cf. post précédent et posts cités ci-dessus).
Il serait donc capital, au-delà de discours séduisants qui promettent, une fois encore, de repeindre notre inévitable gris en la pure blancheur de lendemains qui chantent, de considérer les conséquences de nos choix sur ce qui est le monde réel.
La dénonciation des insuffisances qui grèvent dangereusement la sécurité nucléaire est essentielle et indispensable. Et il faut savoir gré à Éric Guéret de remplir un rôle salutaire de lanceur d’alerte.
Mais on ne peut sans supercherie l’instrumentaliser au profit d’approches qui contribuent, une fois de plus, à occulter les urgences véritables.
Lutter contre les trop nombreux mensonges entourant encore le nucléaire ne peut se faire sans dénoncer aussi d’autres incohérences qui menacent ici et maintenant autant l’écologie de notre planète que la vie et la santé d’un grand nombre de ses habitants.
Ajout du 08/12:
Après visionnage de « Sécurité nucléaire, le grand mensonge », je ne vois pas la nécessité de remettre fondamentalement en cause les réflexions développées dans ce post, qui se fondait donc sur le « 28 minutes » du 05 décembre intitulé : « Nos centrales nucléaires sont-elles vulnérables ? ». Le réalisateur et l’un des acteurs principaux du documentaire étant présents dans ce « 28 minutes », les éléments essentiels du documentaire y étaient de fait évoqués.
Le début de l’enquête présente l’intérêt de montrer que la question de la sécurité nucléaire dépasse la seule problématique liée aux centrales, puisqu’y est évoqué bien sûr le trafic de matériaux nucléaire d’origine militaire, mais aussi l’aspect moins connu de trafics de substances issues de sites industriels, hospitaliers (césium 137), etc. et leur utilisation possible dans la fabrication de « bombes sales », potentiellement plus dangereuses que des armes plus sophistiquées, voire que des attaques de centrales, car plus faciles à réaliser.
Même si la question des centrales demeure bien sûr à juste raison le thème le plus développé.
À ce propos, les questions essentielles me semblent posées en particulier par Jean Marc Nollet lorsqu’il souligne (vers 1h38) que la sécurité doit avoir la priorité absolue sur tous les enjeux économiques.
C’est en effet la condition sine qua non de la poursuite d’une filière nucléaire, qui ne peut, encore moins que d’autres du fait de ses caractéristiques propres, être soumise aux seuls impératifs d’une rentabilité capitaliste. Le modèle de l’entreprise privée tel qu’il a cours aux États-Unis est donc difficilement admissible dans le cas du nucléaire civil.
Mais le documentaire montre qu’à condition d’y mettre les moyens, des solutions existent autant en ce qui concerne la sécurité contre d’éventuelles attaques aériennes (vers 54mn), qu’en ce qui concerne la question essentielle de la sécurisation des matières irradiées, en particulier par le remplacement des piscines, lieu hautement vulnérable, par la technologie dite des « châteaux à sec » (vers 1h17), déjà utilisée avec succès en Allemagne.
On pourrait ajouter, par rapport aux graves questions posées par les centrales de technologie ancienne établies à proximité directe de mégalopoles, comme celle d’Indian Point, sur laquelle s’attarde le documentaire, que face à l’impossibilité de mettre leur équipement en conformité avec les exigences modernes de sécurité, la meilleure solution devrait être d’en exiger purement et simplement la fermeture.
De même que des études géologiques poussées, assurer un périmètre de sécurité le plus adéquat possible, non seulement aérien mais aussi terrestre devrait être aussi l’une des conditions de la construction de nouvelles centrales. Malgré le renouvellement des normes, le renforcement systématique des équipements et des mesures de sûreté et de sécurité évoqués, les zones géologiques à risque ainsi que la proximité d’agglomérations importantes devraient être évitées, et les zones à faible densité de population privilégiées. Ce qui pose une fois de plus la question de la pression démographique et de sa compatibilité avec un avenir soutenable (cf. bien des posts sur le sujet)…
L’évocation bienvenue des efforts d’Obama en ce qui concerne la création des « Sommets sur la sécurité nucléaire », montre par ailleurs qu’il est possible de mieux faire intervenir les instances politiques sur ces dossiers brûlants, qui doivent faire l’objet de contrôles internationaux indépendants. Il est bien sûr regrettable que ses efforts ne soient pas, là non plus, poursuivis par son successeur.
Mais, comme il est demandé plus tard : l’industrie nucléaire a-t-elle encore les moyens de financer la sécurité indispensable face au risque terroriste actuel ?
On l’a dit, le risque zéro n’existe pas, et il serait illusoire de le laisser croire. Mais, dans ce domaine plus encore que dans d’autres (usines chimiques, construction et entretien de barrages, industrie minière, etc.), il est capital de faire en sorte que ce risque soit réduit le plus possible au moyen des investissements adéquats de sûreté et de sécurité dont certains ont été mentionnés.
Car le défi auquel est confrontée la filière est bien précisé en conclusion (vers 1h43) par Allison MacFarlane, ex présidente de la NRC (Commission de Réglementation Nucléaire des USA) : « Faut-il oui ou non conserver cette industrie si nous pensons que nous ne sommes pas capables de la sécuriser ?»
Si tous les moyens possibles (et il en existe donc) ne sont pas mis en œuvre pour réduire au maximum les conséquences des accidents nucléaires, involontaires comme provoqués, la question de la légitimité de cette industrie se pose en effet incontestablement.
Il incombe donc à ceux qui estiment qu’elle continue à avoir un intérêt de relever le défi.
Pour ma part, comme je l’ai exprimé plusieurs fois, je continue à penser que malgré les risques considérables dont il faut être conscients et sur lesquels Éric Guéret attire notre attention de façon salutaire, la conservation d’une part conséquente de nucléaire dans un mix énergétique est une nécessité (cf. différents posts cités sur la question).
J’ai été pendant longtemps « anti-nucléaire ».
Mais en mettant sur la balance les alternatives qui se présentent (conserver purement et simplement les énergies fossiles, ou bien être obligé d’adosser pour longtemps encore l’intermittence des renouvelables, comme le fait l’Allemagne par exemple, sur une part encore beaucoup trop importante de charbon, puis de gaz), les centaines de milliers de morts annuels passés sous silence qu’elles supposent d’ores et déjà (cf. ci-dessus) ainsi que leur contribution insoutenable au réchauffement climatique, font que je continue à penser que les risques importants mais en partie surmontables du nucléaire constituent un moindre mal.
Encore une fois, même si le dire peut paraître surprenant, les catastrophes nucléaires que nous avons connues sont peu de chose, malgré leur caractère spectaculaire, par rapport à ces centaines de milliers de morts annuels occultés causés ici et maintenant par le charbon, le pétrole et le gaz, ainsi qu’aux crises gravissimes et aux millions de morts à venir du fait du réchauffement climatique.
Car il faudrait maintenant compléter « Sécurité nucléaire, le grand mensonge » par un autre reportage, tout aussi indispensable, qui pourrait s’appeler « Transition énergétique, la grande hypocrisie ». Avis aux amateurs !
Mais en effet, pour que les dangers du nucléaire, et en particulier celui considérable que représente le terrorisme moderne, ne deviennent rédhibitoires, il faut mettre d’urgence les responsables au pied du mur. Cela fait partie de nos devoirs de citoyens.
Encore merci aux réalisateurs du reportage de nous en faire prendre conscience.
Ajout du 11/12:
Et pour ajouter à la longue série des crimes du « business as usual »:
Ce numéro du « 28 Minutes » d’Arte, pour l’intervention de Guillaume Pitron, et son livre « La Guerre des métaux rares » qui vient de sortir (01/2018), aux éditions « Les liens qui libèrent », et dénonce une fois de plus la mystification d’une certaine « croissance verte ».
ainsi que celles, moins médiatisées de la ministre allemande de l’environnement Barbara Hendricks au sujet de l’impossibilité de parvenir à une réduction de 40% des gaz à effet de serre produits par l’Allemagne d’ici à 2020
« Das Ziel, die Emissionen um 40 Prozent im Vergleich zu 1990 zu reduzieren, stammt aus dem Jahr 2007. Jetzt sehen wir, dass maximal 32,5 Prozent möglich sind. »
„L’objectif de réduire nos émissions [de gaz à effet de serre] de 40% par rapport à 1990 date de 2007. Nous voyons maintenant que le possible ne sera que de 32,5% au maximum »
(Rheinische Post, 07/11/2017. cf. aussi Le Courrier International 1410 du 9 au 15/11/2017 p. 9).
commencent à confronter ce qu’il faut bien nommer une simple « idéologie anti-nucléaire » relevant de l’affect et de l’émotion à la réalité des exigences de l’écologie réelle.
Il est pourtant à prévoir que ce genre de confrontation ne fait que commencer, tant l’omerta bien-pensante sur le sujet n’a été que partiellement levée.
Ainsi, lorsque Barbara Hendricks, dans des propos rapportés par le même journal, affirme que « le nouveau gouvernement doit prendre en 2018 des décisions en ce qui concerne la sortie du charbon » (« Die neue Regierung muss 2018 Entscheidungen zum Kohleausstieg treffen« ), elle oublie de préciser que, la sortie du nucléaire ayant été préférée à la sortie du charbon pour des raisons essentiellement démagogiques, cette dernière, qui doit avoir lieu d’urgence si l’Allemagne veut tenir les engagements qu’elle a pris, l’obligera nécessairement à échafauder de véritables usines à gaz. Celles-ci, on le sait, ne feront jamais que remplacer une énergie productrice de gaz à effet de serre par une autre.
On se souvient qu’aux dires mêmes du Fraunhofer Institut, il sera en effet nécessaire d’installer en Allemagne une capacité de production de 95 GW de centrales à gaz, soit une puissance supérieure à celle produite par notre actuel équipement nucléaire.
Une sortie trop improvisée du nucléaire, du côté français cette fois, et pour de semblables raisons démagogiques, nous plongerait dans une situation comparable, puisque d’après les calculs de RTE mentionnés par Sylvestre Huet dans l’article cité ci-dessus,
« si l’on maintenait l’objectif de diminuer de 75% à 50% la part du nucléaire dans la production électrique, il faudrait d’une part renoncer à stopper les centrales à charbon (3000 MW), mais en outre construire 11 000 MW de centrales à gaz, soit un doublement du parc à gaz actuel. Une telle stratégie aboutirait fatalement à augmenter les émissions de CO2 du système électrique ainsi qu’à élever fortement le prix de l’électricité »
Perspective confirmée et même largement amplifiée par les calculs de J.M. Jancovici,
qui hérisseront bien entendu – comme d’habitude – les démagogues et les idéologues anti-nucléaires mentionnés plus haut (à charge pour eux de produire des estimations aussi documentées…) mais feront je l’espère réfléchir les écologistes partisans d’une transition urgente vers un monde décarboné.
Transition effective, bien loin de celle annoncée à grand fracas médiatique, qui apparaît hélas de plus en plus comme un nouveau subterfuge permettant à l’hydre productiviste et consumériste de renouveler une fois de plus son règne maléfique.
Car aux marchés juteux de l’éolien et du solaire, voici que s’ajoute celui de la voiture électrique, appelée à dilapider de façon tragique énergie, métaux, lithium, cobalt, etc. pour le plus grand bonheur du capitalisme, le plus grand malheur de nos écosystèmes déjà entrés en agonie, et pour conforter la promesse rassurante – mais combien éphémère – d’un « retour » de la croissance et d’un maintien des emplois.
Appel ô combien nécessaire et dont on pourrait penser naïvement qu’il devrait faire l’objet d’un large consensus.
On en est pourtant loin, et même si cela provoque l’étonnement, ce n’est hélas, une fois de plus, pas surprenant.
Car, rompant un habituel tabou, ses articles 8 et 13 conseillent de :
8 : réduire encore le taux de fécondité en faisant en sorte qu’hommes et femmes aient accès à l’éducation et à des services de planning familial, particulièrement dans les régions où ces services manquent encore.
13 : déterminer à long terme une taille de population humaine soutenable et scientifiquement défendable tout en s’assurant le soutien des pays et des responsables mondiaux pour atteindre cet objectif vital.
Il n’en faut apparemment pas plus pour soulever discussions et polémiques dont l’émission « 28 Minutes » du 15/11, sur Arte, nous donne quelques exemples.
Mais une fois de plus, on s’étonne (sans surprise…) de la façon dont le débat est d’emblée biaisé, par la présentation même :
Vers 15 mn : « Pour sauver la planète, faut-il changer radicalement les modes de vie et de consommation, ou faut-il mettre moins d’enfants au monde ?» nous demande-t-on.
Mais pourquoi poser cette question sous la forme d’une alternative, d’un aut/aut, ou bien/ou bien ?
Quel genre d’idéologie – évidemment largement développée dans le reste de l’émission – se cache donc sous cette manière d’aborder le problème ?
Alors qu’on sait que les trop rares documents sérieux (rapport Meadows, déclaration « des 15 000 » de la revue Bioscience) recommandent expressément d’agir à la fois sur les deux leviers, celui du changement radical du mode de vie et celui de la régulation démographique.
Et nous voilà donc partis une fois de plus sur les habituelles approches exclusives, puisque M. Gaël Giraud, confirmant l’approche qui est, on le sait, celle du Pape (cf. vers 30mn dans l’émission)
affirme que le problème ne relève pas « d’une question de natalité, mais de sobriété énergétique des plus riche, 10% des plus riches émettant 50% des émissions de gaz à effet de serre » (vers15mn45).
[ajout du 24/11: dans la même veine, cf. aussi l’article du même Gaël Giraud ]:
Mais en quoi ce constat devrait-il faire perdre de vue une évidence massive:
le milliard d’africains supplémentaire dans 25 ans, tout comme les centaines de millions d’asiatiques, etc. comme il est dit vers 21mn52, qui comme le soutient le même jésuite « ne sont pas ceux qui posent un problème écologique », n’auront absolument plus, dans 20 ans et encore moins dans 80, la faible empreinte écologique qu’ils ont actuellement.
[sur cette expression, voir mes réflexions dans la dernière partie de mon post de 09/2016] :
Car l’une des énormes failles du débat est bien là : on réfléchit à empreinte écologique constante quand il s’agit de parler des pays en développement.
Or, s’il est vrai qu’actuellement le poids en Hag (hectares globaux. Cf. post ci-dessus) d’un américain est de 10 fois supérieur à celui d’un africain, il n’en sera plus du tout de même dans 20 ans ou dans 80 !
Il ne s’agit certes pas « d’instrumentaliser » l’argument démographique « pour cacher la responsabilité des plus riches » comme le font certains (cf. encore mes remarques sur M. Sarkozy dans le post ci-dessus).
La plupart des défenseurs sérieux de la régulation démographique sont les premiers à dénoncer cette responsabilité.
Mais seulement de se rendre compte que, comme ce fut le cas pour la Chine, pour l’Inde, etc., la croissance démographique s’accompagnera inévitablement d’une croissance de la production et de la consommation, et donc de l’empreinte écologique.
Les 3 ou 4 milliards d’humains supplémentaires à l’orée du XXIIème siècle ne se contenteront certainement pas (et de façon tout-à-fait légitime, en un certain sens) des 0,63hag actuels d’un habitant du Burundi, ou des 0,75 d’un habitant du Bangla Desh, et les 0,36 planètes nécessaires à un haïtien ou un africain en 2017 vont rapidement devenir les 2,11 planètes du chinois actuel, voire nettement plus.
Qui oserait en effet soutenir tant soit peu sérieusement que, compte tenu de ce qui a été dit plus haut concernant la capacité jamais prise en faute du capitalisme d’inventer sans cesse de nouvelles formes de consumérisme permettant de maintenir la mythologie de la croissance, l’Afrique et ses 4,5 milliards d’habitants à l’horizon 2100 pourraient y échapper ?
De même, les progrès de l’éducation provoqueront un important accroissement de la demande légitime de bien être.
[sur la question de la pertinence des prévisions de croissance démographique, cf. toutefois :
Et la question posée par une croissance démographique doublée d’une croissance économique tellement prévisible (et déjà largement en cours) de pays dits « pauvres » ne concerne pas que la seule disponibilité alimentaire, terrestre et halieutique, mais aussi la quantité et de la qualité de l’eau douce, la production d’énergie, les réserves de matières premières,
la destruction de la biosphère, de la biodiversité, etc.
On en est désormais assuré, le XXIème siècle verra la disparition des ours blancs, des éléphants, des gorilles, grands singes et de bien d’autres espèces encore. Est-il concevable qu’une Afrique à 4,5 milliards d’habitants dans un monde à 11 milliards puisse rattraper ces crimes contre la biodiversité ?
Sur ce point, l’exemple du Niger utilisé par M. Boillot manque totalement de pertinence : en quoi ses prévisions d’une densité confortable dans un pays harmonieusement développé s’accordent-elles avec un monde dont 65% de la population habiteront les villes en 2025, et plus de 80% dans de nombreux pays ? Le Nigeria et Lagos, et non le Niger constituent sans doute des images bien plus précises de l’Afrique de demain.
De la même manière, laisser entendre que la question de l’optimum de population mondiale n’aurait pas de réponse (vers 22mn) frise la supercherie: les éléments mentionnés ci-dessus (épuisement des ressources naturelles, « peak everything », réchauffement climatique, baisse des réserves halieutiques, chute catastrophique de la biodiversité, etc. etc. etc.) montrent clairement que si nous ne savons effectivement pas déterminer quel chiffre inférieur aux 7,5 milliards d’habitants que nous sommes actuellement sur terre serait souhaitable pour assurer au mieux la permanence de l’espèce humaine, il est au moins de plus en plus certain que tout dépassement de ce chiffre augmentera désormais considérablement les probabilités de crises encore plus graves.
Pour ma part, mon expérience de l’humanité, riche mais aussi pauvre, m’a démontré, hélas, qu’il est bien plus difficile de renoncer à une voiture et à la magie des dernières technologies électroniques ou autres – surtout quand tant d’incitations économiques, publicitaires, etc. savamment instillées nous y incitent – qu’à la naissance d’un enfant supplémentaire.
La frugalité heureuse est certes indispensable, et, en tant que quasi végétarien de longue date et quelques autres caractéristiques, je suis le premier à en partager entièrement le projet.
Mais nous sommes confrontés à l’urgence.
Et il paraît bien illusoire de penser qu’aux échéances brèves qui conditionnent désormais notre survie dans des conditions acceptables, la conversion de 11 milliards de personnes à ce type d’idéal soit la solution miracle aux problèmes auxquels nous sommes confrontés.
Mieux vaut donc mettre toutes les chances de notre côté, et comme nous le disent les « 15 000 », le rapport Meadows et d’autres analyses sérieuses, envisager ensemble, entre autres composantes, le paramètre économique et le paramètre démographique.
Car « Nous mettons en péril notre avenir en refusant de modérer notre consommation matérielle intense mais géographiquement et démographiquement inégale, et de prendre conscience que la croissance démographique rapide et continue est l’un des principaux facteurs des menaces environnementales et même sociétales ». (Manifeste des 15 000. C’est moi qui souligne).
On en vient alors à se demander :
Dans quel but s’acharner à vouloir nier ce qui semble relever de l’évidence et de la simple raison ?
En l’occurrence le fait que cette indispensable stabilisation, mieux décroissance économique globale (même si celle-ci doit bien sûr s’effectuer de manière équitable, car la décroissance des riches doit s’accompagner d’une croissance raisonnée des pauvres) doit se conjuguer de façon elle aussi indispensable, avec une stabilisation, mieux, une décroissance démographique elle aussi sélective en fonction des différences d’empreinte écologique.
Et pourquoi donc persévérer dans un tel déni ?
Avec l’âge, je m’aperçois de plus en plus que le fonctionnement humain semble relever de mécanismes fondamentaux, finalement peu nombreux, et qui s’enracinent sans doute pour la plupart dans notre petite enfance. Il est en effet fort probable que nous restions jusqu’à la fin de notre vie de grands enfants…
J’ai en particulier fait état, dans quelques-uns de mes derniers posts,
du « fantasme de toute puissance », qui me semble expliquer bien des choses dans le domaine politique tout autant que religieux, mais aussi cette étrange frénésie qui nous pousse à croire de façon totalement irrationnelle à la possibilité d’une croissance infinie dans un monde fini ;
de l’antagonisme entre les constantes normatives « à valeur propulsive », qui permettent aux organismes de se maintenir en vie malgré les conditions changeantes de leur environnement, et les constantes normatives « pathologiques », à valeur répulsive « exprimant la mort en elles de la normativité » (G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, PUF 1998 (7) p. 137) ; le difficile équilibrage de ces constantes rendant compte lui aussi d’une grande partie de nos comportements, psychiques, sociaux, politiques, religieux, etc.;
ou encore du « wiederholungzwang », dont parle Freud, cette pulsion de répétition qui fait que nous nous enfermons dans des névroses morbides qui elles aussi empêchent tout renouvellement de nos manières d’être et de penser…
Qu’il me soit permis d’évoquer un autre aspect, auquel j’ai déjà fait allusion: la curieuse démission de l’esprit critique devant l’argument d’autorité. Il se conjugue d’ailleurs bien souvent avec quelques uns des précédents.
Ce mécanisme fréquent, qui se manifeste en particulier dans les organisations fortement structurées et dans lesquelles certaines personnes occupent la fonction de « maître à penser », de « gourou », etc. entraîne, chez des esprits pourtant par ailleurs clairvoyants et pertinents, une étonnante perte de discernement et de bon sens dès qu’entre en jeu la parole d’un « maître », d’un « Guide », d’un « Pape », une « ligne du parti », etc.
J’en avais fait état à propos des étonnantes allégations de Lucetta Scaraffia, féministe catholique, pourtant capable de justifier n’importe quelle incongruité dès qu’il s’agit de défendre la parole d’un Pape:
Certes, les motivations sont diverses, et les arguments de M. Boillot, légitimes bien que très contestables du fait des éléments évoqués ci-dessus, ne relèvent certainement pas de ce mécanisme*.
Mais que dire lorsqu’un père jésuite, d’une compétence par ailleurs largement reconnue, reprend quasiment mot pour mot des thèses qui sont, depuis bien longtemps, celles du magistère catholique ?
soutiendra que les autorités catholiques ont toujours été ouvertes à la question démographique, et quelques théologiens courageux, comme Henri Wattiaux ou Bernard Holzer s’engagent courageusement contre l’emprise de certaines constantes normatives « pathologiques ».
Mais il s’agit d’exceptions et en faire la règle relèverait une fois de plus de la supercherie.
Car il faut le reconnaître, dans la production de l’Église sur le sujet,
« un simple décompte montre que les déclarations strictement natalistes sont bien plus nombreuses que les déclarations de natalisme raisonné. En outre, le natalisme raisonné est restreint à la seule survie de la famille, et ne tient nullement compte de l’intérêt général (surpopulation nationale ou régionale). Il découle de ce natalisme fondateur que la doctrine officielle de l’Église est presque muette sur le problème posé aux pays en voie de développement par une croissance démographique trop soutenue. En fait, la position de l’Église sur le lien population-développement est restée constante depuis la première conférence de l’ONU sur la population (Bucarest 1974): il n’est pas prouvé qu’une trop forte croissance démographique soit néfaste, même dans les pays très pauvres, et l’accent doit être mis avant tout sur la répartition économique (le partage mondial des richesses et l’échange égal). (…). Les autres positions de l’Église découlent « naturellement » de cette doctrine fondamentale : refus absolu de l’avortement (au risque d’admettre une surmortalité féminine liée à des avortements clandestins) même si la famille n’est pas en mesure d’accueillir économiquement le nouveau venu ; admission du bout des lèvres de pratiques de limitation des naissances, à condition qu’elles ne recourent pas à des moyens chimiques (seule est admise la méthode Billing, à l’efficacité faible hors des milieux favorisés de l’Europe occidentale). (R. Valette, Le catholicisme et la démographie. Église, population mondiale, contrôle des naissances. Éditions de l’Atelier/Éditions ouvrières, Débattre 1996. Recension dans: Population, 1997, vol. 52).
Bucarest 1974, R. Valette 1996, Laudato Si 2015, Gaël Giraud 2017: « Rien de nouveau sous Frère Soleil », comme je le disais dans mon post du 15 août 2015.
Ni en ce qui concerne l’approche de la question démographique;
Ni en ce qui concerne la question de la contraception qui lui est liée : si les pays catholiques sont peut-être ceux dont la natalité est la plus basse, comme le dit M. Giraud, il faut rappeler que la maîtrise par les femmes de leur sexualité et de leur fécondité ne s’est aucunement réalisée avec l’Église catholique, mais bien et toujours contre elle.
Et si l’accès au développement et à l’éducation des femmes en particulier constitue en effet un élément essentiel de la transition démographique, la maîtrise de la contraception que ces avancées rendent possible n’est là encore due qu’au combat des femmes, et certes pas à la bienveillance quelque peu paternaliste et infantilisante d’une institution noyautée par les mâles.
Dommage donc qu’une personne aussi compétente et avisée que M. Giraud se laisse prendre par ce genre de discours issus d’une dogmatique intemporelle sans rapport avec les urgences écologiques.
Le courage, la pertinence scientifique et l’équilibre de « l’appel des 15000 » demandait une approche autrement réfléchie.
*Ajout du 23/11:
Le dogmatisme religieux irréfléchi, catholique en particulier, constitue une partie des motivations qui rendent compte de la permanence du déni en ce qui concerne la question démographique.
Mais un tel déni relève bien sûr aussi d’autres raisons.
Parmi celles-ci, on pourrait évoquer le fait qu’une limitation généralisée des naissances met en cause l’une des dynamiques animales et humaines les plus puissantes et les plus partagées, celle de la procréation et de la parentalité. La plupart d’entre nous sommes en effet impliqués dans cette dynamique, et, étant sur ce point juges et parties, déjà mères et pères de famille ou ayant l’intention de le devenir, il est difficile d’attendre de nous une analyse impartiale de la question.
Il faut pourtant répéter qu’une approche telle que celle d’A. Weisman
ne prône une politique généralisée de l’enfant unique que sur 3 ou 4 générations, le temps de revenir à un optimum démographique compatible avec notre environnement. Une fois atteint cet optimum, une politique le plus possible respectueuse du taux de remplacement (environ 2,05 enfants par femme) qui n’est pas très éloigné de la situation que connaissent actuellement bien des pays, pourrait se substituer à la politique de l’enfant unique.
Une telle perspective n’a donc rien d’inaccessible. Encore moins s’agit-il d’un terrorisme malthusien. À mon sens, elle est même autrement réaliste que celle qui consiste à croire que l’être humain serait capable de renoncer à une bonne partie de son bien-être matériel, ce qui n’a jamais eu lieu que sous la contrainte ou par la guerre.
Comme nous le savons, la décroissance démographique s’est produite, elle, sans contrainte dans la plupart des pays développés. Dans notre situation d’urgence, il s’agirait seulement de l’accompagner et de l’accélérer.
Comme je le disais dans ma recension d’A. Weisman (cf. lien plus haut), en en citant les p. 255-267:
[l’Iran] après une période de politique nataliste forcenée, et devant la catastrophe démographique et la famine que celle-ci était sur le point d’entraîner, a adopté une politique incitative de réduction des naissances par l’enfant unique et par la mise à disposition gratuite des moyens contraceptifs (sans pour autant accepter l’avortement), qui a constitué un succès sans précédent qui pourrait servir d’exemple pour notre évolution future.
Hélas, cette politique sensée n’a pas été maintenue, et le retour de la croissance démographique pour des raisons de domination géopolitique représente à nouveau pour l’Iran une menace considérable :
Une incitation par des mesures fiscales adéquates accompagnées de mesures éducatives et de la gratuité des moyens contraceptifs – féminins comme masculins – pourrait avoir une efficacité réelle et rapide.
L’argument éculé et pernicieux de la « liberté » du choix du nombre des enfants étant de plus bien idéologique.
Il serait bon que quelques jésuites aillent enquêter sur le terrain pour savoir si les femmes qui ont 7 ou 8 enfants dans le Sahel ou au Pakistan l’ont librement choisi par respect de quelque précepte religieux nataliste ou par adhésion réfléchie à l’enseignement de quelque pape ou Église ….
Il y a fort à parier qu’une enquête sur le sujet montrerait qu’une telle situation est due à la soumission des femmes au machisme ambiant qui impose le désir de l’homme, ainsi qu’aux contraintes sociales.
Une autre motivation importante en ce qui concerne le déni du péril démographique me paraît relever des séquelles d’une approche marxiste, consciente ou inconsciente, devenue un habitus de la classe intellectuelle.
Car si l’on postule en effet que la lutte des classes ou que l’antagonisme entre nantis et prolétaires constitue le seul moteur de l’histoire, alors, bien entendu, la question démographique ne se pose pas en tant que telle. Seule se pose celle de l’élimination du capitalisme, unique responsable de tous les maux de notre monde.
Accédons d’abord au Matin du Grand Soir et à son Royaume, et tout le reste nous sera donné de surcroît, y compris la fin du réchauffement climatique, la résolution de la question énergétique et le bien être des 11 milliards d’habitants de la planète à l’horizon 2100 dans une société mondiale délivrée de la guerre et autres crises.
C’est hélas la persistance d’un logiciel de ce genre qui a rendu nos analyses incapables de prendre en compte, entre autres choses, le soi-disant « retour du religieux » jusque dans ses formes pathologiques (cf. EI), la permanence de revendications patriotiques (cf. Catalogne), etc., etc.
N’en déplaise à Marx et à ses héritiers conscients ou inconscients, il y a un bug, ou du moins une insuffisance de l’algorithme. Le paramètre économique est certes important, mais il n’est pas le seul à prendre en compte dans les évolutions de l’histoire. Et les lendemains qui chantent de l’égalité entre pays riches et pays pauvres, s’ils sont bien entendu à rechercher, ne résoudront pas par miracle la question démographique.
Il est d’ailleurs piquant de constater combien ces deux dogmatismes – catholique et marxiste – se conjuguent pour conforter ce qui relève du déni…
Ajout du 24/11:
Un article qui tombe à point pour illustrer ce qui précède:
Je précise tout d’abord – cela ne surprendra en rien les lecteurs de ce blog – que je ne « roule » pour personne, et certes pas pour des émanations soi-disant « catholiques » du type de la Manif pour tous. J’ai toujours défendu sur ce blog les revendications des homosexuels, leur droit à la reconnaissance et au mariage en particulier.
Mes remarques de ce jour se situent essentiellement au niveau d’une exigence de cohérence.
Car je dois reconnaître mon étonnement.
Même si je suis, pour ma part, partisan d’une prévalence sans ambiguïté des droits de l’enfant sur le droit à l’enfant, que l’on soit hétérosexuel comme homosexuel (cf. l’enfant l’Oréal », selon l’expression du Dr. J.P. Matot : « un enfant, parce que je le vaux bien »),
la référence à « une revendication de liberté et d’égalité dans l’accès aux techniques [médicales] pour répondre à un désir d’enfant »
par le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) me paraît marquée d’une incohérence fondamentale :
Outre bien sûr des questions juridiques en suspens concernant le statut du donneur et le droit de la filiation, comment peut-on accepter, en vue de résoudre ce que le CCNE nomme une question d’égalité, de promouvoir une inégalité flagrante, puisque certains enfants vont donc se trouver dans la situation d’avoir droit à une représentation de la diversité des sexes à leur naissance (le fait d’avoir une mère et un père), alors que d’autres en seront privés ?
Les droits de l’adulte à « l’égalité » sont-ils donc à ce point à privilégier par rapport aux droits de l’enfant ?
Si une telle relativisation des droits de l’enfant constitue un choix de société, il faudrait alors l’énoncer clairement, et ne pas se contenter de quelques remarques pudiques, voire désinvoltes, concernant « les conséquences pour l’enfant », considérations qui sont bien loin d’être à la hauteur des interrogations éthiques.
Une deuxième incohérence est flagrante.
Car comment accepter « l’ouverture de l’IAD à toutes les femmes », et donc aux lesbiennes, sans prendre en compte la « souffrance induite par une infécondité résultant d’orientations personnelles » que peuvent ressentir nombre d’homosexuels hommes ? Pour pallier ce qui est présenté plus haut comme une inégalité, voilà qu’on ouvre une nouvelle inégalité, sexiste cette fois. Les hommes n’auraient-ils donc pas les mêmes droits que les femmes ?
Le fait d’accepter la PMA dans le cas des lesbiennes tout en refusant vertueusement la GPA (refus que je partage entièrement, cf. mes réflexions sur ce point sous le « mot-clef » ci-contre ) est donc au minimum une incohérence, voire une supercherie ou un « cheval de Troie » qui prépare, en dépit des artifices rhétoriques, une autorisation à terme de la GPA. Car celle-ci est bien l’unique façon de rétablir une « égalité » qui se trouve rompue par la discrimination instaurée par l’autorisation de la PMA pour toutes les femmes.
Là encore, s’il s’agit d’un choix de société, il faut l’annoncer clairement, et ne pas se cacher derrière des incohérences qui ouvrent la porte à la supercherie.
Enfin, ne va-ton pas un peu vite en besogne ? Car une autre question éthique fondamentale est celle de l’accès à la médecine à des fins non thérapeutiques.
Sur ce point, il peut paraître en effet bien léger d’invoquer des « souffrances induites » par des caractéristiques « résultant d’orientations personnelles ».
On le sait, l’évaluation de telles souffrances dans le cas de demandes de modifications de l’identité sexuelle fait l’objet de protocoles psychologiques et médicaux très exigeants.
Qu’en sera-t-il de l’évaluation de telles « souffrances » dans le cas de l’homosexualité féminine ? Ne risque-t-on pas de passer un peu facilement de la « souffrance » au caprice ?
Plus largement, l’utilisation de la médecine à des fins non-thérapeutiques constitue de nos jours l’une des « boîtes de Pandore » les plus problématiques en ce qui concerne l’avenir de l’humanité. Peut-être serait-il sensé de ne pas créer à la légère des jurisprudences sur lesquelles il risque d’être bien difficile de revenir.
Qu’en sera-t-il désormais des critères de la « souffrance » ? Je peux souffrir très réellement de me sentir trop petit, ou de ne pas courir aussi vite que les autres. Telle cette personne pourvue de jambes normales, mais qui demandait à ce qu’on lui pose des prothèses de titane pour courir plus vite.
Certains envisagent avec sérieux le marché juteux – et désormais bientôt accessible – de la greffe d’utérus chez l’homme en vue de pallier la « souffrance induite par une infécondité » que ressentent certains.
La difficulté d’évaluer la « souffrance » ouvre donc la porte à une casuistique fort complexe, qui risque de donner lieu à bien des abus, et certainement des trafics.
De plus, son invocation dans le cas de l’homosexualité risque de ramener le vieux spectre dépassé de l’assimilation de celle-ci à une maladie.
Or, je ne pense pas qu’il s’agisse là d’un retour souhaitable.
Je pense pour ma part que la diversité des « orientations personnelles » possibles fait signe vers une incomplétude foncière caractéristique de notre condition d’être humain.
De la même façon que certaines et certains sont attirés par l’autre sexe, certaines et certains sont attirés par le même.
De la même façon que certaines ou certains sont attirés par la maternité ou la paternité, certaines ou certains ne se conçoivent pas dans cette orientation de vie.
On sait que, contre certaines idéologies, religieuses en particulier, le fait d’assumer ce refus a ouvert à des approches fécondes d’une féminité et d’une masculinité dissociées de la maternité et de la paternité. Dissociation revendiquée d’ailleurs lors des mouvements de libération sexuelle des années 70…
Or, chaque orientation de vie entraîne à la fois des richesses et des deuils. Les deux aspects constituant notre chemin d’accès à la maturité, qui passe par le fait d’assumer cette incomplétude qui est la nôtre.
L’engagement dans la voie de l’hétérosexualité entraîne pour moi le deuil de l’homosexualité, et inversement. Et même le fait d’être bisexuel ou transgenre entraîne le deuil de la voie qui permet de se réaliser dans une seule de ces orientations.
L’une des grandes « souffrances » de notre temps n’est-elle pas alors d’avoir laissé penser qu’il pourrait y avoir des « orientations » où tout pourrait se réaliser à la fois sans souffrance et sans deuil ?
L’urgence serait peut-être alors, pour lutter véritablement contre la « souffrance », de savoir dépasser l’illusion de la complétude, du « fantasme de toute puissance » qui en constitue incontestablement l’une des sources essentielles.
En attendant que des plus compétents que moi interviennent sur le sujet, quelques rappels et réflexions rapides à propos d’articles et d’émissions récentes.
nous permet de corriger un contre-sens : si, en effet, le début de « sortie du nucléaire » a bien signifié jusqu’en 2013 en Allemagne un accroissement de l’utilisation du charbon pour la production d’électricité, ce n’est désormais plus le cas.
Et si les objectifs ambitieux de réduction des émissions de gaz à effet de serre n’ont pour le moment pas été tenus, ces émissions ont tout de même baissé de 2% depuis 2011.
Bonne nouvelle ! Dont acte.
La mauvaise étant, on le sait, la part décroissante mais toujours largement prépondérante qu’occupe le charbon (et donc les très importantes émissions qu’il produit) dans le mix énergétique allemand, comme le confirment les graphiques du Fraunhofer Institute, organisme de référence en Allemagne.
Tout en souhaitant que le processus engagé tienne les promesses prévues et que les améliorations s’accélèrent, on peut bien évidemment, avec nombre d’experts, souligner le coût exorbitant (de l’ordre de 500 milliards d’euros) d’une baisse des émissions qui reste, pour le moment du moins, quasi anecdotique (2%) pour un pays qui demeure l’un des champions d’Europe de production de gaz à effet de serre.
Bien sûr, il reste aussi légitime de se demander si, d’un point de vue strictement écologique, et considérant l’impératif premier de lutte contre le réchauffement climatique, une « sortie du charbon » n’était pas plus urgente qu’une sortie du nucléaire….
Quoiqu’il en soit, l’élève devrait faire mieux dans l’avenir, du fait du développement en cours des renouvelables. Il faut donc attendre pour juger. Cela fait bien sûr partie de tout processus sur le long terme.
Le problème est alors de savoir si le plus long terme ne devra cependant pas inclure quelques ajustements douloureux, autant en ce qui concerne les émissions qu’en ce qui concerne les coûts, financiers comme environnementaux.
Car si cela n’apparaît pas dans les articles en question, on sait depuis longtemps, et l’expérience le prouve amplement (cf. le cas de l’Espagne en particulier, illustré ci-dessous
que l’usage des sources d’énergie intermittentes, en l’absence sans doute durable de moyens de stockage efficaces (utilisation déjà maximale en Allemagne comme en France des sites capables de recevoir des STEPS – Stations de Transfert d’Énergie par Pompage en particulier, qui, en utilisant le trop plein ponctuel d’énergie éolienne ou solaire pour remonter l’eau dans des lacs de barrage, constituent le mode de stockage le plus performant – plus de 60% de l’énergie de départ y est préservée -), exige d’adosser de telles énergies à des sources non intermittentes afin de pourvoir à une demande accrue lors des pics de consommations (hivernaux en particulier) en l’absence de soleil et de vent, lorsque les éoliennes et les panneaux photovoltaïques ne produisent que quelques pourcents de leur capacité théorique.
Le même institut de référence (Fraunhofer, plus ou moins équivalent de notre ADEME) nous met sur la piste de ce qui sera probablement à terme la solution allemande de l’EnergieWende (« tournant » ou « transition » énergétique ») :
Reprenons les propos de S. Huet :
Les chercheurs [ de Fraunhofer] ont simulé un système électrique fonctionnant heure par heure et sur une année entière à partir d’énergies renouvelables, en prenant comme base des besoins le succès d’une politique d’économie d’énergie, de diminution de la consommation d’électricité d’environ 25% par rapport à aujourd’hui.
Le scénario 100% renouvelables, basé sur une alimentation autarcique en énergie et sur des potentiels techniques considérés comme réalistes, comprend, en termes de puissance installée :
► 170 GW d’éolien terrestre et 85 GW d’éolien en mer (soit 255 GW contre 29 GW actuels en tout).
► 200 GW de photovoltaïque.
► 70 GW de centrales dites Power-to-Gas, prévues pour transformer l’électricité d’origine renouvelable en gaz (hydrogène utilisé comme tel ou peut-être méthanisé) lors des périodes de production excédentaires par rapport à la demande.
► 95 GW de centrales à gaz utilisées en «back-up», lorsque la production d’origine renouvelable n’est pas suffisante, et optionnellement couplées à des systèmes de récupération de la chaleur pour réinjection dans les réseaux de chaleur.
95 Gigawatt zentrale Gaskraftwerke (…) würden für die Rückverstromung sorgen; diese Kraftwerke dienen der komplementären Stromversorgung bei nicht ausreichender Leistung aus Wind und Sonne.
(95 gigawatts de centrales à gaz auraient une fonction de compensation -« back up »-; ces centrales assurant l’alimentation complémentaire lorsque les performances du vent et du soleil ne sont pas suffisantes).
L’institut considère ainsi les 70 GW de Power-to-Gas ainsi que les 95 GW de centrales à gaz comme indispensables pour pallier l’intermittence et permettre d’assurer la relève de l’éolien et du solaire en cas de « coup dur » climatique ou autre. Lorsqu’il n’y a ni vent ni soleil en quantité suffisante, la totalité de l’alimentation en électricité doit être rapidement assurée par « autre chose », en quantité suffisante pour remplacer les sources défaillantes. Cet « autre chose » devant, en toute logique, assurer une alimentation à peu près équivalente aux sources auxquelles elle se substitue.
D’où la nécessité d’un double système d’approvisionnement, qui explique « l’énormité » de la puissance devant être installée dans la perspective d’un important développement du renouvelable intermittent.
L’énormité de ce chiffre peut être mesurée en le comparant à la puissance installée en France actuellement, soit environ 125 GW, dont 64 GW de centrales nucléaires. Ainsi, le seul parc de centrales à gaz serait d’une puissance supérieure au parc nucléaire français actuel. Au total, environ quatre fois plus de capacités de production, pour une production réelle de même ordre de grandeur. C’est évidemment le prix de l’intermittence des vents et du Soleil. Un tel dispositif suppose également la construction de plusieurs milliers de kilomètres de lignes à Très haute tention (THT) pour acheminer l’électricité éolienne du nord vers le sud du pays. [c’est moi qui souligne]. (Id.ibid.).
Si on en croit le bon vieil Ockham, qui pensait en se rasant que « Entia non sunt multiplicanda praeter necessitatem », (« Les entités ne doivent pas être multipliées au-delà du nécessaire ») ou, dans une traduction un peu plus lâche mais adaptée à notre problématique : « pourquoi vouloir à tout prix ( !) le double ou le quadruple au lieu de se contenter du simple ? »), on a semble-t-il quelques raisons supplémentaires de se demander :
Était-il vraiment nécessaire et urgent de remplacer une installation déjà gigantesque (l’équipement nucléaire) qui fonctionnait en ne produisant que très peu d’émissions, par deux installations, chacune tout aussi gigantesque (l’équipement « renouvelable » plus son « double » indispensable en power-to-gas et centrales à gaz), qui, outre leur coût considérable, continueront à produire des gaz à effet de serre (pour ce qui est des centrales à gaz) ?
Dommage donc que les articles et débats mentionnés s’arrêtent aux quelques pourcents laborieusement gagnés sur les émissions, et que cet arbre, certes séduisant, nous cache la forêt de la persistance encore durable du charbon, et, pour réguler l’intermittence, de son remplacement expressément prévu par … des centrales à gaz ayant une capacité de production plus importante que nos centrales nucléaires !
Dans quel but occulter systématiquement dans la plupart des médias une telle « usine à gaz » ?
Et puisque nous en venons aux arbres et aux forêts, nous voici ramenés en France avec la parution du dernier scénario de l’association négaWatt :
Car, si je comprends bien, le rôle rempli dans le scénario allemand de Fraunhofer par le gaz en vue de pallier l’intermittence de la puissance installée en renouvelables tels que l’éolien et le solaire, serait tenu dans notre scénario français par un recours massif à la « biomasse solide », c’est-à-dire, essentiellement, au bois.
Ce schéma «dans la droite ligne de ses prédécesseurs » (p. 3 de la Synthèse 2017) reprend en partie le précédent rapport (2011) de négaWatt
quant à l’utilisation du bois, mais en nettement plus ambitieux, puisqu’il s’agit désormais de pourvoir non seulement à la production d’électricité, mais de subvenir à la totalité des besoins en énergie de la France.
D’emblée, le propos paraît séduisant, puisqu’à la différence du cas allemand, et tout en plaçant au premier rang l’indispensable sobriété et l’efficacité énergétique (d’une façon encore plus radicale que nos voisin, cf. p. 27ss de la « Synthèse 2017 »), il fait appel à une ressource renouvelable – le bois donc – dont on sait que le bilan carbone est « neutre », puisque le Co2 que dégage sa combustion est absorbé en quantité équivalente par les forêts qui le produisent.
La régulation de l’intermittence, problème essentiel de l’utilisation de l’éolien et du solaire, se ferait donc dans ce cas en utilisant une ressource elle-même renouvelable, tout en réduisant la question du stockage de l’énergie, puisque le bois, comparable en cela aux énergies fossiles, est disponible à la demande. Il suffit de gérer les forêts et l’approvisionnement.
Certains aspects seront, je l’espère, abordés par des études critiques plus précises que ce que le citoyen lambda que je suis peut se permettre, mais il me semble intéressant de poser quelques questions qui me paraissent de simple bon sens :
Tout d’abord en ce qui concerne le thème, essentiel, de la « sobriété » :
Au total, la consommation d’énergie primaire est réduite de 66% en 2050 par rapport à son niveau de 2015 (Synthèse 2017, p. 32).
Signalons que le modèle allemand du Fraunhofer Institute prévoit de son côté une réduction de consommation de 25%.
Comment comprendre une telle divergence entre les projections ?
Nos voisins d’outre-Rhin ne nous donnent-ils pas sur ce point une leçon de réalisme et de prudence ?
Surtout lorsqu’on nous rappelle (Synthèse 2017 p. 14) :
« Réalisé à l’échelle de la France métropolitaine, l’exercice tient compte d’une évolution de la population conforme à la “projection centrale” de l’INSEE. Celle-ci, restée inchangée par rapport à celle du scénario de 2011, prévoit une population atteignant 72millions d’habitants en 2050, contre 65 millions aujourd’hui ».
Réduire notre consommation d’énergie primaire de 66% avec 7 millions d’habitants en plus, même en invoquant des « gains en efficacité » bien hypothétiques et bien difficilement chiffrables, ne paraît-il pas bien aventureux ?
Et, une fois de plus, la question de la décroissance démographique, pourtant essentielle pour l’avenir de notre planète, n’est pas posée…
De plus, qu’en sera-t-il de la disponibilité réelle de la “biomasse solide” évoquée ?
Le scénario précédent de négaWatt (cf. lien ci-dessus, Synthèse 2011), alors même qu’il limitait ses ambitions à la seule production électrique, avait fait l’objet de critiques l’accusant de surévaluer les possibilités de la filière bois, incapable à elle seule de compenser le déficit des autres renouvelables (éolien, solaire) pour assurer nos besoins en énergie.
Du moins sans remanier d’une façon difficilement acceptable nos paysages et toute notre culture agricole (expansion de la forêt au détriment des autres cultures, restriction drastique de l’élevage, etc.).
Critiques que le scénario 2017 ne prend pas en compte, alors même que l’énumération des ressources à mobiliser ne paraît ni très précise ni très convaincante :
La biomasse utilisée pour l’énergie provient essentiellement de matières dérivées d’autres usages, dans une logique de priorité des fonctions. Pour le bois, il s’agit principalement de productions liées à du bois utilisé comme matériau (construction et industrie, dont les nouveaux usages de matériaux biosourcés en substitution aux hydrocarbures) et aux opérations de sylviculture permettant d’assurer une meilleure adaptation de la forêt au changement climatique; de sous-produits générés à chaque stade de transformation et de consommation de produits à base de bois; et de la valorisation des arbres «hors forêt», notamment de l’agroforesterie (Synthèse 2017, p. 25).
Le biogaz est produit également à partir de résidus de cultures, de déjections d’élevage, de biodéchets, et de couverts végétaux (id. ibid., p.25).
Mais qu’en sera-t-il alors si, dans le même temps, l’agriculture doit se passer de plus en plus des intrants chimiques ? L’agriculture biologique qu’il faudra développer devra-t-elle disputer « résidus de cultures », « déjections d’élevage », « biodéchets » et autres « couverts végétaux » à la production d’énergie ?
Surtout lorsqu’on nous ajoute que :
Le scénario négaWatt 2017 prévoit une production de biocarburants 2nde génération à partir de matériaux ligno-cellulosiques (paille, bois) pour les usages qui semblent difficilement pouvoir être assurés par le gaz et l’électricité et nécessitent des carburants liquides, comme l’aviation (Synthèse 2017, p.26).
Non contente de remplacer le gaz et le nucléaire et d’assurer la régulation de l’intermittence des renouvelables, faudra-t-il encore que la « biomasse solide » fasse tourner les tracteurs et voler les avions avec des carburants de substitution ?
Si « plus de 40% [de notre énergie proviendra] de la biomasse » (Synthèse 2017, p.32) on est en droit de se demander, s’il ne faudra pas considérablement élargir nos frontières pour cela…
Ou recourir à une importation massive, ce qui constituerait une façon de déplacer les problèmes, et certainement pas une bonne nouvelle écologique.
Malgré les gains gigantesques (présumés du moins…) en sobriété (cf. remarques ci-dessus et la comparaison avec le modèle allemand) et en efficacité énergétique, et compte tenu de ce qui a été dit plus haut sur le nécessaire redoublement des capacités installées de production, peut-on vraiment imaginer que le fait de pallier la disparition des énergies fossiles (pétrole, gaz, nucléaire), essentiellement par la « biomasse solide » ne signifiera pas un bouleversement radical du paysage et de l’agriculture, du fait d’une explosion sans précédent de la demande en bois ?
Et s’il nous est certes vertueusement affirmé que
« Afterres2050 pose comme principe de ne pas dédier de terres à la seule production d’énergie » (Synthèse 2017, p.25),
[précision : Afterres 2050 est un modèle plus spécifiquement agricole supposé par le scénario négaWatt. Il est évoqué de cette façon dans la « Synthèse » du « Scénario négaWatt 2011 », p.11-12 :
le scénario Afterres2050 applique la même démarche de sobriété et d’efficacité à toutes les étapes de la chaîne agricole : maîtrise des besoins, réduction des pertes et des gaspillages, recyclage des déchets organiques, etc. Ce scénario est notamment centré sur une évolution de l’alimentation visant un meilleur équilibre nutritionnel et une réduction des surconsommations actuelles de glucides (sucres), de lipides (graisses) et de protéines animales. Le régime alimentaire de 2050 comprend ainsi environ moitié moins de viande qu’aujourd’hui, et aussi moins de lait. Il contient en revanche une part accrue de fruits, de légumes et de céréales. Ce rééquilibrage a un effet bénéfique aussi sur l’énergie et les surfaces disponibles : l’élevage consomme bien plus de surface et d’énergie que les productions végétales, et nous avons atteint un niveau de consommation de viande qui n’est pas soutenable à l’échelle de la planète. Le scénario Afterres 2050 prévoit donc une division par deux des cheptels et une division par cinq de l’élevage intensif.]
Il me semble tout de même légitime de se demander si, en dépit de ces précisions et de la modification écologiquement nécessaire de nos pratiques alimentaires, on ne nous refait pas à nouveaux frais le coup des biocarburants, fausse bonne solution dont on sait qu’elle ravage encore des écosystèmes et des agricultures de la planète dans le but de fournir la sacro-sainte énergie.
Et malgré ma vieille allergie à Heidegger, ne peut-on voir dans de tels bouleversements une trace de ce « Gestell » dont parle le philosophe, de cet « arraisonnement » par l’homme d’une nature qui se trouve mise en demeure de répondre aux besoins de l’être humain, alors que la voie de l’écologie serait que nos besoins (et notre démographie…) se conforment à ce que la nature peut raisonnablement nous offrir sans risque ?
Quelques interrogations plus marginales, pour finir :
« La mise en œuvre du scénario négaWatt permet d’éliminer d’ici 2050 la quasi-totalité des émissions de gaz carbonique (CO2) dues à tous les secteurs d’activités en France, et de réduire considérablement les émissions de tous les autres gaz à effet de serre ». (Synthèse 2017, p.33).
Certes, on a dit que la biomasse constitue une ressource « neutre » en ce qui concerne la production de gaz carbonique.
Dans quelle mesure est-il pour autant légitime d’affirmer que son exploitation dans des proportions telles qu’elle occuperait une place prépondérante dans le mix énergétique du futur ne sera pas la cause d’autres types de pollution ? Les particules fines issues de la combustion du bois de chauffage et du pétrole ne constituent pas des gaz à effet de serre. Elles n’en sont pas pour autant dépourvues de nocivité pour l’environnement et l’être humain. Qu’en sera-t-il lorsque des centaines de TWh seront produits par des centaines de centrales à bois ?
Et encore ces affirmations d’un optimisme si déroutant qu’il semble frôler la naïveté :
Les moyens de flexibilité aujourd’hui disponibles (hydraulique de barrage, stations de pompage-turbinage, centrales thermiques d’appoint, effacement des industries électro-intensives, importations, …) sont largement suffisants pour faire face à une augmentation sensible de la contribution de ces deux filières, par ailleurs complémentaires en termes de saisonnalité et de localisation.
Ce n’est que lorsqu’elles atteindront des taux élevés de pénétration qu’il sera nécessaire de disposer de davantage de moyens de stockage permettant de déplacer dans le temps des quantités d’énergie importantes.
Depuis les volants d’inertie qui agissent sur des temps courts et sur des quantités très faibles jusqu’au power-to-gas, seul capable d’assurer le stockage inter-saisonnier de dizaines de TWh grâce au réseau gazier, en passant par les batteries et l’air comprimé, la gamme des solutions déjà éprouvées ou en cours de développement préindustriel permet d’affirmer que le problème sera résolu, alors même qu’il n’est pas encore apparu. (Synthèse 2017, p. 39. C’est moi qui souligne).
Connaissant les performances dérisoires du stockage par air comprimé comme du power-to-gas, le coût financier et écologique des batteries, on ne voit pas bien ce qui, avec un tel aplomb, « permet d’affirmer que le problème sera résolu », si ce n’est tirer des plans sur la comète ou prendre ses désirs pour des réalités !
De telles « affirmations » ne semblent pas avoir cours en Allemagne. Nos voisins, bien que beaucoup plus avancés que nous en ce qui concerne ces technologies, sont autrement réalistes. Ils se permettent même si peu « d’affirmer » qu’ils prévoient donc dans leur scénario un équipement en centrales à gaz classiques apte à produire plus que nos actuelles centrales nucléaires pour garantir leurs besoins en énergie à l’horizon 2050. En partie bien sûr pour pallier le rendement très faible (environ 10%) du power-to-gas (l’air comprimé et les batteries n’étant même pas envisagés dans leur projet…), et, comme nous l’avons vu, la quasi-impossibilité physique (utilisation déjà maximale des sites adéquats) et sociologique (cf. problèmes posés par le barrage de Sivens, pourtant de dimensions minimes, etc.) d’augmenter la quantité de STEPS.
N’y aurait-il pas alors dans de telles « affirmations » d’optimisme un zeste de désinvolture ?
Du même ordre, peut-être, que celle qui concerne la faisabilité d’une rénovation de 780 000 logements anciens par an jusqu’en 2050 (Synthèse 2017, p. 17).
Là encore, tout comme dans le cas du bouleversement agricole, et outre le coût exorbitant d’une telle opération, on envisage mal la reconversion d’une partie non négligeable de la population française en entrepreneurs ou ouvriers du bâtiment…
Comme je l’ai dit plusieurs fois dans des posts précédents, mes opinions sur la question énergétique ne s’inscrivent dans aucune religion préalable.
J’ai été un temps radicalement anti-nucléaire. Mais, poursuivant un effort d’information et de compréhension que j’espère honnête, je considère pour le moment (je ne demande qu’à changer d’avis, mais je souffre d’une incurable infirmité qui me pousse à évaluer les différents arguments… ) que l’urgence écologique – comme le dirait peut-être M. de la Palisse – serait plutôt d’adosser une sortie des énergies fossiles et l’intermittence des énergies renouvelables sur les sources d’énergie les moins productrices de gaz à effet de serre.
Ceci ne pouvant se produire que dans l’optique plus globale d’une indispensable décroissance, autant économique que démographique.
Le recours accru au bois fera nécessairement partie d’une telle approche. Et il faut reconnaître à négaWatt le mérite de l’intégrer à son scénario.
Mais est-on véritablement conscient des ordres de grandeur que supposent la complexité et le gigantisme de la transition énergétique que nous avons à promouvoir ?
Ajout du 06/03:
Encore beaucoup d’infos sur le blog indispensable de Sylvestre Huet: