Belle inspiration du journal La Croix, que de nous offrir en ces temps propices à la lecture et à la réflexion ces entretiens avec deux personnages pourtant bien loin d’être dans la ligne du Parti.
L’athéisme d’André Comte-Sponville est certes bien connu, mais son honnêteté et sa sérénité contrastent fort heureusement avec quelques caricatures récentes hélas abondamment colportées par les médias, comme avec de bien piètres productions prétendument « philosophiques ».
Je me définis comme athée, non dogmatique et fidèle. Pour comprendre, il faut prendre les trois à la fois. « Athée », d’abord, car je ne crois en aucun Dieu. « Non dogmatique », ensuite, car je reconnais que mon athéisme n’est pas un savoir. Celui qui dit « Je sais que Dieu n’existe pas » n’est pas un athée, c’est un imbécile ! Confondre croire et savoir est une erreur philosophique majeure. Et « fidèle », car tout athée que je sois, je reste attaché par toutes les fibres de mon être à un certain nombre de valeurs morales, culturelles, spirituelles issues des grands monothéismes. Je suis athée mais jamais je ne cracherai sur les Évangiles. Ils ont tracé un sillon de lumière dans l’histoire de l’humanité.
Et l’ensemble de l’interview témoigne d’une même sagesse et d’un même équilibre.
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Mais je m’attarderai plutôt sur le témoignage de ce personnage attachant et complexe qu’est Erri de Luca.
J’avoue que j’entretiens depuis longtemps avec lui une réelle connivence.
Il est italien, et j’aime l’Italie, il est passionné de montagne, et j’aime la montagne ; pour ne pas parler de bien d’autres aspects par lesquels je me sens proche de ses orientations et de son parcours.
Bien moins catégorique que Comte-Sponville, il refuse en ce qui le concerne le terme d’athéisme :
«L’athée se prive de Dieu, de l’énorme possibilité de l’admettre non pas tant pour soi que pour les autres. Il s’exclut de l’expérience de vie de bien des hommes (…). Je ne suis pas athée. Je suis un homme qui ne croit pas » (Première heure, Gallimard, Paris 2012, p.9).
Excellent connaisseur des textes bibliques qu’il lit dans leurs langues d’origine, il se considère comme l’un de ces esclaves égyptiens qui constituaient l’ ערב רב (erev rav) , la « tourbe nombreuse », foule qui a suivi le peuple d’Israël lors de sa sortie d’Égypte.
« Napolitain errant », il se tient, dans une exigeante solitude, « à l’extérieur du campement ».
« Je ne rentrerai pas dans la Terre Promise. Je reste dans le désert ».
(vers 10mn dans la vidéo).
Mais on s’en doute, la réflexion d’Erri de Luca ne se limite pas à ce qui concerne la religion et la foi.
Petit florilège à peine commenté tiré de ce bel entretien avec Fanny Cheyrou :
Pour la première fois de ma vie, l’économie idolâtrée, avec le mythe de la croissance qui l’accompagne, cède le pas sur la protection de la santé publique. La vie dans sa simplicité à l’état pur régit les relations humaines. Ce sont désormais les médecins, et non plus les économistes, qui font autorité.
Il est en effet grand temps de mettre en question l’idolâtrie économique, le mythe de la croissance, et de rendre à celles et ceux qui permettent d’assurer « la vie dans sa simplicité » – personnel soignant, agriculteurs, ouvriers, employés, artisans…- une place et un statut à la mesure de leur rôle essentiel pour ce qui est de la survivance même de nos sociétés. La crise que nous traversons devrait enfin inciter à un remaniement complet de la grille des valeurs, non seulement pour ce qui est des rémunérations, mais aussi, et en premier lieu, en ce qui concerne une culture et une éducation qui attribuent une considération disproportionnée à nombre d’activités secondaires, voire nuisibles, au détriment de celles qui assurent envers et contre tout nos existences quotidiennes.
Savoir produire et transporter nourriture et médicaments, objets de première nécessité, ou autres travaux indispensables à la communauté a peut-être plus d’importance que disserter sur Heidegger ou sur différents modèles spéculatifs ou publicitaires. Non pas bien sûr qu’il faille nécessairement faire disparaître de telles activités périphériques. Mais il serait temps de remettre à l’endroit la hiérarchie des fonctions, et de rendre aux plus vitales la considération et la dignité qui leur revient de droit.
Proposition qui ne déplairait certes pas à Erri de Luca, au passé d’ouvrier engagé pour la justice, ni à André Comte-Sponville (« Le système capitaliste génère des inégalités. L’argent va à l’argent et la meilleure façon de mourir riche dans ce système est de naître riche. Les ouvrages de Thomas Piketty le confirment abondamment et brillamment », article cité). Une telle revalorisation pourrait d’ailleurs être facilitée du point de vue financier par une contribution – au moins extraordinaire pour commencer…- des grandes fortunes. Ce serait tout de même la moindre des choses face à la reconstruction économique mondiale qui nous attend…
(…) De ce pays [l’Italie], j’aime la flexibilité, cette idée qu’on peut se plier et se redresser sans craquer. On s’adapte aux nouvelles règles en les interprétant. On ne se plie pas aux contraintes mécaniquement, comme des automates. La loi est au service de l’homme, non l’homme au service de la loi, et ça nous l’avons bien compris. Ce n’est pas de l’anarchie, c’est une forme d’esprit d’adaptation, où l’humour a toute sa place et sa force. J’appelle ça l’humanisme.
(…) Dans le livre Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur (d’après cette espèce qui imite le bruit des autres oiseaux, NDLR) de l’Américaine Harper Lee, je lis cette phrase du personnage principal, Atticus Finch : « Avant de vivre avec les autres, je dois vivre avec moi-même. La conscience est la seule chose qui ne doit pas s’adapter au vouloir de la majorité. »
Je crois qu’ici se joue le rapport entre l’individu et les autres. La conscience personnelle reste indépendante de la majorité. La conscience est minoritaire, souvent même à l’intérieur de l’individu qui, pour des raisons d’opportunisme ou par passivité, la réduit au silence. Mais il revient à chacun de donner à sa propre conscience la majorité à l’intérieur de son être profond. Ce n’est donc pas par esprit d’opposition, mais en plein accord avec sa conscience que l’individu est appelé à agir dans ce cas. Il n’y a pas de limite à la résistance civile quand elle est le résultat de la conscience.
(…) la vertu essentielle en ce moment pour tout un chacun, c’est la souplesse, l’élasticité nécessaire pour se plier et se redresser sans se laisser briser. Dans mon champ, chez moi, je piétine une petite marguerite avec un poids qui devrait être pour elle écrasant, mais elle se redresse après mon passage. Voilà ce qu’il nous faut, la ténacité souple de la marguerite.
Fanny Cheyrou : Que peuvent tirer comme leçon nos sociétés et nos fonctionnements de ce bouleversement que nous vivons ? Croyez-vous personnellement que nous changerons quelque chose à nos modes de vie ?
E. d. L. : Nous reviendrons aux mêmes mauvaises habitudes, mais nous garderons en nous les deuils et une lueur au loin, avec la perception d’une autre vie possible, donnant priorité à la protection de la vie humaine plutôt qu’à l’accumulation.
(…)Fanny Cheyrou : Comment faire pour que tous ces morts ne soient pas que des chiffres ?
E. d. L. : Les morts sont toujours des chiffres, mais la tâche de chacun de nous est de donner un nom, un visage et un souvenir à ceux qui étaient proches de nous.
Nous vivons dans un monde à deux vitesses. À l’heure où certains se réfugient et se confinent chez eux, d’autres, sur d’autres continents, fuient encore de chez eux… Vous y songez ?
E. d. L. : Je continue à suivre les voyages impossibles des personnes qui fuient leurs villes de Troie en flammes. Je les perçois comme des avant-gardistes du monde futur, des prophètes de la nouvelle humanité qui sera sans frontières.
(…) Je n’ai pas la foi, je ne suis donc pas capable de m’adresser au Très-Haut. J’essaie de m’adresser aux hommes.
C’est déjà pas mal !
Et pour terminer sur une note plus légère mais non moins profonde, cet extrait d’une lecture récente (Le Tour de l’oie, Gallimard, Paris 2019, p. 156-158), à travers lequel Erri de Luca définit avec humour l’étrangeté de sa fonction d’écrivain :
[Le roman est un dialogue entre le narrateur – bien proche d’Erri de Luca… – et son fils imaginaire].
Le Fils : Tu lances des images, tu les sors de ton vocabulaire comme de la manche d’un tricheur. On dirait que tu n’as pas besoin d’y penser, elles sortent toutes prêtes.
Le narrateur : Celle du tricheur aussi est une image, je t’en propose une autre. Sur un mur il y a des trous faits par des projectiles parfaitement tirés au centre de petits cercles.
Un tireur d’élite, de passage, est surpris et demande qui est capable d’une telle précision.
On lui dit que c’est un enfant borgne qui les fait. Le tireur va le féliciter et lui demande qui lui a appris à si bien viser.
Personne, répond l’enfant. D’abord je tire sur le mur et puis je dessine les cercles.
Je fais comme ça moi aussi. Les images sont des cercles à appliquer autour des trous. Je suis cet enfant qui ne sait pas tirer.
Je t’en raconte une autre pour m’expliquer.
Il y a très longtemps, un savant, spécialiste d’un sujet, qu’il est inutile de préciser, est recherché et invité dans un grand nombre de beaux endroits. Partout, l’accueil est enthousiaste.
Un jour, son cocher lui demande une faveur : échanger une seule fois leurs vêtements et leurs rôles, pour ressentir lui aussi ce que veut dire être acclamé.
Le savant a le sens de l’humour et accepte, imaginant ce qui se passera pour le cocher une fois sur scène.
Arrivés là où ils sont attendus, le public applaudit le chauffeur vêtu avec élégance.
On l’accompagne sur scène avec les honneurs qui lui sont dus.
Dans un coin de la salle, le savant habillé en cocher savoure à l’avance la suite.
Celui qui est chargé de mener le débat adresse au cocher une première question, compliquée, spécifique et de nature controversée.
Le cocher réagit avec un air contrarié, puis fâché.
Il répond qu’il s’attendait à des questions bien plus ardues, alors que, pour une affaire aussi élémentaire, il suffit d’appeler son cocher au fond de la salle pour avoir la réponse.
En tant qu’écrivain, je suis invité à droite et à gauche et on me pose des questions. Mais moi, je suis le cocher, et je m’en sors de la même façon, en laissant répondre l’autre moi-même, celui que j’accompagne et qui prend la parole à ma place, du fond de la salle (…).
Puis je descends de scène et je redeviens le cocher de moi-même.
Belle lucidité, et belle humilité, peu courante chez ceux, intellectuels, politiques…, qui font de la parole leur profession.