Quelques réflexions bien rapides sur Spinoza, à l’occasion d’un commentaire de Claustaire.

[Comme je me suis un peu laissé emporter par mes réflexions, je publie en « post » ce qui devait être une réponse au commentaire suivant de Claustaire] :

Bonjour,

Un peu de lecture pour quand vous serez revenu (et en pleine forme, je l’espère et le souhaite).

Comme je vous sais spinoziste invétéré, je souhaiterais vous soumettre certaines pages d’un blogueur spinoziste, que je viens de découvrir.

Voici la première page qu’il consacre à une réflexion sur Spinoza, le Coran et d’autres saints textes dits incréés.

Si vous acceptez ce « cadeau », je vous laisserai évidemment tout le temps qui vous semblera nécessaire pour explorer ce blog et me dire ce que vous en pensez.

Cordialement
C.S.

Bonjour Claustaire.

Je redescends enfin de ma montagne, plus tard que prévu, (plus on se fait vieux, plus descendre prend du temps vous diront tous les montagnards…) et je trouve votre « commentaire » et votre lien sur Spinoza.

Vous m’honorez fort en me qualifiant de « Spinoziste invétéré ». En fait, si j’admire Spinoza, je ne suis pas pour autant spinoziste, ou du moins je ne le suis plus, pour des raisons dont j’avais assez longuement débattu dans une discussion avec « Polaire ».

https://stultitiaelaus.com/2014/07/30/entraide-empathie-bienveillance-de-kropotkine-a-hobbes-et-retour-2/

Quant au blog de Jean-Pierre Vandeuren dont vous me donnez le lien, je le trouve une fois de plus caractéristique de certaines caricatures plutôt sommaires dont est l’objet depuis quelques décennies la pensée de Spinoza : on en fait, de façon au demeurant très légitime, un apôtre de la tolérance contre le fanatisme, de la liberté de pensée et de l’approche historico-critique des textes religieux, mais en le réduisant généralement à une sorte de laïcardité parfaitement anachronique, si ce n’est à un athéisme militant à la Onfray, en oubliant tout simplement, parce qu’on ne prend pas la peine de le lire, le caractère avant tout profondément spirituel de sa pensée.

Certes, il s’agit d’une spiritualité autre que celle du judaïsme, du christianisme et de l’islam (même s’il faudrait rappeler les influences indéniables de la pensée musulmane sur son évolution spirituelle, cf. par ex. : https://www.erudit.org/fr/revues/philoso/2010-v37-n2-philoso3970/045184ar/ ) qui se caractérise par un monisme de type panthéiste (ou pan-en-théiste, si l’on veut, dans la mesure ou pour Spinoza tout n’est pas Dieu, mais tout est « en Dieu »). Ce n’est pas pour rien qu’il fut exclu de la synagogue et frappé de la malédiction des bannis ; qu’il fut vilipendé par des générations de penseurs chrétiens, etc.

Mais, pour ma part, je n’hésiterai pas à le présenter avant tout comme un mystique. En témoigne en particulier tout le Livre V de L’Éthique (« La suprême vertu de l’Esprit est de connaître Dieu » prop. XXVII ; « Quoique cet Amour pour Dieu n’ait pas eu de commencement, il a pourtant toutes les perfections de l’Amour » prop. XXXIII, scolie) etc. etc.

En dépit de la différence des approches théologiques, on croirait entendre du Jean de la Croix !

De plus, ce même genre de caricature sommaire, due à un manque de lecture ou à une compréhension trop rapide de son exégèse historico-critique, frappe également la pensée de Spinoza en ce qui concerne ses considérations sur le rôle et la fonction des religions « révélées », et l’approche très fine et nuancée qui est la sienne.

Là encore, il suffit de lire en particulier le Traité théologico-politique :

(pour plus de facilité, j’utilise la version de Wikisource. Je citerai simplement : Traité) :

https://fr.wikisource.org/wiki/Trait%C3%A9_th%C3%A9ologico-politique ).

« Mais, avant d’aller plus loin, je veux marquer ici expressément (quoique je l’aie déjà fait) l’utilité et la nécessité de la sainte Écriture, ou de la révélation, que j’estime très-grandes. Car, puisque nous ne pouvons, par le seul secours de la lumière naturelle, comprendre que la simple obéissance soit la voie du salut, puisque la révélation seule nous apprend que cela se fait par une grâce de Dieu toute particulière que la raison ne peut atteindre, il s’ensuit que l’Écriture a apporté une bien grande consolation aux mortels. Tous les hommes en effet peuvent obéir, mais il y en a bien peu, si vous les comparez à tout le genre humain, qui acquièrent la vertu en ne suivant que la direction de la raison, à ce point que, sans ce témoignage de l’Écriture, nous douterions presque du salut de tout le genre humain ». (Traité XV)

En fait, ce qui est systématiquement oublié par ceux qui trouvent un intérêt idéologique à réduire la pensée de Spinoza à un intellectualisme ou un rationalisme simpliste qui n’est certes pas le sien, c’est que le salut de l’âme par la « connaissance du troisième genre » telle qu’elle est présentée au Livre V de l’Éthique n’est pas la seule voie qu’il reconnaît.

Puisque

« Nous avons montré dans le chapitre précédent que la loi divine, cette loi qui nous rend vraiment heureux et nous enseigne la vie véritable, est commune à tous les hommes ; et comme nous l’avons déduite de la seule considération de la nature humaine, il faut reconnaître qu’elle est innée et comme gravée au fond de notre âme ». (Traité V).

 il y a un salut possible pour les non –sages, les non-savants, les non-philosophes.

Le spinozisme ne se limite pas à une gnose élitiste à l’usage des intellectuels branchés ou bobos.

Outre la « connaissance du troisième genre », dont l’accès « difficile autant que rare » et impossible sans un effort conséquent (cf. Éthique, prop. XLII, scolie) explique que « bien peu, si vous les comparez à tout le genre humain (…) acquièrent la vertu en ne suivant que la direction de la raison » (Traité XV), la simple obéissance des humbles aux révélations des Écritures qui enseignent l’amour du prochain et la vie selon la justice leur ouvre la voie de cette béatitude éternelle promise à ceux qui vivent selon l’Esprit.

« Ensuite cette même Écriture enseigne très-clairement, en une infinité de passages, ce que chacun doit faire pour obéir à Dieu ; toute la loi ne consiste qu’en cet unique point : notre amour pour notre prochain ; ainsi personne ne peut douter qu’aimer son prochain comme soi-même, ainsi que Dieu l’ordonne, c’est effectivement obéir et être heureux selon la loi, et qu’au contraire le dédaigner ou le haïr, c’est tomber dans la rébellion et dans l’opiniâtreté. Enfin tout le monde reconnaît que l’Écriture n’a pas été écrite et répandue seulement pour les doctes, mais pour tous les hommes de tout âge et de toute condition » (Traité XIV).

(…)

« Mais j’exposerai en peu de mots les conséquences qui en résultent, savoir : 1° que la foi n’est point salutaire en elle-même, mais seulement en raison de l’obéissance, ou, comme le dit Jacques (chap. II, vers. 17), que la foi, à elle seule et sans les œuvres, est une foi morte ; voyez à ce sujet tout le chapitre II de cet apôtre ; 2° il s’ensuit que celui qui est vraiment obéissant a nécessairement la foi vraie et salutaire ; car l’esprit d’obéissance implique nécessairement l’esprit de foi, comme le déclare expressément le même apôtre (chap. II, vers. 18) par ces paroles : Montre-moi ta foi sans les œuvres, et je te montrerai ma foi d’après mes œuvres. Et Jean, dans l’Epître I (chap. IV, vers. 7, 8), s’exprime ainsi : Celui qui aime (à savoir, le prochain) est né de Dieu et il connaît Dieu ; mais celui qui n’aime pas ne connaît pas Dieu, car Dieu est charité. » (id.ibid).

(…)

« C’est encore ce qu’enseigne expressément le même apôtre au verset 13 de ce même chapitre : Par là nous connaissons, dit-il, que nous demeurons en lui et qu’il demeure en nous, parce qu’il nous a fait participer de son esprit, c’est-à-dire parce qu’il nous a donné la charité. Or il avait dit auparavant que Dieu est charité : d’où il infère (d’après ses principes, universellement admis de son temps) que quiconque a la charité a véritablement l’esprit de Dieu. Il y a plus : de ce que personne n’a vu Dieu, il en conclut que personne n’a le sentiment ou l’idée de Dieu que par la charité envers le prochain, et par conséquent que personne ne peut connaître d’autre attribut de Dieu que cette charité en tant que nous y participons » (id. ibid.).

Tout cela nous informe sur la profondeur du catéchisme de Spinoza, totalement oubliée du plus grand nombre de ces pseudo-adeptes qui en réduisent la pensée de façon fallacieuse et arbitraire :

« Maintenant je ne crains plus d’énumérer les dogmes de la foi universelle, ou les dogmes fondamentaux de l’Écriture, lesquels (comme cela résulte très-évidemment de ce que j’ai exposé dans ces deux chapitres) doivent tous tendre à cet unique point, savoir : qu’il existe un Être suprême qui aime la justice et la charité, à qui tout le monde doit obéir pour être sauvé, et qu’il faut adorer par la pratique de la justice et la charité envers le prochain. On détermine ensuite facilement toutes les autres vérités, savoir : 1° qu’il y a un Dieu, c’est-à-dire un Être suprême, souverainement juste et miséricordieux, le modèle de la véritable vie ; car celui qui ne sait pas ou qui ne croit pas qu’il existe ne peut lui obéir ni le reconnaître comme juge ; 2° qu’il est unique, car c’est une condition, de l’aveu de tout le monde, rigoureusement indispensable pour inspirer la suprême dévotion, l’admiration et l’amour envers Dieu ; car c’est l’excellence d’un être par-dessus tous les autres qui fait naître la dévotion, l’admiration et l’amour ; 3° qu’il est présent partout et que tout lui est ouvert ; car si l’on pensait que certaines choses lui sont cachées, ou si l’on ignorait qu’il voit tout, on douterait de la perfection de sa justice, qui dirige tout ; on ignorerait sa justice elle-même ; 4° qu’il a sur toutes choses un droit et une autorité suprêmes ; qu’il n’obéit jamais à une autorité étrangère, mais qu’il agit toujours en vertu de son absolu bon plaisir et de sa grâce singulière ; car tous les hommes sont tenus absolument de lui obéir, et lui n’y est tenu envers personne ; 5° que le culte de Dieu et l’obéissance qu’on lui doit ne consistent que dans la justice et dans la charité, c’est-à-dire dans l’amour du prochain ; 6° que ceux qui, en vivant ainsi, obéissent à Dieu, sont sauvés, tandis que les autres qui vivent sous l’empire des voluptés sont perdus ; si, en effet, les hommes ne croyaient pas cela fermement, il n’y aurait pas de raison pour eux d’obéir à Dieu plutôt qu’à l’amour des plaisirs ; 7° enfin, que Dieu remet leurs péchés à ceux qui se repentent, car il n’est point d’homme qui ne pèche ; car si cette réserve n’était établie, chacun désespérerait de son salut, et il n’y aurait pas de raison de croire à la miséricorde de Dieu ; mais celui qui croit cela fermement, savoir, que Dieu, en vertu de sa grâce et de la miséricorde avec laquelle il dirige toutes choses, pardonne les péchés des hommes, celui, dis-je, qui pour cette raison s’enflamme de plus en plus dans son amour pour Dieu, celui-là connaît réellement le Christ selon l’esprit, et le Christ est en lui » (id. ibid.).

Notons au passage la très grande considération dans laquelle Spinoza, le juif, tient la personne du Christ. Considération elle aussi délibérément ignorée des caricatures sommaires comme des récupérations idéologiquement réductrices, qu’elles soient rationalistes ou athées. Peut-être pourrait-on même avancer que c’est en Christ « voie du salut » (Traité I) et « bouche même de Dieu » (Traité IV) que se réconcilient pour notre philosophe la voie des humbles, celle du Traité, et la voie du Sage telle que la présente le livre V de l’Éthique.

Bien que je ne sois donc pas spinoziste, je ne saurais donc trop conseiller de lire Spinoza.

Mais de le lire lui, plutôt que de suivre quelques interprètes qui ont la fâcheuse tendance de le réduire à leur petite mesure.

Spinoza n’a rien de ce laïcard dogmatique ni de cet athée matérialiste quelque peu simpliste que veulent en faire certains.

[cf. la façon dont il récuse par anticipation toute qualification de « matérialisme » dans la Lettre VIII à Oldenburg, que j’ai citée plusieurs fois : «Toutefois, ceux qui pensent que le Traité théologico-politique veut établir que Dieu et la nature sont une seule et même chose (ils entendent par nature une certaine masse ou la matière corporelle), ceux-là sont dans une erreur complète »
(Œuvres de Spinoza, traduction par Émile Saisset, Charpentier, 1861, III, pp. 365-367. Correspond à la lettre LXXIII dans l’édition de la Pléiade, p. 1282 )].

Nous avons tellement de choses à retenir d’urgence de lui, en particulier le respect inconditionnel de la liberté de pensée, liberté dont il a témoigné courageusement en dépit des persécutions et des procès.

Mais liberté de toute la pensée, et de toutes les pensées.

« Que si nous remarquons enfin que la fidélité de chaque citoyen à l’égard de l’État, comme à l’égard de Dieu, ne se juge que par les œuvres, à savoir, par la charité pour le prochain, nous ne douterons plus qu’un État excellent n’accorde à chacun autant de liberté pour philosopher que la foi, nous l’avons vu, peut lui en accorder ». (Traité XX : On établit que dans un État libre chacun a le droit de penser ce qu’il veut et de dire ce qu’il pense).

Cordialement.

3 commentaires sur “Quelques réflexions bien rapides sur Spinoza, à l’occasion d’un commentaire de Claustaire.

  1. Bonjour Desiderius,

    Content de vous voir redescendu de vos hauteurs, l’esprit vif et avec une énergie débridée, comme le prouve votre post (à ce propos : Seriez-vous encore si jeune pour ignorer qu’avec l’âge bien des descentes se font souvent, hélas, plus vite que prévu ;-/ ? )

    Ayant pris le temps de parcourir d’autres pages du blog que je vous avais mis en lien, j’ai fort regretté de vous avoir invité à le lire tant il me semble moins spinoziste qu’affligeante imposture (et sans doute islamophobe, j’ai préféré ne pas creuser) sur laquelle on ne pourrait perdre que son temps à revenir.

    Pour ma part, et pour ce que j’ai lu de Spinoza (vous y êtes pour qqch !), j’ai bien compris (comme Hugo le permet aussi) qu’on peut être anticlérical par souci de libre pensée (voire de pensée tout court) tout en restant profondément religieux, du moins déiste (même si tout panthéiste est à mon avis un athée qui s’effraie lui-même à l’idée d’être une part de Pan, en s’en sentant indigne) et mystique par puissance visionnaire et intuition holiste de ce qui unit toute forme de vie(s) ou forces cosmiques (dont la pulsion amoureuse est un des redoutables avatars).

    Question matérialisme, dogmatisme et simplisme, nous avons déjà suffisamment échangé là-dessus pour ne pas revenir sur ce que cela pourrait sinon devrait impliquer de complexité spirituelle et de scepticisme introspectif, même si à force de douter, il arrive qu’on ne puisse plus douter de ses doutes et y trouver les certitudes minimales mais assez assurées pour éviter toute dissipation existentielle.

    Pour le reste et ce que nos jours peuvent encore nous permettre de quotidien, puissent-ils nous accorder de belles rencontres.

    Cordialement !

  2. PS: Allez! Pour titiller un peu votre fibre athée, je crois que vous abordez le problème à l’envers. Car c’est bien l’athée qui est forcément un déiste du « Pan » et non le contraire (« tout panthéiste qui serait un athée »). Car qu’est-ce qu’une matière nécessaire, sinon cet Être « causa sui » que Spinoza nomme « Substance » et auquel il attribue en tout logique et cohérence l’Esprit, la Toute Puissance et l’Éternité, c’est-à-dire la divinité. CQFD dirait le Maître…

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