« Hourra ! Cornes au cul. Vive le Père Ubu ! »
Cette exclamation me venait continûment à l’esprit à l’écoute de l’un des derniers numéros du « 28 Minutes » d’Arte.
Père Ubu y prenait successivement le visage de Gérard Araud, Anne-Cécile Robert et Patrick Martin-Genier pour nous abreuver de quelques-uns de ses arguments imparables. À commencer par le « deux poids deux mesures » :
« On s’indigne de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, mais il ne faut pas oublier qu’il y aurait eu et qu’il y a tant d’autres occasions d’indignation » nous disait-on en substance, une fois de plus.
« Et le fait de cette indignation à sens unique des Occidentaux qui ne réagissent que lorsque ce sont des blancs qui se font tuer alors qu’ils restent muets quand ce sont des noirs ou autres habitants du ‘’Sud global’’ qui sont victimes de guerres ou de massacres décrédibilise l’ONU », etc.
Certes, mon cher Père.
Mais il ne tient qu’à vous d’y remédier : qui vous empêche donc de partager avec tant d’autres l’indignation indispensable face à la situation en Syrie, en Israël, au Soudan ou ailleurs et de le faire savoir haut et fort ?
Mais sur ces sujets, on vous entend peu, semble-t-il.
Surtout, en quoi le fait de ne pas s’être suffisamment indigné lors de l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003 devrait-il justifier le fait que nous répétions la même erreur ou la même tiédeur face à la gravité extrême pour la démocratie de ce qui se passe en ce moment en Ukraine, ou de ce qui va un jour se passer à Taiwan ?
C’est ici et maintenant que se joue l’Histoire, et le « un poids, une mesure », c’est bien aujourd’hui qu’il faut s’employer à le mettre en œuvre, en se méfiant des discours ambigus qui visent à en minimiser l’urgence.
Mon Père, vos rodomontades offusquées ne sont pas de saison.
Mais votre esprit farceur ne s’arrête pas là. Car le plus beau reste à venir.
Nombre de mes amis immigrés, auxquels on demande de payer des sommes non négligeables pour obtenir des titres de séjour tout en leur interdisant de travailler pour se procurer l’argent nécessaire connaissent bien la blague suivante :
Père Ubu se tient à la porte d’un imposant bâtiment administratif pour en interdire l’accès aux personnes qui se présentent sans autorisation.
« Où faut-il se procurer cette autorisation » demandent ceux qui veulent entrer.
« Au bureau 354, à l’intérieur, au deuxième étage », répond Père Ubu.
Ainsi nos Pères et Mères Ubu nous expliquent-ils sans rire que « le Conseil de Sécurité de l’ONU est le reflet de l’équilibre des forces en 1945 », qu’il est donc totalement dépassé et anachronique.
Mais que pour le réformer, en particulier pour ce qui est du droit de veto, il faut l’accord de ses cinq membres permanents, totalement dépassés et anachroniques donc, ce qui, bien entendu, « n’arrivera jamais » nous assure-t-on.
Ouf ! On a eu peur. Absurdité et anachronisme ont encore de beaux jours devant eux. Fort heureusement, Père Ubu a réussi à mettre en place un système impossible à réformer.
Car pour réformer, encore faudrait-il pouvoir accéder au bureau 354. Or le droit de veto fait qu’un seul Père Ubu intraitable suffise à en empêcher l’entrée.
Ainsi toute proposition de réforme sera automatiquement refusée, de par le fonctionnement même de l‘institution, qui donne tout pouvoir à ceux qui ne veulent pas entendre parler de réforme.
« Et comment donc puis-je accéder au bureau 354 si je n’ai pas le droit d’entrer ? » demande le pauvre naïf, à l’image de Nadia Dam qui rappelle timidement tout de même, face à l’arrogance des émules de Père Ubu (vers 26mn), que lors de la guerre de Syrie, l’usage du droit de veto par la Russie et la Chine a interdit des opérations qui auraient pu favoriser la paix. [Peut-être se souvient-elle aussi qu’en 1990, en l’absence de veto de l’URSS agonisante, la résolution 678 du Conseil de sécurité de l’ONU permit de juguler en quelques semaines la guerre d’agression initiée par Saddam Hussein].
« Mais ça, de par ma chandelle verte, c’est votre affaire », répond Père Ubu, droit dans ses bottes.
Et d’opposer ce tout puissant veto, tout à l’honneur d’un promoteur affirmé et défenseur officiel de la Paix dans le monde, à toute condamnation possible des guerres d’agression, en particulier de celles dont il est lui-même l’instigateur.
En attendant celles que ses complices bien intentionnés fomenteront un jour.
Jarnicotonbleu, tout cela est parfaitement ficelé !
Chapeau !
*
Rappel :
Comme je l’ai plusieurs fois signalé, n’oublions pas que, contrairement aux affirmations des intervenants de l’émission susdite et autres Palotins ou Larbins de Phynances, nombre de solutions pertinentes et relativement simples* existent pour sortir d’un tel cercle ô combien vicieux. Elles ne demandent qu’à être discutées.
Mais le génie d’Alfred Jarry ne s’y trompait pas : jusqu’à nouvel ordre, c’est bien Père Ubu qui mène la danse.
Et que vive la machine à décerveler !
Voyez, voyez la machin’ tourner,
Voyez, voyez la cervelle sauter.
(…)
Hourra ! Cornes au cul. Vive le Père Ubu !
*
* Par exemple: Après plusieurs autres du même genre, l’Assemblé Générale de l’ONU a voté le 23 février 2023 une résolution « appelant à une « paix globale, juste et durable en Ukraine » sur la base de la Charte des Nations Unies » par 141 voix pour, 7 voix contre et 32 abstentions.
Hélas, dans les conditions actuelles, de telles résolutions de l’Assemblée Générale sont condamnées à demeurer lettre morte du fait du blocage institutionnel du Conseil de Sécurité.
Sur la base de telles majorités à l’Assemblée Générale, ne pourrait-on concevoir qu’une nation qui se rend coupable de crime d’agression ou autres graves manquements à la paix, ainsi que la ou les nations refusant ou s’abstenant de condamner ces crimes reconnus par la majorité, se voient temporairement privées de leurs sièges au Conseil de Sécurité, et donc de leurs droits de veto, jusqu’à ce qu’aient cessé les agissements susdits jugés contraires à la Charte des Nations Unies ?
Leur(s) place(s) au Conseil de Sécurité pourrai(en)t être pendant ce temps attribuée(s) à une ou plusieurs autres nations, à commencer par exemple par la nation agressée.
*
Ajout du 02/05 :
Ayant à ma faible mesure contribué au soutien de Lula, je souscris à cet article qui s’emploie aujourd’hui à le ramener à la raison:
Tu commences aujourd’hui un troisième mandat, après une victoire sur le terrible Jair Bolsonaro, ennemi de la planète et des droits humains. Nous, gens de gauche et écologistes européens, avons salué cette victoire à l’égal de celle de Joe Biden sur Donald Trump, et pour les mêmes raisons. C’est pourquoi je suis stupéfait de t’entendre reprocher à ce même président Joe Biden d’« encourager la poursuite de la guerre en Ukraine » en aidant la magnifique résistance du peuple ukrainien face à l’envahisseur russe, qui répète ne concevoir qu’une seule paix : celle entérinant la conquête de cinq régions de l’Ukraine. Toutes ces régions, y compris la Crimée, avaient voté pour l’indépendance de l’Ukraine…
(…)
Mais quelle contribution apporte le Brésil, sous ta direction, pour pousser la Russie à respecter ce verdict, c’est-à-dire à évacuer sans délai ces cinq régions et à reconnaître au peuple ukrainien la liberté de choisir souverainement ses amitiés et ses alliances ?
Jusqu’ici, le Brésil refuse de fournir des armes à ce petit pays, qui ne dispose pas d’industrie en la matière. Il refuse même d’appliquer de simples sanctions économiques au pays qui viole outrageusement le droit international, dont les troupes pillent, violent, exécutent, torturent, volent des milliers d’enfants, et dont les bombardements ont volontairement privé de chauffage et d’électricité tout un peuple pendant l’hiver ukrainien.
Tu pourrais dire : « C’est une affaire européenne, ça ne nous regarde pas. » Mais tu prends la parole, tu critiques non pas l’envahisseur mais le pays qui aide le plus le pays envahi, lui reprochant en somme de retarder la capitulation de l’Ukraine !
(…)
Il peut être difficile de louer l’action des Etats-Unis, quand le peuple brésilien fut soumis de 1964 à 1985 à la dictature militaire, comme le furent ses voisins chiliens, argentins et les autres, dans le cadre de l’opération Condor dirigée en sous-main par la CIA. De se retrouver dans le même « camp » que les Etats-Unis. Mais tu sais que ce ne sont pas les pays qui composent les « camps », mais les travailleurs, les démocrates, les féministes, les écologistes, contre ceux qui exploitent, oppriment, saccagent. Un pays n’appartient à un « camp » que par la couleur de son gouvernement. Et la Russie sous Poutine est dans le « camp » des Bolsonaro, Médici, Videla, Galtieri, Pinochet, etc.
Dans les années 1965-1985 nous manifestions en Europe contre les coups d’Etat au Brésil, en Argentine, au Chili, nous accueillions chez nous les réfugiés, nous leur cherchions du travail, et, pour ceux qui résistaient là-bas : des armes, de l’argent. Et maintenant tu critiques ceux qui aident la résistance d’un peuple martyrisé ?
(…)
Camarade président Lula, laisseras-tu dans l’histoire le souvenir du dirigeant d’un pays majeur qui aura su, à temps, dire à Vladimir Poutine : « Stop ! Recule ! » et pris des mesures pour aider à l’y contraindre ? Ou, au contraire, celui qui aura dit : « Laissons Poutine annexer ce qu’il a déjà conquis, et encore autant qu’il veut et peut… » ?
De l’homme, du camarade que j’ai connu, je n’attends que la première réponse. Et qu’elle vienne le plus tôt possible, Monsieur le président.
Alain Lipietz est économiste, ancien vice-président de l’Assemblée parlementaire euro-latino-américaine, ancien député européen (Europe Ecologie-Les Verts).