Je suis étonné que cette guerre qui se prolonge en Ukraine ne suscite aucune comparaison avec une autre guerre d’agression.
À la différence de celle-ci, la première guerre du Koweït a provoqué, elle, en effet, des réactions internationales qui ne se sont pas limitées à des sanctions économiques contre l’agresseur ou à des aides militaires en soutien à l’agressé.
En effet, dès le 2 août 1990, date de l’agression du Koweït par Saddam Hussein, le Conseil de Sécurité des Nations Unies vote la résolution 660 constatant le fait d’invasion entraînant un risque pour la paix et la sécurité internationales. L’attaque est condamnée, et le retrait des troupes irakiennes exigé.
Devant le refus d’obtempérer, est votée le 29 novembre 1990 par le Conseil de Sécurité des Nations Unies la résolution 678 qui légitime le recours à la force, en cas de non évacuation du Koweït à la date du 15 janvier 1991.
Cette résolution ayant été la première depuis la guerre de Corée de 1950 à autoriser un tel recours à la force.
Suite à cette dernière décision, on sait que l’agresseur irakien fut ramené à la raison par une coalition militaire forte de 35 États, dont la France, coalition qui, bien que dirigée par les États Unis, était indépendante de l’OTAN.
Après une importante intervention aérienne et navale, on se souvient que la campagne terrestre fut rapidement stoppée, l’armée irakienne ayant été repoussée hors du Koweït et l’objectif affirmé de la coalition n’étant pas d’envahir l’Irak ni de s’attaquer à sa souveraineté.
Dès lors, on se demande pourquoi une telle stratégie conventionnelle qui s’est révélée victorieuse ne pourrait pas faire tout d’abord l’objet d’une menace, puis être éventuellement mise en œuvre dans le cas de l’invasion russe perpétrée contre l’Ukraine.
Car en dépit du courage de ses citoyens, il paraît difficile que cette dernière puisse gagner la guerre que la Russie lui a imposée sans un engagement plus effectif des pays qui la soutiennent.
Et si tant est qu’on reconnaît le droit d’ingérence, ce qui est tacitement le cas puisque de nombreux États participent au soutien militaire de l’Ukraine, pourquoi ne pas aller jusqu’au bout dans la volonté de faire respecter le droit international, comme ce fut le cas pour la guerre du Koweït, sans même faire intervenir les forces de l’OTAN ?
Dans un cas comme dans l’autre, il y a effectivement agression, invasion, et grave risque pour la paix et la sécurité internationales.
On dira bien sûr que les circonstances sont différentes, et que si l’URSS finissante n’a pas opposé son veto au Conseil de Sécurité de l’ONU en 1990, la Russie de Poutine, sans doute appuyée par la Chine de Xi Jinping ne manquerait pas de le faire en 2022, paralysant toute possibilité d’intervention. [ajout du 05/07 : En dépit de la déclaration du président Zelensky affirmant que « Le droit de veto russe est un droit de tuer », l’Assemblée Générale de l’ONU confrontée au veto de la Russie à une résolution exigeant le retrait de ses forces militaires, s’est contentée le 7 avril de la suspendre du Conseil des Droits de l’Homme].
Mais si le Conseil de Sécurité se définit, selon la Charte des Nations Unies par « la responsabilité principale du maintien de la paix et de la sécurité internationale », et s’il est compétent « pour constater l’existence d’une menace contre la paix ou d’un acte d’agression », il serait grand temps de faire cesser l’hypocrisie de cette situation ubuesque autant que déshonorante pour une institution internationale, qui voit un État délibérément agresseur et fauteur de guerre revendiquer le droit de veto contre une condamnation de l’agression dont il est lui-même l’auteur.
Les événements actuels pourraient justement être l’occasion d’un positionnement enfin clair privant temporairement de droit de veto tout initiateur d’une guerre d’agression, permettant ainsi de corriger une incohérence aberrante, qui risque de devenir insoutenable étant donnée l’évolution de la situation géopolitique. La Russie et la Chine, ou d’autres éventuellement – nul n’est maître de l’Histoire … – pourront-ils indéfiniment échapper aux ripostes, du fait de leur statut de membres permanents du Conseil de Sécurité ?
Sur cette question-là aussi se joue l’avenir d’un équilibre géopolitique viable à long terme.
À ce sujet, saluons l’initiative du G8, qui a joué un rôle de précurseur et donné l’exemple en devenant G7 par l’éviction justifiée de la Russie en 2014 suite à l’annexion de la Crimée.
Bien sûr, les objectifs d’une intervention devraient être strictement déterminés et officiellement arrêtés, comme ce fut le cas pour la guerre de 1990, afin de ne pas menacer directement l’intégrité de l’État russe.
Mais outre l’incohérence évoquée liée au fonctionnement actuel du droit de veto, somme toute aisément surmontable par un légitime coup de force administratif, qu’est-ce donc qui semble devoir interdire une résolution de ce type, dont on peut présumer qu’à la différence de la désastreuse deuxième guerre d’Irak, elle eut des répercussions positives sur l’équilibre d’ensemble du Moyen Orient ?
Est-ce la possession de l’arme atomique et la menace de son utilisation qui suffiraient à enterrer le droit international ?
Ce serait là une défaite inqualifiable.
Certes, la question est pour le moins délicate.
Mais le danger que fait peser une telle démission devant la puissance nucléaire dessine d’ores et déjà la configuration stratégique qui pourrait être celle de notre monde à venir : d’un côté un monde d’ambitions et d’agressions illimitées, au mépris de tout droit ; de l’autre un monde où la seule réponse serait une succession de capitulations munichiennes face à l’épouvantail nucléaire.
Un tel danger n’est-il pas suffisamment grave pour faire l’objet d’une réflexion et d’une réponse plus appropriée ?
Comme cela aurait pu être le cas s’il n’y avait eu les reculades successives que l’on sait concernant les « lignes rouges » lors de la guerre de Syrie, une détermination plus affirmée de la part de ceux qui défendent le Droit ne pourrait-elle refroidir les rodomontades de ceux qui se croient désormais tout permis du fait de la quasi-certitude des démissions de la part du monde démocratique qu’entraînent des actions brutales menées dans le mépris du droit international ?
Déjà les lignes rouges des crimes de guerre et crimes contre l’humanité sont allègrement franchies en Ukraine, et l’utilisation des bombes thermobariques, bombes au phosphore et autres bombes incendiaires est à l’extrême limite du droit de guerre.
Arguant de son épouvantail nucléaire, la Russie devient désormais coutumière du fait, en attendant la Chine et autres Corée du Nord ou Pakistan.
Les atermoiements du monde Occidental face aux provocations réitérées de l’ogre russe constituent sans aucun doute des précédents observés avec attention par des Chinois qui lorgnent avec convoitise vers Taïwan et d’autres îles du Pacifique.
Certes, les risques de guerres nucléaires sont désormais loin d’être négligeables. Il faut en convenir.
Mais on ne peut exclure que des États et régimes qui manifestent à la face du monde leur mépris du droit international et du droit des peuples soient encore sensibles, au-delà du spectre d’une guerre atomique dont ils seraient aussi victimes s’ils passaient du bluff à la réalité, à la menace d’une guerre conventionnelle, si celle-ci est affirmée sans faiblesse ; que l’usage de la force suscite tout de même en eux quelque capacité de réflexion qui les amène à renoncer à leurs projets avant de déclencher la catastrophe.
La tâche est difficile, mais elle est au cœur d’un enjeu dont il serait dangereux de sous-estimer l’importance.
Comme le suggère Sylvie Kauffmann, un « point de non-retour » est désormais atteint.
L’agression russe de l’Ukraine suppose effectivement un radical « changement de paradigme ».
Pour Mario Draghi, « si l’Ukraine perd, il sera plus difficile de maintenir que la démocratie est un modèle de gouvernement efficace ». Cette remarque du premier ministre italien au G7 résume parfaitement le défi posé par la guerre de Poutine : laisser gagner la Russie, régime dictatorial auteur de l’agression, serait le plus terrible des renoncements pour les démocraties européennes, au moment où le « soft power » occidental pâlit dans le reste du monde.
Soit donc nous laissons faire, reculant pour mieux ne pas sauter, et nous préparant à une nouvelle succession de démissions.
Vainement. Car devant notre impuissance, la prochaine étape pourrait être l’agression cette fois d’un pays de l’Otan, auquel cas la même question se représentera avec plus d’acuité :
« Fait-on la guerre, ou ne la fait-on pas ? »
La réponse risquant fort d’être la même.
Soit nous décidons de faire face.
Car si nous nous en tenons à la crainte de l’épouvantail nucléaire, on ne voit pas pourquoi on devrait faire l’économie d’un Munich supplémentaire qui ne fera qu’en cacher un autre et un autre encore : Estonie, Lettonie, en attendant Taïwan ou quelques îles Kouriles.
Façon bien illusoire d’éviter la guerre, que de donner un blanc-seing à ceux qui la fomentent !
La balle est donc dans le camp de l’Occident : moyennant quelques légers aménagements administratifs des règles de l’Onu, il nous est encore possible de taper du poing sur la table et de signifier qu’en dépit de toutes ses imperfections, un monde tout de même démocratique est encore en mesure de défendre son modèle et son Droit, y compris au risque de la guerre nucléaire.
On pense bien sûr à la phrase attribuée à Churchill : « Vous avez voulu éviter la guerre au prix du déshonneur. Vous avez le déshonneur et vous aurez la guerre ».
Mais, soyons en conscients, l’honneur qu’une défaite de l’Ukraine nous ferait perdre, ce serait avant tout celui de notre Liberté.
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Ajout du 06/07:
À propos de l’indispensable et urgente réforme du droit de veto au Conseil de Sécurité des Nations Unies, quelques articles déjà cités dans un post précédent :
https://onu.delegfrance.org/La-reforme-de-l-ONU
https://mx.ambafrance.org/Encadrement-du-droit-de-veto
etc.
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Un article dont le titre suffisamment explicite devrait entraîner les conclusions qui s’imposent pour ce qui concerne le statut de la Russie comme membre permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU :
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Ajout du 10/07 :
Un événement qui souligne l’urgence de ce « coup de force » bien anodin et simple à mettre en œuvre, qui permettrait pourtant au Conseil de Sécurité de mériter son nom et de sauver son honneur en sortant de sa paralysie et de son impuissance coupable :
Une fois de plus, le scandale de l’imposition du droit de veto par un « État-voyou » et l’indigne fatalisme d’une ONU incapable de réformer ses propres incohérences fait peser de graves menaces sur la situation humanitaire de millions de personnes, les réfugiés d’Idleb en l’occurrence.
Jusques à quand le monde démocratique devra-t-il tolérer, en se privant lui-même des moyens de réagir, les diktats de tyrans ayant déjà largement donné la preuve de leur barbarie ?
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Et des observations pleines de discernement dans cet article :
Sur la conduite de la guerre, le vrai réaliste comprendrait que réduire le soutien aux forces ukrainiennes prétendument pour les pousser à accepter un cessez-le-feu et donc arrêter la guerre (une intention louable) aurait l’effet exactement inverse. Si Poutine gagne – ou a le sentiment de gagner, car la victoire est affaire de perception –, il ne s’arrêtera pas là. Il utilisera les négociations pour gagner du temps, regrouper ses forces et accomplir ce qui reste son objectif : faire tomber le président Zelensky et prendre le contrôle de la totalité du pays. S’il est en confiance, il pourrait même aller au-delà des frontières ukrainiennes.
(…)
Être réaliste, c’est croire au rapport de force et à la dissuasion. C’est aussi ne pas commettre la même erreur deux fois : les faux réalistes devraient se souvenir que, jusqu’au 24 février dernier, ils juraient leurs grands dieux que jamais Poutine n’envahirait l’Ukraine – ou plutôt ne lancerait d’offensive majeure, puisque le fait est qu’il l’avait déjà envahie depuis 2014. Les mêmes promettent aujourd’hui que jamais il n’ira plus loin…
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Ajout du 11/07 :
Concernant le droit de la guerre, ce bel article de Laurence Devillairs :
et cette citation de Pascal :
c’est « aller contre la fin de la paix que de laisser entrer les étrangers dans un État pour le piller, sans s’y opposer » (Pensées, fragment 771).