J’aime beaucoup Frans de Waal.
J’apprécie autant l’homme que ses recherches, que j’ai d’ailleurs mentionnées quelquefois sur ce blog.
Sa persévérance à réhabiliter les « autres animaux » (il faudrait toujours s’exprimer ainsi, plutôt que distinguer systématiquement l’homme et l’animal, comme si l’animalité n’était pas l’élément premier de notre définition) et à démontrer scientifiquement leurs capacités affectives, émotionnelles, cognitives, etc. me paraît être une approche essentielle pour nous situer à notre juste place dans ce « contrat naturel » qui lie depuis toujours l’homme a son environnement.
Ainsi, je le remercie sincèrement et m’émerveille devant ses expériences – et celles de bien d’autres éthologues – qui nous incitent à mieux rencontrer nos cousins, voire nos frères sur le grand arbre de l’évolution.
Je reviendrai peut-être un de ces jours, à propos de la scandaleuse disparition annoncée des gorilles,
sur la magnifique nouvelle de Vassili Grossman intitulée « Tiergarten » et sur la poignante amitié entre Fritzi le gorille et Ramm son gardien.
« Notre race de seigneurs semble croire que le monde entier ne vaut rien à côté d’elle. Des êtres bons, honnêtes, sympathiques et sans défense ont tout perdu, et eux, ils se sont emparés de ce que la vie a de meilleur. Si certains animaux les gênent, ils n’hésitent pas à exterminer toute l’espèce. C’est pour eux du sable, des briques (…). Pourquoi le massacre d’animaux n’est-il pas considéré comme un crime ? Pourquoi ? Un être supérieur doit prendre soin de ceux qui lui sont inférieurs, les protéger comme un adulte protège un enfant » (Tiergarten, dans : V. Grossman, Œuvres, Paris, Robert Laffont 2006, p. 786).
Mais il faut croire que tout spécialiste voit un peu midi à sa porte. C’est une déformation fréquente et compréhensible.
Ainsi, bien des spécialistes de Shakespeare verront dans celui-ci le père de la littérature occidentale, alors que le passionné de Cervantès confèrera ce statut à son préféré, place que lui contestera l’amoureux de Rabelais, etc.
D’une façon similaire, lorsque M. de Waal affirme que, pour ce qui est de la spécificité, il ne nous reste, à nous humains « honnêtement, pas grand-chose », on peut tout de même se demander si son point de vue d’éthologue amoureux des animaux ne relève pas du parti pris qui fausse quelque peu son jugement.
Même s’il signale aussitôt, au bénéfice de l’humain : « Le développement du langage comme moyen de communication symbolique, quand même».
Mais cette précision apparaît comme une concession accordée presque à regret, et ne touchant de toute façon qu’un aspect marginal, plutôt secondaire.
Or, même si on peut penser que le linguiste cède à une même tentation d’hypertrophier sa propre spécialité au détriment des autres, il est tout de même essentiel de l’écouter, afin de rééquilibrer le propos.
Certes, les animaux sont capables de communication, parfois remarquablement complexe et développée, comme nous le montre par exemple l’exemple bien connu du bonobo Kanzi, qui maîtriserait plusieurs centaines de symboles et comprendrait plus de 3000 mots parlés.
Mais cela signifierait-il pour autant que la différence entre l’homme et l’animal serait insignifiante du point de vue de la linguistique et, plus largement, de ce que F. de Waal nomme la « théorie de l’esprit » ?
Cela semble loin d’être le cas, comme nous le confirment nombre de spécialistes.
Parmi de nombreux exemples :
« Aussi spectaculaires soient-elles, les performances des animaux ne sont pas assimilables aux compétences linguistiques, et ceci pour plusieurs raisons. L’une d’entre elles tient aux différences entre les progrès réalisés par les chimpanzés (par exemple Kanzi) et ceux des enfants humains au cours de la période d’acquisition du langage. En premier lieu, Kanzi est beaucoup plus lent qu’un enfant puisque trois années lui sont nécessaires là où une seule suffit au petit d’homme. De plus, au bout de ces trois ans, les combinaisons de lexigrammes et/ou de gestes sont beaucoup moins nombreuses chez le bonobo que chez l’enfant. Enfin et surtout, 96 % des symboles utilisés par Kanzi sont produits dans un contexte impératif, c’est-à-dire sur demande, alors que l’enfant utilise le langage dans un contexte informatif ou déclaratif pour apporter des informations sur le monde. Par ailleurs, si l’on compare les messages produits par Kanzi et sa compréhension des expressions transmises en anglais, on s’aperçoit que les premiers restent en retrait par rapport à la seconde. (…) ». J.Vauclair et B.L. Deputte, « Se représenter et dire le monde : développement de l’intelligence et du langage chez les primates », dans : P. Picq et Y. Coppens, Aux origines de l’humanité. II. Le propre de l’homme, Fayard 2001, p. 308-309.
Lorsque les singes « parlent », ils ne disent pas la même chose que nous. On peut le voir dans ce qu’on appelle les modalités de communication. Il y en a deux principales : injonctive, qui désigne les demandes et les ordres (« viens », « sortons », « donne ») et déclarative, où le langage sert à échanger des informations sur le monde ou sur soi-même. Quand je vous dis : « le chat est dans le jardin », je vous informe de l’existence de cet animal et de sa place. Parmi les énoncés produits par les chimpanzés, même les plus malins comme Kanzi, on ne trouve pratiquement que des injonctions. Chez l’enfant humain, cette modalité injonctive est présente, mais elle cède la place très vite à la modalité déclarative. C’est une différence capitale : toute la communication animale connue à ce jour semble être de type injonctif. Dans les situations de laboratoire, et contrairement à l’enfant, les singes ne produisent pas de messages sur leurs états intérieurs.
Quant au langage proprement dit, il me semble que celui du chimpanzé ne rentrera jamais dans les cadres du langage humain. Je soutiens l’idée d’une discontinuité entre l’homme et l’animal, y compris les primates, pour tout ce qui est des fonctions linguistiques. J.Vauclair, Propos recueillis par N. Journet, Sciences humaines n° 61, p. 12-13.
Une observation intéressante parmi d’autres émanant de D. Premack, dont on connaît la familiarité avec les primates, puisque lui et sa femme ont élevé leurs propres enfants en même temps que des chimpanzés du même âge, et dans les mêmes conditions. Elle atteste elle aussi d’une radicale « discontinuité » :
« Un jeune enfant, avant même de savoir parler, va traîner sa mère vers la fenêtre pour lui montrer tel ou tel objet – pas parce qu’il veut cet objet : simplement pour partager l’excitation de sa découverte avec elle. Cela, je ne l’ai jamais vu faire à un chimpanzé » (D. Premack, dans, J. Dortier ed., Le cerveau et la pensée, Ed. Sciences humaines, Paris 2003(2) p. 203).
Des remarques de cet ordre étant encore confirmées par exemple par André Langaney :
« Les singes sont bien loin de pouvoir, comme nous le faisons, structurer une phrase en sujet – verbe- complément […] Pourtant un chimpanzé peut apprendre jusqu’à 800 et 900 mots, alors que certains créoles n’en comprennent que 600 ». A. Langaney, « Les impossibles dans les origines du langage, dans Pour la science 211(1995)10
« En fait, ce qui distingue vraiment notre espèce des autres, c’est notre langage: nous sommes capables de combiner des mots selon une grammaire pour construire des phrases, et celles-ci acquièrent alors un sens supérieur à ce que donnerait la simple addition des mots entre eux. C’est un langage « à double articulation » des mots et des sens. Seul le cerveau humain est capable de communiquer des informations de cette manière. On a démontré que les grands singes pouvaient apprendre plusieurs centaines de mots, jusqu’à 900 pour certains chimpanzés. Mais ils ne produisent pas spontanément des phrases nouvelles ». Id. dans : La plus belle histoire de l’homme, Seuil 1998, p. 23-24:
Etc. etc.
Ceci nous permettant de comprendre la permanente actualité d’une affirmation de l’un de nos plus grands linguistes :
« Appliquée au monde animal, la notion de langage n’a cours que par abus de termes », (E. Benvéniste, Problèmes de linguistique générale, Gallimard 1966, I, p.56).
Et si, en bons darwiniens, il faut sans doute souscrire à l’affirmation de F. de Waal :
« Nos capacités d’intelligence sont parfois plus développées que celles des autres [animaux]. Mais c’est une différence de degré, pas de nature » (article cité, Le Monde du 10/10/2016).
Cela ne doit pas nous faire oublier qu’une « différence de degré » peut être quasiment « infinie ».
« Les abeilles ne peuvent guère communiquer que trois ou quatre classes de messages […]. Chez les corbeaux, on a inventorié une quinzaine de cris correspondant à des situations ou à des comportements […] distincts […]. D’où vient au contraire que les langues humaines peuvent tout dire, au moyen de milliards et de milliards de messages distincts ? » (G. Mounin, Clefs pour la linguistique, Seghers, Paris 1971, p.57).
Fondée sur ce qu’André Martinet, autre géant de la linguistique, nomme la « double articulation », et qui ne se trouve que chez l’homme,
http://www.sfu.ca/fren270/semiologie/page2_9.html
« Le type d’organisation que nous venons d’esquisser existe dans toutes les langues décrites jusqu’à ce jour. Il semble s’imposer aux communautés humaines comme le mieux adapté aux besoins et aux ressources de l’homme. Seule l’économie qui résulte des deux articulations permet d’obtenir un outil de communication d’emploi général et capable de transmettre autant d’information à aussi bon compte », (A. Martinet, Éléments de linguistique générale, A. Colin, Paris 1967, p. 17).
cette différence de « milliards de milliards » de degrés entre le langage humain et la communication animale, si développée soit-cette dernière, rend compte d’une spécificité qui semble bien représenter, n’en déplaise à M. de Waal, un « propre de l’homme » et de ses capacités « spirituelles » : la faculté de développer un monde de significations de façon virtuellement infinie. La créativité linguistique de l’être humain, manifestation de la spécificité de son esprit, n’a en effet pas de limites :
« Cette analyse, qui semble aller de soi maintenant qu’elle est faite, offre pourtant la clef des propriétés mystérieuses du langage humain par rapport aux systèmes de communication des animaux : sa richesse et sa flexibilité infinies ». (G. Mounin, Clefs pour la linguistique, op.cit., p.57).
Ainsi le linguiste complète-t-il de façon essentielle les apports de l’éthologie :
Quelles que soient les possibilités des « autres animaux », nos frères, et quelle que soit notre proximité en ce qui concerne la sensibilité et les capacités affectives (peut-être certains animaux développent-ils d’ailleurs sur ce plan des dispositions supérieures aux nôtres, qui sait ?), notre langage témoigne d’un degré de développement cognitif et réflexif sans commune mesure avec celui qu’atteignent ces « autres animaux ».
Le constat évident des réalisations effectuées au cours de son histoire par cet « esprit humain » au niveau cognitif, que ce soit dans la science, dans l’art, dans la littérature, mais aussi dans tout ce qui concerne l’expression de l’éthique, l’organisation juridique et politique atteste de façon indéniable de notre particularité.
À l’évidence, les autres animaux, en dépit des merveilles que constituent leurs systèmes cognitifs respectifs, n’ont pas inventé l’orchestre symphonique ni envoyé des sondes aux limites de notre système solaire…
En somme, malgré les remarquables avancées des sciences expérimentales, nous ne sommes pas très loin de ce que nous disait Aristote, qui, tout en définissant l’homme comme un animal, n’en observait pas moins, dans le Politique (I,2) :
« Seul, entre les animaux, l’homme a l’usage de la parole; la voix est le signe de la douleur et du plaisir, et c’est pour cela qu’elle a été donnée aussi aux autres animaux.
Leur organisation va jusqu’à éprouver des sensations de douleur et de plaisir, et à se le faire comprendre les uns aux autres ; mais la parole a pour but de faire comprendre ce qui est utile ou nuisible, et, par conséquent aussi, ce qui est juste ou injuste. Ce qui distingue l’homme d’une manière spéciale, c’est qu’il perçoit le bien et le mal, le juste et l’injuste, et tous les sentiments de même ordre dont la communication constitue précisément la famille et l’État ».
La fine distinction entre « voix » et « parole » anticipe celle qu’opèrent les linguistes modernes entre la « communication » que nous partageons avec les autres animaux comme avec l’enfant qui ne parle pas encore, et le langage « doublement articulé », qui nous est propre, et qui reflète les capacités si particulières dont est doué notre cerveau, ainsi que le haut degré de réflexivité qui caractérise la conscience que nous avons de nous-mêmes et du monde.
Celle-là-même qui nous distingue « d’une manière spéciale », en nous faisant percevoir « le bien et le mal, le juste et l’injuste », perception à l’origine des règles et des normes qui gouvernent nos Cités, faisant de nous des « animaux politiques ».
Non que les autres animaux manquent d’une certaine perception du bien et du mal, et même du juste et de l’injuste, comme le montrent excellemment F. de Waal et nombre de ses collègues. Ni même, on le sait, qu’ils soient incapables d’élaborer des sociétés structurées.
Mais, alors que la ruche et la harde de loups se renouvellent à l’identique depuis que l’homme les observe, la « Polis » humaine se caractérise, elle, par les formes diverses qu’elle invente au cours de son histoire, depuis les modèles monarchiques jusqu’au modèles communistes ou anarchistes, en passant par les démocraties, les socialismes, les expériences libertaires, etc.
Cette « flexibilité infinie » (cf. G. Mounin) des modèles politiques semble être le reflet même de la « flexibilité infinie » de notre langage et de sa créativité dans l’ordre sémantique. Elle aussi constitue donc un « propre de l’homme ».
Comme le dit excellemment Pascal Picq (lien aimablement transmis par Qear dans le post précédent), l’homme semble bien être « le seul grand singe capable de marcher vers d’autres horizons ».
Or, ne l’oublions pas, cette capacité inédite liée au caractère particulièrement élaboré de notre conscience réflexive est aussi à l’origine d’un autre « propre » de l’homme, que j’ai tout-à-l’heure nommé dans mon titre son « sale ».
Car si les autres animaux manifestent probablement les prémisses de ce que nous nommons « l’éthique »,
« On peut soutenir que l’animal connaît le souci de la communauté, le sens de l’ordre social et l’intériorisation des normes. Dans cette perspective, le sens du bien et du mal s’est développé peu à peu au cours de l’évolution biologique. Ses premiers éléments constitutifs sont perceptibles chez les primates autres que l’homme. Il est alors possible d’affirmer que ces derniers possèdent les rudiments d’un système moral (De Waal, 1996; Flack et De Waal, 2000) ». (F. de Waal et B. Thierry, « Les antécédents de la morale chez les singes », dans : P. Picq et Y. Coppens (ed.) Aux origines de l’humanité. Le propre de l’homme, op. cit., p. 442-443).
« la morale ne peut être attribuée à des êtres dépourvus d’un langage symbolique élaboré », comme le reconnaissent eux-mêmes F. de Waal et B. Thierry (id. ibid.).
En d’autres termes, le caractère complexe de la conscience réflexive humaine fait que l’homme est celui qui est probablement capable de faire du bien et du mal, du juste et de l’injuste l’objet d’un choix réfléchi.
Si, au moyen âge, on pouvait encore intenter un procès au taureau qui avait tué son gardien, le développement, en dépit de résistances philosophiques dont on peut penser qu’elles frisent le déni,
de la réflexion sur la responsabilité, elle-même liée à l’approfondissement de notre connaissance de la réflexivité de la conscience, relègue ces pratiques dans un folklore bien suranné.
De la même manière qu’on ne juge pas un enfant de 4 ans pour un crime qu’il peut avoir commis, le faible développement de la conscience réflexive, et donc de la conscience morale, d’un animal, ferait paraître à juste titre insensé le fait de le traîner devant un tribunal.
Il n’en va pas de même des hommes.
Lorsque je disais plus haut que ceux-ci se caractérisent par une « flexibilité infinie » dans l’imagination des modèles politiques, on sait qu’une telle « flexibilité » inclut aussi l’invention des modèles totalitaires, tyranniques et criminels de tous ordres.
Et de tels modèles, nous sommes, à la différence des animaux, collectivement et individuellement, responsables. C’est-à-dire que nous avons le choix de les promouvoir ou de les refuser.
C’est bien cette possibilité du mal conscient, réfléchi, au niveau collectif comme au niveau individuel, qui constitue, depuis Caïn et Abel, le « sale » de l’homme, qui n’est jamais que le corollaire négatif de son « propre ».
De la même manière que le caractère virtuellement infini de sa créativité lui permet d’inventer Bach, Gandhi, les sondes cosmiques et l’orchestre symphonique, il lui permet d’inventer nos Gengis Khan, nos Auschwitz et nos Hiroshima.
En dépit de l’existence patente, souvent négligée par les éthologues du fait de leur focalisation compréhensible sur la réhabilitation des animaux, de l’agressivité et de la violence dans le monde animal,
le caractère réfléchi, choisi, délibéré, qu’ajoutent à cette agressivité et à cette violence animale les facultés propres à l’état élaboré de la conscience humaine font que ces composantes en partie partagées avec nos frères en évolution vont devenir chez nous ce qu’on nomme le mal moral.
Et ceci aussi est donc le « propre de l’homme », en ce qu’il est capable d’un « sale » inédit et inconcevable dans l’ensemble du règne animal.
Les singes se battent, voire se dévorent entre eux. Mais aucun n’a inventé Auschwitz, ni surtout « Mein Kampf » ou autres ouvrages similaires qui en portent l’élaboration au niveau de la réflexion, de l’intelligence et de la conscience.
Sur ce plan, « le propre de l’homme » est indéniablement une étonnante originalité sans équivalent dans l’ordre naturel.
Cela me pousse à me pencher sur une expression qui m’interroge depuis bien longtemps, et sur laquelle j’espère pouvoir revenir si je parviens à bout d’un ouvrage de 984 pages qui constitue l’un de mes chantiers actuels (Patrick Tort, Qu’est-ce que le matérialisme, Paris, Belin, 2016).
Celle « d’effet réversif de l’évolution », dont M. Tort est « l’inventeur ».
Voilà comment il le définit dans son dernier ouvrage (op. cit. p. 568).
« Ce que j’ai nommé l’« effet réversif » est le mouvement par lequel l’humanité passe, au cours de son histoire évolutive, d’un état archaïque où sévit encore la loi de l’élimination des moins aptes (sélection naturelle) à un état dit « civilisé » dans lequel s’organise au contraire et s’étend leur protection.
Ce mouvement, très long à l’échelle historique quoique très court par rapport aux temps que l’on mesure dans l’évolution, a lieu suivant Darwin (La Filiation de l’Homme, 1871) grâce à la sélection des « instincts sociaux », dont le déploiement, couplé avec celui des capacités rationnelles, s’accompagne d’un élargissement coextensif du sentiment de « sympathie », lequel se caractérise par des effets notablement anti-sélectifs : soins apportés aux malades et aux infirmes, assistance envers les miséreux, reconnaissance du « semblable » dans l’étranger, sentiment d’humanité envers les animaux, etc. Telle est pour Darwin la tendance évolutive du processus de civilisation.
Corrélativement, explique Darwin, la « lutte pour l’existence », bien qu’elle ne disparaisse pas entièrement du présent, abandonne peu à peu son rôle de mécanisme dominant — ou de dynamique majeure – au sein de l’évolution de l’humanité « civilisée » au profit de l’éducation sous ses multiples formes – intellectuelle, religieuse et morale ».
Soit.
Tout en reconnaissant les mérites de l’auteur et le travail gigantesque et admirable qu’il a accompli pour mieux faire connaître en France la pensée de Darwin, il m’est difficile de ne pas m’interroger sur la portée véritablement opératoire d’une telle formule :
Que l’animal-homme apparaisse sur une lignée évolutive comme un être doué d’un niveau particulièrement complexe de conscience réflexive qui lui rend possible des comportements éthiques, sociaux et politique nettement plus élaborés que ceux qu’on observe chez les « autres animaux » est un truisme. Cela relève du constat. Même s’il manquait bien sûr chez lui la connaissance du fait évolutif, notre bon vieil Aristote l’avait déjà exprimé, nous l’avons vu, de façon particulièrement pertinente.
Et si l’on intègre maintenant les données fournies par Darwin et le néo-darwinisme, ce processus peut être compris comme une dynamique tout bonnement évolutive. Pas besoin « d’effet réversif » pour cela. Il s’agit plutôt d’un effet « continu » et « linéaire », tout à fait classique.
Alors que veut donc montrer Patrick Tort ?
Voudrait-il dire qu’au-delà de cet effet continu et linéaire de l’évolution qui lui fait donc produire chez l’animal humain un degré particulier de conscience réflexive, il y aurait, comme inscrit au cœur de la nature et de l’évolution une sorte de « projet » qui « sélectionnerait » l’altruisme et l’empathie au détriment de l’égoïsme et de l’agressivité ? D’où l’affirmation de l’aspect « réversif », puisque « l’élimination des moins aptes » propre au schéma classique de l’évolution ferait place à « l’élargissement (…) du sentiment de ‘’sympathie’’, lequel se caractérise par des effets notablement anti-sélectifs ».
Il semble bien que ce soit là la thèse de l’auteur.
Mais alors on semble passer du constatif à la théorie métaphysique, en partie proche de celle, par exemple d’un Kropotkine concernant le caractère « naturel » de « l’entraide » comme « moteur de l’histoire » et de l’humanité.
Le propos de Patrick Tort, il ne s’en cache nullement (cela fait partie des aspects que je voudrais préciser ultérieurement), est par ailleurs proche des thèses de Engels et de Marx en ce qui concerne l’idée d’une « dialectique de la nature » qui produirait de façon nécessaire une évolution de ce type. Et la notion « d’effet réversif de l’évolution » s’inscrit alors en plein dans cette perspective « dialectique », dont on est en droit d’interroger la scientificité.
Outre que son approche du matérialisme (concept purement métaphysique, faut-il le rappeler…)
néglige de façon étonnante la réflexion sur la physique pour privilégier l’approche biologique de façon disproportionnée [cf. la dessus les remarques particulièrement pénétrantes de B. d’Espagnat dans « l’Annexe » en fin du post cité ci-dessus, concernant « le partisan de ces hypothèses (qui est le plus souvent, de notre temps, un biologiste) »…, sans doute parce que les physiciens ont de plus en plus de mal à définir ce qu’est la « matière » (autre terme métaphysique, faut-il encore le rappeler…)],
on peut se demander en quoi la notion « d’effet réversif de l’évolution » éclaire en quoi que ce soit la condition humaine dont nous faisons l’expérience.
Peut-on vraiment dire sans céder à l’idéologie que nous assistons à une sélection, induite par un processus naturel nécessaire, même lente, même progressive, des « sentiments de sympathie » et des « sentiments d’humanité » ?
Je laisse aux victimes d’Auschwitz et d’Alep le soin d’en juger, tout en m’étonnant de la résurgence relookée de telles théories qui fleurent bon le XIXème siècle.
En tout cas, l’approche darwinienne me semble loin d’imposer ce type d’interprétation. Quoi qu’il en soit, la diversité du néo-darwinisme contemporain et de ce qui constitue au sens moderne la « théorie synthétique de l’évolution » montre qu’il n’est pas interdit de soumettre à l’herméneutique la pensée de Darwin.
Pour ma part, je continue à penser la remarque de bon sens de Machiavel plus lucide et opératoire pour ce qui est d’affronter, au niveau éthique et politique, les problèmes concrets de notre monde.
« Pensant pour ma part à la façon dont procèdent les choses, j’estime que le monde a toujours été pareil et que toujours il y a eu en lui autant de bien que de mal ». (Discours sur la première décade de Tite Live, II, Avant-propos, Œuvres, Robert Laffont, Paris 1996, p. 292).
Et si on assiste, au cours de notre Histoire, à une fragile formalisation théorique dans des textes, des chartes, etc. du patrimoine de valeurs et de principes qui honorent le « propre » de l’humanité, la mise en œuvre pratique de ces valeurs demeure un travail à renouveler pour chaque génération et chaque individu, travail à la merci de régressions tragiques, comme cette Histoire ne cesse de le montrer.
Cela n’a certes pas grand-chose à voir avec la croyance aux mythes de « lendemains qui chantent », peu à peu dégagés de façon nécessaire par une « dialectique de la nature » dans laquelle l’altruisme finirait par « sursumer » toute contradiction.
Laissons donc Darwin à Darwin, et Engels ou Kropotkine à Engels ou Kropotkine.
[précision: si l’on trouve effectivement chez Darwin, en particulier dans La Descendance de l’homme, des formulations qui vont dans le sens d’une métaphysique de la Nature assez commune au XIXème siècle, on ne voit pas en quoi la théorie synthétique de l’évolution dans ses énonciations scientifiques modernes devrait s’y trouver ligotée].
Que l’évolution produise quelque part dans sa dynamique un être dont la conscience est indéniablement plus complexe que celle des « autres animaux », cela relève du darwinisme tel que le conçoit une approche contemporaine.
Et que cette conscience fasse de l’homme celui qui est capable de responsabilité – et donc de liberté – dans le choix du bien et du mal, du juste et de l’injuste, et de ses modèles politiques, cela semble relever du constat.
Mais vouloir qu’un mécanisme nécessaire inscrit dans la « Nature » fasse de l’évolution un processus « dialectique » qui finirait par se retourner contre lui-même pour produire de façon automatique des êtres de plus en plus altruistes et empathiques, cela relève du mythe, respectable certes comme tous les mythes, du moins de la construction métaphysique.
L’évolution dote l’être humain d’une conscience complexe qui lui rend possible le jugement éthique. Mais elle ne semble pas le rendre altruiste – ni nazi… – sans la décision d’un sujet.
J’espère avoir l’occasion d’y revenir.
Je terminerai en ajoutant que cette problématique me tient à cœur car elle n’est pas seulement une réflexion théorique.
Car chaque fois qu’on assimile, même avec la meilleure volonté du monde, la société des hommes à une ruche ou une harde, certes un peu plus perfectionnée, mais sans plus, chaque fois qu’on réduit, sous prétexte d’une dénonciation en partie légitime de l’anthropocentrisme, la « virtualité infinie » qui fait le « propre de l’homme » (et donc aussi son « sale ») et qui rend incommensurable notre éloignement par degré, certes, de l’animalité commune, on court le risque d’aplanir l’énigme de notre conscience réflexive, et donc de notre responsabilité et de notre liberté.
Car alors même qu’il appartient pleinement, comme tout animal, à l’ordre de la nature, l’homme s’en distancie en ce qu’il appartient aussi à l’ordre de la liberté, selon la formulation du vieux Kant.
Et si nous sommes des animaux « sans plus », que devient la spécificité de notre responsabilité ?
« La moitié des gens ne font pas une différence majeure entre les hommes et les animaux » (F. de Waal, article du Monde).
Sans doute. Mais la moitié des gens risquent fort de ne pas faire une différence majeure entre Trump et Martin Luther King. Et une grosse majorité préfère en Russie Poutine à Anna Politkovskaïa.
D’une ambiguïté similaire relèvent les thèses (métaphysiques) qui voudraient nous faire croire que c’est la « Nature » qui serait éthique, que c’est elle qui « ferait le job » – au besoin donc en se retournant contre elle-même ! – et que la responsabilité d’un sujet conscient serait dans ce processus quantité négligeable.
Or, s’il est bien une chose dont nous avons un besoin urgent, c’est de la réflexion consciente qui nous incombe sur notre responsabilité éthique et politique vis-à-vis de nos semblables, mais aussi par rapport à la situation que nous faisons subir aux « autres animaux » nos frères, qui eux ne jouissent pas de cet étonnant degré de conscience qui fait notre spécificité, et donc notre responsabilité propre.
Celle de nos incroyables réussites mais aussi celle de nos erreurs et de nos horreurs passées, présentes et à venir.
Je voudrais rajouter ceci, cela pourra faire l’objet pour vous d’un prochain article :
http://bibliobs.nouvelobs.com/idees/20161103.OBS0683/l-espece-humaine-doit-cesser-de-se-surestimer.html
Bonjour « Pavé César », et un grand merci pour ce lien.
D’autre part, je présente toutes mes excuses à mes lecteurs si les commentaires risquent d’apparaître en retard:
certaines réactions à mes posts manifestent une violence, un racisme, une islamophobie, un antisémitisme et bien d’autres choses encore que je ne veux pas voir figurer sur ce blog.
Je suis donc désormais obligé de « filtrer » les commentaires, et certaines occupations m’empêchent en ce moment de me connecter régulièrement.
Merci de le comprendre.
« l’effet réversif de l’évolution » n’est pas incompatible avec la liberté et la responsabilité humaine, il me semble plutôt qu’il rend compte de leur possibilité.
Il me semble évident que, si l’être humain est à 100% le résultat de la sélection naturelle, alors il n’est strictement responsable de rien. Pour qu’il en aille autrement, il faut expliquer qu’il ait réussi à s’affranchir de la sélection naturelle, ce que fait Tort au moyen de son concept.
Votre position est incompréhensible. Vous réduisez l’évolution humaine et la « conscience réflexive » à un « truisme » de l’évolution darwinienne, et, en même temps, vous soutenez la spécificité de l’être humain. Mais alors, comment surgit selon vous cette spécificité ? Par la grâce de Dieu ? Si c’est votre réponse, dites la franchement, que le lecteur de passage sache à quoi s’en tenir.
Bonjour,
Et un grand merci pour votre contribution.
[Je tiens à dire que je ne suis pour rien dans le retard que met WordPress à publier les « commentaires »]
En fait il me semble avoir répondu à vos objections lors de développements sur des sujets proches (en particulier :
https://stultitiaelaus.com/2014/07/30/entraide-empathie-bienveillance-de-kropotkine-a-hobbes-et-retour-1/
et surtout la deuxième partie :
https://stultitiaelaus.com/2014/07/30/entraide-empathie-bienveillance-de-kropotkine-a-hobbes-et-retour-2/
ainsi que lors de discussions fleuves avec l’ami Claustaire, sur mon blog comme sur le sien :
https://stultitiaelaus.com/2013/11/27/archi-archives-de-stultitia-2008-une-spiritualite-laique/#comment-420
https://claustaire.home.blog/2018/05/22/comment-se-dire-materialiste-sans-en-avoir-ni-la-science-ni-la-matiere/ ).
Je pense que vous m’avez mal lu : lorsque je qualifie de « truisme » le fait de reconnaître que l’homme présente dans la nature un degré de conscience réflexive et de développement intellectuel sans équivalent chez les autres animaux, cela me semble aller de soi : l’homme n’a pas d’ailes, et c’est pourtant le seul animal à avoir su, par son pouvoir de réflexion, échapper à l’attraction terrestre, il n’a pas de nageoires, et est pourtant capable d’explorer les profondeurs abyssales où ne peuvent s’aventurer les cétacés les plus intelligents, il a développé des préoccupations éthiques et politiques qui autorisent à parler à son égard d’un degré de liberté sans équivalent dans un monde animal qui ne peut, dans le meilleur des cas, que reproduire à l’identique des fonctionnements hiérarchiques codifiés, etc. etc. etc. Tout cela relève du simple constat.
Il est donc évident que l’évolution darwinienne l’a profondément distingué des « autres animaux ».
Ce que je reproche à Patrick Tort, c’est qu’il ne fait que conférer à ce constat un nom qui, en lui-même n’a aucune valeur heuristique, explicative. Chose dont lui-même ne se rend pas compte. « L’effet réversif de l’évolution » ne fait jamais que nommer ce qui est, sans plus, comme si je dis que s’il pleut, c’est parce que de l’eau tombe du ciel.
Mais qu’est-ce qui fait qu’une évolution qui, dans le reste du monde animal, fonctionne selon certains critères, en vient à se « retourner » en l’homme pour fonctionner d’une autre manière ?
À part répéter sa formule magique, P. Tort ne le dit aucunement.
Ou plutôt, quand on connaît un peu sa pensée, on voit se profiler derrière la formule magique une autre formule magique qui a nourri un temps le scientisme et les élucubrations pseudo-scientifiques, celle de « matérialisme dialectique ».
Non que ces diverses formules soient vides de sens. Simplement, elles n’ont rien de scientifique et ne servent aucunement à la science. Ce sont des thèses métaphysiques, avec la dignité qui est propre à la métaphysique dans son champ propre, qui n’est surtout pas à confondre avec le champ de la science. Or Tort, tout comme les bons marxistes d’antan (et le marxiste qu’il demeure pour ce qui est du fond de sa pensée) confond ces deux niveaux.
Vous vous méprenez d’ailleurs sur sa pensée :Tort n’explique pas que l’homme a « réussi à s’affranchir de la sélection naturelle ». C’est au contraire l’évolution qui a affranchi l’homme, sans que celui-ci y soit pour quoi que ce soit, tout comme c’est la matière mythifiée des marxistes qui produit, par une opération du Saint Esprit Dialectique, une liberté et des propriétés éthiques qu’aucun physicien digne de ce nom n’est capable d’y déceler !
Liberté qui ne laisse donc aucune place à ce que nous entendons par « libre arbitre », puisque l’homme est « fait libre » sans son concours par une matière qui le détermine par ses propriétés magiques. On en revient aux vieux mythes d’une matière animée, mythes dont la difficile destruction a été point de départ de la science moderne.
(Je vous conseille de lire, à la suite de mon post :
https://stultitiaelaus.com/2015/10/15/cosmos-ou-cosmetique-petite-participation-au-degonflage-de-quelques-baudruches-de-m-onfray-2/
les « Interludes méchants et simplistes » que le remarquable physicien B. d’Espagnat consacre aux interprétations dépassées de la matière et du matérialisme, qu’on trouve essentiellement de nos jours chez… les biologistes, y compris évolutionnistes !).
Pour expliquer l’émergence de l’extraordinaire spécificité de l’humain – que je reconnais sans équivoque, en effet – « l’effet réversif de l’évolution » n’apporte rien, si ce n’est une formule. Tout comme dire que « l’abeille produit du miel » n’apporte rien à la connaissance de ce processus physico-chimique complexe.
Comment donc surgit cette spécificité, demandez-vous ?
Eh bien, comme tout le monde, je n’en sais rien !
Mais, à la différence de Patrick Tort, et d’autres (créationnistes, marxistes, etc.) qui confondent les niveaux de la science et de la métaphysique, je tiens à les distinguer.
Il y a des énigmes qui demeurent ouvertes, peut-être parce que, chez l’homme, ce n’est pas à la pure rationalité scientifique d’avoir le dernier mot.
J’aime bien à ce propos la remarque du philosophe Francis Kaplan : « L’action de la conscience en tant que conscience sur la matière indiscutablement matière et l’apparition de la conscience à partir de la matière indiscutablement matière » sont deux propositions tout aussi inconcevables. Elles ne sont « ni observées, ni concevables ».
Ces propositions suscitent les hypothèses scientifiques, selon la méthodologie propre aux sciences, mais aussi l’interprétation métaphysique.
À la manière des Anciens, P. Tort émet l’hypothèse métaphysique (légitime en tant que telle, mais illégitime s’il la considère comme donnée scientifique) d’une matière « animée » c’est-à-dire pleine d’âme, magique, divine, capable du miracle de produire de l’altruisme, de la conscience, de l’éthique, de la liberté.
Pour ma part, en tant que philosophe (cf. mes discussions avec Claustaire, liens-ci-dessus), devant les apories de la science et le constat évident de cette présence dans notre réalité matérielle de capacités de conscience, d’éthique et de liberté, je me retrouve plus dans un modèle métaphysique qui considère que le fond de notre réel ne peut se réduire à la matière « pure » telle que la conçoit un matérialisme grossier, mais doit nécessairement inclure, pour être compréhensible, une composante « spirituelle » (sur l’inadéquation probable de notre pensée et de notre langage pour qualifier ce « fond du réel », cf. le lien ci-dessus à propos du commentaire de M. Onfray/2).
Je ne crains donc pas de dire « franchement » qu’à titre philosophique et métaphysique, l’hypothèse d’un « fond du réel spirituel » fait partie de mon horizon philosophique.
Elle est, à mon sens, au moins aussi cohérente que l’hypothèse métaphysique d’un matérialisme magique. Surtout quand celle-ci se prend pour de la science et n’a pas l’honnêteté d’assumer son statut métaphysique.
Entendons-nous bien : il ne s’agit pas ici de religion. La religion est autre chose. Mais l’hypothèse de l’Esprit, appelez-le Dieu si vous voulez, a toujours fait partie de l’approche proprement philosophique (on la nommait jadis la « théologie naturelle »). Et il est regrettable que cette hypothèse ait perdu sa légitimité dans l’opinion commune au profit d’un athéisme philosophique pourtant tout aussi hypothétique, le plus souvent fondé sur un matérialisme grossier désormais insoutenable (cf. là-dessus les réflexions de B. d’Espagnat dans les liens).
Cordialement.