Bien sûr, outre le rapport du GIEC et les catastrophes climatiques (cf. post précédent), bien des sujets demanderaient une réflexion urgente.
Mais une lecture récente me donne envie de traiter d’un thème qui me surprend moi-même, car je suis loin d’être un fan de … Napoléon.
Comment donc ai-je pu me décider à lire un livre consacré à ce rebutant despote, même (et surtout…) en cette année de commémoration de son décès ?
Il a bien fallu tout le génie, l’élégance et la profondeur de Simon Leys pour me séduire.
J’ai fait plusieurs fois référence à cet auteur que je considère comme un maître de discernement, de courage et d’intelligence, en particulier pour ce qui est de l’analyse de quelques affaires essentielles de notre XXème siècle.
Simon Leys est le pseudonyme de Pierre Ryckmans (1935-2014). Historien d’art, sinologue et essayiste internationalement reconnu, il est notamment l’auteur de: Les Habits neufs du Président Mao (1971), Ombres chinoises (1974). Protée et autres essais (2001) et Les Naufragés du Batavia, suivi de Prosper (2003). La Mort de Napoléon (1986) est son seul texte de fiction.
Nous dit la quatrième de couverture.
Ajoutons que
« traducteur, calligraphe, écrivain et grand lecteur, Simon Leys, décapita définitivement le maoïsme parisien tout en conspuant ses ambassadeurs de la mondaine intelligentsia de salon, et fit son entrée au panthéon des humanistes et des hommes honnêtes au sens confucéen du terme » (France Culture. Une vie, une œuvre).
« La mort de Napoléon » récemment rééditée (Espace Nord, Bruxelles, 2021), date déjà de 35 ans. Comment donc, grand lecteur de Simon Leys, ai-je pu laisser passer un tel bijou ?
Peut -être Françoise Chatelain, auteure d’une stimulante postface, peut-elle me mettre sur la voie :
Leys fait preuve ici d’une audace qui aura des conséquences sur la notoriété en France de sa seule œuvre de fiction : « Dans l’ensemble, les commentaires anglais, américains et australiens sur The Death of Napoléon m’ont paru (à l’une ou l’autre exception près) plus subtils et intéressants que les commentaires français. (Je soupçonne que beaucoup de Français considèrent encore Napoléon comme un sujet tabou…) ».
Cette attitude devait laisser trop longtemps dans l’ombre un texte d’une grande richesse qu’il est urgent de redécouvrir avec un regard débarrassé des préjugés des années 1980.
(« Lecture » de la précédente édition de La mort de Napoléon, dans la collection Espace Nord, Labor, Bruxelles, p. 133), Françoise Chatelain, Postface à La mort de Napoléon, op.cit. p.144.
« Audace » qui est celle de l’humilité, de « l’insignifiance », liberté d’esprit qui caractérise à la perfection notre auteur, autant dans la dénonciation des ravages du maoïsme et de ses dévots ineptes que dans la satire sacrilège de quelque « tabou » bien français, et qui sont l’un des aspects attachants de cette « belgitude » qu’il reconnaît au poète Henri Michaux son concitoyen :
S’il est une chose dont le Belge est pénétré, c’est de son insignifiance. Cela, en revanche, lui donne une incomparable liberté — un salubre irrespect, une tranquille impertinence, frisant l’inconscience. [La fourmi n’a aucun scrupule à marcher sur le pied de l’éléphant ; et il y a des petits oiseaux qui viennent picorer dans la gueule ouverte des crocodiles (ces derniers leur font d’ailleurs bon accueil : ça les dispense de se brosser les dents)]. Ou encore, le Belge est une sorte de fou du roi : comme ce qu’il dit ne saurait tirer à conséquence, il peut tout dire. (S. Leys, « Belgitude de Michaux », in Le Studio de l’inutilité, Paris, Flammarion Champs, 2014, p. 43-44. Cité par F. Chatelain, postface à La mort de Napoléon, op.cit. p. 142. Je me suis permis de compléter la citation. La partie entre crochets, omise par Mme Chatelain, me paraissant pleine d’un humour et d’un charme bien caractéristique de Simon Leys).
Me refusant à déflorer le remarquable petit conte philosophique de ce « fou du roi » afin de garder intacte la délectation du lecteur, je n’en révélerai que ce qui est accessible à tout curieux, en l’occurrence la quatrième de couverture :
« Messieurs-dames, hélas ! l’Empereur vient de mourir !» La nouvelle se répand rapidement à travers toute l’Europe. Pourtant, Napoléon n’est pas mort. Après une ingénieuse évasion, il a réussi à regagner la France, laissant un sosie occuper sa place à Sainte-Hélène – et ce n’est que ce dernier qui vient de trépasser. Mal ajusté à son incognito, Napoléon va traverser une série d’étranges épreuves. Confronté à son propre mythe, saura-t-il recouvrer son identité ? Et qui est-il donc, maintenant que l’Empereur est mort ?
« On ne sait plus depuis deux siècles écrire de contes philosophiques de cette tenue-là. » (François Nourissier, Le Point).
« La Mort de Napoléon repose sur une idée époustouflante… et est écrit avec la grâce d’un poème. » (Edna O’Brien, Sunday Times).
« Un livre extraordinaire… Simon Leys est un fabuliste expert. » (Pénélope Fitzgerald, The New York Times).
Ainsi que l’exergue, tiré des Mauvaises pensées et autres, de Paul Valéry :
C’est pitié de voir une forte tête, comme celle de Napoléon, vouée aux choses insignifiantes, comme sont les empires, les événements, les tonnerres du canon et de la voix, croire à l’histoire, à la gloire, à la postérité, à César, – s’occuper des masses mouvantes et de la surface des peuples… Il ne sentait donc pas qu’il s’agit de bien AUTRE CHOSE ? (Simon Leys lui-même a mis ces derniers mots en majuscule).
Cet exergue dit déjà beaucoup sur ce que sera l’esprit du conte.
Il se trouve qu’ une émission de télévision intitulée « Gorbatchev en aparté », visionnée alors que je terminais juste ma lecture du Napoléon de Simon Leys m’a amené à opérer un rapprochement que je vous propose.
Car le propre de cet homme lui aussi extraordinaire qu’est Gorbatchev n’est-il pas d’avoir représenté le parfait anti-Napoléon, celui-là même « qui a senti qu’il s’agissait de bien AUTRE CHOSE » que ces babioles grotesques et insignifiantes que sont les empires, les tonnerres du canon, la gloire, la postérité, César et autre balivernes ?
Perestroïka, élections libres en Russie, « révolutions de velours » dans les pays de l’Est, sortie du totalitarisme et mise en place d’institutions démocratiques, chute du mur de Berlin, fin de l’exil de l’éternel opposant Sakharov, fin de la Guerre Froide, des essais nucléaires, initiative des traités de désarmement malgré les résistances américaines …, tout ceci et bien d’autres choses encore – en dépit bien sûr de quelques erreurs et faiblesses – ne caractérise-t-il pas l’extraordinaire aventure d’un « défaiseur d’Empire », à l’inverse des prétentions aussi grotesques que tragiques des si nombreux « faiseurs d’Empire » passés ou contemporains ?
Mesure-t-on la chance que le monde a connue, lors de la chute du mur de Berlin, de ne pas vivre un nouveau « coup de Prague » ou de Budapest ?
Et lorsque nous assistons aujourd’hui, entre autres résurgences impériales, à des annexions de la Crimée, à des menaces sur Hong-Kong et Taïwan, ne devons-nous pas souhaiter l’apparition de nouveaux -et hélas si rares – « défaiseurs d’Empires » plutôt que de voir prospérer l’engeance si commune et si vulgaire des séides de Napoléon ?
Et pourtant, la popularité de Gorbatchev est moins forte en Russie que celle de Poutine, et même de Staline…
Ainsi en va-t-il sans doute de nombre de ceux qui sentent « qu’il s’agit de bien AUTRE CHOSE ».
En fait, ce qui constitue le fond de la pensée de Simon Leys dans son conte et la raison pour laquelle il a écrit en majuscule ces derniers mots de son exergue me semble devoir être recherché dans cette attitude qu’il partage avec George Orwell son modèle, celle de « l’horreur du politique », aspect souligné à juste titre par Françoise Chatelain dans sa postface :
« C’est cette dimension humaine qui donne à l’œuvre d’Orwell une place à part dans la littérature politique de notre temps. Plus spécifiquement, ce qui fonde son originalité supérieure en tant qu’écrivain politique, c’est qu’il haïssait la politique. […] si la politique doit mobiliser notre attention, c’est à la façon d’un chien enragé qui vous sautera à la gorge si vous cessez un instant de la tenir à l’œil.» (Simon Leys, Orwell ou l’horreur de la politique, Paris, Plon 2006, p 55-58, et Flammarion Champ, 2006, p. 48-49. 50, cité dans la postface de F. Chatelain à La mort de Napoléon, op. cit. p. 116.
Car toute l’œuvre de Leys, comme celle d’Orwell, est marquée par la recherche exigeante de ce « bien AUTRE CHOSE ».
Recherche dont témoigne peut-être encore un autre rapprochement qui m’a semblé possible entre son Napoléon et l’existence de Gorbatchev, entre la place qu’a occupée dans la vie de ce dernier son épouse Raïssa, porteuse d’un « AUTRE CHOSE » qu’on perçoit si essentiel dans le témoignage de la vidéo en lien ci-dessus, et la place même de cette « Autruche » qui aurait pu, s’il l’avait voulu, s’il l’avait simplement regardée, changer la vie et la mort de Napoléon.
Je n’en dirai pas plus. La réponse à cette énigme étant réservée comme il se doit aux lectrices et lecteurs de La mort de Napoléon.
Moi qui ai terminé ce petit chef-d’œuvre, je les envie.
Bonne lecture, donc !