Du football, des réfugiés et de l’imbécillité ordinaire. Mais aussi de l’intelligence des petites filles. Quelques instantanés de 14 juillet comme matière à réflexion.

L’été est bien là, avec ses routes encombrées, ses manifestations sportives à grand spectacle, mais aussi ses concerts et autres vide-greniers par lesquels diverses associations essaient de faire rentrer un peu d’argent qui, dans le cas de l’une dont je m’occupe, sera redistribué à ceux qui en ont besoin.

Et voilà qu’une dame imposante s’approche alors que je suis en train de faire le marquage pour notre vide-grenier :

  • « Elle travaille pour qui, votre association ? ».

Je lui explique que nous essayons de venir en aide aux migrants et aux réfugiés.

Une moue de colère méprisante rend le visage de la dame encore plus imposant.

  • « Comment ! Ces gens qui viennent chez nous manger notre pain et violer nos filles ! N’allez pas croire que je vais vous soutenir ».

Je n’en demande pas tant !

Sans illusion – expérience oblige – j’évoque alors la convention de Genève de 1951, le droit d’asile inscrit dans notre Constitution, etc.

J’ajoute que les Lelandais et Fourniret ne sont pas spécialement bronzés et qu’aucune étude sérieuse ne permet d’affirmer que le taux de criminalité serait plus élevé là où il y a des immigrés que chez les français « de souche », etc.

Rien n’y fait, bien entendu. Il y a beau temps que la raison n’a pas d’accès aux rabâchages de la dame…

Et voilà que son mari entre dans la partie :

  • « Vous savez, moi mes parents étaient immigrés espagnols … »

Ouf ! Quelqu’un qui vient à mon secours.

  • « Mais moi, j’ai fait la guerre d’Algérie, Monsieur. Et je ne comprends pas que les arabes qui nous ont foutus dehors nous envahissent maintenant. Ils n’ont qu’à rester chez eux ! »

Bon. C’est raté pour cette fois. « C’est le dernier entré qui ferme la porte », selon l’adage que me rappelle opportunément un ami.

  • « Bonsoir Madame, bonsoir Monsieur. Mes excuses : j’ai du travail ».

Et en effet, selon toute évidence, ce n’est pas le travail qui manque…

 

Mais voilà venir la petite arabe qui nous envahit. Appelons-la Nadia.

Arrivée chez nous en 2015 depuis sa ville martyre de Karakoch, en Irak, elle parle désormais le français aussi bien que ses camarades de quatrième, où elle est tête de classe dans la plupart des matières.

Vivant avec sa mère et son frère dans des conditions plus que modestes, elle fait preuve d’une maturité impressionnante pour son âge.

Elle aime l’espagnol, qu’elle a découvert au collège, et pratique assez bien l’anglais.

  • « Combien de langues parles-tu donc ? »
  • « Eh bien, avec l’araméen, l’arabe et le français, ça fait cinq ».

Pas mal pour une petite fille de 13 ans ! Belles promesses pour l’avenir de notre pays !

Nadia se passionne pour le Mondial.

  • « Je suis sûre qu’on va gagner ! C’est nous qui avons la meilleure équipe ».

J’avoue que je sursaute à son exclamation. Ce « on », ce « nous » si spontanés me tirent presque des larmes.

Oui, Nadia. Le foot, ce n’est pas spécialement mon truc. Mais moi aussi, j’espère qu’ « on » va gagner.

Pour toi. Pour ta joie. Et « on » a déjà gagné, puisque tu es là.

Puisque « nous » sommes là, ensemble.

Ah ! Comme elle est loin la dame de tout-à-l’heure.

 

Tiens, voilà une autre arabe. Et musulmane, qui plus est.

Très belle femme. Elle a sans doute dépassé la soixantaine.

Elle et son mari habitent dans le nord de la France, bien loin de notre petite ville.

  • « Nous avons fait presque mille kilomètres pour venir », me dit-elle.

Oui, chaque année, je viens rendre visite à une religieuse qui se trouve ici, dans une maison de retraite.

Je suis musulmane, mais quand j’étais petite en Algérie, mon père m’a mise dans une école tenue par des religieuses. Ça a été un moment très important pour moi, et j’en garde un excellent souvenir. Aussi je viens voir chaque année les sœurs qui sont encore en vie, et je le ferai jusqu’à leur mort, ou la mienne ! ».

Le mari, complice, a un petit sourire :

  • « Eh oui ! Elle m’en fait faire du chemin… ».

Et ils me quittent en refusant la monnaie que je leur rends.

– « Gardez-la. C’est pour l’association ».

Je pense à Brassens :

« Et j’ai vu qu’il restait encore du monde et du beau monde sur terre ».

De ce monde qui pourrait faire progresser la bienveillance et le respect d’autrui.

 

Non pas que je sois particulièrement naïf.

Depuis que je m’implique sur le sujet, j’ai plutôt tendance à récuser bien des arguments un peu douceâtres.

Tout en étant bien sûr d’accord avec de nombreux aspects d’une déclaration comme le « Manifeste des assemblées locales » et son « Socle commun pour une politique migratoire respectueuse des droits fondamentaux et de la dignité des personnes » quand il affirme qu’il n’y a pas de « crise migratoire » mais une « crise des politiques migratoires », due en particulier à une surenchère populiste hélas entretenue par une honteuse exploitation médiatique, il me paraît cependant bien difficile d’accepter sans clarification des exigences telles que celle d’une « inconditionnalité de l’accueil » ou le refus d’une « logique de tri » que prône ce Manifeste.

Pour ma part, je partage pour l’essentiel les propositions d’Hubert Védrine, telles qu’il les expose dans un article encore une fois remarquable d’équilibre :

Le droit d’asile pour les gens en danger doit absolument être préservé. Au-delà même des préambules des Constitutions de 1946 et de 1958, il est l’âme même de l’Europe.

Mais cela suppose qu’il ne soit pas détourné de son objet ; sans distinction claire d’avec les mouvements migratoires, il finira par être balayé. La distinction, qui n’aurait jamais dû être perdue de vue, entre les demandeurs d’asile, dont certains seront admis en tant que réfugiés, et les migrants économiques, dont certains seront admis comme immigrants légaux, est cruciale.

Pour ce qui est de l’inconditionnalité, celle-ci doit bien sûr être dans certains cas indispensable.

Dans celui du secours, comme l’exige le droit maritime aussi bien que l’assistance à personne en danger, par exemple lors des passages de frontières hivernaux en montagne.

Il doit aussi y avoir inconditionnalité du droit d’asile pour tous ceux, sans limitation de nombre, qui risquent leur vie du fait de situations de guerre, de persécution politique, religieuse, sexiste, etc.

Cela ne peut être discuté : ce n’est pas négociable.

L’asile relevant de la Convention de Genève doit être organisé d’urgence afin d’éviter à la personne « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques » (Convention de Genève 1951, Article 1,A,2) les dangers dont les médias nous entretiennent presque quotidiennement.

Il ne faut pas se cacher non plus que ce respect de nos obligations sans limitation de nombre peut ou pourra entraîner un effort de solidarité, éventuellement non négligeable dans un contexte économique où la plupart d’entre nous regardent à deux fois avant de céder à la générosité. Il ne peut donc se passer d’une information qui relève de la responsabilité du politique en ce qui concerne des choix fondamentaux de société. En l’occurrence le choix d’une société plus aisée mais moins solidaire versus celui d’une société peut-être moins aisée mais plus solidaire. Il y a là un défi important dont les enjeux doivent être sereinement exposés.

Mais il y a encore de la marge ! Avec ses 1,5 réfugiés pour 10 000 habitants, la France n’est pas le Liban où les seuls réfugiés syriens représentent 25% de la population soit 1 réfugié pour… 4 habitants !

Mais, en ce qui concerne maintenant la « logique du tri », sans nier la complexité de certains cas particuliers, il n’est pas admissible de mettre sur le même plan la situation d’un syrien, d’un irakien, d’un érythréen, d’un soudanais, etc. et celle d’un ressortissant du Gabon, du Sénégal, de la Tunisie ou du Maroc.

Sans être économiste, je crois qu’il y a effectivement des arguments sérieux permettant de penser que l’Europe peut accueillir bien plus de migrants économiques qu’elle n’en accueille actuellement (cf. quelques-unes de mes réflexions sur : )

http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2015/07/02/volem-viure-al-pais-remarques-sur-linanite-de-peurs-soigneusement-entretenues-ainsi-que-sur-quelques-limites-de-la-bienpensance-standard-a-propos-de-limmigration/

ou encore :

http://desideriusminimus.blog.lemonde.fr/2017/01/05/cest-mandela-et-gandhi-quon-assassine/

même si on ne peut nier que

Ceux qui n’ont vu dans l’immigration qu’une nécessité économique (importer de la main-d’œuvre) ou une opportunité démographique (combler des déficits) ont nourri les angoisses des populations européennes. (H. Védrine, art. cité).

Il n’empêche que des migrants qu’il convient donc encore de qualifier « d’économiques », issus de pays dans lesquels existe un état de droit, même si bien sûr des déficiences subsistent, devraient passer par des procédures d’évaluation des candidatures et d’acceptation (de « tri » donc, même si ce mot peut choquer quelques « belles âmes ») similaires à celles auxquelles je dois nécessairement me plier si je demande à m’établir en Australie, aux États-Unis au Canada ou en Nouvelle-Zélande.

Ces procédures devant suivre la voie préalable et normative des ambassades, consulats et autres instances officielles d’immigration, et non d’emblée la voie d’une immigration « illégale » non régulée.

Il y a là certes un important travail à accomplir de la part des instances nationales comme internationales, en ce qui concerne une « migration sûre, ordonnée et régulée », qui respecte autant le droit des pays de départ que le droit à choisir – légitime – des pays d’accueil.

Le phénomène migratoire est certes loin d’être terminé !

Croire que le plus dur est passé parce que les flux ont diminué depuis le pic de 2015 est illusoire quand on connaît les prévisions démographiques africaines ; 1,2 milliard d’êtres humains aujourd’hui, 2,5 milliards en 2050 sauf si le planning familial était mis en œuvre partout. Et comment être sûr que d’autres drames atroces ne jetteront pas à nouveau demain sur les routes des familles entières à la recherche d’asiles ? Pour casser cet engrenage dévastateur, il faut donc, dans un cadre et par des mécanismes durables, contrôler ces flux. (H. Védrine, art. cité).

Et bien sûr des évolutions juridiques sont souhaitables au niveau international, et la vigilance des associations humanitaires s’impose pour éviter toute tentation de « bunkérisation » égoïste des pays riches, de discrimination raciale, religieuse, etc. en particulier du fait de la montée des populismes.

Mais, je l’avais dit dans mes posts évoqués ci-dessus, je continue pour ma part d’être choqué par la façon dont l’argument économique est trop souvent utilisé.

Car tout se passe comme si une sorte de néo-colonialisme était acté, n’envisageant l’immigration qu’en fonction des besoins des pays d’accueil – besoins économiques, démographiques, mais aussi, de façon plus subtile, besoins politiques que ce soit pour rassembler contre le bouc émissaire qu’est « l’envahisseur » ou au contraire pour faire étalage d’un certain « monopole du cœur » dans le but de criminaliser l’adversaire.

Or, c’est faire peu de cas de la réalité des pays de départ.

(…) Ce n’est pas être « généreux » que de priver les pays d’Afrique de leurs meilleurs éléments, les émigrants jeunes, dynamiques et entreprenants, en alimentant la nouvelle économie de la traite (H. Védrine, art. cité).

N’oublions pas qu’en majorité, l’immigration économique n’est pas le fait de gens poussés par la misère, mais concerne des catégories de personnes suffisamment aisées pour se lancer dans une aventure qui représente un coût financier certain. Les véritables pauvres n’ont le plus souvent pas les moyens de migrer.

[ajout du 24/07: un article intéressant sur le sujet:

https://www.la-croix.com/Monde/Afrique/Afrique-pourquoi-jeunes-partent-2018-07-24-1200957208?from_univers=lacroix    ]

Et il me semble donc choquant de considérer comme normal qu’une partie importante des forces vives et souvent éduquées d’un pays choisisse le départ, privant leur pays de ressources humaines considérables, plutôt que de contribuer à un développement local, économique comme politique, qui permettrait à ceux qui ne peuvent rien faire d’autre que de rester d’émerger de la misère.

Bien sûr, on ne peut aller contre la liberté de chacun de décider de l’endroit où il veut vivre.

Mais n’y a-t-il pas là un travail essentiel d’éducation et de responsabilisation à opérer, qui devrait être inclus dans un « pacte mondial de la migration », au même titre que des politiques réelles de développement concerté, mais dont devraient aussi prendre conscience les organisations humanitaires s’occupant de migrants ?

Les économistes nous le répètent : l’Afrique recèle d’énormes possibilités de développement. Il serait donc temps qu’une certaine condescendance misérabiliste cesse de laisser croire à une partie des africains les plus dynamiques que le mirage occidental entretenu par les moyens de communication modernes constituerait l’avenir le plus souhaitable pour eux.

Il y a là une complicité tacite bien ambiguë.

Comme je le disais dans un post mentionné ci-dessus,

Une certaine approche de la question migratoire risque donc de se faire complice, dans certains pays, d’un statu quo inacceptable qui sanctuarise l’irresponsabilité politique, l’inertie, la corruption.

Il est donc essentiel d’informer sur ce sujet, à temps et à contretemps, aussi bien les « gens généreux » des potentiels pays d’accueil, qui risquent fort de se tromper de générosité, que les éventuels postulants au départ, dans le cadre d’institutions à mettre en place de façon concertée.

(…)

Encore une fois, il est hors de question de remettre en cause la nécessité de l’asile, ainsi que celle d’un accueil d’urgence de « primo-arrivants » économiques, qui relève de la simple humanité, voire du sauvetage.

Mais comment accepter sans réagir de voir une jeunesse laisser le champ libre, dans bien des pays de départ, à des irresponsables politiques, des profiteurs et des corrompus ? Comment ne pas espérer voir se lever la révolte, se constituer et se structurer l’opposition, l’organisation syndicale, politique ? Comment se résoudre à laisser partir sur les chemins de l’émigration tant de Mandela et de Gandhi dont l’exil annihilera le potentiel d’insurrection ?

C’est d’un peuple de miséreux, d’exploités et d’humiliés que sont nés le mouvement ouvrier, les luttes syndicales et les revendications qui ont fait que notre vingtième siècle a tout de même arraché aux puissants des droits et des libertés inconcevables au dix-neuvième.

Qui donc fera ce travail dans des pays exsangues de jeunesse et de contestation ? Le déplacement de l’espérance et son investissement sur l’émigration risque de gravement perturber, voire d’assécher le dynamisme même du politique.

 

Les pays africains, ainsi que d’autres pays en voie de développement représentent un laboratoire dans lequel le mythe désastreux de la croissance à l’occidentale – celle-là même qui fait rêver bien des migrants « économiques » – pourrait être remis en question.

Et nous savons qu’il doit l’être de façon urgente.

Ce n’est pas en Europe que se règlera la question de la croissance démographique africaine, celle de l’éducation et de la libération des femmes, de la corruption politique et de la gabegie, de la destruction ou du pillage des ressources naturelles locales.

Tout cela doit bien sûr être accompagné par les européens, – et plus largement par les « occidentaux » – mais les africains – et plus largement bien des « pays en développement » – doivent y jouer un rôle essentiel dans une perspective de co-développement responsable. Celle-ci pouvant d’ailleurs inclure, dans le cas des pays « occidentaux », une dynamique de décroissance ou de développement alternatif.

Certes le respect des traités internationaux que nous avons ratifiés exige de nous que nous accueillions de façon inconditionnelle toutes les personnes qui relèvent du droit d’asile.

Et le respect du droit et de la simple humanité nous demande de porter secours à toutes celles et ceux qui sont en péril sur les mers ou sur les routes.

Mais nous avons la responsabilité de ne pas laisser croire qu’un modèle de développement qui d’ores et déjà nous détruit et nous aliène pourrait paradoxalement constituer une planche de salut pour d’autres.

S’il est indispensable de porter secours à ceux qui, subissant la persécution et la souffrance, ne peuvent rien faire d’autre que quitter leur pays, il serait irresponsable de ne pas faire savoir à temps et à contretemps à ceux qui en ont malgré tout la possibilité qu’ils ont les moyens de faire bien mieux en restant chez eux que ce que nous avons si malheureusement raté chez nous.

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