Encore une fois sur l’honneur de la France et de l’Europe. À propos de Kanaky, de Catalogne, et de Josu Urrutikoetxea.

Nombre de français se révèlent toujours bien étranges dès qu’il s’agit d’aborder la question des peuples minorisés de notre chère patrie et de notre chère Europe.

Certes, leur situation n’est fort heureusement pas comparable à celle des Ouïghours, Rohingyas, Kurdes et autres Tibétains.

Mais, si les conditions sont différentes, le réflexe nationaliste dont ils sont les victimes demeure lui foncièrement identique. (Rappel : comme je l’ai signalé plusieurs fois, il convient de ne pas confondre le nationalisme des chinois, turcs ou castillans qui refusent leurs droits aux ouïghours, kurdes ou catalans et le patriotisme dont relève la résistance de ces derniers).

Et on se demande bien ce que serait la position des idolâtres français ou européens d’une certaine idée de la « Nation » si le destin les avait fait naître chinois, turcs ou birmans.

Sans doute hurleraient-ils dans ces pays avec les loups qui se font les indéfectibles défenseurs de la sacro-sainte « Unité Nationale ».

Les manifestations d’une telle constante vont d’un racisme franc et satisfait, comme à propos de la récente victoire des indépendantistes Kanaks lors de l’élection du nouveau gouvernement de l’île :

Parmi bien d’autres sorties du même genre:

« Et le Kanak averti de pouvoir enfin glander ad vitam eternam sur la terre de ses ancêtres. Elle est pas belle l’indépendance annoncée !? » (sic. Dans les « contributions ». À propos de ce genre d’amabilités toujours fréquentes, voir mon petit florilège établi il y a quelques mois).

… à la supériorité tranquille de celui qui se prépare à jouir du « spectacle » des inévitables difficultés que rencontreront nécessairement des hommes et femmes ayant décidé de prendre en main leur liberté après des siècles de domination coloniale :

« Arrêtons ce simulacre de démocratie et donnons l’indépendance à cette ile. Mais sans aide financière bien sûr et assistons au spectacle » (sic. id.ibid.).

Cela nous rappelle le leitmotiv tellement entendu lors des grandes décolonisations, et qui perdure au constat des inévitables difficultés des « printemps arabes » ou autres événements du même genre :

« Vous allez assister au spectacle : comment ces pauvres algériens, tunisiens, tchadiens, indochinois, etc. vont crever de faim quand ils seront indépendants. Et comment, sans nous, ils vont finir par s’entretuer », etc.

Et bien sûr, le grand classique : « Un bon régime autoritaire assure mieux le bonheur et la prospérité des peuples que des aspirations hasardeuses à la liberté ».

Et Vive Franco et encore Ben Ali, Bachar el-Hassad, Erdogan et consorts !

Avis aux amateurs, lors de prochaines élections !

Car après tout, au vu du niveau de vie des allemands et de la réussite économique de leur nation, n’aurions-nous pas gagné à demeurer sous leur domination ? Notre attachement stupide à la liberté et à l’indépendance a-t-il vraiment servi nos intérêts ?

Mais le jacobin nationaliste a plus d’un tour dans son sac, et de manière plus subtile, il sait aussi user de l’humiliante désinvolture de celui qui manipule astucieusement les titres pour transformer les défaites en victoire, en dépit de toute évidence.

Ainsi, lors des dernières élections régionales en Catalogne, Le Monde, à l’image de nombreux médias français et espagnols, s’est tout d’abord réjoui de la victoire du PSC (Parti Socialiste Catalan, représentant le pouvoir central de Madrid) :

« En Catalogne, les socialistes l’emportent » (sic).

Cocorico ! ou plutôt Quiquiriqui, comme disent nos voisins d’outre-Pyrénées…

Avant de concéder, comme à regret : « mais les partis indépendantistes obtiennent la majorité absolue ».

Las ! Car on est tout de même bien forcé de reconnaître – une fois de plus – qu’avec 74 sièges aux indépendantistes contre 61 aux non –indépendantistes (dont 33 au PSC !) soit la majorité absolue des suffrages et des sièges, la « victoire » des socialistes est plutôt maigre, et qu’on ne voit pas très bien ce qu’ils peuvent « emporter »…

Certainement pas la présidence du Parlement, en tout cas.

Mais on nourrit comme on peut la vieille croyance en un essoufflement de l’indépendantisme. Croyance particulièrement irrationnelle puisque depuis des décennies, quelles que soient les conditions et le niveau de participation, les indépendantistes obtiennent en Catalogne la majorité de façon démocratique.

Irrationalité qui ne rechigne pas, en outre, à s’appuyer sur quelques violations de l’État de Droit, dont se font complices, du fait de leur coupable complaisance, les institutions de l’Europe et les nations qui la composent.

Par-delà l’indépendantisme, la question catalane s’impose désormais dans une réflexion plus large, française mais surtout européenne, avec l’élection – et sa contestation par le pouvoir espagnol – en 2019 des députés européens Carles Puigdemont (ancien président de l’exécutif catalan), Toni Comín (ancien ministre de santé régional), Clara Ponsati (ancienne ministre de l’enseignement du gouvernement de Catalogne) et Oriol Junqueras.

Demande de levée d’immunité

L’affaire est préoccupante puisque la justice espagnole s’est assise sur l’arrêt de principe de la Cour de justice de l’Union européenne du 19 décembre 2019, lequel affirmait qu’Oriol Junqueras était bien député et disposait de l’immunité parlementaire dès la proclamation des résultats des élections européennes. Aujourd’hui, Oriol Junqueras n’est plus député européen, en dépit de l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Que dire également à ces deux millions d’Européens qui ont voté pour ces quatre eurodéputés obligés de laisser leur siège vide pendant six mois ?

En janvier 2021, le Parlement européen entamera l’examen de la demande de levée d’immunité parlementaire formulée par l’État espagnol contre des trois députés européens avec pour fin d’obtenir leur extradition vers l’Espagne.

Si les parlementaires européens, en proie à des pressions politiques intenses sur le sujet, en venaient à lever l’immunité parlementaire de Puigdemont, Comín et Ponsati, après avoir déjà abandonné Oriol Junqueras au sort que la justice nationale espagnole lui réserve, qu’est-ce que cela signifierait ?

(…)

Le risque existe à ne pas vouloir examiner la situation catalane en fonction du droit mais sur d’autres critères bien plus politiciens.

(…)

L’Union européenne et ses chefs d’État ont jusqu’ici préféré regarder ailleurs, au prétexte que prendre position sur la Catalogne risquait de fissurer l’Espagne. Mais aujourd’hui, cette fissure existe, et continuer à détourner le regard risque fort d’entamer le capital démocratique et cette position de vigie impartiale de l’État de droit que détient l’Union européenne.

L’Union européenne voudra-t-elle se regarder dans le miroir de l’État de droit que lui tend la Catalogne ?

https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/01/27/l-union-europeenne-voudra-t-elle-se-regarder-dans-le-miroir-de-l-etat-de-droit-que-lui-tend-la-catalogne_6067738_3232.html

Peut-être serait-il grand temps, alors même qu’on stigmatise légitimement les atteintes à l’État de droit que subissent M. Navalny, les peuples Ouïghour, Tibétain etc., de considérer aussi ce qui se passe chez les donneurs de leçons que nous prétendons être.

D’autant que d’autres « fissures » peuvent se multiplier à court terme près de chez nous : comment allons-nous réagir lorsque les indépendantistes écossais et nord-irlandais manifesteront leur volonté démocratique de se séparer de l’Angleterre du Brexit ?

Faudra-t-il ouvrir de nouvelles prisons, ou bien faudra-t-il enfin accepter de regarder en face cette question des peuples minorisés, qui demeure l’un des points aveugles de l’État de droit en Europe ?

*

Et à propos de peuples minorisés, de prison, de respect de l’État de droit comme de la parole donnée, cette courageuse tribune de Jonathan Powell, infatigable artisan de la résolution non-violente des conflits, concernant le cas de Josu Urrutikoetxea, figure historique d’ETA et acteur majeur de la sortie de la violence au Pays basque.

La possibilité de circuler en toute sécurité pour les représentants des groupes armés est donc nécessaire dans pratiquement toutes les négociations de paix dans le monde. Et pourtant, Josu Urrutikoetxea, qui a joué un rôle clé dans les négociations de paix avec le gouvernement espagnol de 2005 à 2007 et a annoncé publiquement la dissolution d’ETA en 2018 à Genève, marquant la fin définitive de l’une des luttes armées les plus sanglantes d’Europe, risque aujourd’hui de finir en prison en France.

Il est atteint d’une maladie grave et a été libéré pour des raisons humanitaires, mais il est à nouveau convoqué devant le tribunal les 22 et 23 février prochains. Septuagénaire, en pleine crise sanitaire, il risque de finir ses jours en prison, à moins que la justice française n’en décide autrement.

Respecter les sauf-conduits

Au-delà des mérites de son cas individuel, envoyer en prison le représentant d’un groupe armé à qui on a garanti de circuler en toute sécurité pour mener des négociations de paix crée un terrible précédent pour tous les futurs pourparlers de paix. Si un gouvernement ne respecte pas un sauf-conduit, ne serait-ce qu’une seule fois, que vaudra cette garantie dans les futures négociations avec d’autres gouvernements ?

Si nous admettons que nous devons parler à nos ennemis, pourquoi nous parleraient-ils la prochaine fois si nous avons mis un précédent négociateur en prison pour avoir participé à ces négociations. Les dirigeants et leurs représentants dans toutes les autres négociations que j’ai énumérées n’ont pas été traqués après la fin des pourparlers, à moins bien sûr que le groupe n’ait repris les combats armés, ce qu’ETA n’a pas fait, en grande partie grâce à l’influence de Josu Urrutikoetxea.

Permettre d’autres accords de paix

Ceci est d’une importance capitale car toutes les négociations avec des groupes armés nécessitent que leurs représentants puissent se déplacer en ayant l’assurance qu’ils ne seront pas arrêtés, sinon ils n’assisteraient pas aux négociations. Et s’ils n’y assistent pas, et si nous ne pouvons pas négocier avec eux, nous ne pourrons pas mettre fin aux conflits.

Les représentants de ces groupes doivent pouvoir se déplacer en toute sécurité lorsqu’ils sont autorisés à le faire, sinon il n’y aura plus d’accords de paix pour les nombreux conflits sanglants qui font encore rage dans le monde.

(Voir aussi l’appel de 125 personnalités internationales en faveur de la libération de Josu Urrutikoetxea).

Sous peine de sombrer dans le déshonneur et de s’endormir dans une incohérence, fatale car génératrice de tensions et de violence, il est en effet grand temps de ranimer « le capital démocratique et cette position de vigie impartiale de l’État de droit que détient l’Union européenne ».

À bon entendeur…

*

Ajout du 23/02:

Pour les abonnés, ce lien à un post de Mediapart:

https://www.mediapart.fr/journal/france/200221/malgre-le-processus-de-paix-un-negociateur-de-l-eta-est-renvoye-devant-le-tribunal

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