Quelques réflexions un tantinet hétérodoxes à propos de retraites et de décroissance.

Les idées que j’ai plusieurs fois exprimées sur la chose politique montrent suffisamment, je pense, que je ne suis pas spécialement récupérable par la plupart des partis.

Je m’aventure donc à quelques réflexions que je voudrais aussi libres que possibles sur un sujet dont l’approche politicienne de tous bords ne cesse depuis bien longtemps de m’étonner, sans pour autant me surprendre.

Car depuis au moins le « Livre Blanc sur les retraites » de Michel Rocard en 1991, les propositions sur la question se succèdent, suscitant incohérences à l’aller et psychodrames en retour.

Tout ceci simplement parce que, les enjeux essentiels n’étant pas posés, encore moins expliqués, les solutions ne pourront consister qu’en bricolages inadaptés, s’attirant en réponse des débordements relevant principalement de la démagogie.

Car ces enjeux essentiels, quels sont-ils ?

Il me semble qu’on pourrait les aborder au mieux par un mix entre les visions de Jean-Marc Jancovici et celles de Thomas Piketty.

Le premier – trop souvent abusivement réduit à son discours sur le nucléaire – nous rappelle tout simplement que la question des retraites ne peut être dissociée de la façon dont on conçoit l’évolution de notre économie, et en particulier de la trop fameuse « croissance ».

Or, l’habituel déni, maintes fois dénoncé sur ce blog, fait qu’il nous est difficilement concevable d’accepter le fait que la « croissance » de notre PIB qui a fait les beaux jours de l’ère industrielle et en particulier de l’après-guerre est désormais condamnée à court terme, du simple fait des limites physiques de notre environnement, qui ne peut supporter une croissance infinie.

La « prévision » de croissance du PIB est le paramètre le plus important pour savoir comment le système va évoluer. Dans ses travaux, sur lesquels s’appuie le gouvernement, le Conseil d’Orientation des Retraites suppose que le PIB va croître sans discontinuer d’ici à 2050 : https ://bit.ly/3KoCY3E Mais avec le lien entre économie et flux physiques sous-jacents (https ://bit.ly/2K4Hjvj ), la croissance du PIB « vrai » (celui qui mesure les produits et services « physiques ») d’ici à 2050 est tout sauf assurée. En fait ce PIB « vrai » a déjà commencé à diminuer depuis le pic de production du pétrole conventionnel en 2008, et il n’y a pas de raison pour que cela s’arrête en tendance.

Plutôt donc que de se lancer dans une aventure qui a tout d’un rafistolage amené à se répéter d’année en année en fonction de données forcément revues à la baisse du fait de l’inéluctable réduction de notre croissance causée par la raréfaction et le renchérissement de l’énergie et des matières premières (baisse tendancielle de la productivité du travail, etc.), les nouvelles conditions environnementales, etc., il aurait été plus pertinent de commencer par le commencement, soit

 par unir nos forces autour d’un projet de société plus attendu, comme… la transition vers un monde plus résilient face à la baisse des hydrocarbures et à la hausse du changement climatique.

Et de penser la question des retraites en conséquence.

Mais une telle perspective semble hors de portée du court-termisme de nos dirigeants, comme de la démagogie ordinaire de nos « oppositions » qui demeurent pour la plupart droites dans les bottes d’un productivisme et d’un consumérisme, éventuellement revu à l’aune d’une débauche de green washing.

Il se pourrait bien hélas que le dessin suivant (en lien) soit plus lucide que bien des discours optimistes sur l’évolution de notre « pouvoir d’achat » et de nos retraites…

Le deuxième nous explique une autre façon de commencer par le commencement :

Pour faire face à des défis majeurs comme le vieillissement, il est certes inévitable que tout le monde soit mis à contribution. Encore faut-il le faire de façon juste. Or il existe une seule façon d’essayer de convaincre l’opinion de la justice d’une réforme : il faut démontrer que l’effort demandé représente une plus forte proportion du revenu et du patrimoine pour les plus riches que pour les plus pauvres.

Cela permet entre autre de comprendre pourquoi la récente réforme des retraites en Espagne, votée par les socialistes et l’extrême gauche Podemos, est passée nous dit-on « comme une lettre à la poste » malgré un allongement prévu à 67 ans de la durée de travail et des « des critiques de l’opposition de droite et du patronat » !

Pour nous français, le monde à l’envers, en quelque sorte…

Comme une lettre à la poste, ou presque : en Espagne, les députés ont validé ce jeudi [30/03] la réforme des retraites du gouvernement de gauche, prévoyant de faire davantage contribuer les hauts revenus tout en maintenant l’âge de départ à 67 ans. Pas de manifestations, pas d’affrontements avec la police… À la différence de celle du Président Emmanuel Macron en France, la réforme du premier ministre socialiste Pedro Sanchez a réussi ces dernières semaines à s’imposer dans « la paix sociale« , selon ses termes, en dépit des critiques de l’opposition de droite et du patronat.

La plus large contribution des hauts revenus a tout simplement permis de faire passer la pilule d’un allongement sans doute nécessaire de la durée de travail.

Le peuple sait reconnaître les mesures qui vont dans le sens de plus de justice sociale et sait en tenir compte, en dépit de sacrifices peut-être inévitables.

Ne pourrait-on penser aussi qu’une adaptation de la durée de travail en fonction de la pénibilité de certaines professions, attestée en particulier par la différence de durée de vie, pourrait constituer un élément non négligeable de justice sociale ?

Est-il légitime et tout simplement éthique qu’un ouvrier, artisan, paysan, etc. dont la vie peut être plus courte de 10 ans que celle d’un cadre, de certains fonctionnaires, professions libérales, etc. ne bénéficie pas d’une durée de travail plus brève que celle de ces derniers ?

Ainsi, comme le dit encore Thomas Piketty, un système fondé sur le nombre d’annuités cotisées et non sur un âge légal obligatoire serait plus juste, car il permettrait à celles et ceux qui ont commencé plus tôt de partir plus tôt.

Le pouvoir n’a plus le choix : il doit refonder le système sur la base du même nombre d’annuités pour tous. S’il choisit 43 annuités, alors cela doit s’appliquer à tous, sans exception. Mais attention : si le pouvoir est sincère dans son approche, alors par définition l’âge légal de 64 ans n’a plus de raison d’être. Si vous avez 43 annuités, alors vous pouvez prendre votre retraite pleine, point final.

« Alors cela doit s’appliquer à tous ». Mais c’est peut-être là que le bât blesse.

Car si une personne ayant commencé à travailler à 18 ans touchera légitimement et logiquement sa retraite à taux plein à 61 ans dans le cas d’un système à 43 annuités (mais il ne faut pas oublier l’injustice faite aux femmes dénoncée par Piketty : qui […] permet [au gouvernement] d’exiger de facto 44 ou 45 annuités (ou plus) aux femmes ouvrières et employées ayant commencé à travailler tôt, alors que les femmes cadres supérieures auront droit à 43 annuités sans difficulté) il faut aussi accepter que la personne ayant commencé à 25 ans touche la sienne à … 68 ans.

Nous ne sommes donc pas près de voir la fin des manifestations !

Et l’incantation rituelle de « faire payer les riches » ne pourra suffire à résoudre les problèmes. La forte contribution des plus riches en Espagne comme dans les pays scandinaves n’empêche pas l’allongement probablement nécessaire de la durée de travail.…

Carrières longues, carrières pénibles, il est à prévoir que beaucoup revendiqueront abusivement ces situations pour monter au créneau sans grand souci de l’équité ni du bien public.

Certes, des critères autant que possible objectifs (statistiques concernant la durée moyenne de vie par secteurs d’activité, etc.) devraient permettre de clarifier certains cas.

Mais qui acceptera de se reconnaître privilégié du fait de revenus et/ou d’une durée de vie statistiquement supérieurs à celle de plus défavorisés ? En Espagne, ce sont donc les riches qui rechignent à voir fortement surtaxées les retraites à plus de 4000 euros [ correctif: les retraites y sont plafonnées à 3058 euros par mois]. Ce devrait pourtant être la moindre des choses dans des démocraties qui se targuent de solidarité…

Je me souviens d’une petite anecdote : du temps où j’enseignais la philosophie, certaines classes, que j’aimais par ailleurs beaucoup, me donnaient parfois bien du fil à retordre du fait d’un excès de, disons, vitalité. Un jour que je sortais de deux heures particulièrement épuisantes face à une jungle de trente excités, je raconte en passant mon aventure à la secrétaire de mon proviseur

« Et encore, si vous étiez au secrétariat, vous verriez ! », me dit-elle.

Pour ma part, même si j’ai pu bénéficier d’un départ à 62 ans, j’estime que mes conditions de travail, en dépit de leurs difficultés certaines, faisaient de moi un privilégié par rapport aux paysans, éleveurs, ouvriers ou autres artisans que je côtoyais, ainsi qu’à bien des petites mains de la santé.

Et je n’aurais pas remis en cause un départ plus tardif, à condition que cela serve à la solidarité, à une répartition plus équitable propre à alléger le fardeau de moins favorisés que moi.

Car je n’ai pas ouï dire que les enseignants, pas plus d’ailleurs que les secrétaires de proviseurs, aient une espérance de vie tellement inférieure à la moyenne de la population.   

Mais, à n’en point douter, la secrétaire dont je parle est de toutes les manifestations. Ainsi qu’une bonne majorité de mes chers collègues. Et tous tiennent sans sourciller le même discours à des ouvriers du bâtiment et des infirmières. 

Si tant est que chacun voit midi à sa porte…

Mais j’ai parlé d’un mix de Jancovici et de Piketty.

Car l’un n’est pas concevable sans l’autre.

Avec Jancovici, il faut prendre conscience que la transition inéluctable qui nous attend suppose nécessairement du « sang et des larmes ». « Une transition en douceur, ça n’existe pas », disait Cohn-Bendit. Elle impactera inévitablement nos modes de vie, de consommation, nos conditions de travail, le confort de nos retraites, etc.

Qu’on le veuille ou non, il faut réduire la voilure.

Tout cela dans un contexte où les indispensables arbitrages à opérer seront toujours plus frustrants.

Le monde politique fait comme si les 3 000 milliards d’euros de dette publique n’existaient pas, sans parvenir à rassasier la demande inextinguible de crédits publics (…).

Gauche et droite, patronat et syndicats, ministres et élus locaux ont continué de communier dans le même déni avec une insouciance ou une mauvaise foi qui frisent l’irresponsabilité (…).

L’argent facile de la décennie 2010 (…) a eu un puissant effet désinhibant en France. Puisque l’argent public a sauvé l’économie pendant toute cette période, qu’il coule à flots ! Ces derniers temps, pas une réforme ne s’annonce à moins de 1 milliard d’euros sans que les intéressés expriment en retour une quelconque satisfaction. La demande de fonds publics est devenue inextinguible (…).

L’un des apports de la commission Pébereau est d’avoir distingué la « bonne » dette, qui finance les investissements, de la « mauvaise », qui couvre les dépenses courantes. La distinction apparaît aujourd’hui d’autant plus opportune que la transition écologique, la remise sur pied des services publics (éducation, santé, justice) et le réarmement nécessitent des dizaines de milliards d’euros d’investissement (…).

Mais autant le changement climatique a réhabilité la notion de planification, autant la dette semble vivre sa propre vie. Certes, le gouvernement promet de la réduire de 3,3 points de PIB à l’horizon 2027, mais sans parvenir à crédibiliser ses hypothèses ni à impliquer les Français qui se cabrent à la moindre réforme dite « de structure ».

Mais avec Piketty, nos dirigeants en particulier doivent se rendre compte qu’un tel effort ne peut se faire que par la mise en place résolue d’une politique reposant sur une justice et une équité auxquelles nous sommes par ailleurs tous conviés. Les riches bien sûr en premier lieu, mais aussi les moins riches, ou ceux qui se croient tels, qui ne peuvent s’exonérer du devoir de solidarité.

La condition pour que « ça passe sans que ça casse » est que chacun accepte d’y mettre du sien, sans penser que, puisque je suis moins riche que Bernard Arnault,  Françoise Bettencourt, Macron ou même que mon voisin d’en face, je pourrais me dédouaner de mes responsabilités.

Nous ne pouvons vivre dans le fantasme infantile d’un monde qui, d’ores et déjà, n’existe plus.

Et plutôt que de nous complaire dans la démagogie facile de gesticulations et surenchères verbales contre-productives, il serait temps de nous montrer capables, chacun à notre niveau, de responsabilité face aux enjeux présents et à venir.

*

Ajout du 22/05 :

Une proposition qui pourrait aller dans le bon sens :

https://www.lemonde.fr/politique/article/2023/05/22/jean-pisani-ferry-nous-preconisons-un-impot-exceptionnel-sur-le-patrimoine-financier-des-plus-aises-pour-la-transition-climatique_6174328_823448.html

https://www.lemonde.fr/politique/article/2023/05/22/jean-pisani-ferry-appelle-dans-un-rapport-a-financer-plus-equitablement-la-transition-climatique_6174327_823448.html

*

Ajout du 23/05 :

Étonnante réactivité de nos gouvernants dès qu’il est question de taxer un peu plus les riches. Les masques n’ont pas mis longtemps à tomber :

https://www.lemonde.fr/politique/article/2023/05/23/transition-ecologique-le-gouvernement-oppose-a-la-creation-d-un-isf-vert_6174520_823448.html

Et pourtant :

« C’est une question de justice sociale et d’efficacité fiscale »

Lucas Chancel, professeur à Sciences Po et codirecteur du laboratoire sur les inégalités mondiales à l’École d’économie de Paris (PSE).

« C’est une évidence : il faut taxer les ménages les plus aisés, et notamment les très riches. Et donc faire le contraire de ce qui a été fait depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir en 2017. Aujourd’hui le taux d’impôt effectif sur le revenu des milliardaires est de seulement 2 %, nettement inférieur à celui des classes moyennes. Il y a donc d’abord une nécessité de créer un impôt juste au sommet de la pyramide. C’est une question de justice sociale dans une société inégalitaire, mais aussi d’efficacité fiscale.

(…)

Si l’on estime qu’il faut une trentaine de milliards d’euros d’argent public chaque année [pour financer la transition écologique], il y a un nombre limité d’options : soit on réduit davantage les dépenses publiques alors qu’elles sont déjà sous pression, ce qui n’est pas souhaitable ; soit on augmente l’endettement. Il faudra en partie passer par là, mais cela ne peut pas être l’unique option dans la mesure où la dette pèsera aussi sur les générations futures.

La solution la plus évidente du point de vue de la justice sociale et environnementale est donc un nouvel impôt. Et puisque les ménages très aisés sont largement sous-taxés – je parle là des 1 % les plus riches – cela a du sens de leur prélever davantage. Au sein du laboratoire sur les inégalités mondiales, nous avons calculé qu’un taux d’imposition progressif sur les patrimoines supérieurs à 1 million d’euros, s’échelonnant de 0,5 % à 3 %, pourrait lever 20 milliards d’euros chaque année en France. Ce serait une sorte d’ISF revu et modernisé, très positif pour l’économie, avec un taux de prélèvement qui reste modeste.

(…)

Dans son rapport, Jean Pisani-Ferry vise les 10 % les plus aisés. À un moment, il faudra probablement aller jusque-là. Mais si l’on n’est pas capable de taxer les 1 % les plus riches, je me demande comment on peut demander au reste de la population de faire des efforts, que ce soit les 10 %, et encore davantage quand il s’agit des classes moyennes et populaires. »

https://www.la-croix.com/Debats/Transition-energetique-faut-taxer-riches-financer-2023-05-23-1201268446

Ajout 24/05 :

En accès libre:

https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/05/24/transition-climatique-le-necessaire-levier-fiscal_6174619_3232.html

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