J’avoue que la critique de Xavier Leherpeur dans « le Masque et la Plume » m’avait un peu titillé :
« Une horreur », et : « Le vrai martyr du film c’est le spectateur, quand même ! ».
Et j’appréhendais de subir une débauche d’hémoglobine à la Mel Gibson dans « La Passion du Christ ».
J’ai donc été très favorablement impressionné par le beau film de Martin Scorsese, « Silence ».
De la violence, certes, mais finalement bien plus sobre et discrète que celle qui s’étale dans la première série américaine venue qui fait l’ordinaire de bien des soirées télévisées.
Surtout la violence ici n’est pas gratuite : derrière l’image violente, il y a, comme dans bien des films traitant de toutes les Résistances et de toutes les injustices, l’admiration pour celui qui la subit et l’interrogation sur ceux qui la propagent. Interrogation sur la complexité des racines du mal, sur l’énigme et aussi les ambiguïtés de la réponse qu’on lui donne.
Raisons parmi bien d’autres qui manifestent le caractère particulièrement indigent de la critique évoquée plus haut.
Sans doute fondée en partie sur un malentendu et un a priori :
Une première approche superficielle (qui peut d’ailleurs être celle de bien des personnes qui ont apprécié le film) peut laisser penser que « Silence » serait une sorte d’apologétique militante de la foi catholique, une pieuse martyrologie en l’honneur des suppliciés de l’Église du Japon.
Une bondieuserie pour tout dire.
Ce qui, bien sûr, pourrait expliquer à la fois une partie de son succès auprès de la bien-pensance « old fashion », ainsi que la répulsion que le film peut inspirer à la bien-pensance « new style », pour laquelle un classique mécanisme pavlovien bien connu suscite l’exécration réflexe dès la moindre trace de religion.
Pitoyable conflit des bien-pensance, en quelque sorte.
Mais il me semblerait navrant de s’arrêter à ce type d’approche.
Je ne suis certes pas un grand japonisant, mais le fait de traduire par « Inquisiteur » (Inquisitor en anglais) le titre de metsuke ou ômetsuke attribué au personnage d’Inoue-Masashige qui persécute les chrétiens et les pousse à abjurer est un indice non équivoque : la fonction politico-policière du metsuke n’a pas grand-chose à voir avec la mission proprement religieuse conférée à l’Inquisiteur dans le contexte de l’Inquisition occidentale.
Si donc Scorsese a délibérément assumé ce contre sens historique et culturel dont témoigne la traduction, c’est à n’en pas douter, me semble-t-il, dans le but de faire réfléchir sur les horreurs de la procédure inquisitoriale en tant que telle, et des tortures et persécutions qui l’accompagnent, dont on sait qu’elles transcendent malheureusement toute confession, religieuse comme irréligieuse, à des degrés divers qui dépendent de la proximité du pouvoir.
Il n’y a donc là aucune apologie facile des « gentils » chrétiens confrontés aux « méchants bouddhistes ».
On sait en outre que l’Inquisition portugaise, fondée en 1536, était encore en pleine activité au XVIIème siècle (en particulier contre les « marranes » – juifs convertis pratiquant clandestinement le judaïsme, situation proche de celle décrite par « Silence » -), et qu’avant son abolition en 1769 par le Marquis de Pombal, elle a encore manifesté sa puissance, en particulier lors du procès de l’écrivain Antonio José da Silva, torturé et brûlé en 1739.
En 1633, date à laquelle commence notre récit, elle se porte donc fort bien au Portugal, et nos héros jésuites en connaissent parfaitement les rouages.
Il serait donc bien superficiel de s’arrêter à un « choc des cultures » qui opposerait de gentils occidentaux à de méchants orientaux.
L’ensemble du film dément cette vision réductrice, et Scorsese sait très bien que si le christianisme a pu au cours de son histoire (comme actuellement d’ailleurs), figurer parmi les religions les plus persécutées, il serait bien naïf de faire croire qu’il n’a pas été trop souvent au rang des persécuteurs.
Tout comme les bouddhistes ont leurs Rohingyas, les catholiques ont leurs cathares et leurs marranes, les protestants leur Michel Servet, etc. Sans parler bien sûr des procès de Moscou, S21 ou autres Saidnaya…
Même s’il est bien ancré dans l’Histoire, le metsuke-inquisiteur représente donc plutôt un « type », intemporel, supra-culturel et supra-historique, du fait même de l’équivocité de sa dénomination.
Le « type » de celui qui impose par la violence, l’abus de pouvoir, la manipulation des consciences, une doctrine ou une croyance, quelle qu’elle soit, et dont l’existence historique effective nous renvoie à bien d’autres existences.
Mais alors, si cette lecture est recevable, son corollaire devrait l’être aussi.
Car l’humilié, le persécuté, le torturé, est ici aussi un « type ». Bien sûr, il est historiquement incarné par l’exemple magnifique des chrétiens japonais.
Mais on pourrait tout aussi bien y voir aussi le marrane persécuté, le cathare du « camp dels Cremats », le martyr des geôles de Saidnaya, et tant d’autres.
Par la voix du père Ferreira l’apostat, le film pose d’ailleurs une question troublante : quelle était exactement la foi pour laquelle les martyrs japonais ont donné leur vie de façon si émouvante ?
À quel Dieu s’adressaient-ils, alors même qu’on connaît les approximations hasardeuses voire grossières par lesquelles les missionnaires essayaient de transposer dans la langue et la pensée japonaise le contenu de la religion chrétienne ?
Peut-être peut-on alors penser que cette foi mystérieuse qui se manifeste dans la mort si admirable du vieux Mokichi, gardant le silence dans le supplice, rencontre celle du résistant torturé dans « Rome ville ouverte » de Rossellini, de la vieille dame de la « Complainte du partisan », dans la version qu’en donne Léonard Cohen (« She died without a whisper »),
https://www.youtube.com/watch?v=S34cVkL6zCE
du petit « pipel » dont nous parle Elie Wiesel dans « La Nuit » (« Mis également à la torture, il resta, lui aussi, muet »)
(voir la partie sur Elie Wiesel)
et de tant d’autres qui sont montés sur le bûcher sous prétexte d’hérésie ou qui ont péri dans les prisons sous prétexte de dissidence ?
Silence de Mokichi, qui est celui du pauvre, de l’humilié, du torturé, devant le dogme du puissant, tellement assuré et triomphant.
L’incertitude même du contenu de la croyance des martyrs, soulignée par le père Ferreira, pointe vers un lieu énigmatique où se rencontrent, dans un silence par-delà les doctrines, ceux qui ont choisi de donner leur vie pour que vive autrui, de se taire plutôt que de trahir, de se voir méprisés plutôt que d’accéder aux gloires tapageuses de ce monde.
Et les exemples sont innombrables de celles et ceux qui ont eu connaissance d’un tel lieu…
Mais l’une des interrogations les plus poignantes du film nous plonge plus profondément encore dans le silence.
Car on pourrait y voir l’étrange confrontation de deux silences antinomiques.
Le premier transparaît, lors de la scène de la rencontre entre Rodrigues et Ferreira, à travers la sérénité d’un lieu de culte bouddhiste.
Silence du « Wou nien », de la « non-pensée », d’une vacuité de l’indifférencié et de l’impassible dans laquelle se dissout toute tension et toute dualité du langage et de l’action, dans le non-agir, ou plutôt par-delà l’agir et le non agir :
« La pensée dans l’absence de pensée, c’est la manifestation, l’activité (prayojana) de l’Absolu »
comme nous le révèle le maître du Tch’an (et du Zen) Chen Houei (J. Gernet, Entretiens du maître Dyana Chen Houei du Ho-Tsö, Hanoï, Publication de l’École Française d’Extrême Orient vol. 31, 1949 ; réimpr. Paris 1977, p. 13).
Ce silence de la non-pensée qui constitue l’aboutissement de la voie bouddhiste, dans la « pénétration de la nature propre, insaisissable, et l’insaisissable, c’est le dhyâna [l’absorption, la dissolution] du Tathâgata [la plus haute désignation de l’état de Bouddha, la « bouddhéité » suprême comme accomplissement de la Voie] (id. ibid. p. 55. Les ajouts entre crochets sont de ma responsabilité).
Le deuxième est le silence qui pénètre tout le film, expérimenté comme silence de Dieu par les missionnaires jésuites, et qui accompagne aussi l’attitude des suppliciés.
On peut l’interpréter comme celui qu’évoque le livre d’Isaïe (53,7), lorsqu’il nous dépeint le « Serviteur Souffrant » :
« Maltraité, il s’humilie, il n’ouvre pas la bouche, comme l’agneau qu’on mène à l’abattoir, comme une brebis muette devant les tondeurs »
Ou comme celui du Christ des frères Karamazov, silence devant un Grand Inquisiteur assurant triomphalement qu’il a arraché du cœur des hommes le « présent fatal » de la liberté que leur a insufflé Dieu lui-même.
https://bibliotheque-russe-et-slave.com/Livres/Dostoievski%20-%20Le%20Grand%20Inquisiteur.pdf
Peut-être le point culminant du film est-il dans cette confrontation, discrètement esquissée, entre l’immense sérénité du Sûnyatâ, de la « vacuité » et de l’impassibilité bouddhiste dans laquelle se délite, avec la soif de l’existence, toute tension et toute douleur ;
et la figure d’un Dieu, qui, lors du fumi-e final (épreuve imposée consistant à piétiner une image du Christ afin d’identifier les éventuels chrétiens), se manifeste comme celui qui prend sur lui la souffrance et embrasse dans sa miséricorde jusqu’aux affres de la trahison.
S’il faut en croire Jean Ladrière, et privilégier dans nos opérations de connaissance la métaphore de la « résonance » plutôt que celle de la « représentation », laquelle de ces deux figures du « silence » suscite la plus belle « résonance », au secret de notre être, de ce qui pourrait être l’ultime réalité des choses ?
« On devrait ainsi songer à la métaphore de la résonance plutôt qu’à celle de la représentation: la correspondance entre l’organon [l’instrument, l’outil] conceptuel de la théorie et le réel n’est pas celle qui relie un tableau à ce qu’il dépeint, mais celle qui relie deux dispositifs oscillatoires éventuellement fort différents, mais dont la période de vibration serait la même ». J. Ladrière, article Représentation, Encyclopædia Universalis.
La réponse, si réponse il y a, relève certes du mystère d’un choix profondément intime.
On devine tout de même un peu celui de Scorsese.
Car la dernière image du film, tout comme celle du malheureux Kichijiro, caricature du traître et du renégat, mais qui, au risque de sa vie, a pourtant conservé sur lui une image pieuse au long d’une existence d’apostasie, pointe vers l’abîme d’une indicible miséricorde, bien éloignée de ce que le bouddhisme entend par l’universelle « compassion ».
Toutes mes excuses, M. Leherpeur.
J’espère que ce commentaire, lui aussi « horrible » sans aucun doute, ne vous aura pas fait souffrir le martyre.