En tant que lecteur de Jean Pierre Dupuy (voir post précédent et aussi le début de celui du 06/01/2020), je ne crois pas avoir sous-estimé les risques de guerres allant jusqu’aux probabilités de futures guerres nucléaires.
Je ne crois pas non plus avoir été dupe des dangereux courtisans de ces armes de destructions massives que sont Vladimir Poutine et Bachar al Assad et leur mépris du droit international sans équivalent depuis la fin de la deuxième Guerre Mondiale.
Courtisans parmi lesquels il faut bien sûr compter les tragiques pantins capables de parier avec morgue que « la Russie n’envahira pas l’Ukraine », de poser avec complaisance avec le maître du Kremlin ou de soutenir que « la menace n’existe pas ».
Flagorneries diverses qui relèvent indéniablement de ce qu’on ne peut nommer autrement que tromperies qui hélas risquent de ne même pas discréditer leurs auteurs autant qu’ils devraient l’être.
Tromperies
En France, par ignorance ou par connivence, il s’est trouvé des esprits – commentateurs badins, valets du totalitarisme russe – pour reprendre mot pour mot la propagande du Kremlin : il faut « comprendre » Poutine, la Russie a été trop longtemps humiliée, l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) la menace à ses frontières, il est légitime qu’elle garantisse sa sécurité, les Etats-Unis sont les vrais responsables, etc.
Est-ce vraiment utile de réfuter ces tromperies ? Humiliée, ignorée, la Russie ? C’est oublier que l’Union soviétique vermoulue s’est effondrée d’elle-même. Que ses anciennes républiques se sont alors précipitées pour proclamer leur indépendance. Que les trois pays baltes, ainsi que les anciens membres du pacte de Varsovie, ont réclamé la protection de l’OTAN par crainte du « grand frère ».
Menaçante, l’OTAN ? A maintes reprises, l’Union soviétique puis la Russie ont été associées à l’élaboration d’une architecture de sécurité en Europe : Charte de Paris, Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), Conseil OTAN-Russie (COR), traité de dénucléarisation de l’Ukraine… En signant le traité d’amitié entre l’Ukraine et la Russie en 1997, cette dernière s’était engagée à respecter les frontières et la souveraineté de son voisin. Et, en 2021, les pays de l’OTAN étaient encore ouverts à une renégociation des traités sur le contrôle des armes nucléaires et conventionnelles.
Non, personne ne menaçait la Russie. Ni l’OTAN, dont les systèmes de missiles en Roumanie et en Pologne sont défensifs. Ni l’Ukraine, dont l’entrée dans l’OTAN, imprudemment évoquée, était devenue illusoire. En quelques années, la Russie, en revanche, a asservi la Tchétchénie et la Biélorussie, grignoté la Géorgie et le Donbass, conquis la Crimée, soutenu la Syrie de Bachar Al-Assad, contrôlé un morceau d’Afrique avec ses mercenaires du Groupe Wagner.
(…)
Malgré ces évidences, nos cyniques continuent à chanter leur antienne : la France doit se tenir à « équidistance » entre Etats-Unis et Russie (Marine Le Pen), se montrer « non alignée » (Jean-Luc Mélenchon), n’être « l’obligée » de personne (Eric Zemmour). Comme si une démocratie, même très imparfaite, parfois détestable, était équivalente à une dictature agressive, criminelle et corrompue. Comme si l’on avait le choix de… ne pas choisir entre les deux. En réalité, ce discours-là n’est que la manifestation de l’antiaméricanisme irrationnel toujours vivace dans notre pays ( Nicole Bacharan et Dominique Simonnet, article mentionné en lien ci-dessus).
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N’oublions pas non plus que jusqu’en avril 2014 et l’invasion de la Crimée, en dépit de ses frasques déjà manifestes, la Fédération de Russie était membre associé de l’Otan, etc.
Et pourtant, en dépit de bien des réflexions et des lectures, j’avoue que, comme la plupart des gens à l’exception bien sûr des Ukrainiens, j’ai été surpris et atterré par l’ampleur de l’agression.
« Nous tenons la catastrophe pour impossible dans le même temps où les données dont nous disposons nous la font tenir pour vraisemblable et même certaine ou quasi certaine (…). Ce n’est pas l’incertitude (…) qui est l’obstacle, c’est l’impossibilité de croire que le pire va arriver ». (J.P. Dupuy, cf. post précédent).
Et je dois bien convenir que, malgré ma fréquentation assidue de J.P. Dupuy, je me suis fait avoir moi aussi comme un bleu.
Un autre point sur lequel je reconnais avoir été trop léger est celui qui concerne la question de l’énergie nucléaire en situation de conflits.
J’avais pourtant essayé d’aborder le sujet il y a quelques années, mais j’avais essentiellement évoqué la question des attentats, et non celle d’une guerre de grande ampleur entre des nations possédant des armes et/ou des centrales nucléaires.
Certes, autant qu’en ce qui concerne le réchauffement climatique, la responsabilité de notre addiction aux énergies fossiles est essentielle dans cette guerre ainsi que dans celles qui peuvent nous menacer, comme le montre bien Stéphane Foucart :
On le sait, le charbon, le pétrole et le gaz sont les principaux fauteurs de réchauffement, mais ils sont aussi les principales sources de financement de la Russie de Vladimir Poutine. Depuis le début des hostilités, ce paradoxe a été maintes fois souligné : notre addiction aux énergies fossiles a armé le maître du Kremlin et permis à son régime de prospérer depuis près d’un quart de siècle.
Ironie du calendrier
Le journal en ligne Politico a fait ce cruel calcul : avec 2020 pour année de référence, les dépenses militaires russes (56 milliards d’euros) correspondent peu ou prou à la valeur des exportations de combustibles fossiles de la Russie vers l’Europe (59 milliards d’euros). En particulier, la dépendance de l’Union européenne – Allemagne et Italie en tête – au gaz russe est majeure. Au total, 40 % de la consommation de gaz des pays de l’Union proviennent de Russie. L’incapacité à se défaire de notre addiction aux fossiles ne nourrit pas seulement le réchauffement, elle finance la guerre qui nous menace désormais.
Comment ne pas noter une forme d’ironie du calendrier ? Le 2 février, la Commission européenne inscrivait, sous pression allemande, le gaz naturel dans sa désormais fameuse taxonomie des activités « vertes », permettant de bénéficier de financements destinés à la transition écologique. Trois semaines plus tard, la guerre en Ukraine mettait crûment en évidence le caractère géopolitiquement non durable de la dépendance européenne au gaz russe. Et dans le même temps, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) confirmait que les fuites de méthane issues du complexe pétro-gazier sont sans doute environ deux fois plus importantes que les chiffres officiels colligés dans les inventaires nationaux d’émission.
Ce constat est, du point de vue climatique, d’une importance majeure : le méthane n’est pas seulement un combustible, mais aussi un gaz à effet de serre beaucoup plus puissant que le dioxyde de carbone. L’ampleur des fuites structurelles liées à son exploitation est telle qu’elle est susceptible de remettre profondément en cause le bilan carbone flatteur du gaz naturel par rapport au pétrole et même au charbon.
Mais le début d’incendie ainsi que la prise de la centrale de Zaporijjia nous font toucher du doigt combien le nucléaire civil constitue désormais un facteur déterminant dans les guerres.
Sans doute faut-il prendre en compte dans une opération de ce type des intérêts qui peuvent être plus économiques que militaires :
Le gaz joue un rôle central dans le conflit et il suffit pour s’en convaincre de voir comment Vladimir Poutine agite chez ses adversaires-clients la peur d’une source concurrente d’énergie. Derrière l’attaque de la centrale de Tchernobyl par les troupes russes aux premiers jours de la guerre, et les frappes, le 4 mars, contre la grande centrale nucléaire de Zaporijia, se cachent des mouvements autant tactiques que stratégiques. En jouant ainsi avec les nerfs des populations européennes, le maître du Kremlin semble nous susurrer : « Voyez comme ces centrales nucléaires vous rendent vulnérables au moindre de mes caprices. Ne préférez-vous pas rester au gaz ? » (S. Foucart art.cité).
Il ne convient donc pas de céder, du fait de ses dangers avérés, à un discrédit, voire un abandon pur et simple du nucléaire civil. Comme le montre de façon difficilement contestable Jean Marc Jancovici dans nombre de ses analyses que j’ai souvent évoquées et que je continue à partager, le nucléaire civil demeure pour la transition énergétique un « parachute ventral » indispensable pour pallier les insuffisances liées à l’intermittence des énergies renouvelables. Insuffisances hélas largement attestées en ce moment par l’évidente dépendance des économies européennes, en particulier allemande et italienne, au gaz russe.
Mais le danger lié à l’énergie nucléaire demeure, incontestablement, considérable.
Comment donc appréhender ce dilemme ?
Il me semble que le droit de la guerre doit désormais d’urgence en prendre la mesure.
« La dissuasion nucléaire se fonde sur la peur, dans les deux camps, du recours par l’autre à l’arme nucléaire. La dissuasion consiste à prévenir un acte en persuadant l’acteur concerné que les coûts d’une telle action excèdent ses bénéfices » (Wikipédia).
On le sait, cette peur réciproque repose sur le fait qu’une attaque nucléaire, par missiles ou autres, déclencherait instantanément, de la part de la nation attaquée, une réponse entraînant pour l’attaquant des dégâts gigantesques, irréversibles, présumés « dissuasifs ».
N’est-il donc pas grand temps d’inclure les attaques, conventionnelles ou nucléaires, ayant pour but la destruction d’installations nucléaires civiles dans les agressions entraînant d’office une riposte de la même intensité que celle prévue dans le cas d’attaques nucléaires, du fait des dégâts considérables et durables que de telles destructions provoqueraient autant pour les populations proches, pour l’humanité entière que pour l’environnement ?
Le droit de la guerre doit statuer sur ce risque.
Provoquer, quelle que soit la façon, l’explosion d’une centrale nucléaire civile lors d’un conflit n’est-il pas équivalent à l’utilisation d’une bombe atomique ?
Si une théorie de la dissuasion nucléaire a un sens – et jusqu’à ce jour, elle a tout de même évité une guerre atomique, même si son efficacité est bien loin d’être garantie dans la durée – cf. plus haut Robert Mc Namara : « La combinaison de la nature faillible de l’être humain et des armes atomiques conduira à leur emploi. », cité par J.P. Dupuy, Hiroshima dessine notre futur atomique, propos recueillis par Aline Richard, La Recherche, 389, sept 2005 – alors elle doit être étendue à tous les éléments susceptibles de jouer un rôle dans un conflit nucléaire.
Les conditions nouvelles des guerres nouvelles, comme nous le montre ce désastreux conflit en cours, exigent désormais d’inclure d’urgence de nouveaux éléments dans une stratégie de dissuasion et dans le droit de la guerre.
Même si, nucléaire civil ou pas, l’avenir de l’humanité demeure à la merci d’un toujours probable Docteur Folamour, dont un certain Vladimir Poutine pourrait être l’odieux présage, si ce n’est l’artisan.
Mais, comme le disait encore Gramsci, en dépit des probabilités, « le pessimisme de l’intelligence » ne doit pas éteindre « l’optimisme de la volonté ».
C’est bien la leçon que nous donne la résistance ukrainienne. En espérant que le peuple russe marche sur ses traces.
Et que nous sachions nous aussi nous engager à sa suite.
De toute façon, nous n’avons désormais plus le choix d’avoir le choix.
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Ajout du 07/03:
Cet excellent article de Jean Pierre Filiu :
Ainsi que celui-ci d’Olivier Mongin: